Chapitre VII. Le créateur ironique
Démiurge et joueur
p. 213-253
Texte intégral
1L’ironiste opère un incessant va-et-vient avec son œuvre. Il est capable de s’extraire de sa création afin de la considérer d’un œil critique, ce qui lui permet de présenter au lecteur l’acte de représentation dans une relation d’altérité contrebalancée par des incursions répétées dans l’illusion. L’auteur domine son œuvre et contrôle le jeu dialogique et didactique, réflexif et littéraire1. La création qui en résulte est le fruit d’une gymnastique de l’esprit : elle manipule les catégories du fini et de l’infini, de l’idéal et du réel, et élabore une conception de la culture comme aire du contraste. L’ironiste exploite la contradiction première du littéraire dans sa relation au réel : il fait le choix d’exhiber l’illusion et de s’en détacher, afin justement que l’illusion marche au mieux. Les univers de La Regenta et de Su único hijo, ainsi que des textes brefs de Clarín, sont composés sur la déconstruction ou l’exposition minutieuse des stratégies, des techniques et des clichés des divers modes de représentation mobilisés dans la littérature. Cela est dû à l’exclusivisme de l’auteur et à son contrôle du jeu représentationnel. La présence ironique se traduit par un mouvement duel de saisie du monde et du moi créateur. Or, le travail sur la représentation mène invariablement à une approche de l’identité du représentant, le créateur.
2Le texte est l’aire de jeu de l’auteur dans laquelle s’exercent, dans une infinie mobilité, ses facultés de détachement et de déliement. Il en vient ainsi à considérer son rapport à l’œuvre dans une réflexivité qui tend à manifester les conditions de la représentation. Il ne s’agit plus uniquement pour l’auteur de proposer des faits et des êtres représentés, mais d’offrir aux regards le fait même de représenter. L’ironie démiurgique est cette exposition de l’acte d’écriture dans laquelle l’auteur affirme son autonomie et la hauteur de vue qui caractérise son rapport à l’œuvre. August Wilhelm Schlegel a fait de ce point de vue une technique spécifiquement littéraire dans ses leçons de 1808 Sur l’art dramatique et la littérature :
Quand […] le poète, de temps en temps, par un revirement habile, retourne vers l’avant la face moins brillante de la pièce, il crée un accord dérobé avec le cercle choisi de ceux qui comprennent le mieux, parmi ses lecteurs ou ses spectateurs ; il leur montre qu’il a prévu leurs objections et qu’il les a admises par avance ; qu’il n’est pas lui-même prisonnier de l’objet qu’il représente, mais qu’il flotte librement au-dessus de lui, et que s’il le voulait autrement, il pourrait détruire à tout jamais la belle apparence irrésistiblement attirante qu’il fait lui-même surgir comme par magie2.
I. — L’ONOMASTIQUE IRONIQUE
3Le premier des nombreux contacts entre lecteur et personnage a lieu par l’intermédiaire des prénoms et des patronymes des seconds, garants d’une identité et d’une individuation sur lesquelles repose l’intégrité de l’individu représenté. L’« étiquette »3, selon le terme de Philippe Hamon, prend en charge le personnage. Elle se caractérise par une stabilité et une récurrence qui ont vocation à installer fermement le personnage dans un réseau historique et personnel. L’étiquette est motivée, et c’est en cela qu’elle manifeste le rapport possessif qu’entretient l’auteur avec ses créatures. Faisant montre parfois d’un « souci quasi maniaque »4, souvent d’une préoccupation lourde de sens, l’auteur choisit les noms de ses personnages en fonction de la valeur qu’il leur accorde et de l’orientation qu’il offre à leurs expériences. L’étiquette devient alors un signe qui peut être ironique, puisque le signifiant, au lieu de seulement désigner un individu, mobilise des signifiés aux répercussions comiques ou tragiques, ridicules ou élogieuses. La lecture ironique dépend des signaux que l’auteur juge bon de laisser, les degrés d’évidence ironique variant de l’implicite à l’explicite en fonction du style et du ton adoptés. Le procédé conventionnel de la nomination du personnage se retourne ainsi paradoxalement contre la créature, dès lors que le démiurge fait apparaître la motivation des étiquettes. La fiction est dénoncée par la trop grande transparence de l’étiquette — procédé bien connu de la satire et de la comédie —, ou bien par l’analyse intempestive du signifié par le créateur. L’illusion est rompue quand les « ficelles » représentationnelles sont exhibées : l’auteur n’hésite pas à apparaître dans son œuvre sous l’identité omnipotente du créateur.
4Clarín s’amuse à employer des termes étrangers pour nommer certains de ses personnages. Du fait de la translation idiomatique, le nom de famille devient un faux masque apposé sur le sens du récit, ou bien encore sur la signification d’un élément clé. La protagoniste allemande de « La rosa de oro » se nomme comme l’objet de sa mission religieuse, et comme le titre du récit : Blumengold. Son signifiant l’identifie donc à la fois à l’objet central et au récit lui-même. L’idiome allemand crée également un lien entre ce personnage idéal et deux autres créatures correspondant chacune à une facette de l’idéalisme allemand, voire du romantisme allemand. Il s’agit d’abord du professeur de « Un grabado » qui fonde son enseignement sur une foi elle-même bâtie sur la douleur du doute quant à l’existence de Dieu. C’est donc tout naturellement que ce personnage se nomme Glauben, forme issue du verbe qui signifie croire et juger en allemand. Le reflet entre l’individu et le secret de sa vie se trouve dans le signe patronymique. Clarín s’amuse à nouveau des possibilités de la traduction lorsqu’il crée le musicien idéaliste allemand de « La vocación (Vida y obras de un registrador de la propiedad) » : Flugel. Ce mot est la traduction allemande de l’espagnol ala : il permet au créateur d’instaurer un jeu entre cette créature et sa croyance exprimée dans son œuvre, la symphonie « Ce que les oiseaux nous disent »5, qu’il joue pour un public ailé, puis entre cette créature et son auteur, Leopoldo Alas.
5L’étiquette est chez Clarín éminemment symbolique : don Aguadet, au nom composé sur le substantif agua, fait passer une épreuve aquatique au futur précepteur de ses fils, dans « Ordalías » ; Antonio Casero, dans « Un repatriado », est ce savant qui, las des maux de sa patrie, abandonne l’Espagne, puis revient d’exil lorsqu’il comprend qu’il est définitivement « de su casa ». Baluarte, le critique de « La Ronca », représente bien le bastion du bon goût en matière de théâtre, mais il est aussi ce cœur fortifié, cette forteresse inaccessible, qui ne saura être atteinte par l’amour que lui porte Juana González. Le directeur des thermes de « El caballero de la mesa redonda », Campeche, entretient ses hôtes dans une relation et une atmosphère familières qui cautionnent l’esprit faussement allègre et bon enfant, campechano, des habitués, ce qui fait honneur à son nom. Les exemples sont légion dans l’œuvre de Clarín, et constituent autant de preuves de son détachement ironique vis-à-vis des créatures et de son lecteur, puisqu’il n’hésite pas à forcer le trait de la détermination onomastique.
6La richesse du travail onomastique de Clarín a produit toute une série de patronymes inoubliables dont les Judas Adambis, Evelina Appel, Mademoiselle Goguenard, Ángel Cuervo, Estilicón sont les modèles. Il a, de plus, créé une série ironique sur le modèle chrétien des « Docteurs de l’Église » : doctor Pértinax, doctor Sutilis et doctor Angelicus. Le premier, dans le récit éponyme de 1880, combine le titre des Pères de l’Église et l’adjectif latin pertinax qui signifie « qui tient bien, qui ne lâche pas prise, qui dure longtemps » et « opiniâtre, obstiné », afin de qualifier un personnage dont la persistance à ne pas croire au paradis, alors même qu’il s’y trouve et que toute une cohorte de saints et de morts célèbres s’évertue à le convaincre, fera qu’il sera condamné « à la gloire éternelle » dans l’au-delà, et à un enterrement en terre profane sur terre. Sur le même modèle avait été élaboré auparavant le personnage de « Doctor Sutilis » (1878), Pablo. Ce personnage n’est pas nommé Sutilis dans le récit : seul le titre donne un indice au lecteur, indice qui est confirmé par la suite dans l’exposition de la vie de Pablo, qui renie l’amour. Il est incapable de voir l’amour que lui porte Restituta. Elle épouse par conséquent un capitaine, même si elle découvre avec le temps que son grand amour est toujours Pablo. L’éducation à la « subtilité » amoureuse de Restituta a pour corollaire le choix de Pablo qui abandonne la poésie pour l’argent, l’amour pour le profit : comme le souligne le narrateur, « Il fut lâche, il fut menteur… mais il fut fin, il fut subtil »6. La référence à Duns Scot (1265-1308), le père franciscain nommé « Doctor Sutilis » par l’Église, et qui s’oppose tout au long de sa vie aux thèses de Thomas d’Aquin, est explicitée par l’emploi de l’adjectif latin subtilis, qui signifie « fin, aigu, pénétrant, qui perçoit avec acuité », mais aussi « ténu, léger, mobile, difficile à atteindre et à saisir ». Jugeant qu’il a fait le bon choix, le choix « subtil » de sa vie, en s’engageant dans la comptabilité et en reniant l’amour et la poésie, Pablo montre aussi au lecteur avisé que sa subtilité est pathétique, qu’il a perdu toute possibilité d’échange amoureux au profit de l’échange monétaire. L’adjectif sutil recouvre donc son sens de « ténu et intouchable » afin de désigner une créature que les sentiments et les idéaux ne peuvent plus toucher.
7Le troisième élément de cette série ironique est le récit « Doctor Angelicus » (1881), qui est le complément du précédent — ils se succèdent d’ailleurs dans l’édition posthume du recueil Doctor Sutilis (1916). L’ennemi de Thomas d’Aquin ayant fait surface dans le premier des récits, il est naturel que le saint apparaisse à son tour : « docteur Angélique » fut le surnom donné à Thomas d’Aquin, par ailleurs nommé l’Ange de l’École. Le premier surnom appelait très probablement de manière nécessaire le second dans l’esprit de Clarín et, si dans la réalité les deux théologiens s’opposaient dans leur vision de la religion, les créatures ainsi nommées dans l’œuvre clarinienne sont similaires et connaissent la même expérience déceptive de l’amour. Le protagoniste « angélique » de « Doctor Angelicus » est un savant, aux nom et prénom chargés d’ironie : Pánfilo Saviaseca. Son angélisme tient à une naïveté proche de la cécité ; il est incapable de comprendre la relation adultère qui s’installe entre son épouse Eufemia et le cousin de celle-ci, Héctor González, avant d’en être un témoin oculaire et sonore7. Le qualificatif « angélique » désigne également la spiritualité et la pureté dans leur opposition à la matière et à l’univers physique. Or, Pánfilo8 ne vit que dans l’abstraction : l’amour qu’il éprouve pour sa femme est le fondement de ses écrits théoriques sur le bonheur. Mais, comme le souligne son patronyme Saviaseca, ou sève sèche, son existence est totalement asséchée ; il passe à côté de la vie, à trop vouloir analyser et idéaliser la pureté de sa femme. Ces trois « docteurs » ou savants, chacun dans son univers, sont condamnés par leur attitude de retrait. Ils sont mis en scène dans des récits étiologiques9 qui résonnent de multiples références externes et internes à l’œuvre clarinien, afin de ridiculiser le type représenté. Le lecteur est amené à chercher le sens de l’étiquette grâce aux indices semés dans le texte.
8Les exemples d’adéquation symboliques entre signifié et signifiant sont nombreux dans les œuvres de Clarín. Plus rares sont les analyses des quelques cas dans lesquels Clarín s’attarde sur une non-adéquation du nom choisi et de l’individu désigné. Ces derniers lui permettent d’exhiber son pouvoir démiurgique : Clarín montre sa responsabilité créatrice dans la construction du personnage et exploite l’écart fictionnel qu’il crée, par son intervention, afin de s’exhiber et de montrer la créature sous l’individu, le créateur derrière le narrateur. Cela peut prendre la forme ironique de l’interrogation d’un individu sur ses nom et prénom : Clarín s’amuse, par exemple, à provoquer les questions de Don Patricio dans le récit éponyme « Don Patricio o el premio gordo en Melilla ». La phrase « Pourquoi donc ai-je pour nom don Patricio ? — s’était-il souvent demandé en son for intérieur »10 ouvre le récit et institue le nom du personnage comme seuil de la fiction. La suite met en évidence la décomposition et l’association linguistiques qui sont à l’origine du choix nominateur par le créateur. La dérivation à laquelle se livre le personnage correspond en fait à celle que Clarín a menée avant de lui donner un nom :
Patrice Clément Escargot et Serrurerie ! Les noms de famille, pensait-il, sont bien ; surtout le nom maternel, qui fait ma fierté ; c’est une garantie. Serrurerie, Serru… rier ; Serrure… Magnifique ! Mon nom porte en lui un coffre fort, de ceux qui se retournent contre les voleurs. Escargot… n’est pas mal non plus. J’aime la vie des escargots ; on dit : l’homme n’existerait pas sans l’homme. Moi, je dis : l’homme n’existerait pas sans sa coquille ; qu’il meure, celui qui n’est pas testacé. Mais… Clément ! Quel rapport ? Patrice… ! C’est comme si on disait : patriote, patriotard… ah ! Quelle blague11 !
9Le narrateur ne fait ici aucun commentaire. Tout est laissé à l’appréciation limitée du personnage qui analyse et retrouve ses goûts et ses obsessions dans ses prénoms et noms de famille12. L’analyse du personnage est un portrait offert au lecteur, en même temps qu’une annonce de l’action. Les « portes », ou douanes, ont fait la fortune de Patricio, les verrous la lui conservent. Il vit replié sur son monde égoïste comme l’escargot dans sa coquille : ses patronymes couvrent toutes les facettes de sa fermeture, conditionnée par son avarice et son égoïsme. Les prénoms, quant à eux, ont partie liée avec l’anecdote qui constitue le fond du récit. Don Patricio propose que le gagnant de la loterie reverse une partie du gros lot au profit des victimes — orphelins, mères, épouses et blessés — de la campagne de Melilla. Mais il prend bien garde de n’acheter aucun billet, afin de ne pas avoir à faire don d’une part de son gain hypothétique. Or, l’analyse qu’il fait de ses propres prénoms Patricio et Clemente fournit le contraste ironique du récit : il se refuse à donner tout son sens au prénom Clemente — clément, bienveillant —, qu’il relègue à l’absurdité de toute idée de charité voire de compassion ; puis il interprète Patricio — issu du terme latin désignant la plus haute noblesse dans la Rome antique — comme synonyme de patriote, ce qui le fait bien rire, lui qui n’est pas patriote pour un sou.
10Clarín s’efface sous le commentaire cynique de sa créature, et explicite par son intermédiaire le processus de nomination. Il emploie ailleurs une autre technique exhibitoire : l’interrogation feinte du narrateur quant au bien-fondé d’un prénom ou d’un patronyme. L’intervention narratoriale critique renvoie directement le lecteur à la source de la contrariété lexicale, Clarín lui-même. En effet, seul le créateur est responsable du prénom de Restituta sur lequel s’interroge le narrateur13, ou bien encore du nom de famille de l’acteur Candonga. Clarín attire, par conséquent, l’attention de son lecteur sur la formation de l’étiquette et sur le sens qu’il est possible de lui attribuer. Le cas de Candonga ou Taquin en français, dans « La Reina Margarita », introduit ce type d’appréciation : « Il se nommait Taquin ; on ne sait pourquoi, car il ne l’était en rien et il n’aimait pas les plaisanteries »14. L’acteur refuse d’italianiser son nom, comme le font la plupart des comédiens. Il rejette les « candonghini » ou « scherzo » proposés par la troupe, ce qui permet au passage à Clarín de produire une volte ironique linguistique sur le sens et la forme du mot candonga : « faites vous appeler Scherzo : c’est comme une traduction de Taquin »15. De manière précise, l’adjectif candongo désigne à la fois la plaisanterie fondée sur le surnom ou le jeu de mots, et les actes ou les dits qui permettent de détourner l’attention de la future victime d’une moquerie. Le narrateur attire ici l’attention du lecteur sur le fait que Candonga n’est ni un plaisantin, ni un ami de la blague facile. Cependant, son nom de famille annonce de manière ironique les rires que son interprétation de Faust provoquera parmi les spectateurs du théâtre16. Le patronyme fonctionne donc comme un leurre vis-à-vis du lecteur : la fausseté de la réduction omnisciente du narrateur masque la lucidité du créateur qui offre un indice à son lecteur, et qui le trompe dans le même instant. Candonga, la blague du créateur, est ici de réunir la Marguerite d’une œuvre classique et le Faust de Goethe, de réunir deux créatures moquées dans un bonheur final inattaquable. En effet, plusieurs années après leurs échecs théâtraux, Feliciano et Marcela Vidal se sont reconvertis. Ils ont repris le commerce de farine de l’oncle de « Fausto Candonga » et ils sont capables de monter à nouveau sur les planches et de chanter face au public ami, alors que le souvenir de l’ancien public ennemi les empêche de renouer avec la vie artistique17.
11Le pouvoir du démiurge est baptismal : tout comme le Dieu chrétien, il est celui qui, du verbe, fait chair, celui qui appose un nom sur sa créature afin de lui insuffler la vie. Il est donc pleinement responsable du nom et du personnage. Clarín exhibe en deux endroits son pouvoir ironique de nomination sur des personnages dont le nom semble entrer en contradiction avec ce qu’ils sont et ce qu’ils vivent : Chiripa et El Quin. Chiripa (ou veinard, en français) est présenté ainsi :
Son surnom, La Veine (le nom de famille, il ne s’en souvenait pas ; le prénom, cela devait être Bernard, même s’il n’en jurerait pas), il le portait depuis sa plus tendre enfance, sans qu’il sache pourquoi, comme les chiens ne savent pas pourquoi on les appelle Nelson, Ney ou Muley ; s’il avait su ce qu’était le sarcasme, il aurait compris que son surnom en relevait, car il était l’homme le moins veinard du monde18.
12L’italique marque la présence de l’auteur derrière le narrateur : chiripa est une création ironique dont la motivation est exclusivement le contraste entre le signifié et le signifiant du personnage. Chiripa porte un surnom que d’autres lui ont donné et dont il ignore l’origine. Il ignore lui-même son propre nom : il se trouve donc dans l’état d’absolue dépendance de la créature vis-à-vis de son créateur, ignorante des raisons de son existence. L’intervention narratoriale met par conséquent en valeur l’ironie du créateur qui donne à la plus miséreuse et malchanceuse de ses créatures un surnom de gagnant. La chiripa désigne la chance, l’occasion favorable, et chiripero celui qui gagne au jeu, l’individu chanceux qui obtient ce qu’il désire en vertu du hasard. La dérision — le narrateur parle de sarcasme — est cruelle : elle l’est dans l’univers concret de Chiripa. Mais le renversement ironique n’est pas interrompu : au premier contraste entre la vie de Chiripa et son surnom s’ajoute la veine qui le fera entrer « par hasard » dans l’église et s’adresser au curé, le seul être capable de lui offrir un semblant de relations humaines, d’« alternancia », selon les termes de Chiripa19. Les détours ironiques, semblables à la trajectoire déceptive de Chiripa d’un lieu à l’autre dans la ville, finissent ainsi par justifier le surnom que le démiurge — et non plus l’entourage du personnage — a créé.
13Le procédé est identique dans « El Quin » (1895) où le narrateur offre un portrait distancié du personnage et explique son nom par la déformation du terme anglais king telle que la produit la prononciation espagnole20. Le narrateur ajoute derechef :
Une plus grande ironie, par antiphrase, est impossible ; car il n’y eut jamais animal qui régnât le moins au monde. Tous le commandaient : les chiens comme les hommes, voire les chats21.
14L’identification du processus ironique est explicite : un nom royal pour un caractère servile. L’antiphrase compose ce personnage de roi-esclave22 et annonce la déchéance de ce chien de maître en l’ombre de lui-même, lui qui, dans sa peine et contrairement à Chiripa, sera chassé de l’église où il pensait trouver refuge. Le démiurge fait montre d’une ironie profonde et la traduit par une double déformation : le renversement sémantique du signifié correspond à l’altération du signifiant. La torsion ironique atteint les deux éléments de l’étiquette. Dans les cas de Chiripa et du Quin, le narrateur exhibe une étiquette ironique et, par conséquent, désigne la source de ce nom : le créateur dans son pouvoir nominateur ironique. L’illusion se brise pour un temps et fait apparaître les techniques et la personnalité de l’ironiste dont le plaisir est double, puisqu’il est fondé sur la contradiction et l’exhibition.
II. — LA « PAREKBASE » DÉMIURGIQUE
15Dans les tragédies antiques, l’on désigne du nom de parabase ou parekbase23 l’interruption de l’action sur scène par le chœur, qui se tourne vers le public pour lui faire des déclarations satiriques. Ce terme finit par s’appliquer à toutes les sorties de l’auteur hors de son œuvre, ou plutôt à toutes les manifestations du créateur hors du cadre strict de la fiction dans laquelle se meuvent les personnages. Dans cet ordre d’idées, il est possible de considérer l’emploi du style indirect libre comme une forme de parabase interne : l’immersion de l’auteur dans sa créature passe par l’artifice de la présence narratoriale dans la conscience du personnage, l’interruption de l’action ne se faisant pas au profit d’une sortie hors de l’illusion, mais pour une plongée dans l’intimité de la créature. La conséquence reste cependant identique : l’action externe est suspendue, et l’auteur fait montre de son habilité de psychologue et de linguiste. L’ironie multiplie les formes de parabase en cela qu’elle est un processus de création où alternent des forces centrifuges et centripètes. Elle est un principe éternellement mobile contrôlé par le créateur qui choisit de masquer ou d’exhiber sa présence.
UNE « PRÉSENCE D’ABSENCE »
16L’ironie fonctionne dès lors que le lecteur complète l’acte de communication. Elle est un rire masqué, une présence blanche24, un écart, un vide. L’ironiste est lui-même cette figure ou cette personnalité dont la présence échappe et s’impose tout à la fois. Comme l’ironie, il est à chercher dans l’intervalle incongru, dans l’élément complémentaire mais voilé ou effacé. Lorsqu’est évoqué, au cours de la description d’Emma lors de son accouchement dans Su único hijo, le masque de la Tragédie, le lecteur avisé ne peut manquer de se demander où est passé celui de la Comédie, son absence faisant signe :
[Reyes] découvrit sur le visage d’Emma, appuyé contre sa poitrine, une expression qui lui rappelait une Melpomène des couvertures de la Galería dramática25.
17Emma est terrorisée à l’idée de mourir en couches, et l’expression de son visage n’est pas décrite directement. Elle est d’abord filtrée par l’image du masque de la déesse de la Tragédie, dont le rictus est un symbole, puis par la mention de la représentation de ce masque sur la couverture d’une collection de textes dramatiques, la Colección de las mejores obras del teatro antiguo y moderno español y del teatro extranjero, comme l’a identifiée Juan Oleza. Or, cette seconde médiation implique l’absence du masque de Thalie, celui de la Comédie, qui apparaît normalement aux côtés de celui de Melpomène. La sélection du masque tragique rend compte de la perspective réduite des personnages, tandis que l’occultation du masque comique ne saurait camoufler l’aspect risible de la scène. Le lecteur est témoin de la fureur ridicule d’Emma qui s’acharne sur son époux au point de chercher à le mordre à la jugulaire. Aussi l’aspect tragique surexposé est-il trahi par l’absence de mention de l’élément comique, et le contraste entre cette exhibition et ce silence fait jaillir le point de vue ironique du créateur.
18L’ironiste masque sa présence tout en semant des indices que seul le lecteur attentif peut récolter et confronter à une lecture superficielle du texte. Le fameux tableau noir de La Regenta représentait, avant que le temps et sa patine ne fassent leur œuvre, le premier ermite, Saint Paul. Seuls restent un pied ainsi que quelques os, symboles de la vanité de l’existence. Ce saint, dont la vie a été relatée par Saint Jérôme, a vécu soixante ans dans le désert au fond d’une caverne : nourri uniquement par un corbeau qui, chaque jour, lui apportait une ration de pain, il n’a jamais accepté d’autre contact que celui de Saint Antoine avec qui il rompt le pain, car il le reconnaît comme identique à lui-même. Cette figure de l’isolement mystique, dans un roman où grouille la promiscuité sociale et physique propice aux tentations et médisances, acquiert un statut ironique certain dès lors que l’on considère la situation de la protagoniste du roman et celle de son auteur au sein de la production intellectuelle de l’époque. À plusieurs reprises — et il en fait le titre de l’un de ses recueils d’articles — Clarín avoue prêcher dans le désert. Son travail critique et littéraire reste sans écho ni équivalent parmi ses contemporains. C’est pourquoi il occupe dans le roman une position similaire à celle de l’ermite du tableau dans Vetusta. Occultée, mais latente malgré tout, la présence ironique dénonce l’acuité du démiurge qui s’installe au sein de son œuvre. Un démiurge qui s’expose peu aux regards, certes, eu égard aux conceptions sur lesquelles se fondent le réalisme et le naturalisme, mais qui, par ses remarques et ses nombreux commentaires ironiques, ne cesse d’exister pour son lecteur.
19L’espace de « Cuento futuro », par son aspect fantasque et fantaisiste, offre à Clarín les moyens d’intervenir directement comme créateur de la fiction. Le quatrième chapitre du récit s’ouvre sur une interruption de l’illusion par l’auteur lui-même :
L’auteur de cette farce a besoin, à ce niveau de son récit, de l’interrompre, même s’il le regrette et qu’il mortifie cette pléiade de jeunes naturalistes […] qui ne peuvent souffrir de voir apparaître dans le roman ou dans le récit, ou dans quoi que ce soit, la personnalité de l’écrivain. Je continuerais volontiers à me montrer aussi objectif que précédemment ; mais je n’ai pas d’autre choix que d’afficher mon humble personnalité, même si pour cela je dois pêcher contre tous les canons et les Fausses Décrétales du naturalisme traduit en culga-puck (le langage universel du commun)26.
20L’auteur se montre et prend la parole. Il juge son œuvre et ironise le dogme naturaliste de l’impersonnalité. Contrairement à la prohibition de la présence de l’auteur dans l’œuvre imposée par les fanatiques du naturalisme, Clarín affirme par deux fois sa « personnalité ». Il émet un doute également ironique sur son objectivité passée. En effet, ce récit futuriste a fait entendre dès le début, et de manière flagrante, la voix de son auteur dans les multiples commentaires des mauvaises traductions des textes français27. Clarín soutient que son écriture ironique n’est pas ponctuelle mais continue, et que son style n’est pas « objectif » : seules sa personnalité et sa subjectivité sont garantes de la création. Il rejoint en cela le réalisme des Fielding et Sterne qui reposait sur une présence affichée de l’auteur.
21Il est d’autant plus important de considérer cette exhibition comme une pratique soutenue qu’elle intervient au moment où, sur la scène du récit, apparaît le Dieu chrétien. Le lien est implicite et immédiat entre le surgissement de l’auteur et de Dieu ; tous deux sont les deus ex machina28 de la fiction. L’irruption du créateur du récit se solde d’ailleurs par la réduction du Créateur divin, devenu créature de fiction. En dépit des réticences formelles de Clarín, Jehova Elhoim est un personnage à part entière de « Cuento futuro ». Le traitement indirect de sa voix correspond alors à la voix indirecte du démiurge qui s’exprime dans l’écriture oblique29.
LA DIGRESSION OU LA TENTATION D’UNE LIBERTÉ
22La parabase est un outil dans la décomposition de l’illusion dont le lieu privilégié est la prise de parole de l’auteur. La digression crée un espace grâce auquel l’auteur s’introduit dans la fiction, afin de manifester ses opinions et de s’adresser directement au lecteur. Il y traite de choses et d’autres, rompant par là, en apparence parfois, la ligne narrative. La digression crée un effet de suspension de l’illusion et un interstice dans lequel s’immisce une personnalité. Il s’agit d’une stratégie exhibitionniste parmi d’autres, telles que l’emploi de la citation et du paradoxe, ou encore la rupture des descriptions par d’ironiques etc. qui n’ont plus rien à voir avec l’exigence du détail réaliste30. Espace de conversation et de glose, la digression donne forme à l’originalité : elle porte l’empreinte de l’auteur en ce qu’elle impose dans la fiction sa personnalité par le biais de l’analyse, de l’imagination et de la réminiscence. À l’instar de l’écart ironique qui offre au lecteur un espace de liberté dans l’œuvre, la digression est la création par et pour l’auteur d’un espace indépendant.
23La digression peut consister en un commentaire stylistique, comme c’est le cas dans « Bustamante », où la description des charades du personnage est interrompue afin que soient jugées les inaptitudes de Bustamante à créer des vers31, commentaire qui vise bien évidemment une cible plus large. Cet aspect technique de la digression est celui que favorise Clarín, et cela dès Juan Ruiz et les récits qu’il insère dans son journal. Si l’ironie parenthésique et la mention ont vocation au commentaire stylistique du mot d’autrui, la digression — et elle est parfois extrêmement concise — sert aussi d’autocritique. Elle est éminemment ironique en cela qu’en plus de suspendre le cours de l’action, elle en souligne les contrastes. Corriente, par exemple, est un personnage dont Clarín se plaît à faire longuement le portrait. Il s’excuse de la longueur et de l’aspect trivial de sa description, afin de mieux faire comprendre son personnage, mais surtout afin de montrer son autonomie d’auteur :
Je regrette ces détails si peu agréables, mais le caractère de mon personnage ne saurait être bien compris si l’on omettait sa façon de sucer et de lécher sa moustache lorsqu’il jouit du spectacle de la beauté32.
24Cet encart ironique permet de faire coexister antagoniquement les catégories du beau et du laid : l’ironiste insiste sur le contraste qui est à la fois le principe de l’écriture réaliste et celui de l’ironie.
25Clarín ironise très souvent les expressions « perder el hilo » ou « el hilo de la narración » : en plus de s’en prendre au cliché, il attaque une formule rigide du style. Jamais il ne « perd » le fil, car il est habile à le dédoubler en filaments divergents qu’il finit néanmoins par tisser dans un faisceau ironique. L’une des premières œuvres de Clarín, malheureusement inachevée, est exemplaire de la capacité dilatoire et ironique de la digression dans ses textes. Composés en 1877, les premiers chapitres de « La vocación (Vida y obras de un registrador de la propiedad) » mettent en avant la liberté d’amplification et d’imagination du créateur, à partir d’un canevas réel et d’une trame narrative prédéfinie par des faits historiques. Le roman est présenté par son auteur en un prologue adressé « aux critiques » dans lequel Clarín expose les conditions d’écriture d’un récit biographique construit sur la vie de don Emerguncio. Or, la première digression du texte est un jeu d’auteur qui fonctionne comme un renvoi à ce prologue :
L’on me demandera comment je sais tout cela dans les moindres détails, comme l’on dit ; et je réponds une fois pour toutes qu’Austregesilio m’a raconté toutes ces broutilles plus brièvement que je ne le fais, mais, en substance, comme je les écris ici. Je ne me permets que quelques amplifications pardonnées aux romanciers ; de plus, je prie le lecteur d’excuser mon manque d’expérience ; c’est le premier roman que j’écris. Et pardonnez-moi d’oser vous demander pardon33.
26L’ironie revient en boucle sur les excuses initiales et répétées de l’auteur du prologue face à des critiques dont finalement il n’a cure. Le récit est ensuite relancé jusqu’à l’exposition de la rencontre entre Flugel et Austregesilio, avant d’être à nouveau interrompu par un changement de chapitre. En effet, le chapitre ii, intitulé « Más digresiones », s’élabore dans le plus pur style du roman anglais du XVIIIe. Le contenu de ce chapitre est en prise directe sur la réalité de l’auteur. Clarín y prend la plume pour revenir sur la publication du premier chapitre du roman dans El Solfeo, et sur les coquilles qui le déforment. Intervention qui prend la forme d’une anecdote personnelle et d’une leçon morale : Clarín n’a jamais voulu lire l’ouvrage d’un jeune auteur à cause d’un « solécisme monumental, épouvantable » situé dans la première ligne de texte. Il a d’ailleurs fait une critique en conséquence et, malgré les efforts répétés de l’auteur pour lui faire comprendre qu’il n’en était pas responsable, Clarín s’est montré inflexible dans son jugement. Jusqu’à ce qu’il soit lui-même la victime humiliée des ouvriers typographes — début d’une longue série de doléances. Il demande alors pardon au jeune homme34.
27Le cas de « Cuesta abajo » est également exemplaire de l’emploi de la digression. Ce texte, publié en 1890 en douze feuilletons dans La Ilustración Ibérica, se construit sur l’illusion autobiographique. L’auteur affirme être son propre et unique lecteur : « Celui qui a l’honneur de s’adresser la parole, l’auteur, moi, don Narcisse Ruisseau »35. Le parti pris d’écriture intime exclut a priori autrui du texte. Cependant, l’identité auteur-lecteur est une feinte : le cadre privé éclate et le discours monologique de l’auteur se transforme rapidement en une recherche dialogisée du lecteur. Une quête du lien qui passe notamment par des digressions de formes et de contenus divers, mais qui ont toutes pour but d’adresser la voix de l’auteur vers un hypothétique lecteur. La tension — la tentation — est inévitable, et Narcisse, le professeur de Lettres, ne manque pas de réintroduire son attitude pédagogique et d’expliciter ses choix et ses doutes stylistiques.
28La première de ces digressions, la plus longue, consiste en une leçon ironique « à la jeunesse naïve », fruit de l’expérience d’un lecteur. Narcisse s’adresse d’abord aux professeurs et aux pédagogues pour railler leur méfiance vis-à-vis de toute forme de sensibilité, puis il oriente son propos vers la dictature de la pensée que peuvent exercer les auteurs sur leurs lecteurs. Il conseille alors aux jeunes lecteurs d’acquérir une distance critique et rationnelle qui leur évite de succomber à l’opium de la volonté d’autrui. Cette attitude professorale augure du genre des interventions de Narcisse. Le dialogisme est évident et le discours est orienté vers un lecteur qui prend progressivement forme comme interlocuteur. C’est lui qui rend possible l’auto-ironie de Narcisse qui se moque de ses prétendus succès littéraires de jeunesse, et qui se peint sous les traits d’un jeune Quichotte de l’amour dans les derniers mots du fragment :
Je retournerais vers notre domaine, chevauchant sur la jument pacifique sur laquelle la tante faisait ses courtes promenades, un jeune laboureur pour tout valet de pied36.
29Le lecteur entre de plain-pied dans le jeu ironique et il est introduit dans ce que Narcisse ne peut plus manquer de nommer « mi cuento »37. Son but en composant « Cuesta abajo » est d’écrire le souvenir d’une soirée de pleine lune, au cours de laquelle il est tombé amoureux de sa future femme. Mais le récit — et de nombreuses digressions commentent la fictionnalisation du souvenir par le biais des dialogues et des altérations de la chronologie — lui échappe. Aussi la plupart des digressions, en même temps qu’elles justifient et imposent la liberté de l’auteur, soulignent la difficulté d’écrire et l’impuissance à peindre le souvenir. Narciso commente d’ailleurs sa pratique dilatoire et vagabonde. Il s’agit selon lui d’une attitude « germanique » :
Que le Zoïle hypothétique sache une bonne fois pour toutes que je suis germaniste, que je suis un latin qui, pour ce qui est de mépriser l’architecture littéraire, rejoint les légendes d’Odin et les poèmes chaotiques des saxons primitifs et autres hommes du Nord. L’ordre, je le porte en mon cœur : ce n’est pas une question de littérature ; c’est une question de conscience. Et j’affirme qu’il y a de l’ordre dans tout ce qui est dit ici. Suffit38.
30L’ordre de la plume est celui de la conscience : il n’est plus révélateur d’un plan rhétorique et d’une poétique traditionnelle. L’« histoire d’un esprit » s’écrit dans les conditions de liberté de parole qui situent le texte de Narcisse au seuil de l’essai. Ce que le point de vue académique catalogue comme digressions et incohérences n’est en fait que le mouvement des associations, des mélanges, des fusions et des contradictions d’une conscience. C’est pourquoi la revendication de Narcisse est celle de la liberté formelle. L’œuvre doit pouvoir adopter une temporalité différente, feuilletée, qui implique une composition nouvelle en accord avec la voix intime de la conscience. Mais cette aspiration entre en contradiction, et Narcisse le pressent avec acuité, avec l’horizon de réception contemporain. En effet, à la suite d’une longue digression sur le paysage, la description littéraire et l’art pictural, Narcisse se reprend, bride son écriture et s’oblige à ne pas franchir un certain seuil de compréhension au-delà duquel il perdrait son lecteur :
Enfin, j’abandonne cette pente qui mène à ce type de sottises qui consistent à parler de choses secrètes qu’autrui ne peut entendre, et je reviens au point de départ de cette digression39.
31Cette phrase sous-entend que l’acte d’écriture, faussement exposé comme privé, est une communication, et qu’il implique un destinataire. La pédagogie ironique et l’auto-ironie forment un paradoxe, et ouvrent sur la tension intime, sur l’appel à un « roman d’une conscience » autobiographique. Clarín, en effet, ne semble pas prêt à franchir le pas, et son indétermination le situe à la croisée de la fiction biographique, de l’essai et de l’autobiographie, les deux derniers n’apparaissant que comme des horizons d’écriture.
III. — SUBJECTIVITÉ ET AUTOREPRÉSENTATION
32La thèse défendue par Kierkegaard en 1841 fait du point de vue socratique le point de départ de la subjectivité dans l’histoire de la pensée. Pour la première fois, une voix individuelle s’élève contre l’opinion générale constituée en État, présente dans la société et chez autrui. L’ironie socratique répond aux nécessités combinées d’attaque et de défense impliquées par le risque encouru à exprimer un point de vue indépendant et divergent. Toujours selon Kierkegaard, l’ironie instaure la liberté du sujet ironiste. Ce dernier ne se propose pas de faire illusion, c’est-à-dire de mentir, mais de se sentir libre dans l’illusion. Aussi son point de vue lui offre un déliement complet vis-à-vis d’autrui et de sa propre parole : le sujet ironique n’est ni lié ni contraint par l’opinion, mais il sait aussi se dégager de son propre énoncé.
Quand, en parlant, j’ai conscience d’exprimer mon opinion, ce que je dis étant l’expression adéquate de ma pensée, quand je suppose mon interlocuteur possédant la totalité de mon opinion contenue dans mon expression, je me trouve lié en cette dernière, c’est-à-dire que, en elle, je suis libre à un point de vue positif. Le vers antique : semel emissum volat irrevocabile verbum (« sitôt prononcé, un mot s’envole irrévocablement », Horace, Épîtres I, 18, 71) en est une illustration. Je suis également lié par rapport à moi-même et ne puis à mon gré m’affranchir de ces liens. Si, en revanche, ce que je dis n’est pas ce que je pense, ou si je dis le contraire de mon opinion, je suis alors libre par rapport à autrui et à moi-même40.
33La liberté vis-à-vis de soi-même implique de pouvoir se représenter dans l’œuvre : Clarín exerce cette liberté d’autoreprésentation au travers du motif du reflet. La médiation du double fictionnel lui permet de concilier son omnipotence créatrice et son désir d’exister dans le réseau des voix intimes, afin de donner une place à l’histoire de sa propre conscience. L’une des premières manifestations de cette présence masquée se fait jour dans les récits à la première personne du singulier : les Je qui font concurrence au narrateur et leur prise de parole, créent un lien avec l’auteur. Ce dernier fait le choix de l’écart en offrant la liberté de parole à des personnages marginaux et étranges : le chien philosophe et le fou.
LE MARGINAL
34Kant, le protagoniste canin et narrateur de « Kant, perro viejo », porte le nom du philosophe idéaliste et, par conséquent, représente l’équivalence entre les philosophies kantienne et canine, la dernière étant le fruit des déceptions et désillusions de son « existence de chien ». Également identifié à Socrate, cette voix singulière résonne des implications personnelles de Clarín. Elle a d’ailleurs un alter ego en l’animal sur lequel se clôt « Superchería » : Nicolás Serrano observe un chien des rues qui s’avance progressivement vers de multiples objets et qui continue invariablement son chemin après avoir constaté l’inutilité de ses approches. Il en conclut : « Il est bien meilleur philosophe que moi »41. Support d’un discours ironique sur l’idéalisme et le positivisme — car le point de vue ironique n’épargne aucun des deux éléments de la contradiction —, le double canin qu’est Kant sert à manifester l’ambiguïté des postures philosophiques et vitales vis-à-vis du monde et de sa représentation. L’écart qu’il introduit s’insinue également dans l’acte d’écriture entre ce qui est représenté et le fait de représenter, laissant une marge de manœuvre proche du fantastique à l’auteur42.
35L’ironie installe en effet une distance dans la représentation, au même titre que le fantastique qui repose sur une faille de l’ordre normal et du quotidien. Rien d’étonnant alors à ce qu’aux côtés du chien parlant et savant Clarín choisisse le personnage du fou comme porteur d’une voix singulière. Don Agapito Ronzuelos, protagoniste de « Mi entierro (Discurso de un loco) », est l’une des voix à la première personne qui, dans son aliénation, s’approche le plus de la posture auctoriale. Il adopte un point de vue critique et ironique sur son entourage, point de vue facilité par la marginalité qui lui offre la vie de la conscience face à la mort du corps :
Je senti qu’une faculté extraordinaire apparaissait dans ma conscience de défunt ; ma pensée communiquait directement avec celle d’autrui ; je voyais au travers du corps les tréfonds de l’âme43.
36Le fou est la synthèse de deux dédoublements qui s’achèvent en une fusion. En effet, le premier dédoublement fait se chevaucher un corps vivant doté de parole — le narrateur qui rentre chez lui et interroge le portier — et un corps mort, objet des regards et des réflexions de son double vivant44. Après avoir vêtu de deuil son corps décédé, le corps vivant en vient à fusionner avec le cadavre, le passage sanctionnant à la fois une fusion des deux corps et une scission de l’esprit — fantôme de la conscience — avec son ancien corps45. Le second dédoublement vient clore le récit sur un degré supplémentaire de folie fantastique ; la conscience retrouve son corps dès lors que le cadavre est transformé en un pion blanc du jeu d’échec46. Dans les deux cas, la transformation intervient au cours d’un habillage : le changement de vêtement — de deuil, de pion — ou déguisement, est le signe du masque ironique par lequel l’auteur s’introduit dans la fiction.
37La contradiction fantastique de la réalité est doublée par une contradiction ironique de la logique réaliste littéraire et par une perturbation de l’horizon de lecture. Les masques successifs du fou montrent que l’ironie a partie liée avec les formes de la marge et de l’écart que sont l’aliénation et la liberté de l’auteur à jouer avec les lois de la mimésis : l’identité et la logique sont les premiers objets de la représentation ironique. L’ironiste investit la voix d’autrui et fait entendre la sienne ; l’ironie ouvre le champ de l’introspection empathique et exploite les possibilités rimbaldiennes du « Je est un autre ». De plus, l’ironie brise les cadres chronologiques et logiques du réel. Elle fonctionne grâce à des fragmentations et des associations multiples, favorisant le lien intellectuel et émotionnel tout comme les ruptures fantastiques. Les animaux parlent, les morts conservent leur conscience, le rire du diable résonne à côté de celui du fou. Cependant le doute — le jeu — est ici maintenu entre les interprétations : si le protagoniste subit les effets d’une hallucination, les lois du réel sont maintenues, tandis que s’il est bel et bien transformé, le cadre réel implose. Les deux possibilités coexistent, et elles manifestent les limites contradictoires de la représentation marginale ironique. Dans ce cas précis, le jeu envahit l’espace fictif : le jeu d’échecs sur lequel est mû le pion est l’espace de jeu de l’ironiste.
LE DOUBLE
38Clarín a très peu fait appel à d’autres sujets à la première personne dans ses œuvres. La mainmise de l’auteur se traduit naturellement par l’investissement d’un double fictif incarné en un tiers, une troisième personne grammaticale. Le récit inachevé « La vocación (Vida y obras de un registrador de propiedad) » offre une clé pour l’interprétation de l’écriture ironique et introspective. Dans ce fragment, Clarín a une nouvelle fois recours au chiffre trois afin de représenter ce qui apparaît comme trois facettes complémentaires de son identité créatrice.
39Dans une auberge de province, le narrateur retrouve une vieille connaissance, Don Emerguncio, qui lui présente son compagnon de tablée, le violoniste allemand Flugel. En dépit des protestations initiales du narrateur, qui affirme écrire le roman d’Emerguncio, ce dernier prend rapidement la place d’un observateur distant — voire endormi —, et perd le premier rôle au profit de Flugel. Un début d’amitié naît entre le narrateur et le violoniste au cours du repas et des discussions qui s’ensuivent. Un nouveau trio émerge peu à peu, formé cette fois-ci par Flugel, le Yo du narrateur, et Clarín.
40Le violoniste porte le même nom que l’auteur du récit, aussi ce trio semble affirmer l’absolue omniprésence de l’auteur, en même temps que la coexistence en lui de plusieurs tendances. Le premier dédoublement — entre Yo et Clarín — est assez déroutant à la lecture. La narration est, dès le début, soumise au point de vue du narrateur qui ne s’est pas nommé, mais qui prend part à l’action et, tout d’un coup, il semble qu’un tiers investit le champ de la première personne tout en revendiquant une place propre. Une phrase comme : « Moi, disait Clarín, je ne comprends pas la vie sans une passion »47 intervient dans un contexte où le seul sujet grammatical est celui de la première personne du singulier. Comme si deux instances se partageaient cette personne. Le discours du Yo est alors semé d’interventions à la troisième personne (advirtió Clarín), ce qui a priori prouve un dédoublement entre la personnalité du narrateur et celle de Clarín, animée par l’ivresse et la bonne chère48. Ce dédoublement est réinvesti avec humour par le Yo du narrateur lorsqu’il décrit sa sortie de l’auberge : « Flugel portait l’orgue, et moi je portais Clarín, ce qui n’était pas rien »49. Phrase qui semble, par son parallélisme, identifier l’orgue de Barbarie et Clarín comme les « instruments » respectifs de Flugel et du narrateur, c’est-à-dire comme les moyens d’une expression autre, artistique et ironique. C’est ensuite qu’intervient un rapprochement entre le narrateur et Flugel : le narrateur cesse de critiquer les interventions du musicien idéaliste, il constate que « la folie de Flugel [lui] semblait de plus en plus respectable »50, et il laisse finalement la voix du musicien l’emporter. Le discours du musicien se substitue à celui du narrateur. Cet autre « fou » qu’est Flugel exprime une théorie utopique de l’amour absolu, masque et exacerbation des propres idées de l’auteur. La thèse de Flugel, « Lo propio es lo ajeno » — ce qui est à moi est à autrui — le conduit finalement à exposer ce qui correspond au style ironique et réflexif de Clarín :
Nous pénétrons notre essence et, avec stupeur, nous trouvons au plus profond de nous-même tous les autres et tout le reste ; plus je m’appartiens, plus je suis autrui ; si j’efface en moi toutes les limites de ma petitesse, je me retrouve dans l’océan de l’infini, et ma personnalité se fortifie et se pénètre51.
41L’ironie permet à l’auteur d’être lui-même en autrui, et autrui en lui-même. Le trio formé par Yo-Clarín-Flugel est la synthèse des activités créatrices et critiques de Leopoldo Alas, le narrateur, l’ironiste et l’idéaliste.
42Le motif du reflet permet à Clarín de représenter la conscience dans sa réflexivité. Si l’écrivain, comme le soulignait Maupassant, est à la fois auteur et spectateur de son œuvre, l’individu est lui aussi auteur et spectateur de son existence, la conscience de cette dualité lui apparaissant dans des cas limites rarement offerts à sa lucidité. « Cristales » est le récit de Clarín qui met le plus en évidence les liens entre le double et le même. Histoire d’une trahison d’amitié, « Cristales » est aussi l’histoire d’une reconnaissance intime au sein d’une représentation en écho dont la perspective rétrospective est vécue par le narrateur. Deux amis, identiques comme peuvent l’être un objet et son reflet, seront à la fois séparés et réunis par un miroir. Le premier est l’auteur malheureux d’une pièce de théâtre qui vient de s’attirer les sifflets du public. Accompagnant son ami dévoué dans un café, il aperçoit le reflet de celui-ci dans un miroir, puis se plonge dans le regard de l’ami. Le thème du miroir, déjà construit par le titre et l’épigraphe du récit, qui fonctionnent l’un et l’autre en vis-à-vis, crée un reflet entre l’objet et les yeux de l’individu, en vertu du topique de la Renaissance qui fait des yeux le miroir de l’âme. L’auteur de la pièce voit dans les yeux de son ami ce que celui-ci ignore, c’est-à-dire une joie perverse face à l’ami à terre. Il réussit cependant à vaincre la douleur née de ce spectacle, grâce à la volupté qu’il tire de son analyse de leur amitié et de la victoire que signifie pour lui le pardon qu’il accorde en silence au traître. Il sauve ainsi l’image de lui-même qui le favorise en pensant en ces termes : l’amitié de Fernando n’existe pas, mais en dépit de cela, la mienne existe, je suis donc meilleur que Fernando.
43Cette reconnaissance d’autrui entre ensuite en reflet avec une reconnaissance de soi, grâce à une seconde rencontre avec un objet miroir. De retour chez lui, le narrateur perçoit son visage dans le miroir de sa salle de bain et y retrouve la même joie perverse. Une félicité née de la vanité satisfaite, de l’orgueil tiré de l’affirmation de sa supériorité sur autrui. Le reflet est démultiplié jusqu’à mettre en vis-à-vis les deux amis, « cristales » l’un de l’autre. Ils sont réunis par leur égoïsme et leur vanité, et l’identité vient nouer une boucle qui réunit les deux expériences du miroir. Or, le narrateur s’affirme comme « auteur du drame », et « plus diabolique… peut-être à cause de la perspective »52 : la représentation ironique renvoie le sujet à sa propre conscience. Il n’est pas seulement spectateur de la vanité — et des vices en général — d’autrui, mais auteur d’un spectacle de vanité dans lequel il se donne le premier rôle hypocrite, ici celui de l’Ami. La prise de conscience ironique est donc bel et bien un retour des faisceaux critiques vers le centre de la perspective. L’ironie est une rencontre avec soi qui n’existe que dans la coïncidence avec autrui et son rejet simultané.
NARCISSE ET LA CONNAISSANCE DE SOI
44En ce cas, il est important de comprendre dans quelle mesure Clarín crée une voix pour l’expression autobiographique. En effet, comment ménager une place pour l’expression réflexive et personnelle, quand la défiance vis-à-vis de l’épanchement se traduit par l’exploration des parallélismes et des reflets ? La définition bien connue de l’autobiographie par Philippe Lejeune pose l’identité entre l’auteur et le sujet des expériences rapportées : l’autobiographie est le récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. Le « pacte autobiographique »53 est un contrat de sincérité qui engage l’auteur vis-à-vis de son lecteur. Clarín préfère la médiation de la fiction et de l’autofiction, créant des personnages auteurs de textes autobiographiques, de journaux et de carnets intimes. Pourtant, il s’en prend très vivement à la mode des Mémoires, genre qui envahit le XIXe siècle.
45Clarín attaque cette lubie confessionnelle dans la mesure où elle est le fait de « medianías », et il introduit une nouvelle fois une hiérarchie dans son appréhension, puisqu’il juge que les mémoires des grands artistes et des grands hommes possèdent une immense valeur artistique et humaine. Il défend cette catégorie de textes dans un article sur Treinta años en París de Daudet. Selon Clarín, l’abus du genre autobiographique est la cause de sa médiocrité, et seuls les textes intimes des grands écrivains, penseurs et hommes politiques, dans la lignée de Saint Augustin, de Rousseau ou d’Amiel, ont leur place dans les librairies. Ces écrits, ou « vivisections riches d’enseignement »54, sont d’un apport certain pour l’esthéticien et son étude des œuvres :
Il y a de nombreux phénomènes et secrets psychologiques, de psychologie esthétique principalement, et d’autres de la sphère privée, qui ne pourraient jamais être connus sans la littérature des mémoires, des journaux, des confessions, etc.55.
46Les genres réflexifs et autobiographiques sont la preuve littérarisée des relations entre la conscience et l’œuvre des écrivains. Leur lecture plonge l’esthéticien au cœur de la création. Cependant les « Memorias de Juan García »56 en surnombre dominent de leur nullité, et la critique de Clarín n’aura de cesse de dénoncer ces velléités autobiographiques.
47Aussi dans « Cuesta abajo » Clarín fait-il montre d’une posture ironique vis-à-vis du genre confessionnel, alors même que l’auteur fictif, Narciso Arroyo, choisit de relater certains épisodes marquants de sa vie. La première distanciation, qui introduit une contradiction littéraire générique entre la fiction et les mémoires, consiste à manipuler les cadres formels du « Journal ». En effet, « Cuesta abajo » se présente comme une série de fragments portant chacun une date différente, et dont la chronologie désigne le temps d’écriture, sur le modèle rétrospectif de « une date, une journée écoulée et relatée ». Pourtant ces dates ne correspondent en rien à un récit fondé sur les événements et les réflexions d’une journée. Le contenu des fragments n’a pas pour objet un passé immédiat. Il porte au contraire sur un passé lointain, la jeunesse de l’auteur, et le découpage par journée est un leurre. En fait, il correspond davantage à la pratique journalistique du feuilleton, la date correspondant au jour de parution d’un article ou d’un chapitre. Les coupes datées sont fausses en cela qu’elles ne scindent pas en fragments des scènes et des impressions isolées. L’unité du récit se maintient en dépit des changements de jour. Le récit de la rencontre entre Narciso et Elena, par exemple, se poursuit sans rupture temporelle entre les divers jours de rédaction. Ce faux découpage est une manifestation de la composition ironique de « Cuesta abajo ».
48Le point de vue distancié de Clarín vis-à-vis de l’autobiographie se traduit également par le choix des nom et prénom de l’auteur, Narciso Arroyo. Le prénom fait immédiatement référence au mythe de Narcisse, ce beau jeune homme, emblème de la vanité, qui meurt de se mirer dans les eaux. Symbole de l’égocentrisme et de l’amour de soi, Narcisse représente l’échec du regard idéalisateur qui soustrait l’individu à la vie et à autrui. Clarín, par cet emploi du prénom, émet une critique ironique sur le genre narcissique de l’autobiographie, qui enferme l’auteur dans une complaisance autocentrée et ridicule. Un emploi d’autant plus ironique qu’il fait ricochet sur le patronyme Arroyo, ou ruisseau, terme qui permet à Clarín de réunir dans l’étiquette de l’auteur de « Cuesta abajo » le personnage et le miroir du mythe antique57. Les deux éléments se reflètent l’un dans l’autre dans un échange clos, afin de n’ériger qu’une seule image, ce qui manifeste la méfiance de Clarín face à l’autocontemplation.
49De la même manière, le jeu sur l’onomastique reflète la défiance de Clarín vis-à-vis du Je : il lui semble nécessaire d’introduire un jeu par la distance et la réfraction. C’est pourquoi il insère un second prénom dans le texte. En effet, Narcisse, lorsqu’il évoque sa vie avec Elena, explique que son épouse avait pris l’habitude de le nommer, non pas Narciso, mais Nardo. Or, le nard, plante orientale associée au paradis musulman ainsi qu’aux raffinements du Cantique des cantiques et au parfum que Marie-Madeleine répand sur les pieds du Christ, est assimilé par les Pères de l’Église à la vertu d’humilité. L’explication naïve de Narciso, qui attribue ce fait à une erreur de son épouse58, ne masque pas la contradiction imposée par Clarín entre les deux fleurs et ce qu’elles représentent : d’un côté l’univers de la mythologie classique, de l’autre celui de la Chrétienté, le symbole de la vanité s’opposant à celui de l’humilité. Le problème de l’autoreprésentation se situe dans cette tension entre deux extrêmes entre lesquels la parole intime doit trouver sa place. Le choix du masque — hypocritas — est donc pleinement justifié chez Clarín pour l’expression de sa personnalité et de sa conscience, en raison de sa double méfiance vis-à-vis de la posture autobiographique et de la prégnance du Je dans l’œuvre59. C’est pourquoi les tentatives autobiographiques sont déléguées à des créatures de fiction. Elles sont plutôt rares, mais variées : le testament du curé de Vericueto, le journal d’Ana Ozores et les carnets de Nicolás Serrano sont les trois formes privilégiées par Clarín. L’ironie est d’ailleurs grande chez un créateur qui n’hésite pas à faire dire à son narrateur que ce dernier est l’« historien » des oubliés de l’histoire et de la littérature, les Chiripa, Pipá et autres Reyes, et qui s’attache dans Su único hijo à montrer l’inutilité des Mémoires de ce même Reyes :
Tout cela était historique. Bonis savait que s’il décidait un jour d’écrire ses Mémoires (mais il s’en garderait bien : à quoi serviraient-elles ?) il serait obligé d’omettre les gifles car l’art interdisait la mention de certaines bassesses trop sordides de la réalité, et ses Mémoires seraient artistiques ou ne seraient pas. Toutefois, citées ou non, les gifles étaient historiques60.
50Le contraste entre l’histoire des faits et l’art est posé. Les Mémoires doivent être artistiques et, par conséquent, elles entrent en concurrence avec la réalité, ce qui fonde le paradoxe de l’autobiographie dans ses relations avec la vie réelle. L’inutilité affichée des Mémoires de Reyes au sein d’un roman qui suit les épisodes de sa vie résonne de l’ironie clarinienne : tout en affirmant l’incapacité de sa créature à rédiger une autobiographie qui serait médiocre, Clarín s’impose comme le créateur de cette vie médiocre. Le jeu sur la valeur des existences littéraires s’en trouve approfondi. Pourtant, s’il se réserve la création des « medianías », Clarín délègue à deux créatures d’exception le soin de s’autoreprésenter.
51Lorsqu’elle écrit la première page de son journal intime au cours de sa convalescence au Vivero, Ana Ozores affirme qu’elle est créatrice d’un texte dont elle sera la seule lectrice. Chaque jour, avant d’écrire, elle relit quelques fragments de son journal « avec un amour d’artiste »61. Les premières lignes de ce journal constituent d’ailleurs une réflexion sur le genre :
Mémoires… ! Journal… ! Pourquoi pas ? Benítez y consent. Mémoires de Personne, pourrait dire un facétieux… Mais comme je serais la seule à lire cela… Ridicule ? Pourquoi donc ? encore plus ridicule serait de ne plus écrire (puisque cette activité me plaît et ne me nuit point, si je n’en abuse pas) sous le beau prétexte que, le monde l’apprenant, je serais traitée de prétentieuse, de bas-bleu… ou de romantique, comme dit Visita62.
52Ana annonce ici les critères d’évaluation qu’utilisera Clarín en 1889 dans son article sur Daudet. Elle anticipe d’ailleurs les propres critiques de l’auteur et les dépasse. Son rejet des médisances lui permet d’affirmer que cette écriture solitaire allie liberté et secret : « Je parle avec moi-même, secret absolu. Je peux rire, chanter, parler avec Dieu, avec les oiseaux, avec le sang frais et sain que je sens couler dans mes veines »63. Elle n’envisage en aucun cas une communication publique et extérieure, et les huit fragments de son journal offerts par le narrateur sont une suite descriptive de ses impressions personnelles au jour le jour. La représentation de l’écriture intime est donc pour Clarín une technique supplémentaire d’immersion dans la conscience de sa créature.
53Clarín dispose d’un modèle qu’il cite assez fréquemment, le Journal d’Amiel64. Les cent soixante-treize cahiers dans lesquels chaque jour, de son adolescence à sa mort, Henri-Frédéric Amiel a transcrit ses réflexions et ses impressions, sont le summum du genre délibératif intime. Clarín lui fait subir une légère inflexion dans la création du personnage de Nicolás Serrano, le protagoniste de « Superchería ». Ce jeune homme riche, oisif et malade, est un autodidacte qui écrit ses « Memorias íntimas » dans de petits carnets :
De temps en temps, dans un livre de mémoires de cuir noir, il notait d’une plume automatique quelques lignes d’une écriture enchevêtrée, en caractères allemands, tels qu’ils sont employés dans les manuscrits, mêlés de caractères grecs. […] Ainsi Serrano rédigeait-il ses mémoires intimes. C’était la seule chose qu’il pensait écrire en ce monde, et il ne souhaitait les voir publiés qu’après sa mort65.
54L’intention est a priori privée, mais l’idée d’une publication future implique un destinataire. Pourtant, l’emploi d’une écriture chiffrée, ne serait-ce que par les alphabets gothiques et grecs, semble manifester le besoin de masquer et de dérober aux regards étrangers le contenu des cahiers. Un contenu qui n’est en rien autobiographique, puisque Nicolás n’y relate aucun épisode de sa vie, sauf à la suite de sa rencontre avec Tomasuccio et Catalina, et qu’il n’y expose que ses pensées66.
55La particularité de ces carnets, qui retracent la vie d’un esprit, est que leur auteur ne les relit jamais ; convaincu du mouvement incessant de sa conscience, Nicolás refuse de relire ce qui correspond à un état passé de son évolution intellectuelle et spirituelle : « Qu’avait-il donc à voir, lui, avec celui qui avait écrit tout cela ? Il était déjà autre. La pensée avait changé, et il était sa pensée »67. La seule utilité qu’il accorde à ses carnets lui est extérieure : témoigner d’une vie dédiée à la méditation. Or, cet objectif relève de la vanité, et l’ironie du créateur vient frapper la source même de l’orgueil de Nicolás. Car ce sont ses Memorias qui piègent Nicolás à son insu, et qui rendent possible la supercherie montée par Catalina contre celui qui a cru voir apparaître Sainte Thérèse dans un compartiment de train, et qui l’a naïvement transcrit dans ses carnets. Aussi le texte qui n’est pas destiné à une lecture immédiate et contemporaine se rebelle-t-il contre son auteur. La lecture volée par Catalina, favorisée involontairement par Nicolás qui écrit en espagnol et qui, dans son trouble, fait tomber son carnet, manifeste la peur de la transparence intime éprouvée par le créateur. La médiation du carnet permet à Clarín de créer un récit remarquable sur les catégories de l’illusion et de la représentation, en même temps que le genre autobiographique le convainc de toujours instaurer une distance esthétique vis-à-vis de l’intimité de la conscience.
IV. — « LE POUVOIR ABSOLU DE LIER ET DE DÉLIER »
« DON URBANO » ET LA MÉTAPHORE DU LIEN
56L’ironiste fragmente le réel et le recompose à sa guise. Il a le pouvoir de créer des liens, de les distendre et de les rompre68. L’un des textes les plus ironiques de Clarín prend pour matière la ligne droite et le lien qu’elle symbolise. « Don Urbano » est l’histoire d’un professeur d’école obsédé par les liens et les ligatures en tous genres, ainsi que par le pouvoir et les vertus de la contrainte. Lui-même trouve sa liberté et son plaisir dans la quête de la ligne droite parfaite en son agencement avec le réel. Après un échec dans le système éducatif, car il ne peut convaincre ses élèves du bien-fondé de l’usage de la courroie, don Urbano s’oriente vers un urbanisme au cordeau, et veut aligner les façades des maisons, puis les arbres, de la communauté. Trop exigeant, il est démis de ses nouvelles fonctions, et son vagabondage le porte à s’extasier devant les sillons ouverts par la charrue dans les champs, puis le mène à la découverte de la ligne droite créée par la taille des cheveux. Ce conte impeccable d’ironie sur la contrainte et la ligne trouve naturellement en la figure du « loco de atar » — le fou à lier — le paradoxe du lien et de la liberté. Celui-ci s’incarne en Urbano et permet à Clarín de jouer à partir des divers sens du substantif lazo, comme dans le fameux passage de l’« apologie de la corde » :
Oui, Messieurs, la corde est le symbole de la société, car la société est un lien de droit, vinculum juris, une attache, quelque chose qui lie ; et, avec quoi sont faits les liens, les laçages et les nœuds ? Avec de la corde. De plus, la corde n’est pas seulement la matière du lien social, de la relation, mais également la sanction qui empêche ou châtie les transgressions, et c’est de là que proviennent le supplice de la corde, les fouets, les disciplines69.
57La folie de la ligne droite retrouve la nécessité de la courbe, de la sinuosité, dès l’instant où le trait s’infléchit et s’incurve sous la plume oblique de l’ironiste. Le lien cesse d’être une contrainte lorsqu’il prend forme dans l’ironie, écriture faite de lignes devenues courbes, lorsque deux tracés se rejoignent tout en parcourant l’espace en vis-à-vis. L’ironie a une prédilection pour le retour et le reflet : le lien qu’elle instaure est spiralé, à l’instar du mouvement de conscience qui la fonde.
L’ESTHÉTIQUE DU REFLET
58La synthèse ironique repose sur les échanges construits entre phénomènes de contraste et de correspondance. Il est naturel au texte ironique, qui se prend lui-même pour référent, d’obéir à une structure fondée sur le double et la répétition. Dédoublement et redoublement — sémantiques et diégétiques — ont pour objectif de malmener le linéaire. Grâce à eux l’auteur adopte comme principe créateur la brisure de la forme, et multiplie les angles et les facettes d’une réfraction qui vient intensifier la progression narrative. Cela se traduit par une omniprésence des formes réfléchies : jeux de regards et de miroirs, échos et reflets sont fondamentaux70. L’objet miroir rend possible des scènes de confrontation intime, tandis que l’expérience relationnelle fait d’autrui un second miroir qui crée une hiérarchisation du personnel fictif en termes d’imitation et de dégradation. Le livre-miroir71 est également omniprésent, et à l’origine d’un bovarysme identitaire qui a pour référent plus général toutes les formes d’art. En effet, les représentations artistiques présentes dans l’œuvre de Clarín sont autant de miroirs pour ses créatures. Le portrait joue notamment un rôle fondamental dans « Doña Berta », mais l’objet artistique comme lieu d’investissement identitaire est aussi théâtral, musical, littéraire, architectural.
59La réflexivité sous-tend la structure interne du premier roman de Clarín, La Regenta. Les scènes sont remplacées par leurs répercussions dans la conscience des personnages, ce qui produit une sensation de retard et de suspens de l’action. De fait, l’échelle de la réfraction possède deux principaux niveaux, puisque le réel se reflète dans l’intimité d’un esprit qui, à son tour, est réfracté par le discours du narrateur qui s’immisce dans la parole intérieure du personnage. L’exemple est connu de la correspondance et du contraste simultanés qui créent un lien ironique entre les premier et dernier chapitres du roman. Leur structure est réflexive mais non identique : trois éléments viennent composer une spirale — le vent, la cathédrale, la statue du Christ —, auxquels s’agrège le retour des deux protagonistes. Clarín privilégie une construction sur la base du chiasme pour deux de ces éléments. Lorsque le vent est évoqué dans l’incipit, il est décrit ainsi : « Chaud et paresseux, le vent du sud poussait de pâles nuages qui se déchiraient dans leur course vers le nord »72. Dans le dernier chapitre, le retour du vent prend cette forme : « Octobre arriva ; une après-midi où soufflait un vent du sud paresseux et chaud, Ana sortit de l’hôtel des Ozores »73. Les adjectifs « paresseux » et « chaud » s’intervertissent, et leur croisement crée un chiasme entre les deux chapitres.
60Il en va de même pour la présence du Magistral et de la Régente dans la chapelle. Dans le premier chapitre, le Magistral pénètre dans la cathédrale et voit la Régente qui l’attend dans sa chapelle, devant son confessionnal vide, tandis que le dernier chapitre présente la situation inverse : Ana entre dans la cathédrale et se rend à la chapelle du Magistral qui se trouve dans son confessionnal. Dans les deux cas — en ce qui concerne le vent et la position des personnages —, les données sont identiques, seul l’agencement a été modifié. Le renversement opéré est celui du miroir dans lequel le sujet qui se contemple est confondu par l’inversion des côtés, en même temps qu’il se reconnaît comme identique à l’image mirée. L’identité est donc problématique entre ces deux scènes, ce qui a conduit de nombreux lecteurs à croire en l’absence de changement entre le début et la fin du roman. Ce que cette apparence signifie, c’est que les formes, bien que similaires, invitent par leur croisement à une inversion de perspective. L’apparent retour au point initial n’a pas été exempt de modification. C’est en cela que le point de vue ironique introduit un écart au sein des identités malmenées du Magistral, réduit à une mécanique haineuse, et de la Régente, renvoyée à un au-delà de solitude, puisque aucun témoin, pas même le lecteur, ne l’accompagne après son ultime réveil.
61Le même jeu spiralé relie l’ensemble des textes de Clarín au sein d’une structure ironique. La lecture en écho des diverses actions et créatures de Clarín enrichit les textes. Le résonnement ouvre les voies ironiques et le texte en permettant au lecteur d’y trouver une place active. C’est ainsi que les scènes finales des deux grands romans de Clarín, ayant toutes deux lieu dans une cathédrale, s’interrogent et se répondent. L’évanouissement et le silence d’Ana résonnent de la fermeté du cri paternel de Reyes, tout comme ils s’inscrivent dans une série d’échos à partir des scènes de baiser et d’évanouissement communes aux deux protagonistes, échos à leur tour des contes de fée. C’est pourquoi la rétroactivité inhérente à l’acte de lecture n’est pas cantonnée aux seules limites d’un roman ou d’un récit. Clarín fait de ses œuvres un acte esthétique intrinsèquement ironique : la superposition et le décalage des points de vue, des perspectives, des actes et des pensées, souvent les plus anodins, acquièrent du sens par leur répétition. Il crée une œuvre dont le parcours est contradictoire : en effet, le procès linéaire de lecture — valable pour un texte isolé et pour une lecture chronologique — est battu en brèche par le feuilleté final d’un œuvre fondé sur l’étagement. La découverte ironique se fait à rebours, par rebonds non seulement prospectifs mais aussi et surtout rétrospectifs. Ce que la critique étudie comme intertextualité interne est le signe d’une réécriture qui prend en considération tous les possibles contradictoires d’un même événement, d’une même pensée. C’est en cela que les textes clariniens en leur ensemble impliquent le principe interactif de lecture que Wolfgang Iser a défini en termes d’horizon et de thème :
Le lecteur ne peut se situer simultanément dans toutes les perspectives. Il se déplace au cours de la lecture de perspective en perspective, et ce qui chaque fois le retient constitue pour lui le thème. Celui-ci s’horizontalise au sein des autres segments de perspectives desquels il est issu. […] La structure s’ouvre ainsi un accès à l’inconnu car elle produit chez le lecteur, dans le courant de la lecture, un changement continuel de perspective. Le point de vue du lecteur ne cesse de se déplacer au fur et à mesure que les segments des différentes perspectives forment tantôt le thème, tantôt l’horizon. Cette structure laisse apparaître chacune des perspectives en synthèse horizontale en raison du changement d’association des rapports qui se nouent de façon différente entre points de vue74.
62Le lecteur suit un parcours dans lequel, par une succession d’identifications et de désengagements, il se familiarise avec le texte. Il le construit par une série de synthèses successives et provisoires, qui jouent aussi au niveau de l’intertextualité interne. Le texte, puis l’œuvre dans son intégralité, s’élaborent sur un tissu de relations coordonnées par l’auteur et organisées par le lecteur. Ce processus est mimétique, puisqu’il correspond à celui vécu par les personnages, qui avancent d’expérience en expérience et de perspectives en perspectives en fonction du bon vouloir de leur créateur. C’est donc la mobilité du point de vue75 du lecteur, favorisée par l’écriture ironique, qui crée le lien sans lequel les textes ne sauraient constituer un œuvre.
63Ce mouvement de confrontation des données et des perspectives impulsé par le créateur ironique, puis de synthèse, crée le perspectivisme qui caractérise le texte clarinien. L’ironie citationnelle ainsi que l’intériorisation médiée qu’est le style indirect libre, à quoi il faut ajouter le récit omniscient, multiplient les perspectives et permettent la superposition d’éléments et de scènes similaires. Les lieux de récurrence et de répétitions sont des actes de réécriture ironique — et non des « oublis » de l’auteur, comme a pu l’interpréter Juan Oleza76.
64La structure réflexive de plusieurs scènes de La Regenta — l’observation par le Magistral depuis la tour de la cathédrale d’Ana abandonnant un livre, puis le retour sur cette scène opéré par le narrateur quelques chapitres plus loin77 ; le redoublement de la scène des adieux de Mesía — est la technique privilégiée par Clarín pour confronter, dans un miroir décalé dans le temps linéaire de la narration, deux perspectives, deux réactions contrastées à partir d’un même événement.
65La réécriture peut s’affirmer dans un échange inégal entre les deux scènes évoquées, comme c’est le cas dans Su único hijo, autour du motif de la fausse paternité. L’entretien inopiné de Reyes avec un curé chargé d’un lourd secret, au cours duquel il obtiendra l’argent nécessaire à la conquête de Serafina, donne lieu à l’évocation de ce qui, finalement, constitue le centre de l’ironie du roman : la paternité de Reyes. En effet, le curé est venu réparer une ancienne erreur du père d’Emma, qui a longtemps cru être le père d’un enfant naturel. Il est chargé de rendre à la famille Valcárcel la somme versée autrefois en dédommagement, et il explique à mots couverts la situation au gendre du défunt. Mais Reyes ne comprend pas, et le curé utilise alors une comparaison avec l’univers de la chasse :
– Mettons que vous êtes chasseur… vous partez et traversez une terre qui m’appartient ; supposons que je sois l’autre. D’accord, et vous voyez sur ma propriété un cerf, un sanglier… ce que vous voulez, un lièvre…
– Un lièvre, reprit Reyes machinalement.
– Vous approchez, et pan !…
La détonation imitée avec beaucoup de talent par le curé fit sursauter Bonis qui avait les nerfs à vif.
– Vous tirez un coup de fusil et me… non, pas un lièvre, ça ne va pas du tout ; en la circonstance, je préférerais un gros gibier… et ce que vous prenez pour un isard ou un cerf s’écroule. Or, il n’y a ni cerf ni isard, vous venez de tuer une de mes vaches qui paissait tranquillement dans le pré. Que faites-vous ? Dans mon exemple, dans mon cas, vous me payez la vache par le biais d’une donation inter vivos… d’un montant de sept mille réaux. Moi, j’empoche les sept mille réaux et je garde l’enfant, je veux dire la vache. Mais voici le plus beau : ce n’est pas vous qui l’avez tuée. Le coup a manqué la cible et est allé se perdre dans les nuages… simplement bien avant vous, un autre chasseur embusqué avait tiré, lui aussi… et tué la bête, puis il l’avait récupérée et empochée les sept mille réaux. Le temps passe, vous mourez — c’est une image — et l’autre aussi, mais avant de trépasser, il se repent de la ruse et veut rendre à vos héritiers l’argent qui, à proprement parler, n’est pas à lui, bien que vous le lui ayez donné… inter vivos78…
66Le retour de cet argent dans la maison Valcárcel est un signe ironique : en effet, le sens de cette scène ne s’acquiert qu’à rebours. Reyes ne comprend pas un traître mot de l’histoire, et le lecteur, au moment de sa lecture, la prend telle qu’elle est et comme une preuve supplémentaire de la bêtise du protagoniste. Ce n’est qu’à l’annonce de la grossesse d’Emma, puis à la naissance du fils, et enfin lors de la revendication par Reyes de sa paternité, que cette scène de paternité faussement attribuée peut lui venir à la mémoire. La rétroactivité du motif a d’ailleurs été exposée dans cette scène par l’une des phrases du curé qui annonce : « Le début vient ensuite »79. Le doute ironique sur la réelle filiation entre Bonifacio et Antonio résonne ainsi de l’aventure de Diego Valcárcel. Or, si l’on suit le principe de contradiction ironique, il est possible de faire le raisonnement suivant : Diego Valcárcel a toute sa vie accepté et reconnu en secret la paternité d’un fils illégitime, alors qu’il n’en était rien. Bonifacio Reyes, quant à lui, affirme haut et clair la paternité d’un fils légitime. Si l’on pousse le renversement ironique, Reyes aurait donc raison. Il serait le père d’Antonio. Mais la mobilité même de la spirale ironique désamorce cette affirmation et permet d’affirmer que Reyes n’est pas le père d’Antonio. Le fondement de l’ironie réside d’ailleurs dans l’indétermination fondamentale qui s’impose comme la dernière trace de la puissance démiurgique dans le roman.
ILLUSION ET CRÉATION : LAS VÍRGENES LOCAS
67Lorsque Friedrich Schlegel parle d’ironie, il désigne le processus réflexif par lequel l’œuvre d’art prend pour objet la représentation. La structure et les motifs ironiques d’une telle œuvre reposent par conséquent sur une re-présentation de la représentation, et convoquent tous les arts mimétiques en les opposant ou les réunissant dans un faisceau mobile. Clarín a toujours été porté vers une écriture référentielle dont le fondement mimétique dépasse la seule observation naturaliste. Celle-ci est certes indispensable, car elle préside à l’organisation d’une œuvre dont la morphologie est garante de sa puissance évocatrice. Mais la composition de l’œuvre littéraire repose à part égale sur l’emploi du potentiel réflexif de la littérature. En effet, la littérarité de l’œuvre lui offre deux référents, le premier spécifiquement littéraire, et le second plus global, appréhendant la re-présentation de la représentation sous toutes ses formes.
68Dès son plus jeune âge, Clarín est passé maître dans l’art de la parodia au sens développé par Linda Hutcheon à propos de la littérarité ironique80. Il écrit des textes mimétiques et ironiques composés comme des contre-chants, c’est-à-dire qui prennent pour objet le « chant » originel, ou texte premier, et qui, par l’acte de création qu’ils supposent, mettent en valeur la littérarité de l’œuvre. Ce phénomène de réfraction de la représentation est plus ou moins patent dans les textes clariniens. Il n’en reste pas moins que l’omniprésence des formes d’art évoquées et leur implication sur les psychés et les événements entrent en relation avec le point de vue ironique du créateur, au point de provoquer ces innombrables et légères fissures de l’illusion qui, selon les romantiques de l’École d’Iéna, sont les signes d’une profonde ironie. La tension provoquée par l’illusion au sein de la création — Clarín s’intéresse également aux répercussions de l’illusion morale et intellectuelle — conduit l’écrivain ironique au défi : il s’agit pour lui d’offrir l’acte de représentation et sa part de fiction tout en montrant l’illusion qui la sous-tend.
69Plutôt que d’évaluer les brisures de l’illusion et les réfractions de la représentation dans l’ensemble des œuvres de Clarín, ce qui ferait éclater le cadre de cette étude et nécessiterait un examen approfondi, il est ici pertinent d’envisager une production « marginale » de Leopoldo Alas Clarín qui, précisément par l’écart qu’elle instaure — mais est-ce vraiment un écart ? — est révélatrice du pouvoir démiurgique. Le projet de roman Las vírgenes locas fut lancé en 1886 par Sinesio Delgado, directeur de la revue Madrid Cómico. Il proposait la composition d’une œuvre collective dont chacun des chapitres serait rédigé par un auteur différent, les auteurs ignorant quel serait le rédacteur qui leur succèderait. La seule contrainte imposée par Sinesio Delgado concerne le titre : le roman s’intitulerait Las vírgenes locas, probablement en référence ironique aux vierges folles de la Bible. Publié entre le 8 mai et le 11 septembre 1886, Las vírgenes locas se compose d’un prologue du directeur de la revue, et de dix chapitres suivis par un épilogue. Les auteurs successifs du roman sont, dans l’ordre : Octavio Picón, José Ortega Munilla, Miguel Ramos Carrión, Enrique Segovia Rocaberti, Leopoldo Alas Clarín, Pedro Bofill, Vital Aza Díaz, José Estremera, Eduardo de Palacio et Luis Taboada, tous écrivains festifs, jeunes journalistes et dramaturges. Las vírgenes locas est un jeu littéraire unique en son genre dans l’Espagne du XIXe siècle.
70Malheureusement sous-évalué, à l’instar de ses compositeurs, ce roman collectif a retenu l’attention de quelques critiques, du fait de l’intervention spontanée de Clarín. En effet, en juin 1886, Sinesio Delgado reçoit un cinquième chapitre intitulé « En qué, por fin, se presentan las verdaderas vírgenes locas ; aunque tarde y con daño », composé de deux parties, l’une anonyme, l’autre signée Flügel. Le chapitre vi, « Un paraíso sin manzana » sera ensuite écrit et signé par Clarín, et publié dans les numéros des 3, 10 et 17 juillet 1886. Ces deux chapitres, les plus longs du roman, forment une unité thématique et stylistique. Si l’on en croit le surnom Flügel, déjà utilisé par Clarín en 1887 dans « La vocación (Vida y obras de un registrador de propiedad) », il apparaît que Clarín s’est imposé dans le jeu créatif de Las vírgenes locas sans y être tout d’abord invité, puis au grand jour et sous son nom.
71Ce roman devient dans les quatre premiers chapitres très rapidement farfelu et fantastique : une secte féminine, « Las vírgenes locas », sacrifie des jeunes gens sur l’autel de sa pureté. Mais la rivalité de deux membres crée un conflit autour du cadavre de la dernière victime. Au cours d’une séance de magie noire et de science gothique, la comtesse Tarsila del Jaral redonne vie à son amant Julián de Santurce, mais le savant Antesfakire, à qui elle avait fait appel, a recollé à l’envers la tête du jeune homme qui est également revenu en enfance. Enlevé par la rivale de la comtesse, Elena del Coto-Cerrado, et par son fidèle serviteur le gitan Jaramago, l’ancien séducteur est menacé d’être exposé comme monstre dans les foires. Le quatrième chapitre, longue analepse, évoque les relations entre Elena et Jaramago, à grand renfort de tableaux pittoresques sur la vie des bandits. Le « fil » du récit, objet littéraire sur lequel Clarín a très souvent essayé ses armes, se perd, ou tout du moins s’effiloche. L’intervention de Clarín a alors pour but de mettre fin aux absurdités, qui ne mènent nulle part, de ses prédécesseurs. Clarín veut non seulement prendre part au jeu littéraire, mais il s’offre, et cela dès les premières lignes, de l’orienter et de le dominer. Son intervention donne un tour nouveau au récit tout en le complexifiant. Clarín souhaitait, cela semble évident, apposer son empreinte sur la création, et il y parvient avec ses deux chapitres, les plus denses du point de vue de la représentation artistique.
72Le plus remarquable est que Clarín, désireux de rompre avec l’illusion fantastique mâtinée d’études de mœurs de ses prédécesseurs, approfondit à son tour l’illusion romanesque. Les premières lignes du chapitre v sont les suivantes :
Cela n’avait ni queue ni tête. Le pauvre Octave relisait pour la centième fois la pile de feuilles qui se trouvait sur sa table, et il ne reconnaissait pas son œuvre de la nuit passée. Une nuit de fièvre créatrice, d’excitation nerveuse qui touchait à la folie, une de ces nuits qui épuisent la vie du cerveau davantage que dix ans de tranquille farniente, avait eu pour résultat ce tas d’absurdités81.
73L’impasse fictionnelle est déjouée par un jeu sur la représentation qui, au bout du compte, offre une ligne rationnelle à l’ensemble. Les élucubrations fantaisistes sont identifiées comme telles, et endiguées avant d’être redirigées vers une logique de l’écriture romanesque et de la folie comme phénomène scientifiquement vérifiable. Clarín crée ici un roman dans le roman : son travail sur la représentation le mène à mettre en abyme les chapitres précédents et, par voie de conséquence, le romanesque en tant que tel. Le chapitre v, par une gradation de l’illusion, est le gage de la poursuite du récit et donc de l’illusion elle-même. Le discours métadiégétique est en partie délégué au personnage d’auteur créé par Clarín, Octavio Ortega y Carrión, né dans le village italien de Rocaberti, dont l’étiquette est habilement formée à partir du prénom et de deux des noms de famille, cités dans l’ordre, des auteurs des chapitres précédents, et dont le lieu de naissance reprend le patronyme de l’auteur du chapitre iv82.
74La distanciation ironique est évidente : Clarín crée un créateur qui reflète pour partie l’existence des écrivains réels, et un acte de création sur lequel Octavio, reflet du démiurge ironique, porte un regard critique. Il re-présente les chapitres précédents et l’acte de représentation qu’est l’écriture. L’impasse des premiers chapitres inconnexes choque leur auteur autant que l’absence de lien entre eux devait choquer Clarín : son approfondissement de l’illusion romanesque lui permet d’offrir un mouvement continu au récit, de lui donner un sens, une orientation porteuse de cohérence. La composition du roman dépend ici d’un retour réflexe sur l’acte créateur. Clarín introduit la question de l’exaltation et de l’inspiration créatrice au travers de ce jeune écrivain qui, au matin, ne reconnaît plus ce qu’il a fébrilement écrit au cours de la nuit. Mais Clarín ne se contente pas de décrire cette situation en la cantonnant au domaine de l’anecdote fictive : il l’insère dans un réseau de références extratextuelles et littéraires. En effet, Octavio analyse son expérience en termes littéraires et fait appel aux démons d’Edgar Allan Poe et de Charles Baudelaire, avant de se souvenir d’un poème d’Alfred de Musset qui a pour objet le désespoir du créateur qui juge sans le reconnaître le fruit de son inspiration83. Le miroir de la littérarité met ainsi face à face un créateur et un texte qui est comme une surface opaque sur laquelle sa conscience de la création ne se reflète pas. Ce qui permet à Clarín de donner corps au principe de création ironique et critique qu’il a notamment identifié chez Goethe et Cervantès.
75Clarín introduit également un mouvement de va-et-vient entre le monde fictif et le monde réel lorsqu’il développe l’action. Il apparaît que les chapitres rédigés par Octavio répondent à la commande d’un éditeur, don Salustio Durante, qui lui avait donné comme contrainte d’écriture le titre du roman à venir : Las vírgenes locas. Cet élément réel préside à la rédaction des quatre chapitres dans deux univers en tension, la réalité de Madrid Cómico et la fiction dans laquelle se meut Octavio, mais qui pour lui constitue la réalité. Il a son importance, puisque Clarín complexifie les seuils de l’illusion, lorsqu’il fait expliquer à don Salustio le contenu de son véritable projet. Troublé par son œuvre, Octavio s’est rendu chez son éditeur qui, après une lecture attentive des premiers chapitres, les trouve lui aussi absurdes. Ce dernier explique alors à Octavio la teneur de l’entreprise qu’il désire lui confier : les vierges folles existent réellement, ce sont ses filles, et il souhaite qu’Octavio fasse un roman de leur vie. Aussi l’œuvre d’Octavio sera-t-elle « un document » écrit à partir de la réalité, mais une réalité particulière, puisqu’il s’agit de celle de la folie et de l’illusion. Les jumelles sont en effet folles : Elena se prend pour l’incarnation de Vénus Uranie, la déesse de l’amour idéal, et Carmela ne vit que de sa ferveur mystique et de son amour exclusif pour Jésus. Or, leur folie est maintenue par la supercherie à laquelle se livre leur père, qui convie Octavio à y prendre part. Don Salustio « apparaît » régulièrement déguisé en Christ aux yeux de Carmela, et Octavio sera impliqué dans le rôle de l’amoureux, puis de l’époux platonique d’Elena. La conséquence est que le futur auteur devient lui-même acteur de l’illusion qui conforte la folie des jeunes filles, en même temps qu’il participe de la réalité de leur folie puisqu’il tombe amoureux d’Elena.
76Clarín maîtrise à merveille l’art des degrés. Il offre ici au lecteur amusé des Vírgenes locas un jeu sur la représentation qui fait fluctuer le rapport sensible entre réalité et fiction, entre vie réelle et vie illusoire. Il rompt l’illusion fictionnelle créée par d’autres en l’intégrant à une illusion supérieure. En cela il fait œuvre d’ironie romantique telle que Friedrich Schlegel l’a exposée : Linda Hutcheon, dans son évaluation de la littérarité ironique, montre que l’ironie romantique crée de « nouveaux niveaux d’illusion en feignant d’en défaire d’autres »84. L’interruption du roman lu par le lecteur du Madrid Cómico plonge ce dernier dans la lecture fictive du manuscrit d’Octavio — phénomène d’autant plus réflexif que le lecteur réel assiste dans le même temps à la lecture des quatre premiers chapitres par l’éditeur don Salustio —, avant de l’orienter vers la création future d’un roman du réel basé sur un univers de folie et d’illusion. Les auteurs qui succéderont à Clarín ne retiendront d’ailleurs que le premier des deux éléments, puisque, dans un engrenage toujours plus emballé, tous les personnages du récit finissent par devenir fous, le dernier d’entre eux étant le rédacteur réel de l’épilogue de Las vírgenes locas, comme le soulignent les dernières lignes du roman85. L’ironie structurelle de ce chapitre superpose donc plusieurs degrés d’illusion : Clarín délaisse le plan de la fiction 1 pour une « sortie » vers une fiction 2 (l’histoire d’Octavio) qui est en fait une immersion qui impliquera la participation de l’écrivain dans une fiction de niveau 3 (les noces platoniques célébrées entre Elena et Octavio).
77Il apparaît également que ce texte est ironique puisqu’il prend pour objet la représentation à partir d’un univers plongé dans les catégories de l’illusion : les personnages ont tous partie liée avec un domaine de la représentation artistique. Octavio est un jeune écrivain qui, dans sa jeunesse, a composé de nombreuses pièces de théâtre, avant d’abandonner cette voie pour le journalisme et le roman. Ses parents furent respectivement un peintre et une cantatrice, et son père adoptif un comédien. S’il fallait encore se convaincre de la paternité clarinienne de ce chapitre, les caractéristiques de ces créatures artistiques seraient le meilleur signe de son empreinte inimitable. Un second élément concourant à la formation du texte ironique est la folie traitée comme une représentation marginale du monde réel, dans laquelle la participation ou la distance d’autrui motive un jeu illusoire. De plus, et c’est ici un signe qui n’échappe pas au lecteur familier du style clarinien, l’auteur a inséré dans le portrait des parents d’Octavio une phrase qui pose le principe de l’art — ou de l’ironie — tel que Clarín a pu le formuler dans ses analyses de Campoamor et de Richter :
[les parents étaient] amoureux de l’art, du vaste monde, du hasard charmant et de ses étranges rythmes et harmonies secrètes, qui semblent des dissonances au commun des mortels86.
LA CONSCIENCE DU JEU
78La création littéraire est illusio. Ironie, illusion et jeu, elle combine les trois sens du terme latin87, et correspond à ce que Jean-Marie Schaeffer, dans son étude sur la fiction, aborde comme « feintise ludique partagée »88. Clarín élabore son univers sur le jeu illusoire et illusionné, et il utilise sa liberté de démiurge pour représenter la représentation au travers d’un univers spectaculaire, formé sur un personnel artiste et une société du reflet. Le créateur ironiste manipule le jeu dans tous ses états. Fondé en partie sur une considération philosophique contemporaine de Clarín, le jeu ironique prend pour objet ce monde qui est « ma » représentation. Aussi le jeu scénique auquel se livrent les personnages, en public — sur la scène de la société — et en privé, a-t-il comme corollaire le jeu de rôles dans lequel le créateur s’engage par l’entremise de son narrateur : il manipule le langage de ses créatures par l’ironie citationnelle et le style indirect libre. Auteur et lecteur se livrent à un autre jeu, celui de l’herméneutique et du rire ironiques, l’ironie servant de masque au premier et de signal au second dans un jeu qui a pour but de concilier deux libertés. Ce même jeu repose sur un « jeu » au sens d’interstice, sur le désengagement conscient des deux parties vis-à-vis de l’œuvre, seul garant de la mobilité du texte ironique.
79La liberté conquise par le jeu se trouve dans le suspens ironique qui rend possible la « gran broma »89 qu’est l’acte esthétique. Une « blague » qu’il ne faut pas confondre avec la légèreté, le dérisoire et le superflu. Une « blague » qui est l’équilibre instauré par le créateur entre le fini et l’infini, entre la matière et l’esprit. Seul cet espace, cette ligne fragile entre les extrêmes, donne à l’ironie son pouvoir créateur :
L’ironiste est sans doute plus léger que le monde ; mais, d’autre part, il fait encore partie de ce monde ; il se maintient en suspens, comme le cercueil de Mahomet entre les deux pôles90.
80Le suspens se traduit ponctuellement ou globalement dans des motifs et des structures de la fiction. Ainsi, par exemple, l’équilibre instable sur lequel repose La Regenta fait osciller les deux plateaux de la balance sur lesquels sont situés le Magistral et Mesía. Et Clarín de s’amuser à matérialiser ce suspens dans une scène ironique, celle de la balançoire du jardin des Vegallana. L’objet columpio y met en suspens les ridicules Obdulia et Bermúdez, mais crée surtout la suspension du conflit entre le Magistral et Mesía qui s’initie dans ce chapitre91. L’équilibre est ici spatialisé et rompu à l’avantage du Magistral qui fait montre d’une capacité physique insoupçonnée sous son habit de prêtre. Bien évidemment, cette scène ne saurait être isolée dans la structure réflexive du roman, et c’est pourquoi les scènes sont nombreuses où le point d’équilibre entre les deux rivaux se rompt au profit de l’un d’eux, avant que la balance ne penche à nouveau de l’autre côté. Équilibre matérialisé par le langage dans la phrase du médecin d’Ana, Benítez : Ubi irritatio ibi fluxus. Et qui sera rétabli par le fait que les deux prétendants s’éliminent d’euxmêmes par leur comportement, délaissant les plateaux de la balance pour ne plus faire apparaître que la solitude de l’axe, Ana Ozores.
81Un autre exemple de l’impact du suspens ironique se trouve dans « El cura de Vericueto » où le point d’équilibre est matérialisé en une énorme roche, La Muela, qui menace de chuter sur le village. La description de l’espace fournit au narrateur un prétexte à une écriture étagée et graduée, puisque Vericueto — ce terme désignant en espagnol un lieu en altitude escarpé — est construit à flanc de montagne, l’église et la maison du curé se situant tout en haut du village. Cette gradation se répercute dans la création d’un suspens narratif qui joue sur la fameuse « cuestión del pique ». Le narrateur aiguise la curiosité du lecteur à plusieurs reprises, et remet constamment à plus tard l’explication de cette formule92. Or, le mot pique jouit d’une polysémie qui enrichit la lecture ironique. Il signifie à la fois dispute et brouille, point d’honneur et destruction, et désigne également un jeu ou le fait de marquer des passages dans un livre. Le créateur ironique mobilise ces divers sens : d’abord en signalant en plusieurs endroits de son récit le mot pique comme signal ironique par le biais de l’italique, puis en expliquant les querelles intestines du village conséquentes à la chute inévitable de la roche et les mesures à prendre pour l’éviter, et enfin en annonçant de façon masquée les thèmes de l’honneur et du jeu qui sont au cœur de l’existence du protagoniste. Aussi le poids de la roche devient-il métonymique du poids du secret et de la dette du curé : il a vécu toute sa vie sous la menace de ne pouvoir rembourser le comte de Cabranes, et son testament fait l’effet d’une bombe, écho de la chute fracassante de la roche. C’est pourquoi le curé est l’auteur de cette « gran broma » qu’est la combinaison de sa vie d’avarice et de sa révélation post-mortem. La Muela et el pique sont ici symboles du suspens ironique créé par le personnage face à Higadillos, et de Clarín face à son lecteur, les deux s’unissant pour produire cette blague ultime.
82Selon Clarín, qui cite les théories de Schiller, l’art est jeu. Il est d’ailleurs conscient du lien qui s’établit au cours d’une vie humaine entre le jeu enfantin et la création93. Dans une remarque qui annonce par bien des côtés les réflexions de Freud sur le jeu et la création littéraire, Clarín affirme que l’artiste est un joueur :
Je fais partie de ceux qui pensent que dans l’histoire des individus, celle de leur enfance et de leur adolescence compte beaucoup, surtout lorsqu’il s’agit d’artistes, lesquels sont toujours un peu enfants ou adolescents. En vérité, être artiste… c’est continuer à jouer94.
83Ce jeu est éminemment sérieux. L’ironie lui offre le miroir nécessaire à une réflexion consciente. Comme l’affirmait Friedrich Schlegel, « L’ironie absolue achevée cesse d’être ironique et devient sérieuse »95.
84René Bourgeois défend une thèse qui identifie l’ironie romantique et le jeu : « L’ironie romantique ou le sens du jeu »96. Il montre que très peu d’écrivains ont pu réaliser ce que les principes esthétiques et philosophiques de Friedrich Schlegel énonçaient. Lorsqu’il définit le jeu ironique, Bourgeois a recours à un terme allemand qui est le parfait synonyme de l’illusio latine dans son sens plein :
L’ironiste joue, c’est sa fonction et sa raison. On aimerait employer le verbe allemand mitspielen : c’est être dans le jeu, avec les autres, mais c’est aussi garder la conscience de cette participation, et la possibilité constante d’exercer la pleine souveraineté de son choix97.
85La lucidité qu’implique un tel jeu est terrible puisqu’elle renvoie le joueur aux extrêmes de l’impuissance et du pouvoir, du désespoir et de la foi. Elle lui offre également la possibilité d’une participation dans la représentation, et elle introduit la dialectique de la liberté et du doute dans l’œuvre littéraire. Il s’agit d’un jeu sérieux qui insère l’ironiste dans un suspens au seuil duquel se trouve un choix qui fait apparaître la volonté comme un acte de foi. C’est en cela que Clarín retrouve en sa création le pari pascalien, et qu’il le transpose dans son appréhension du jeu. Or, il ne s’agit pas chez lui d’un jeu quelconque, mais du jeu d’argent, du jeu de hasard dont il a une expérience intime.
86En plus de la trame du récit « El cura de Vericueto », Clarín n’a écrit qu’un seul texte sur le jeu : « Jorge (Diálogo, pero no platónico) », publié en 1901 dans Siglo pasado. Ce dialogue met face à face le narrateur et Jorge. Tous deux sont joueurs, le premier parce qu’il provoque Jorge dans un jeu — de mots, de pensées —, le second parce qu’il est sous l’emprise de la passion du jeu. Le dialogue débute sur les paroles du narrateur, qui voit chez son ami les signes de cette dépendance et qui, par conséquent, choisit de parler du dernier livre de Karl Groos, Los juegos de los animales (1898), qui est la suite d’un premier ouvrage intitulé Los juegos del hombre (1895). S’ensuit une série de jeux de mots à l’instigation de Jorge, qui affirme que seul existe le jeu des animaux, puisque « ce sont des sacrés animaux, tous ceux qui jouent »98. Le narrateur lui demande alors de ne pas « jouer avec les mots », mais Jorge n’en tient pas compte car il ajoute : « Ya sé que es feo jugar de boca… ». La locution, soulignée par le ton du personnage et par l’italique de l’auteur, qualifie l’attitude de celui qui se vante inconsidérément et sans motif valable, afin d’introduire un nouveau jeu entre les formules « jeu de mots » et « jeu de bouche », un lien métonymique s’installant entre les deux substantifs.
87Dans ce texte le jeu s’impose dans ses diverses variantes : au jeu de mots succède le jeu de hasard tel que le présente Jorge, et ceci au sein d’un jeu assez cruel mené par le narrateur qui n’a de cesse de réorienter son interlocuteur vers le sens académique de « divertissement », alors qu’il sait pertinemment que le plaisir est remplacé par la douleur chez Jorge. Ce dernier joue encore avec les mots et le dictionnaire, lorsqu’il s’intéresse à la déficience de la définition officielle du terme « juego ». Il identifie les caractéristiques de cette définition et les compare à ce qu’il sait du jeu pour opposer « los juegos » et « el juego ». Le jeu qu’il connaît est un enfer, et en aucun cas un passe-temps, ni une source de joie. Il ne lui offre pas non plus la possibilité de faire de l’exercice, et n’est pas une compétition entre individus. La relation entre le jeu, l’argent et l’honneur, déjà abordée dans « El cura de Vericueto », l’intéresse énormément. À la leçon morale du dictionnaire de l’Académie, qui décrit le jeu d’argent comme motivé par le désir de s’approprier le bien d’autrui, Jorge oppose l’idée que le joueur cherche davantage le gain pour lui-même que le fait de vaincre autrui. Peu importe d’où provient l’argent. Finalement, la recherche du gain porte le joueur vers un « idéal », un horizon qui élimine les éléments conflictuels entre individus. Le joueur est seul, il ne joue pas contre des adversaires identifiables, mais contre l’immatérialité du gain et de la perte érigés en absolus. Il joue avec le hasard. Il joue avec le destin et avec la chance, concepts que renferme le mot espagnol « suerte ». C’est pourquoi Jorge fait dériver le jeu d’argent vers le jeu métaphysique : « Je dirais presque que le joueur est un métaphysicien passionné qui, à chaque coup, interroge de près et avec intérêt le mystère métaphysique »99.
88Le jeu de Jorge repose sur le même équilibre que le pari de Pascal, créé d’ailleurs par le philosophe français pour convaincre deux amis joueurs de l’existence de Dieu. Le pari « Dieu est, ou il n’est pas » établit, en effet, un point d’équilibre entre deux extrêmes : « Il se joue un jeu, à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile »100. Le parieur recherche son intérêt, et Jorge reprend le mot. Il fait le choix de l’extrême où la perte est moindre :
Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien101.
89Il en va de même du jeu métaphysique qu’est la vie, car, comme le souligne Jorge, « La vie est un jeu » : « Chaque battement de cœur est un coup de chance, une carte que l’on joue ; chaque fois que je respire, je peux perdre ou gagner ma vie… »102. Le jeu est donc un engagement de l’individu avec son existence103. Il est absolument sérieux car unique. L’homme conscient ne vit pas sa vie en dilettante104 : à l’instar du joueur, il entre dans une dialectique de destruction et de création qui fonde l’équilibre de la vie :
Le jeu… ce n’est pas de la blague. C’est comme la vie ; c’est comme la métaphysique… la vie rationnelle veut pénétrer le mystère pour tout connaître du destin, car elle a peur et elle veut espérer, être heureuse… Il en va de même pour le joueur. Être ou ne pas être, telle est la question105.
90Le jeu, c’est donc aussi le pari sur le créateur que l’œuvre ironique matérialise en imposant l’existence du démiurge ironique. Ce pari sur la paternité divine que « Un grabado » et « Cambio de luz » explorent, chacun à sa manière. À chaque coup du destin, l’équilibre est réévalué et l’individu, par un coup en retour, par un choix qui fait acte (de volonté, de foi, d’écriture), reprend place dans la partie.
Notes de bas de page
1 « L’auteur sort de son œuvre, s’entretient avec son lecteur en adoptant une attitude critique qui lui permet de mener une réflexion, joue de manière dialectique avec la forme narrative littéraire et, tout en glissant vers des choses apparemment accessoires, poursuit pourtant sa progression narrative », E. Behler, Ironie et modernité, p. 56.
2 A. W. Schlegel, Sämtliche werke, vol. 6, p. 198, cité par E. Behler, Ironie et modernité, p. 248.
3 « Le personnage est représenté, pris en charge et désigné sur la scène du texte par un signifiant discontinu, un ensemble de marques que l’on pourrait appeler son « étiquette ». […] Dans un récit au passé et à la 3e personne, l’étiquette est en général centrée sur le nom propre, pourvu de sa marque typographique distinctive, la Majuscule, et se caractérisera par sa récurrence (marques plus ou moins fréquentes), par sa stabilité (marques plus ou moins stables), par sa richesse (étiquette plus ou moins étendue), par son degré de motivation », P. Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », p. 143.
4 Ibid., p. 147.
5 « Flugel creía que las aves eran partidarias de Wagner ; desde el paraíso ha cantado el ruiseñor la música del porvenir ; el caso es que los pájaros se quedaban muy serios, y cuando silbaba el organillo cantaban como unos locos y a Flugel se le antojaba que ya habían tomado algo de su estilo, ¡ ave formando escuela por las selvas ! […] Desde que hubo parte cantante, Flugel creyó necesario hacer una letra adecuada al recitado de los volátiles ; he aquí lo que se le figuró a él que decían los pájaros (en alemán está el verso) : Lo que dicen los pájaros », Clarín, « La vocación (Vida y obras de un registrador de la propiedad) », t. III, p. 855.
6 « Fue cobarde, fue bellaco… pero fue agudo, fue sutil », Clarín, « Doctor Sutilis », t. III, p. 880.
7 « Pánfilo oyó el chasquido de… El lector puede imaginarse qué clase de chasquidos se usan en tales casos », Clarín, « Doctor Angelicus », t. III, p. 914.
8 Son prénom désigne celui qui aime tout et tous : pánfilo vient du grec pan, panthos : tout, tous, et de philo : aimer. De plus, en espagnol, le terme pánfilo désigne celui qui est tout amour mais aussi « se aplica a la persona que se deja engañar fácilmente », M. Moliner, Diccionario de uso del español.
9 Un récit étiologique « raconte, à partir d’un nom propre plus ou moins “opaque”, “lisible”, une histoire destinée à justifier une lecture de ce nom propre », P. Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », pp. 148-149.
10 « Por qué me llamaré yo Don Patricio ? — se había preguntado muchas veces para sus adentros », Clarín, « Don Patricio o el premio gordo en Melilla », t. III, p. 665.
11 « “¡ Patricio Clemente Caracoles y Cerrajería !” – Los apellidos, seguía pensando, están bien ; sobre todo el materno, me tiene orgulloso ; es toda una garantía. Cerrajería, Cerra… jero ; Cerrojo… ¡ Magnífico ! Llevo en este apellido una caja de caudales, de esas que se disparan solas contra los ladrones. Caracoles… tampoco está mal. La vida del caracol me gusta ; se ha dicho : no hay hombre sin hombre ; yo digo : no hay hombre sin concha ; el que no sea testáceo que se muera. Pero… ¡ Clemente ! ¿ A qué viene eso ? ¡ Patricio… ! Como quien dice : patriota, patriotero… ¡ ay, qué risa ! », Clarín, « Don Patricio o el premio gordo en Melilla », t. III, p. 665.
12 Clarín a privilégié un travail sur les noms de famille, comme si le prénom était un lieu d’intimité moins atteignable, le patronyme étant quant à lui une forme extérieure, une « concha » socialisée qu’il est plus aisé de critiquer et d’ironiser.
13 « Restituta debió empezar por no llamarse Restituta. ¿ A qué venía ese nombre en participio pasado y casi en latín ? », Clarín, « Doctor Sutilis », t. III, p. 874.
14 « Se llamaba Candonga, no se sabe por qué, pues no era candonguero ni amigo de candonguear », Clarín, « La Reina Margarita », t. III, p. 723.
15 « Llámese usted Scherzo, que es una especie de traducción de Candonga », Clarín, « La Reina Margarita », t. III, p. 723.
16 « El público gozó mucho, porque se rió de Candonga toda la noche a mandíbula batiente ; y cuando tocaban a cantar, el pobre tenor de capilla parecía un ángel bastante entendido en el arte. Por de pronto, cuando hubo de despojarle de la hopalanda del sabio, tirando por tramoya de una cuerda, le dejaron en mangas de camisa y con media barba. Se arregló como pudo ; pero en la primera entrevista con Margarita, Fausto no hizo ver más que sus disposiciones para la carrera eclesiástica », Clarín, « La Reina Margarita », t. III, p. 724.
17 « ¡ Qué horror ! — se decían Marcela y Feliciano, mirándose y sonriéndose…—. Si todo el público fuera como el de Grijota ! ¡ Amigos y parientes ! Y por si alguna chispa de tentación les quedaba en el alma, en el fondo, Candonga vistió con su traje de Fausto un armatoste de cañas que tenía en la huerta para espantar los gorriones. /Y cuando llegó domingo el gordo, el primer día de Carnaval, llamó la atención de Grijota, en el baile de las Maritornes, una máscara que lucía un traje de seda, oro y pedrería… Era Sinforosa, la ilustre fregona de los de Candonga, a quien su ama, doña Marcela, había disfrazado con el traje que un día fuera su única ilusión de artista, el traje de corte de la Reina Margarita », Clarín, « La Reina Margarita », t. III, p. 728.
18 « Su apodo, Chiripa (el apellido no lo recordaba ; el nombre debía ser Bernardo, aunque no lo juraría) lo tenía desde la remota infancia, sin que él supiera por qué, como no saben los perros por qué los llaman Nelson, Ney o Muley ; si él supiera lo que era sarcasmo por tal tendría su mote, porque sería el hombre menos chiripero del mundo », Clarín, « La conversión de Chiripa », t. III, p. 553.
19 « ¿ Qué era la alternancia ? Pues nada ; lo que había predicado Cristo, según había oído algunas veces ; aquel Cristo a quien él sólo conocía, no para servirle, sino para llenarle de injurias, sin mala intención, por supuesto, sin pensar en Él ; por hablar como hablaban los demás, y blasfemar como todos. La alternancia era el trato fino, la entrada libre en todas partes, el vivir mano a mano con los señores y entender de letra, y entrar en el teatro, aunque no se tuviera dinero, lo cual no tenía nada que ver con la gana de ilustrarse y divertirse. La alternancia era no excluir de todos los sitios amenos y calientes y agradables al hombre cubierto de andrajos, sólo por los andrajos », Clarín, « La conversión de Chiripa », t. III, p. 554.
20 « Él no sabía por qué le llamaban el Quin, pero estaba persuadido de que éste era su nombre y a él atendía, satisfecho con este conocimiento relativo, como lo están los filósofos positivistas con los suyos, que llama Clay conocimientos sin garantía, y que no alcanzan más firme asiento. Si hubiera sabido firmar, y poco le faltaba, porque perro más listo y hasta nervioso no lo ha habido, hubiera firmado así : El Quin ; sin sospechar que firmaba, aunque con muy mala ortografía : Yo, el rey. Sí, porque sin duda su verdadero nombre era King, rey ; sólo que las personas de pocas letras con quien se trataba pronunciaban mal el vocablo inglés, y resultaba en español Quin, y así hay que escribirlo », Clarín, « El Quin », t. III, p. 623.
21 « Mayor ironía, por antífrasis, no cabe ; porque animal que menos reinase no lo ha habido en el mundo. Todos mandaron en él, perros y hombres, y hasta los gatos », Clarín, « El Quin », t. III, p. 623.
22 Ce chien fait partie de la série des héros ironisés, dont les étiquettes renvoient au champ de la royauté et du pouvoir : Reyes, La Regenta, la Reina Margarita.
23 Terme par lequel Friedrich Schlegel désigne la parabase.
24 R. Bourgeois parle de « présence d’absence » dans L’ironie romantique, p. 87.
25 « [Reyes] buscó el rostro de Emma, que tenía apoyado en su pecho, y encontró una expresión como la de Melpómene en las portadas de la Galería dramática », Clarín, Su único hijo, trad. C. Bleton, t. II, p. 345.
26 « El autor de toda esta farsa necesita, al llegar a este punto de su narración, interrumpirla, aunque lo sienta y mortifique a esas pléyades de jóvenes naturalistas […], que no pueden ver sin disgusto que aparezca en la novela o cuento, o lo que sea, la personalidad del escritor. Yo, de buena gana, continuaría siendo tan objetivo como hasta aquí ; pero no tengo más remedio que sacar a plaza mi humilde personalidad, aunque sea pecando contra todos los cánones y Falsas Decretales del naturalismo traducido al culga-puck (lengua universal del vulgo) », Clarín, « Cuento futuro », t. III, p. 471.
27 Le narrateur commente la traduction d’un livre français, intitulé Héliophobe : « C’est bête de tourner toujours comme ça. À quoi bon cette sottise eternelle ?… Le soleil, ce bourgeois, m’embète avec ses platitudes… », etc. El traductor español de este libro decía. “Es bestia esto de dar siempre vueltas así. ¿ A qué bueno esta tontería eterna ? El sol, ese burgués, me embiste con sus platitudes enojosas. Él cree hacernos un gran favor quedándose ahí plantado, sirviendo de fogón en esta gran cocina económica que se llama el sistema planetario. […] Él tendrá bello el sol obstinándose en ser benéfico ; al fin es un tirano ; […]”. El prólogo seguía diciendo disparates que no hay tiempo para copiar aquí, y el traductor seguía soltando galicismos », Clarín, « Cuento futuro », t. III, p. 457. Le texte français est ortographié par Clarín.
28 « Al presentar nada menos que el deus ex machina de la Biblia, necesito hacer algunas manifestaciones », Clarín, « Cuento futuro », t. III, p. 472.
29 Dans les diverses scènes de Paradis créées par Clarín, Dieu n’est jamais présent ni représenté. Le fait qu’il surgisse immédiatement après l’irruption du créateur ironique et démiurgique est donc un signe de la toute-puissance de l’ironiste.
30 Notamment dans les quelques exemples suivants : « En los demás muebles del salón, espejos, consolas, colgaduras, etc., se había pasado de lo que entendiera el mueblista por Regencia a la mezcla más escandalosa, según el capricho y las comodidades de la Marquesa », Clarín, La Regenta, t. I, p. 244 ; « la dirección de la corriente de aquel río de plata era […] camino del bolsillo de Nepomuceno, aunque con grandes pérdidas y derivaciones, en una delta de despilfarros, que iban a enriquecer el caudal de modistas, comerciantes de telas, sombreros, joyas, sin contar con las tiendas de ultramarinos, confiterías, mercados de caza y pesca, etc., etc. », Clarín, Su único hijo, t. II, p. 256 ; « Ya sabía él, por sus lecturas y observaciones, que en el contacto hay misterios de afinidad y simpatía, revelaciones de la unidad cósmica, etc., etc. ; pero nunca hubiera creído que una mano de mujer desconocida, agarrándose a la suya con fuerza, sin verse las caras ella y él, Catalina y Serrano, pudiera decir tantas cosas », Clarín, « Superchería », t. III, p. 373.
31 « No ocultaba Bustamante que le costaba mucho trabajo hacer estos versos y otros por el estilo, y si no se hubieran inventado los ripios los hubiera inventado él para salir de tamaños apuros. Y aquí me permito una digresión relativa a la retórica y poética de este literato de su pueblo, digresión útil porque pinta la manera de matar versos que tiene muchos escritores de cabeza de partido », Clarín, « Bustamante », t. III, p. 225.
32 « Siento que tales pormenores sean poco agradables, pero el carácter de mi personaje no podría ser bien comprendido si se prescindiese de su manera de chupar y sorber el bigote cuando goza del espectáculo de lo bello », Clarín, « Corriente », t. III, p. 918.
33 « Se me preguntará que cómo sé yo todo esto con sus pelos y señales, como suele decirse ; respondo de una vez por siempre que Austregesilio me contó tales menudencias en menos palabra, pero en sustancia como aquí las escribo. Yo no hago más que permitirme ciertas amplificaciones consentidas a todo novelista ; además, pido al lector que me perdone la inexperiencia ; ésta es la primera novela que escribo. Y perdónenme también el atrevimiento de pedirle perdón », Clarín, « La vocación (Vida y obras de un registrador de la propiedad) », t. III, p. 857.
34 « No hay deuda que no se pague ; la expiación, digamos lo que queramos, es la ley del mundo moral », Clarín, « La vocación (Vida y obras de un registrador de la propiedad) », t. III, p. 857.
35 « El que tiene el honor de dirigirse la palabra, el autor, yo, don Narciso Arroyo », Clarín, « Cuesta abajo », t. II, p. 677. L’identification est exhibitionniste et répétitive dans les premières pages : « Justamente ahora doy principio a una obra, […] a una obra muy interesante para el curioso lector, que soy yo mismo, yo solo » ; « Ayer pasó junto a mí Elvira (como yo soy el lector de estos apuntes, no necesito explicarme más ; Elvira, demasiado sé yo quién es Elvira) », Clarín, « Cuesta abajo », t. II, pp. 677 et 678, respectivement.
36 « Me volvería a nuestra quinta, jinete en la pacífica yegua en que hacía sus cortas excursiones la señora tía, con un mozo de labranza por espolique », Clarín, « Cuesta abajo », t. II, p. 737 ; et p. 716 pour les œuvres de jeunesse : « ¡ Pobres triunfos ! No he hablado al lector (¡ pobre lector !) de tales grandezas por lo poco que estas fruslerías importaban a la parte seria y digna de mi historia ».
37 Clarín, « Cuesta abajo », t. II, p. 733.
38 « Sepa de una vez para siempre el Zoilo hipotético que yo soy germanista, que soy un latino que en esto de despreciar la arquitectura literaria me acerco a las leyendas de Odino y a los poemas caóticos de los primitivos sajones y demás hombres del norte. El orden lo llevo yo en el alma : no es cuestión de literatura es cuestión de conciencia. Yo aseguro que hay orden en todo lo dicho y basta », Clarín, « Cuesta abajo », t. II, p. 699.
39 « En fin, dejando esta pendiente por la cual se llega a esa clase de disparates que consisten en hablar de cosas recónditas que no pueden entender los demás, vuelvo al punto de partida de esta digresión », Clarín, « Cuesta abajo », t. II, p. 709.
40 S. Kierkegaard, Le concept d’ironie constamment rapporté à Socrate, p. 223. La linguistique pragmatique, notamment dans les thèses défendues par Alain Berrendonner, retrouve cette analyse : le masque ironique fonde la liberté du sujet ironiste.
41 « Es mucho mejor filósofo que yo », Clarín, « Superchería », t. III, p. 382.
42 Les affinités sont grandes entre l’ironie moderne et l’écriture fantastique, puisque toutes deux introduisent une perturbation de l’ordre — du réél, du langage. P. Hamon montre, dans L’ironie littéraire, que les thèmes et les motifs communs à l’ironie et au fantastique sont nombreux : l’étrange et l’étranger, le mort-vivant… Au seuil du dicible et de l’indicible, le texte double de l’ironie et le genre fantastique explorent les voies de l’implicite.
43 « Sentí una facultad extraordinaria de mi conciencia de difunto ; mi pensamiento se comunicaba directamente con el pensamiento ajeno ; veía a través del cuerpo lo más recóndito del alma », Clarín, « Mi entierro (Discurso de un loco) », t. III, p. 142.
44 « Sobre la cama, estirado, estaba un cadáver. Miré. En efecto, era yo », Clarín, « Mi entierro (Discurso de un loco) », t. III, p. 141.
45 La réunion des chairs se fait subtilement, grâce au motif de la goutte de cire : « En fin, me vestí de duelo, como conviene a un difunto que va al entierro de su mejor amigo. Una de las hachas de cera se torció y empezaron a caer gotas de ardiente líquido en mis narices », Clarín, « Mi entierro (Discurso de un loco) », t. III, p. 141.
46 « Me vistieron con un traje de peón blanco, me pusieron en una casilla negra, y aquí estoy », Clarín, « Mi entierro (Discurso de un loco) », t. III, p. 146.
47 « Yo, decía Clarín, no comprendo la vida sin una pasión », Clarín, « La vocación (Vida y obras de un registrador de la propiedad) », t. III, p. 859.
48 Flugel s’étonne de la loquacité nouvelle de son interlocuteur : « Es usted muy… charlatán », Clarín, « La vocación (Vida y obras de un registrador de la propiedad) », t. III, p. 861.
49 « Flugel llevaba el organillo, y yo a Clarín, que no era poco llevar », Clarín, « La vocación (Vida y obras de un registrador de la propiedad) », t. III, p. 863.
50 « La locura de Flugel [le] iba pareciendo cada vez más respetable », Clarín, « La vocación (Vida y obras de un registrador de la propiedad) », t. III, p. 854.
51 « Penetremos en nuestra esencia y, con asombro, en lo más profundo encontramos a todos los demás y todo lo demás ; cuanto más soy de mí mismo, más soy de los otros ; si borro en mí todos los límites de mi pequeñez, me encuentro en el océano de lo infinito, y mi personalidad se fortifica y se penetra cuanto más expansiva », Clarín, « La vocación (Vida y obras de un registrador de la propiedad) », t. III, p. 865.
52 « Diablo mayor… tal vez por razón de perspectiva », Clarín, « Cristales », t. III, p. 606.
53 P. Lejeune, Le pacte autobiographique ; Id., Signes de vie.
54 « Vivisecciones llenas de enseñanza », Clarín, « Alfonso Daudet, Treinta años en París », t. IV, vol. 2, p. 1238.
55 « Hay muchos fenómenos y secretos de psicología, de psicología estética principalmente, y otros de relaciones privadas, que nunca podrían ser conocidos sin la literatura de las memorias, diarios, confesiones, etcétera », Clarín, « Alfonso Daudet, Treinta años en París », t. IV, vol. 2, p. 1237.
56 Clarín, « Alfonso Daudet, Treinta años en París », t. IV, vol. 2, p. 1237. Par cette référence à la pièce de Breton de los Herreros de 1848, Clarín désigne les mémoires inutiles des médiocres.
57 Un autre emploi ironique du prénom Narciso joue un grand rôle dans la construction du récit à forte connotation vitale « La médica », rédigé en 1896 alors que Clarín était malade.
58 « Me llamaba Nardo, que a ella se le antojaba abreviatura de Narciso, porque era el nombre de otra flor », Clarín, « Cuesta abajo », t. II, p. 736.
59 Il existe une autre allusion au mythe de Narcisse dans le poème de Pablo dans « Doctor Sutilis ». Narcisse y apparaît comme un motif inversé, puisque la quête de soi et d’autrui dans le reflet fait surgir l’absence de reflet. Clarín prend ici le contre-pied du mythe, et décrit un amour errant et sans objet condamné à rechercher éternellement l’identité intime et le reflet en autrui : « al pasar junto a una fuente, el amor se miró en sus aguas, y vio que no era él mismo, ni cosa parecida. Desde aquel día el amor busca el amor y no parece », Clarín, « Doctor Sutilis », t. III, p. 875.
60 « Todo esto era histórico ; ya sabía Bonis que si algún día se le ocurría escribir sus Memorias, que no las escribiría, ¿ para qué ?, habría que omitir lo de las bofetadas, porque en el arte no podían entrar ciertas tristezas de la realidad excesivamente miserables, y lo que es sus Memorias, o no serían, o serían artísticas ; pero omitiéralas a no, las bofetadas eran históricas », Clarín, Su único hijo, trad. C. Bleton, t. II, pp. 185-186.
61 « Con cariño de artista », Clarín, La Regenta, t. I, p. 772.
62 « Memorias… ! ¡ Diario… ! ¿ por qué no ? Benítez lo consiente. /Memorias de Juan García, podría decir algún chusco… Pero como esto no ha de leerlo nadie más que yo… ¿ Qué es ridículo ? ¡ Qué ha de ser ! Más ridículo sería abstenerme de escribir (ya que es ejercicio que me agrada y no me hace daño tomado con medida), sólo porque si lo supiera el mundo me llamaría cursilona, literata… o romántica, como dice Visita », Clarín, La Regenta, t. I, p. 772.
63 « Hablo conmigo misma, secreto absoluto. Puedo reír, llorar, cantar, hablar con Dios, con los pájaros, con la sangre sana y fresca que siento correr dentro de mí », Clarín, La Regenta, trad. Y. Lissorgues et alii, t. I, p. 772.
64 H.-F. Amiel, Journal intime.
65 « De tarde en tarde, en un libro de memorias de piel negra, apuntaba con lápiz automático unos pocos renglones de letra enrevesada, con caracteres alemanes, según se emplean en los manuscritos, mezclados con otros del alfabeto griego. […] Así escribía sus Memorias íntimas Serrano. Era lo único que pensaba escribir en este mundo, y no quería que se publicase hasta después de su muerte », Clarín, « Superchería », t. III, pp. 345-346.
66 « En tales Memorias no había recuerdos de la infancia, ni aventuras amorosas, y apenas nada de la historia del corazón : todo se refería a la vida del pensamiento y a los efectos anímicos, así estéticos como de la voluntad y de la inteligencia, que las ideas propias y ajenas producían en el que escribía », Clarín, « Superchería », t. III, p. 346.
67 « ¿ Qué tenía él que ver con el que había escrito todo aquello ? Ya era otro. El pensamiento había cambiado, y él era su pensamiento », Clarín, « Superchería », t. III, p. 347. Bernardo Soares, le « double » intranquille de Fernando Pessoa, écrit quasiment les mêmes phrases dans ses notes intimes : « Je me suis relu ? Faux ! Je n’ose pas, je ne peux pas me relire. À quoi cela servirait-il ? Celui qui est dans ces pages, c’est un autre. Je ne comprends déjà plus rien », F. Pessoa, Le livre de l’intranquillité, p. 95.
68 Dans son analyse de l’approche hégélienne de l’ironie romantique, S. Kierkegaard fait sienne la formule « le pouvoir absolu de lier et de délier », Le concept d’ironie constamment rapporté à Socrate, p. 249.
69 « Sí, señores ; la cuerda es el símbolo de la sociedad, porque la sociedad es un vínculo de derecho, vinculum juris, un lazo, algo que ata ; y ¿ con qué se hacen los lazos, las lazadas y los nudos ? Con cuerda. Además, la cuerda no sólo es materia del lazo social, del vínculo, sino sanción para impedir o castigar las transgresiones, y de aquí el trato de la cuerda, los azotes, las disciplinas », Clarín, « Don Urbano », t. III, p. 609.
70 C. Richmond a abordé ce point à propos de quelques contes dans « Confrontación e introspección ».
71 Le traité d’entomologie par lequel la mouche savante accède à la véritable nature de sa belle est décrit comme ce livre miroir, ne serait-ce que par son aspect matériel : « El canto del grueso volumen parecía un espejo de oro », Clarín, « La mosca sabia », t. IV, vol. 1, p. 227.
72 « El viento Sur, caliente y perezoso, empujaba las nubes blanquecinas, que se rasgaban al correr hacia el Norte », Clarín, La Regenta, trad. Y. Lissorgues et alii, t. I, p. 65.
73 « Llegó octubre, y una tarde en que soplaba el viento Sur, perezoso y caliente, Ana salió del caserón de los Ozores », Clarín, La Regenta, trad. Y. Lissorgues et alii, t. I, p. 897.
74 W. Iser, L’acte de lecture, pp. 182-183.
75 « Le point de vue mobile se rapporte à la façon dont le lecteur est présent dans le texte. Cette présence se définit comme la structuration du texte qui se déploie dans les horizons de la mémoire et de l’attente. Le mouvement dialectique qui en résulte provoque une modification constante des contenus de mémoire ainsi qu’une complexification de l’attente. Ce processus dépend des perspectives différenciées du texte qui se constituent comme horizons équivalents ou interchangeables et, de fait, interagissent constamment. Cette dialectique est une activité de synthèse appelée lecture », W. Iser, L’acte de lecture, p. 216.
76 J. Oleza fait cette remarque dans une note du tome II de son édition de La Regenta, p. 292.
77 Clarín, La Regenta, t. I, pp. 546 et 570. Les redoublements et échos autoréférentiels sont extrêmement nombreux dans les textes de Clarín. Très souvent, ils entrent également dans un échange extratextuel qui insère le texte dans une série de représentations en reflet. La scène de l’arrivée de la protagoniste au théâtre, par exemple, rejouée dans La Regenta, Su único hijo, « Un documento » et « La imperfecta casada », entre en écho avec celle, « originale » de Mme Bovary de Flaubert. Le principe de contradiction et le sentiment du contraire qui président la structure ironique, ainsi que l’attention portée au détail et à la nuance, permettent à Clarín de composer des textes miroirs, tels que les récits « La imperfecta casada » et « La perfecta casada », deux variations contrastée à partir de l’image créée par l’ouvrage de fray Luis de León.
78 « Figurémonos que usted es cazador… y va y pasa por una heredad mía ; supongamos que soy yo el otro ; bueno, pues usted ve dentro de mi heredad un ciervo, un jabalí… lo que usted quiera, una liebre…/— Una liebre — dijo Reyes maquinalmente. /— Va, y ¡ pum !…/El fogonazo, remedado con mucha propiedad por el cura, hizo dar un salto a Bonis, que estaba muy nervioso. /— Dispara usted su escopeta y me… ; no, no conviene que sea liebre ; es mejor caza mayor para mi caso ; y cae lo que usted cree robezo o ciervo… ; pero no hay tal ciervo ni robezo, sino que ha matado usted una vaca mía que pastaba tranquilamente en el prado. ¿ Qué hace usted ? En mi ejemplo, en mi caso, pagarme la vaca por medio de una donación inter vivos … importante, siete mil reales. Yo me guardo los siete mil reales y el chico, digo, la vaca. Pero ahora viene lo mejor, y es que usted no ha sido el matador. El tiro no dio en el blanco, el tiro de usted se fue allá, por las nubes… Sólo que antes que usted, mucho antes, otro cazador, escondido, había disparado también… y ese fue el que mató la res, y se quedó con ella y con los siete mil reales de usted. Pasa tiempo, muere usted, es un decir, y muere también el otro ; pero antes de morir se arrepiente de la trampa, y quiere devolver a los herederos de usted el dinero que, en rigor, no es suyo, aunque usted se lo ha dado… inter vivos », Clarín, Su único hijo, trad. C. Bleton, t. II, pp. 152-153.
79 « El principio viene después », Clarín, Su único hijo, trad. C. Bleton, t. II, p. 150.
80 Selon L. Hutcheon, il faut opérer un retour à l’étymologie du mot parodia, synonyme de « contre-chant » pour élaborer une nouvelle approche, selon laquelle la parodie « implique plutôt une distance critique entre le texte d’arrière-plan qui est parodié et le nouveau texte enchâssant, une distance ordinairement signalée par l’ironie », L. Hutcheon, « Ironie et parodie », p. 468.
81 « Aquello no tenía ni pies ni cabeza. El pobre Octavio leía una y cien veces el rimero de cuartillas que tenía sobre la mesa, y no reconocía su obra de la noche anterior. Una noche de fiebre creadora, de excitación nerviosa que tocaba en la locura, una noche de esas que gastan la vida del cerebro más que diez años de tranquilo far niente, había tenido por resultado aquel cúmulo de despropósitos », Clarín, Las vírgenes locas, t. II, p. 563. Octavio réitère ce jugement : « aquella serie de capítulos que no tenían que ver unos con otros y que eran como un callejón sin salida » ; et « Me he perdido… me he metido en laberintos… ». Son éditeur confirmera le verdict en identifiant « una fábula entrecortada de absurdos », Clarín, Las vírgenes locas, t. II, pp. 568, 569, et 571, respectivement.
82 Le premier chapitre, « Dónde el lector empieza a saber quiénes eran las Vírgenes locas », est signé par Jacinto Octavio Picón ; le second, « En que se sabe que algunas Vírgenes locas eran locas, pero no vírgenes », par José Ortega Munilla ; le troisième, « En que se precipitan los acontecimientos », par Miguel Ramos Carrión ; quant au quatrième, « En que se explican ciertos antecedentes que, al parecer, son de gran importancia », il est écrit par Enrique Segovia Rocaberti.
83 « ¿ Era que durante las pocas horas en que él había dormido, el diablo burlón, o las brujas, o los duendes, o los gatos fantásticos de Poe y de Baudelaire habían caído sobre aquella mesa y habían enmarañado, descompuesto y roto la fábrica de su ingenio ? […] Y el mísero Octavio recordaba aquellos sublimes versos en que Musset describe la desesperación del poeta que tras noche de creación entuasiástica, al venir la mañana fría y cenicienta encuentra helada la obra de su inspiración », Clarín, Las vírgenes locas, t. II, p. 564.
84 L. Hutcheon, « Ironie et parodie », p. 467.
85 « “Elena y Carmela están en San Baudilio ; Octavio y don Salustio figuran en la lista de pensionistas de Leganés […]”. Sinesio, al terminar su relación, me miró fijamente ; después se quitó las zapatillas, arrojó por el balcón el cuello postizo y lanzó una caracajada… ¡¡ Estaba loco ! ! », Clarín, Las vírgenes locas, t. II, p. 624.
86 « [Los padres vivían] enamorados del arte, del ancho mundo y del azar gracioso y de sus extraños ritmos y armonías secretas, que al vulgo parecen disonancias », Clarín, Las vírgenes locas, t. II, p. 466.
87 Le mot illusionem est composé du préfixe – il (ou – in) qui signifie « dans » et de la forme lusum du verbe ludere, jouer. L’illusion désigne donc en premier lieu l’action de « jouer dans ». Illusio a longtemps désigné l’ironie rhétorique, avant que l’époque chrétienne lui accole les sens de moquerie, raillerie, objet de dérision, illusion, tromperie, erreur des sens, mirage, déception.
88 J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, p. 146.
89 C’est le narrateur qui l’identifie : « Noté que a veces, si Higadillos no le miraba, guiñaba un ojo, sacaba la lengua, y vine a comprender que le preparaba una gran broma », Clarín, « El cura de Vericueto », t. III, p. 530.
90 S. Kierkegaard, Le concept d’ironie constamment rapporté à Socrate, p. 139.
91 « Era un columpio de madera, como los que se ofrecen al público madrileño en la romería de San Isidro, aunque más elegante y fabricado con esmero ; en uno de los asientos, que imitaban la barquilla de un globo, en cuclillas, sonriente y pálido, don Saturnino Bermúdez, como a una vara del suelo inmóvil, hacía la figura más ridícula del mundo, con plena conciencia de ello, y más ridículo por sus conatos de disimularlo, procurando dar a su situación unos aires de tolerable, que no podía tener. En el otro extremo, en la barquilla opuesta, que se había enganchado en un puntal de una pared, restos del andamiaje de una obra reciente, ostentaba los llamativos colores de su falda y su exuberante persona Obdulia Fandiño agarrada a la nave como un náufrago del aire, muy de veras asustada, y coqueta y aparatosa en medio del susto y de lo que ella creía peligro », Clarín, La Regenta, t. I, pp. 414-415.
92 « ¿ Qué se diría si el cura gastase dinero de la fábrica en pompas y vanidades, mientras no puede emplear un céntimo en lo otro, en lo del pique ? ¿ Qué es lo del pique ? Ya se verá luego » ; « ya es hora de que subamos nosotros, sin miedo a lo del pique ; que por ahora no sabemos lo que es », Clarín, « El cura de Vericueto », t. III, pp. 520 et 521, respectivement.
93 F. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. C’est notamment Jorge, le protagoniste d’un dialogue sur le jeu, qui en parle : « una opinión, muy generalizada entre los estéticos, es que el arte... es juego. Schiller, en sus célebres cartas sobre la ciencia de lo bello, siguiendo a Kant, desenvuelve admirablemente la teoría… », Clarín, « Jorge (Diálogo, pero no platónico) », t. IV, vol. 2, p. 1987. Clarín cite Schiller à de nombreuses reprises dans son œuvre critique : « No es, pues, extraño que el ánimo público carezca de la serenidad que se requiere para atender con intensidad y constancia a los asuntos del arte, que al fin algo tienen de juego como pensaba Schiller », Clarín, « Revista literaria », 31 décembre 1896, t. IX, p. 813. Il fait également allusion à sa théorie du jeu lorsqu’il commente les réactions d’Emilia Pardo Bazán face à la polémique qui oppose Valera et Campoamor sur les questions de poésie et de métaphysique en 1891 : « Entre las personas discretas e ilustradas que ya han juzgado la polémica de los ilustres académicos, merece particular consideración doña Emilia Pardo Bazán, la cual, aunque de sobra perspicaz para saber transportar a su verdadero sentido la discusión famosa, a veces olvida que lo principal aquí es el juego como juego, la gimnástica de la fantasía asesorada por el estudio, la reflexión y el sentimiento ; y toma las cosas al pie de la letra y en un tono impropio del caso », Clarín, « Entre bobos anda el juego », t. IV, vol. 2, p. 1619.
94 « Soy de los que opinan que en la historia de los hombres, la de su infancia y adolescencia importa mucho, sobre todo cuando se trata de artistas, los cuales casi siempre siguen teniendo de niños y adolescentes. En rigor, ser artista… es seguir jugando », Clarín, Benito Pérez Galdós. Estudio críticobiográfico, t. IV, vol. 2, p. 1330.
95 F. Schlegel, Œuvres complètes, vol. 16, p. 144, cité par E. Behler, Ironie et modernité, p. 112.
96 R. Bourgeois, L’ironie romantique, p. 245.
97 Ibid., p. 243.
98 « Valientes animales son todos los que juegan », Clarín, « Jorge (Diálogo, pero no platónico) », t. IV, vol. 2, p. 1984.
99 « Estoy por decir que el jugador es un metafísico apasionado que interroga de cerca y con interés el misterio metafísico en cada jugada », Clarín, « Jorge (Diálogo, pero no platónico) », t. IV, vol. 2, p. 323.
100 B. Pascal, Pensées, p. 114.
101 Clarín, « Jorge (Diálogo, pero no platónico) », t. IV, vol. 2, p. 1988.
102 « Cada latido del corazón es un golpe de fortuna, una carta que se juega ; cada vez que respiro puedo perder o ganar la vida… », Clarín, « Jorge (Diálogo, pero no platónico) », t. IV, vol. 2, p. 1988.
103 Cet engagement sérieux et vital est incarné par Clarín dans les personnages et les vies du curé de Vericueto, dans le récit éponyme, et du jeune capitaine dans « Doña Berta » : le premier passe sa vie à rembourser une dette de jeu, tandis que le second ne peut se résoudre à vivre pour le faire. L’honneur du curé le « condamne » à une vie d’avarice, puisqu’il ne peut payer la somme considérable qu’il doit : « Hasta que pague todo lo que debo, que era mucho más de lo que yo puedo ganar en muchos años, atado como estoy de pies y manos, para hacerme rico, por mis votos, hasta que no le deba nada, me condeno a presidio, a trabajos forzados de miseria, de sordidez, de avaricia », Clarín, « El cura de Vericueto », t. III, p. 540. Le capitaine, quant à lui, se doit de vivre pour rembourser ce qu’il doit, mais il est conscient de son déchirement entre ses deux « vices », la guerre et le jeu, et ne peut résister à l’appel du feu : « el jugador, el que debía su vida a un acreedor, se arrojó a la muerte segura, como arrojaba a una carta toda su fortuna », Clarín, « Doña Berta », t. III, p. 296.
104 Clarín reprend le terme dilettanti et l’appréciation négative de Thomas Carlyle dans son portrait de Mahomet : « Le dilettantisme, qui consiste à tout réduire à un jeu d’hypothèses et de spéculations, à chercher la vérité en amateur, dans un esprit de futile amusement intellectuel, est la pire des fautes, la racine de toutes les autres fautes imaginables. C’est ce que produisent le cœur et l’âme d’un homme qui n’a jamais été ouvert à la vérité, qui ne se nourrit que de vaines apparences », « Le héros en tant que prophète », T. Carlyle, Les héros : le culte des héros et l’héroique dans l’histoire, p. 107.
105 « El juego… no es broma. Es como la vida ; es como la metafísica… la vida racional quiere penetrar en el misterio para saber de su destino, porque teme y quiere esperar, ser feliz… El jugador, igual. Ser o no ser, esa es la cuestión », Clarín, « Jorge (Diálogo, pero no platónico) », t. IV, vol. 2, p. 1990.
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