La guerre d’Indépendance et les politiques de mémoire pendant le Sexenio Democrático (1868-1874)
p. 45-55
Texte intégral
1Situé au croisement de l’appropriation de l’espace urbain et de l’invention de nouvelles pratiques symboliques qui accompagnent les mouvements révolutionnaires et marquent la fin de l’Ancien Régime, le monument, par sa nature même, rend visible une temporalité qui semble indispensable à la structuration de ces mouvements. Présence du passé dans le présent, le monument instaure des continuités revendiquées ou dénoncées, invite à la commémoration ou à la destruction, comme il peut sombrer dans l’indifférence, qui est un autre regard sur le passé. Mais le monument est-il également apte à transcrire toute idéologie, ou ne tend-il pas par essence à favoriser un certain rapport au passé et à exalter certaines valeurs ?
2L’étude des politiques monumentales relatives à la guerre d’Indépendance pendant le Sexenio Democrático et de leur réception nous permettra d’aborder dans toute sa complexité la question des appropriations multiples de cet événement fondateur par des héritiers concurrents.
I. — L’ACCESSION DES GRANDS HOMMES À L’ESPACE PUBLIC
3Les images présentes dans l’espace urbain public de l’Ancien Régime, en Espagne, ne relèvent pour l’essentiel que de deux domaines : l’Église et la monarchie.
4Cette dernière en fait un usage discret : en dehors des architectures éphémères érigées épisodiquement ou des portraits royaux montrés lors de l’accession au trône d’un nouveau roi, les représentations visuelles de la monarchie sont rares. Ainsi, les statues de Philippe III et Philippe IV se trouvent-elles respectivement installées à la Casa de Campo et dans les jardins du palais du Buen Retiro, c’est-à-dire en dehors de l’espace public. L’arche de l’actuelle place de l’indépendance à Madrid, construite en 1778 pour célébrer l’arrivées de Charles III, et les statues de Neptune, Cybèle ou Apollon installées sur le paseo del Prado à la même époque relèvent plus de l’aménagement urbain que d’une exaltation explicite et directe de la monarchie (à tel point que cette arche, plutôt que de s’appeler « arche de Charles III », conserve le nom imposé par son emplacement de « porte d’Alcalá »). La monarchie éprouve peu la nécessité d’offrir à ses sujets des monuments durables à sa propre gloire — preuve, sans doute, qu’elle pense que sa légimité n’a besoin d’aucun secours pour se maintenir. Cela permet de comprendre que le seul monument érigé à la gloire d’un monarque sur le sol de la Péninsule au XVIIIe siècle, la statue de Charles III installée sur la plaza mayor de Burgos en 1784, soit le fruit d’une initiative locale et même individuelle, et non d’une décision de la cour1.
5Pour sa part, la présence de l’image religieuse dans l’espace public ne se limite pas aux façades plus ou moins ornées des églises : l’abondance des statues de la Vierge ou des croix constitue la part visuelle de l’emprise que l’Église exerce alors sur la vie quotidienne.
6Aucune place n’est faite dans l’espace public au « grand homme », dont la figure, sous l’Ancien Régime, ne semble pouvoir susciter que des hommages circonscrits à l’espace des élites2. L’éloge funèbre en est la forme la plus fréquente, et ce n’est guère que sous la plume des ilustrados que commence à poindre l’idée que tel individu n’a pas seulement brillé dans son domaine propre mais qu’il a véritablement rendu service à la patrie. Ainsi commence l’éloge que Jovellanos fait de l’architecte Ventura Rodríguez, récemment disparu, devant les membres de la Société Économique de Madrid en 1788 :
Si el aprecio que debe una nacion á los talentos se ha de graduar por la suma del bien que le granjean, el individuo que hemos perdido, y cuyo elogio habeis fiado á mi voz, será ciertamente uno de los mas justos acreedores á la estimacion de nuestra patria3.
7Le seul monument qu’il soit possible d’ériger en l’honneur de cet homme est un discours, et on ne sera pas surpris de relever que, dans sa conclusion, Jovellanos désigne précisément son discours comme « este pequeño monumento que hoy levanta mi amistad á su reputación »4.
8Le passage du monument de papier à celui de pierre connaît une phase intermédiaire très intéressante : celle de ces projets architecturaux appelés à rester virtuels que doivent élaborer, à titre d’exercice, les élèves des académies. Les archives de l’académie de San Fernando nous apprennent qu’en 1792, un élève du nom de Mateo Vicente Tabernero présente à l’examen un projet de « Panteón para los héroes de la nación5 ». On mesure ainsi que, dès avant la rupture de 1808, les pratiques révolutionnaires françaises ont des échos jusqu’au sein de cette académie royale bien peu révolutionnaire…
II. — LA GUERRE D’INDÉPENDANCE : NAISSANCE DU MONUMENT PATRIOTIQUE
9C’est bien de la guerre d’Indépendance, cependant, que date l’avènement du monument moderne, qu’il soit consacré à un héros, à un grand homme ou à la patrie6. Les nouvelles conceptions de l’individu et de la communauté nationale que développent les libéraux nécessitent une pédagogie et une propagande d’une ampleur considérable. Pour rendre hommage à un héroïsme collectif et individuel qui signe l’acte de naissance de la nation, les libéraux ne se contentent pas des moyens traditionnels que sont le livre et la presse.
10Très tôt, dès l’automne 1808, les projets de monuments se multiplient, à partir d’initiatives aussi bien individuelles qu’institutionnelles. À lui seul, le journal des débats des Cortès de Cadix mentionne 21 projets de monuments dont la variété est frappante : un seul projet dédié à Ferdinand VII, tandis qu’on entend honorer l’allié britannique par un monument à Wellington, en consacrer aux héros militaires nationaux que sont le marquis de la Romana, Álvarez de Castro, Daoíz et Velarde, et célébrer les victoires de La Albuera, Arapiles, Vitoria, Pampelune. Cependant, la gloire militaire n’a pas le monopole de ces honneurs : Saragosse, Ciudad Rodrigo, Astorga, Manresa, Molina de Aragón et Tarragone, pour leur résistance héroïque lors des sièges qu’elles ont subis, seront notamment récompensées par un monument prévu dans chacune de ces villes. Le soulèvement madrilène du 2 mai, dès le mois de septembre 1808, fait l’objet de plusieurs initiatives successives. Enfin, avec les projets consacrés à la ville de Cadix, aux Cortès et à la Constitution, ce sont des emblèmes du libéralisme que l’on se propose aussi de glorifier (plus anecdotique et plus modeste, mais également significatif, est un projet comme celui de la municipalité de Montealegre [Albacete], visant à exprimer sa reconnaissance aux Cortès pour l’abolition des seigneuries).
11Les deux dimensions de la guerre d’Indépendance — le patriotisme (individuel ou collectif) et le libéralisme — sont donc également présentes dans ces différents projets, et s’il est vrai que dans aucun d’entre eux ces dimensions n’apparaissent explicitement réunies, le simple fait de rendre hommage par un monument à un héros ou à une ville paraît indissociable de l’avènement de la nation.
III. — FERDINAND VII ET LES LIBÉRAUX : UNE DISCORDE MONUMENTALE
12Aucun de ces projets ne se réalise durant la guerre, et le retour de Ferdinand VII paraît y mettre un terme définitif. Une curieuse exception vient confirmer la règle : l’initiative prise en décembre 1814 par la municipalité d’Alcalá de Henares d’honorer le fameux guerrillero Juan Martín el « Empecinado », et sa victoire sur les Français, non loin d’Alcalá, en 1813, se concrétise en mars 1816 par l’inauguration solennelle d’une « pyramide » sur le lieu de la bataille, en présence des autorités municipales et ecclésiastiques, ainsi que du corregidor. Bien que les documents relatifs à cet hommage ne laissent transparaître aucune visée politique, la personnalité de ce héros de tendance libérale et véritable incarnation du peuple (toujours en vie à cette date) ne peut manquer de faire sens.
13Contre toute attente, les Cortès du Trienio Constitucional ne se soucient pas de réaliser les monuments projetés à Cadix. D’autres héritages concurrents sont en effet revendiqués par les libéraux, qu’il s’agisse de références anciennes (les Comuneros, Lanuza — le défenseur des fueros d’Aragon exécuté en 1591) ou de victimes récentes de l’absolutisme (Díaz Porlier, Lacy — conspirateurs libéraux exécutés respectivement en 1815 et 1817). Surtout, les Cortès du Trienio, comme pour lier définitivement le roi à la monarchie constitutionnelle, pensent d’abord ériger des monuments en l’honneur du serment prêté par Ferdinand VII à la Constitution.
14C’est la municipalité madrilène qui reprend à son compte le projet de monument au soulèvement du 2 mai. Après avoir tergiversé, elle décide d’organiser un concours qui laisse explicitement aux candidats une entière liberté pour soumettre au jury un projet de monument capable de
eternizar del modo mas completo la heróica muerte y la acción singular de las víctimas del 2 de Mayo7.
15Si certains participants à ce concours se singularisent en proposant un « petit temple circulaire », une rotonde ou une simple colonne, la plupart utilisent le langage architectural en vogue en ayant recours à la pyramide et à l’obélisque, formes aptes à remplir tout à la fois des fonctions funéraires et glorificatrices8. Dans ces projets et dans les explications qui les accompagnent, peu de candidats s’écartent d’un propos attendu sur l’héroïsme du soulèvement madrilène, et malgré ce qu’ils pouvaient supposer des attentes idéologiques de la municipalité, les allusions au libéralisme sont assez rares9. Le projet retenu par le jury, présenté par l’architecte Isidro González Velázquez et dont la fonction funéraire est nettement affirmée, prévoit quatre statues évoquant « l’esclavage dans lequel se virent ce jour-là les habitants de Madrid » (il propose des représentations du Courage, de la Constance, de la Vertu et du Patriotisme) et des inscriptions consacrées aux victimes du 2 mai sur la partie inférieure de l’obélisque10. Les travaux commencés sont interrompus par la restauration de l’absolutisme en 1823, et ils vont le rester presque totalement jusqu’en 1837.
16Les rares monuments érigés pendant la década ominosa trahissent une quête de légitimité de la monarchie absolue : il s’agit en effet de trois monuments à Ferdinand VII, inaugurés en 1828 et en 1831 à Murcie et en 1831 à Barcelone11. Il semble qu’il aurait été facile, pour Ferdinand VII, de détourner à son profit le monument inachevé au 2 mai, par exemple en lui associant une statue du roi et des inscriptions évoquant la fidélité à sa personne comme motif du soulèvement. Mais sans doute, ce monument était-il déjà trop marqué par ses origines libérales pour qu’elles puissent être totalement effacées.
17De façon significative, c’est au musée du Prado (ouvert en 1819) et non sur une place de Madrid que sont installées les sculptures immédiatement célèbres de José Álvarez Cubero (Defensa de Zaragoza) et Antonio Solá (Daoíz y Velarde).
18La « Defensa de Zaragoza », dont le modèle avait, semble-t-il, reçu l’approbation de Ferdinand VII en 1819, est exposée au musée à partir de 1827 ; bien qu’il subsiste quelques doutes sur le fait que cette sculpture montrant un jeune homme sur le point d’être tué par un soldat français pour protéger son père, fortement influencée par la statuaire antique, ait été conçue dès l’origine comme une représentation de l’héroïsme des habitants de Saragosse, c’est du moins ainsi qu’elle est décrite lors de son entrée au musée12.
19Quant au « Daoíz y Velarde », projet que le roi avait approuvé en 1822 et pour lequel il avait suggéré son intégration au monument du 2 mai, une souscription au sein de l’Artillerie n’avait sans doute pas suffi à son financement, probablement assuré par une augmentation de la pension royale du sculpteur. Il entre au musée du Prado en 183113.
20L’installation de ces deux œuvres au Prado n’a certainement pas pour seul motif la désactivation par l’esthétique de la valeur politique qu’elles auraient eue érigées sur une place de Madrid : elles peuvent ainsi contribuer à la propagande monarchique distillée au sein du musée royal.
21Ajoutons pour en terminer avec cette période que la « pyramide » dressée près d’Alcalá en hommage à l’Empecinado est détruite en 1823 et que, deux ans plus tard, le guerrillero est exécuté pour trahison à la Couronne, passant ainsi du statut de héros à celui de martyr de la cause libérale.
IV. — MONUMENTS ET POLITIQUES DE MÉMOIRE LIBÉRALES
22L’année 1835, avec l’inauguration du monument à Cervantès à Madrid, marque l’accession désormais définitive de la mémoire des grands hommes à l’espace public. Le recensement que l’on peut faire des monuments érigés en Espagne jusqu’au Sexenio révèle la variété de ces figures qui font l’objet d’un hommage public, souvent dans une perspective très localiste : de Floridablanca à Murcie (1849) à Pignatelli à Saragosse (1859) en passant par Columelle à Cadix (1842), Murillo à Séville (1864) ou encore le marquis de Camposagrado à Barcelone (1856)14.
23C’est dans le cadre de cette célébration de gloires ou de hauts faits locaux que l’on peut inscrire la majorité des monuments en rapport avec la guerre d’Indépendance érigés durant cette période. Ainsi en va-t-il des monuments en l’honneur du siège de Ciudad Rodrigo (1836), de la victoire de La Albuera (1854), de l’Empecinado (Burgos, 1856), du général Menacho (Badajoz, 1862-1864) ou de la victoire de Bailén (Bailén, 1862). On citera également les projets de monuments à Palafox (à Saragosse, dès sa mort en 1847), à Velarde (Santander, 1864), et à Álvarez de Castro (Gérone, 1857). Les municipalités apparaissent généralement comme des acteurs décisifs de ces politiques de mémoire dans lesquelles interviennent également des initiatives individuelles ou corporatistes (l’armée en particulier), tandis que les gouvernements et la cour sont en retrait.
24À Madrid, le monument au 2 mai est achevé et inauguré en 1840 et, de même que la fête commémorant le soulèvement de Madrid tente de s’imposer comme fête nationale, le monument cherche à dépasser sa dimension locale15. Les inscriptions, dont le choix est si délicat que l’Académie d’histoire est appelée à trancher, évoquent la gratitude de la nation à l’égard de ces « martyrs de l’indépendance espagnole » et indiquent que ce sont le « peuple espagnol » et la ville de Madrid qui ont érigé le monument. On s’efforce ainsi de créer un consensus en exaltant le patriotisme tout en suggérant que la figure de la patrie se confond désormais avec celle de la nation16.
25Mais, comme l’a montré Christian Demange, les cérémonies annuelles autour du monument, suivant des formules figées qui privilégient un patriotisme à coloration militaire et un rituel religieux, se sclérosent peu à peu. Cette captation de l’héritage de la Guerre par les modérés suscite l’indignation des progressistes et des démocrates qui ne se contentent pas de l’exprimer dans la presse : ils profitent par exemple des cérémonies de 1864 pour revendiquer dans la rue une autre lecture du 2 mai, en organisant des commémorations parallèles et en multipliant les dépôts de couronnes autour du monument.
V. — LE SEXENIO DEMOCRÁTICO
26La coalition de progressistes et de démocrates qui renverse le régime en septembre 1868 apparaît porteuse d’une conception de la nation qui s’exprime avec une clarté particulière dans la réalisation du panthéon des hommes illustres, inauguré le 6 juin 1869, le jour même de la proclamation de la nouvelle Constitution.
27Le préambule du décret qui annonce sa création souligne la signification de cette concomitance : alors que la Constitution marque le « passage ardemment désiré des conquêtes de la révolution aux réformes de l’avenir », le panthéon, dans cette « Espagne nouvelle », éduquera la nation dans l’exemple de ses hommes éminents et suscitera une émulation qui fera naître des « grands citoyens17 ».
28Mais le principe même du panthéon — forme la plus éloquente des politiques de mémoire — semble en révéler un caractère commun essentiel : la tendance à l’exaltation de figures individuelles — tendance que leur rassemblement en un même lieu tente d’une certaine façon de conjurer.
29Or, pour les hommes qui accèdent au pouvoir en 1868, la guerre d’Indépendance signifie d’abord l’avènement de la nation et la lutte du peuple espagnol non seulement contre les armées napoléoniennes mais aussi contre l’Ancien Régime. Dès lors, comment des monuments ou d’autres dispositifs mémoriels pourraient-ils rendre compte de cette lutte collective pour des valeurs fondatrices ?
30Le monument du 2 mai possède bien une dimension collective puisqu’au-delà des héros Daoíz et Velarde il comprend l’ensemble des « martyrs » du soulèvement, mais son iconographie essentiellement patriotique ne saurait satisfaire les acteurs de la Gloriosa.
31La création de la place du Dos de Mayo, autour de l’arc de Monteleón, ne serait-elle pas une tentative de trouver une solution à cette difficulté essentielle ? C’est en effet jouer la ruine contre le monument, l’authentique contre le factice. Dans la ruine, le passé parle de lui-même, alors que le monument n’est que discours du présent sur le passé. Pour perdre un peu de sa facticité, le monument peut chercher à s’ancrer dans une géographie mémorielle, comme c’est le cas du monument au 2 mai érigé sur le lieu où furent exécutés de nombreux insurgés. Pour la ruine, cet ancrage est inhérent, au point qu’elle peut servir de synecdoque à un site plus vaste. Ainsi, la porte d’entrée du parc d’artillerie suffit à rappeler l’ensemble du parc et les événements qui s’y sont déroulés le 2 mai 1808. D’ailleurs, en privilégiant cet élément architectural, l’iconographie la plus diffusée du soulèvement madrilène a déjà forgé, en quelque sorte, cette synecdoque18.
32Dégagé et dignifié par l’aménagement d’une place autour de lui, l’arc de Monteleón au pied duquel est mort Velarde paraît d’autant mieux répondre à la fois à un besoin d’authenticité mémorielle et à une certaine lecture de la guerre d’Indépendance qu’il est situé au cœur d’un quartier populaire de Madrid19.
33Mais l’inauguration constitue aussi la première étape d’un processus de monumentalisation de la dernière relique du parc de Monteleón. Isolé au centre de la nouvelle place, entouré d’une grille montée sur un socle en pierre, protégé par des gardes, l’arc arbore pour l’occasion un drapeau et une couronne commémorative20. C’est qu’on aurait sans doute tort de faire de l’arc de Monteleón l’emblème d’une politique de mémoire progressiste ou démocrate. Dès avant le Sexenio, le site du parc d’artillerie, et l’arc en particulier, ont été le lieu d’appropriations mémorielles concurrentes.
34À partir, semble-t-il, de 1862, de modestes hommages religieux sont célébrés au pied de l’arc, suscitant assez d’intérêt pour qu’une association — sans doute liée à l’armée et plus particulièrement à l’artillerie — se crée en 1867, la Asociación Española de la Cruz y Víctimas del Dos de Mayo. Mais il est vrai que c’est aussi là que, le 2 mai 1864, les démocrates organisent une partie de leur propre commémoration. Le journal La Democracia nous apprend également que le 2 mai 1866 une « modeste couronne » et deux petits drapeaux espagnols ont été déposés sur l’arc de Monteleón par un groupe « d’honnêtes artisans, successeurs en droite ligne de ces héroïques chisperos de Madrid à qui l’on doit entièrement la résistance du 2 mai », cérémonie dans laquelle le journal voit le signe de « l’espérance d’une rédemption politique et sociale21 ».
35Dans les années 1860, certains journaux expriment leur crainte au sujet de la conservation de l’arc. Mais si la presse progressiste y semble particulièrement sensible, un journal très conservateur comme La España publie en 1866 les suggestions « patriotiques » du marquis del Arco : il conviendrait que l’État ou la ville de Madrid en devienne propriétaire, ce qui permettrait d’envisager par exemple de construire un arc en bronze et en marbre qui encadrerait et protégerait la porte de Monteleón22. De fait, la cession par un particulier à la municipalité de l’arc de Monteleón précède la Gloriosa : le 1er mai 1868, une cérémonie solennelle célèbre cette prise de possession. L’authenticité de la ruine acquiert d’ailleurs une dimension supplémentaire grâce à la présence d’un vétéran de 78 ans. Les journaux ne manquent pas d’évoquer son histoire : témoin et acteur de la défense du parc d’artillerie, il fut fait prisonnier et sortit miraculeusement indemne des exécutions qui se déroulèrent au Prado.
36Or l’initiative de cette acquisition, prise par certains conseillers municipaux, reprend et prolonge les suggestions du marquis del Arco : dans l’attente d’un encadrement grandiose de l’arc de Monteleón, on pourrait se contenter de placer sous l’arc une statue de Daoíz et Velarde avec une allégorie du peuple madrilène23.
37D’une part la municipalité de 1869 ne se trouve donc pas à l’origine de ce sauvetage de l’arc de Monteleón, et d’autre part l’intérêt pour l’authenticité de la ruine n’est pas propre aux progressistes et aux démocrates. La meilleure preuve en est cette critique parue dans le journal satirique néo-catholique La Gorda le 30 avril 1869, dénonçant le travestissement et la récupération du lieu par les « révolutionnaires » :
El convento de Maravillas, testigo de la lucha, guardaba la tradicion del suceso : en algunas tapias se descubrian aun las señales de los proyectiles ; y la calle del Dos de Mayo, conservando su antigua forma, era un lugar de inspiracion y de recogimiento para el buen español y para el artista.
Una órden del ayuntamiento ha hecho de todas aquellas reliquias una gran plazuela.
Un revocador ha destruido las huellas de las balas, pintando de ladrillo el arco de la entrada, único resto ya del Dos de Mayo. […]
Los héroes revolucionarios solo conciben á los héroes en plazuela. […]
Allí vereis, madrileños […] grupos de patriotas aparentando un dolor cómico, y comisiones oficiales derramando discursos lacrimosos y héroes de frac y chaqueta, en tanto que vosotros dedicais un padre nuestro á la memoria de los que murieron el dia Dos de Mayo.
38Il est certain non seulement que la municipalité madrilène de 1869 tend à transformer en monument l’arc de Monteleón mais qu’elle construit même un dispositif monumental beaucoup plus vaste en lui associant, au bout de la perspective dessinée par la nouvelle rue baptisée du nom d’un autre héros militaire du 2 mai — Ruiz —, la statue de Daoíz et Velarde retirée du musée du Prado et placée sur un piédestal24.
39En articulant ainsi les vestiges du parc d’artillerie et la sculpture de Solà, la municipalité inscrit la glorification des deux artilleurs dans le souvenir d’une résistance populaire à l’occupant français. Pour mieux souligner cette dimension collective, des vers célèbres d’Espronceda sont gravés sur le piédestal, qui évoquent le sacrifice des héros et l’ingratitude de Ferdinand VII qui n’hésita pas, en 1823, à appeler les Français à son secours pour supprimer la liberté conquise par le peuple. Le devenir de ce dispositif sous la Restauration atteste a posteriori sa charge idéologique : sous le prétexte des risques de dégradation liés aux intempéries et à la circulation, la sculpture de Solà est réintégrée au musée du Prado en 1879.
40En dépit de la politique de mémoire volontariste menée à bien par la municipalité sur le site de Monteleón, la « procession civique » qui conduit de la cathédrale de San Isidro au monument du Campo de la Lealtad demeure tout au long du Sexenio la cérémonie de commémoration du 2 mai par excellence. D’autres lieux du souvenir sont le théâtre de cérémonies beaucoup plus modestes : outre l’arc de Monteleón, il s’agit du cimetière de la Moncloa, ou encore de la maison où vécut Daoíz25. Et si les républicains fédéraux, accompagnés par les vétérans de la Milice, la Tertulia progressiste et des étudiants, choisissent de faire passer leur cortège par la place du Dos de Mayo lors de la manifestation qu’ils organisent le 1er mai 1871, ce défilé ne manque pas de s’achever au pied de l’obélisque du Campo de la Lealtad. Ainsi, paradoxalement, l’attrait consensuel que suscite le monument au 2 mai autorise néanmoins une pluralité d’hommages qui révèle ce que Christian Demange a appelé « l’éclatement » des commémorations.
41L’analyse que nous avons faite ailleurs des politiques de mémoire relatives à la guerre d’Indépendance en province, pendant le Sexenio, confirme l’absence d’une politique monumentale conduite par l’État espagnol26. On rappellera qu’à Salamanque la junte révolutionnaire envisage de consacrer un même monument à la Gloriosa et à la victoire d’Arapiles27. Finalement, un monument (sans doute modeste) à la liberté est installé sur la place du même nom en 186928. À Alcalá de Henares, le projet d’un monument à l’Empecinado renaît en 1870, animé par une junta qui lance une souscription nationale, mais les sommes recueillies sont insuffisantes et la junta suspend ses travaux en 1872 (le monument sera finalement inauguré en 1879). À Saragosse, enfin, la première pierre d’un monument à Agustina de Aragón est posée en 187029, mais, malgré le rapatriement solennel des cendres de l’héroïne (qui était morte à Ceuta en 1857) dans l’été 1870, le projet est abandonné, semble-t-il pour des motifs idéologiques30. Au total, les quelques initiatives que l’on peut recenser en province sont issues de municipalités et de particuliers ou d’associations.
42Le sort de l’arc de Monteleón, en définitive, apparaît comme le parfait symbole de la mémoire de la guerre d’Indépendance et de ses utilisations. Consultés par la municipalité de Madrid au sujet des travaux qu’il conviendrait de réaliser pour assurer sa conservation, deux architectes établissent en 1887 un diagnostic sans appel :
No es este [arco] yá la entrada del antiguo Parque de Artillería tal como se encontraba en 1808 […], sino que es un arco revocado y pintado á capricho que no conserva de sus antiguos materiales más que el interior de un macizo, un monumento convencional, ante cuya vista se necesita hacer grande esfuerzo de imaginacion para remontarse á la época en que adquirió su celebridad31.
43Une reconstruction de l’arc à l’identique n’ayant à leurs yeux aucun sens, la meilleure solution serait, selon eux, l’installation de la sculpture de Solà en lieu et place de l’arc. Mais la municipalité refuse et continuera, dans les années suivantes, à maintenir debout, tant bien que mal, un arc devenu pur artifice. Cette préférence, semble-t-il consensuelle, pour une préservation qui n’est plus en fait qu’une reconstruction, est à l’image du mythe de la guerre d’Indépendance : une reconstruction perpétuelle qui ne veut pas s’avouer telle, au service d’intérêts pluriels.
Notes de bas de page
1 M. J. Zaparaín Yáñez, « Fiestas con motivo de la colocación de la estatua de Carlos III ». L’inscription sur le piédestal présente le monument comme un témoignage de reconnaissance d’Antonio Tomé, « vecino y consul de Burgos », à Charles III.
2 Je me permets de renvoyer ici à mon article : « L’impossible naissance du panthéon national espagnol ».
3 G. M. de Jovellanos, Obras completas, t. XLVI, p. 368.
4 Ibid., t. XLVI, p. 375.
5 C. Saguar Quer, « Ciudades de la memoria ».
6 Le monument érigé à Guetaria peu avant 1800, en hommage au héros local Juan Sebastián Elcano, second de Magellan, fait figure d’exception.
7 Gaceta de Madrid (31 mai 1821).
8 Sans doute ces propositions sont-elles également influencées par le décret du 23 mars 1814, resté lettre morte, qui ordonnait que soit érigée une « sencilla pirámide » (Diario de Sesiones [23 mars 1814]). Voir aussi M. P. Silva Maroto, « Del Madrid de Carlos III al de Isabel II » ; P. Navascués Palacio, Arquitectura y arquitectos madrileños del siglo XIX, pp. 28-40.
9 L’une des « dissertations », malheureusement anonyme, explique : « El recuerdo de su heroicidad infundió valor y constancia á los españoles, no solo en la guerra de la independencia, y si tambien en la cruel que afligió á la Pátria desde el año de 1814 hasta 1° de enero de 1820, por cuyas causas debe ser este monumento costeado por toda la Nación, y debe ser, aunque sencillo, magnífico en su construcción, sublime en la idea, noble en su gusto, y perfecto en su clase […] » (Archivo de la Villa, Madrid [AVM], Secretaría, sec 2, leg. 327, n° 10). Le candidat Cayetano Vélez, pour sa part, prévoit des statues de Daoíz et Velarde mais aussi de Lacy, Porlier, Quiroga et Riego (AVM, Secretaría, sec. 2, leg. 326, n° 3).
10 J. Pérez de Guzmán, El Dos de Mayo de 1808 en Madrid, p. 791.
11 C. Reyero, La escultura conmemorativa en España, pp. 472 et 522-523.
12 E. Pardo Canalís, Escultores del siglo XIX, pp. 61-78 ; Diario de avisos de Madrid (28 septembre 1827).
13 Diario de avisos de Madrid (10 octobre 1831) ; M. Barrio Ogayar, « Un escultor español en Roma ».
14 C. Reyero, La escultura conmemorativa en España, pp. 439, 446, 449, 472, et 523. Ce culte des grands hommes s’exprime également dans le projet de panthéon national, né en 1822, relancé en 1837, mais qui ne va se réaliser qu’en 1869.
15 Sur la fête du 2 mai, voir Ch. Demange, El Dos de Mayo. Mito y fiesta nacional.
16 Ibid., p. 157.
17 Anonyme, Españoles ilustres, p. 6.
18 L. Martín Pozuelo, « ¿Queréis recordar el Dos de Mayo ? ».
19 On relève d’ailleurs dans ce quartier, qui était déjà populaire en 1808, des taux très élevés de vote républicain aux élections législatives de 1869 (voir M. del C. Pérez Roldán, Bases sociales del republicanismo madrileño, pp. 323-340).
20 Voir la gravure parue dans El Museo universal (9 mai 1869).
21 La Democracia (2 mai 1866).
22 La España (4 mai 1866) ; l’auteur de la lettre adressée à la rédaction du journal est simplement présenté comme « el Sr. M. del A. », mais un document d’archives postérieur atteste qu’il s’agit du marquis del Arco (AVM, Secretaría, 8-102-5).
23 « El desear que á este arco le cubriera otro artístico, que fuera como la ante entrada á un Templo, Panteon Nacional &. a es el pensamiento de los que suscriben : pero como los fondos del Excmo. Ayuntamiento no pueden hoy distraerse para acometer tamaña obra, solo nos atrevemos á pedir para mejor ocasion, un pedestal de piedra, que colocado bajo del Arco, sostenga un grupo de mármol o de bronce, que represente á los ilustres Artilleros Daoíz y Velarde, con una alegoria del pueblo madrileño. » (lettre signée par Wenceslao Gaviña, Manuel Regidor Jiménez, Francisco de Priego Valdés y Castaneda, datée du 20 février 1868 [AVM, Secretaría, 8-102-5]).
24 Une photo de J. Laurent montre très clairement ce dispositif : « Arco del antiguo parque de artillería », photographie de J. Laurent y Cía (Archivo Ruiz Vernacci, Madrid, NIM 1696).
25 Voir par exemple l’évocation des différentes cérémonies, accompagnée de gravures, dans La Ilustración de Madrid du 12 mai 1870 (certaines de ces gravures seront reprises sans modification dans le numéro de La Ilustración Española y Americana du 8 mai 1873).
26 P. Géal, « Un siglo de monumentos a la Guerra de la Independencia ».
27 « Crónica de la capital », Adelante (18 octobre 1868).
28 « Crónica de la capital », ¡España con honra ! (8 avril 1869). « Apuntes para el Diccionario Madoz », La alianza del pueblo (31 décembre 1869). Ce monument sera détruit à une date antérieure à 1895 (Manuel S. Asensio, « LXXXIII aniversario de la batalla de Arapiles », La información [22 juillet 1895]).
29 La Correspondencia de España annonce dans son numéro du 2 mars 1870 que la première pierre sera posée le 5 mars.
30 C’est ce que laisse supposer une allusion faite à ce projet par le conseiller municipal de Pampelune en 1901 (Archivo municipal de Zaragoza, 1902, Gobierno, Funciones públicas, n° 470). Signalons qu’un architecte, Miguel Martínez Ginesta, présente un projet grandiose de monument au siège de Saragosse à l’Exposition nationale de 1871. La critique de ce projet, accompagnée d’une gravure, parue dans La Ilustración de Madrid le 30 octobre 1871, se félicite que l’artiste ait évité de donner un caractère politique à son œuvre « en réunissant les héros du peuple, de l’aristocratie, de l’armée et du clergé pour commémorer les hauts faits de tous les Espagnols qui ont lutté pour la liberté et l’indépendance de la patrie ».
31 Rapport du 9 novembre 1887 (AVM, Secretaría, 8-73-35).
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