Chapitre II. Scène et mise en scène ironiques
p. 35-61
Texte intégral
I. — LE NARRATEUR ET SON CONTRÔLE DU JEU
1Sur la scène du dire qu’est la narration clarinienne, l’ironie joue un rôle structurant qui dépasse sa seule instrumentalisation rhétorique au service d’un discours satirique. L’ironie organise le texte à partir d’une posture d’énonciation dominante, celle du narrateur, qui est le relais fictionnel de la toute-puissance du créateur. Plutôt donc que de construire une typologie des formes ironiques1, qui sont peu aisées à évaluer selon un critère d’exhaustivité — l’ironie est protéénne par essence — cette étude se propose de cerner l’écriture ironique comme une mise en espace des voix dans l’œuvre. Comme le souligne très justement Philippe Hamon dans son essai sur l’écriture oblique2, l’ironie dépasse les limites contraignantes de la rhétorique, et l’identification de ses signaux ne donne pas systématiquement accès au message caché par l’ironiste. De plus, elle se construit au niveau textuel et n’apparaît pas uniquement de manière fragmentaire dans un mot, une formule ou une phrase. C’est pourquoi il propose de remplacer l’étude typologique de l’ironie par un examen topographique. L’ironie n’est pas tant l’art du contraire que celui de l’écart, du déplacement de sens entre les signifiés d’un même signifiant, entre les parties d’un même texte, entre deux textes, entre le texte et son énonciateur. Philippe Hamon fait de l’élément spatial le pivot de sa conception de l’ironie, globalement définie comme « l’art langagier de prendre ou de garder ses distances vis-à-vis des choses ou de soi-même »3. Définition largement corroborée par les images employées spontanément par les écrivains et les critiques. Alors que pour Flaubert il s’agit d’un « rapport d’œil » surplombant ou d’une « blague supérieure »4, Goethe, lui, parlait de « hauteur de vues »5 et, selon Nietzsche, l’ironie serait née « du désir passionné de distance, et du besoin de se maintenir au-dessus et loin de la foule »6. La gradation du point de vue est la première des conditions d’émergence du regard ironique : Vladimir Jankélévitch, dans son essai sur l’ironie, la décrit comme « le relief et l’échelonnement de la perspective »7. La métaphore spatiale — hauteur et profondeur assimilées l’une à l’autre — débouche dans son paroxysme sur la proposition de Roland Barthes de créer une nouvelle science, ou « bathmologie »8, qui prendrait pour objet d’étude le « jeu des degrés » dans l’œuvre et sa forme privilégiée, l’ironie.
2Ces multiples emprunts au champ de l’espace matérialisent une verticalité du point de vue qui explique les diverses distances ironiques — morale, intellectuelle, historique, émotive. Ce jeu de degrés spatialisés — forme idoine de la hiérarchie axiologique, ou « scalarisation »9 — est reconduit dans l’analyse stylistique du signe ironique. Superposition de deux niveaux de signifiés pour un seul signifiant, le signe ironique est la combinaison d’une forme superficielle et de fonds cachés. Ainsi est créé le « feuilleté » ironique, qui attend son déchiffrement et appelle le lecteur ou le récepteur à étudier le relief du mot, de la phrase, du texte ironique. De tous les arts de l’espace — l’architecture et le dessin en sont deux formes récurrentes — qui fournissent des métaphores à l’étude de l’ironie, le théâtre est le plus sollicité. L’ironiste est cet « hypocrite » qui parle depuis un masque, et qui donc se garantit de l’impunité de ses dires. L’accès au sens « du dessous », sous le masque du langage et de ses faux-fuyants, n’est possible que par un dépliement des niveaux interprétatifs afin d’atteindre le message ironique. Ce dernier conserve sa dualité, car il comprend à la fois le sens dégagé par l’interprète et la forme qui lui donne sens. Freud soulignait très justement « l’impression globale » que l’on ressent à comprendre une ironie revêtue de son « habillement spirituel » :
Devant une phrase spirituelle, nous ressentons une impression globale, qui ne nous permet pas de dissocier la part propre au contenu de pensée de celle qui revient au travail du mot d’esprit10.
3L’eirôn, par sa ruse et son masque, est le critique de son partenaire, l’alazon, sur la scène de l’ironie. Celle-ci est originellement, fonctionnellement et structurellement liée à cet espace double qu’est le théâtre, combinaison de l’exhibition et du secret, de la scène et de la coulisse, de l’artifice et de l’art. C’est d’ailleurs en référence à la scène qu’Henri Bergson définit l’esprit comme dramatique :
Au sens le plus large du mot, il semble qu’on appelle esprit une certaine manière dramatique de penser. Au lieu de manier ses idées comme des symboles différents, l’homme d’esprit les voit, les entend, et surtout les fait dialoguer entre elles comme des personnes. Il les met en scène, et luimême, se met en scène aussi11.
LA TOPOGRAPHIE IRONIQUE
4L’ironie est élargie à l’intégralité de l’œuvre d’autant plus aisément que celle-ci représente un espace socialisé qui se transforme naturellement en scène de théâtre. En effet, sur la scène du monde coïncident des protagonistes qui, au gré de leurs actions, se constituent soit comme acteurs, soit comme spectateurs. De plus, l’écrivain satiriste et moraliste a de tout temps considéré la société comme un théâtre : la métaphore du theatrum mundi est passée au service de la satire. L’homme, perçu comme acteur sous le regard de la fortune, de Dieu puis de ses semblables, joue sa vie sur une scène sociale où il est constamment jaugé et jugé par autrui. Cette représentation permet de dénoncer la société pour ses apparences, et de prendre pour cible les illusions et les artifices du paraître social. L’hypocrisie de la société est donc la proie de l’« hypocrite » satiriste qui s’évertue à montrer ses failles et ses béances. L’ironie utilise à son avantage la mise en scène sociale et la définition par la communauté d’un espace axiologique structuré dans son langage. Elle s’approprie le cadre scénique pour le critiquer, et reproduit dans le texte ironique les rôles, les trames et les intrigues sociaux. Philippe Hamon nomme « montage scénographique » ce processus d’investissement ironique de l’espace social12.
5Dans l’« aire de jeu » ou le « champ de tension »13 ironiques se dégage une série de rôles stables et complémentaires. La matérialisation scénique des postures d’énonciation détermine une certaine spécialisation des personnages présents sur la scène. Dans sa présentation d’une scénographie narrative sous l’égide d’un point de vue distancié qui est seul garant de sa construction, Philippe Hamon a recours à l’analyse triangulaire du mot d’esprit par Freud : « un triangle d’interlocuteurs dans un cercle social, telle pourrait être la figuration géométrique de l’ironie »14. Selon Freud, le mot d’esprit a pour finalité de produire du plaisir chez son énonciateur, à condition de respecter un processus d’échange complexe15. Il doit prendre forme dans une relation tripartite où celui qui est à l’origine du mot se sert d’un tiers indispensable pour libérer et autoriser son rire aux dépens d’une cible :
Parmi les manifestations d’états psychiques, le rire fait partie de celles qui sont contagieuses à un haut degré : lorsque je fais rire l’autre en lui communiquant mon mot d’esprit, je me sers de lui au fond pour provoquer mon propre rire16.
6Le processus est inopérant sans la présence de ce témoin-miroir, ce qui distingue l’esprit du comique dans lequel l’auteur peut rire sans détruire son objet. Dans le mot d’esprit tel que Freud l’envisage, l’auteur ne rit pas directement, mais produit un rire « par ricochet » en la personne de l’auditeur. Le gain de plaisir de l’auteur ne s’obtient que dans le déplacement du rire sur un objectif qui joue le rôle d’intermédiaire et qui complète la boucle spirituelle en renvoyant le rire vers celui qui l’a provoqué.
7À partir de ce fonctionnement triangulaire et de l’analyse d’un passage de La vieille fille de Balzac, Philippe Hamon établit un schéma actanciel à cinq postes. Ils sont cumulables et peuvent concerner plusieurs personnages au cours d’une même séquence, ou bien ne pas être représentés tous ensemble. Suivant ce code, la scène ironique se joue entre deux « gardiens de la loi » — qui matérialisent l’opposition entre deux lois, l’une représentée et attaquée par l’autre — ; l’ironisant — poste très souvent réservé au narrateur, mais qui peut être assumé par un personnage — ; la cible — qui est fréquemment double puisque à l’ironie des personnages se superpose celle du narrateur qui s’en prend à elle — ; le complice — lecteur ou personnage — ; et le naïf, ou « aveugle », qui interprète mal ou qui n’identifie pas le discours ironique. Ces postes se combinent donc librement et font clairement apparaître la structure ternaire sur laquelle ils sont greffés : ironisant — ironisé — témoin. L’intérêt de ce schéma ne réside pas tant dans sa prétention à la systématisation que dans son effort pour montrer que l’ironie est avant tout un mode de relation dramatique voire, plus largement, spectaculaire.
THÉÂTRALITÉ ET RÉGIE : UN « NARRATEUR DRAMATURGE »
8Le jeu des positions sur la scène ironique pose la question de son contrôle. Le déroulement de la séquence ironique n’est possible que parce qu’une perspective supérieure et distanciée crée et actualise l’échange. La posture de l’ironiste — créateur ou narrateur — est en surplomb. Elle peut être bénévole et souriante, mais elle peut aussi se manifester par un traitement méprisant qui déshumanise son objet. Proche de l’« esperpento » de Ramón del Valle-Inclán, l’univers des fictions clariniennes est dominé par un narrateur qui n’hésite pas à manipuler ses pantins17. Clarín se plaît d’ailleurs à reconduire dans les textes les images du marionnettiste pour souligner la perspective qui agence les textes. Petra, lorsqu’elle vise la perte d’Ana Ozores en la dénonçant à Fermín De Pas, poursuit un objectif vengeur. Elle veut se jouer et se moquer tout à la fois de sa maîtresse, du mari de celle-ci, et du Magistral, qui ne l’a pas récompensée comme elle estimait devoir l’être après leur promenade dans la forêt et à la suite des menus services qu’elle lui rendait. Elle met alors au point une stratégie précise pour provoquer la scène de la révélation de l’adultère : son rôle n’est pas tant actif que stratégique18. Elle travaille en arrière-plan, dans les coulisses, et c’est de ce travail que surgissent les événements tragiques du roman, notamment la mort de Quintanar au cours du duel contre Mesía. De manière parallèle, dans Su único hijo, Mochi le chanteur d’opéra est défini comme « l’homme des coulisses » qui manipule son petit monde — en particulier ses deux créatures favorites, Reyes et Serafina — en toute impunité19.
9La satire clarinienne prend appui sur l’omniscience d’un narrateur qui se fait marionnettiste au moment de mettre en scène les personnages. Pour reprendre les mots d’Agustín Coletes Blanco, le « contrôle d’une main de fer »20 des œuvres par le narrateur est une donnée indiscutable et un privilège indiscuté. Mais la position dominante du narrateur n’est pas exclusivement au service d’une déformation de la réalité et des individus dans une intention satirique et morale. C’est pourtant le point de vue le plus fréquemment adopté par les chercheurs. Dans son étude narratologique des deux romans et d’une série de dix contes de Clarín, María Rosso Gallo souligne à nouveau la domination et l’absolutisme des narrateurs. Elle insiste notamment, en s’appuyant sur le premier chapitre de La Regenta, sur le contrôle de la description et du dialogue par le narrateur :
La mosaïque minutieuse du monde présenté dans La Regenta est, donc, constamment soumise à une vision globale unitaire, qui n’admet aucune divagation déliée du contexte, et qui fait confluer chaque détail pour créer un motif thématique de fond21.
10L’objet de son analyse étant principalement de mettre en évidence la fonction moralisatrice et l’intention satirique de l’auteur au travers de ce narrateur, elle ne propose aucune approche esthétique de l’ironie comme principe structurant l’œuvre, au point d’associer sans réserve les manifestations ironiques à une vision morale de l’ironie, au service exclusif de la satire qui permet au roman, selon ses termes, de prendre la mesure du monde. Le portrait type du narrateur clarinien auquel elle aboutit, à partir de la notion de « supériorité objective », repose sur une posture hétérodiégétique qui permet au narrateur d’assumer trois principales fonctions omniscientes : voir, savoir et raconter. L’extrême vigilance narrative révèle en effet une surdétermination de la fonction de régie définie par Gérard Genette. En couplant cette fonction avec la typologie proposée par Georges Blin dans son étude sur Stendhal, il est possible d’affiner la définition de la posture d’énonciation du narrateur à l’intérieur du « montage scénographique » de l’ironie.
11La très belle analyse des œuvres de Stendhal par George Blin porte tout particulièrement sur cette modalité propre à la veine humoristique qu’est l’intervention auctoriale. Dans la lignée de Scarron, de Fielding et de Scott, Stendhal s’immisce dans sa narration, parfois sans recourir au masque du narrateur, et l’émaille de ses commentaires, de ses critiques et de ses remarques ironiques. Les « intrusions d’auteur », telles que Blin les a baptisées, sont de trois types. La première catégorie a pour fonction d’« étayer le vérisme » : par ses interventions, le narrateur vise à l’objectivité et se porte garant des faits qu’il relate. Pour cela il a recours à une série de techniques, dont celles du manuscrit trouvé et de la création d’un narrateur témoin de l’action. La seconde catégorie, d’une grande richesse interprétative quand on l’applique à l’œuvre de Clarín, met en scène la relation entre le narrateur et son lecteur. Le lien est consciemment créé et maintenu par le narrateur par le biais de pronoms liants — « nous », « vous » — qui prennent à partie et incluent le lecteur dans la narration en instaurant un dialogue fictif. Stendhal se plaisait à ce tour conversationnel dans lequel le conteur se fait volontiers causeur, et plus souvent encore anecdotier. La troisième série d’intrusions a une fonction de régie. Le narrateur est maître absolu de sa narration, qu’il construit et manipule. Il n’hésite pas à « monter sur les planches » pour multiplier les coupes, assurer les liaisons, reprendre des faits, en résumer d’autres, justifier ses digressions et, enfin, placer ses personnages sur la scène ironique. L’intrusion du régisseur, du causeur et du témoin sérieux est une brèche ouverte dans le texte, dans laquelle s’introduit l’ironie. Elle se coule aisément dans ces interstices et accompagne l’entrée de l’auteur dans son texte, car elle est prédisposée « à s’exercer en particulier entre parenthèses ou en interligne et partout où l’auteur vient faire irruption »22. La fonction de régie possède un mode d’intervention dramaturgique : grâce à elle le narrateur construit un espace qu’il impose comme la scène sur laquelle vont se dérouler les échanges langagiers. Si, comme le souligne Bergson, l’homme d’esprit est doté d’« une certaine disposition à esquisser en passant des scènes de comédie »23, l’auteur ironiste est à même d’élaborer de telles scènes. Il va même plus loin, car son ironie se dédouble et porte à la fois sur la scène et sur la mise en scène. En effet, Clarín compose des espaces régis par des lois ironiques et y place ses personnages, afin de leur faire jouer des scènes dont le narrateur ne manque pas de souligner ironiquement les ridicules et les failles. Cette tendance à la dramatisation est liée à une perception aigue des contrastes inhérents à un lieu et de l’aspect théâtral que revêt tout échange humain.
II. — CLARÍN ET LE THÉÂTRE
UNE PASSION ET UNE EXPÉRIENCE JUVÉNILES
12La facilité à combiner des scènes et le naturel dramatique sont deux attributs de l’ironiste qui ne manque pas de représenter, sous la forme la plus visible et contrastée, les incohérences et les vices de ses semblables. En cela, la plume ironique fait état d’une conscience dramaturgique. Leopoldo Alas Clarín a très tôt été enclin à adopter la forme théâtrale dans ses écrits. Son amour du théâtre, dans un siècle qu’il déclare résolument romanesque, l’a porté à chercher sa rénovation en même temps qu’à encenser un panthéon personnel d’auteurs romantiques24. L’ironiste, suivant le principe shakespearien « All the world’s a stage »25 se comporte comme un dramaturge face au monde et aux individus qui le peuplent. Leopoldo Alas Clarín n’échappe pas à la règle. Sa quadruple expérience de lecteur, de spectateur, d’auteur et de critique est étroitement liée au monde du théâtre, au point d’influencer sensiblement son écriture. Tout au long de sa vie, il a proclamé son goût pour le genre théâtral, en particulier pour les dramaturges du Siècle d’or et du romantisme espagnols, Calderón, Lope et Zorrilla en tête.
13Dans le Folleto literario qu’il consacre au théâtre, « Rafael Calvo y el teatro espagnol »26, et où il rend hommage à l’acteur disparu, Clarín revient sur ses années d’études à Madrid, lorsqu’il ne trouvait comme refuge à sa solitude que les églises et les théâtres27. Il fait ensuite le récit de la première représentation à laquelle il assiste à Madrid : son émotion de spectateur face à El Trovador d’Antonio García Gutiérrez ne le quittera jamais et confirmera son amour de lecteur. Ce transport n’est pas la première expérience théâtrale de Clarín : ses biographes28 indiquent qu’à l’âge de douze ans Leopoldo Alas écrivait des pièces qu’il jouait avec ses amis. L’accès à ces œuvres de jeunesse a été facilité par les travaux d’Ana Cristina Tolivar Alas sur les fonds de l’Archivo Clarín d’Oviedo. Elle a exhumé une série de textes dramatiques d’une grande maturité pour un auteur si jeune, mais que Clarín adulte avait reniés et affirmé avoir détruits. Sa première œuvre remonterait à l’âge de dix ans29, lorsqu’en 1862 Leopoldo Alas représente, à León et dans les bâtiments du gouvernement de la province, une pièce de sa main intitulée Juan de Hierro et dont la seconde partie a pour titre Juan resuscitado. Leopoldo Alas commentera d’ailleurs sa précocité dramaturgique dans sa correspondance avec le critique théâtral catalan José Yxart :
Si vous saviez qu’il s’agissait, peut-être, de ma véritable vocation. Je n’ai jamais joué dans des théâtres privés ou publics après l’âge de douze ou quatorze ans, mais quand j’avais dix ans, tout ceux qui me voyaient jouer disaient que je le faisais à merveille et, si j’ai bonne mémoire, et si je me fie à ce que j’ai fait ensuite tout seul (surtout quand je composais des drames — plus de quarante, tous perdus — et que je les déclamais pour moi seul) j’avais sans nul doute une disposition particulière et une grande facilité à me passionner et à exposer la passion imaginée avec beaucoup d’énergie et de vérité… Acteur et auteur de pièces de théâtre, voilà ce que j’étais persuadé de devenir jusqu’à l’âge de dix-huit ou vingt ans30.
14C’est dans une lettre à Pérez Galdós qu’il affirme avoir détruit l’intégralité de ses pièces de jeunesse — et de ses poèmes —, et qu’à nouveau il souligne le fait qu’il remplissait alors les trois fonctions d’auteur, de metteur en scène31 et d’acteur :
Ceci vous surprendra fort, mais je dois vous dire que jusqu’à l’âge de 22 ou 23 ans j’ai écrit des douzaines d’œuvres dramatiques, toutes hermétiquement brûlées, comme dit l’autre. De 10 à 15 ans j’ai joué dans la cuisine ou la salle-à-manger, chez moi, presque tous les jours, un drame en trois actes, la plupart du temps en vers. Quand j’avais dix ans, à Léon, une compagnie d’amateurs a mis en scène une de mes pièces, intitulées « Jean de Fer », et sa deuxième partie « Jean Ressuscité », au siège du Gouvernement Provincial. Enfin, je ne sais comme il se fait qu’aujourd’hui je ne sois pas un Herrans ou un Cavestany. Grâce à mon bon sens proverbial. Mais, toute plaisanterie mise à part, j’aimerais beaucoup lancer sur les planches, sous votre direction, Isidoro, ou Cimarra et Julia, ou Daniel, ou Salvador, ou Fortuna32.
15Contrairement à ce qu’il soutient dans cette lettre, une série d’ébauches et de fragments dramatiques lui ont survécu. Ana Cristina Tolivar Alas33 cite les titres de La letra mata, El viudo, La última Infanzón, El Temerario en la prueba, Nerón, Juan Ruiz (ensuite renommé Juan Martín ), Julieta, Clara Fe, La Millonaria. En plus de ces projets et textes inachevés, Leopoldo Alas est l’auteur en 1867 — il a alors 15 ans — d’une pièce de type néo-classique, construite sur la trame du chef-d’œuvre de Moratín, El sí de las niñas (1808). Intitulée Tres en una, cette comédie en un acte est l’histoire d’un jeune homme nommé Tomás qui, envoyé par son père à Madrid pour faire des études de droit et devenir avocat, revient dans sa ville natale et choisit d’exercer clandestinement la profession de journaliste satirique. Les éléments autobiographiques sont nombreux dans la pièce, telle la relation conflictuelle au père : selon l’arrière-petite-fille de Clarín, le protagoniste serait un alter ego du jeune Alas qui, de la sorte, traduirait dans la rébellion du personnage ses propres difficultés envers un père toujours absent. Le père fictif, quant à lui, arrange un mariage de convenance pour son fils, alors que ce dernier se voit parallèlement engagé par le directeur de son journal et par un militaire dans deux autres unions. À la suite d’une série de quiproquos joyeusement ponctués par les interventions du domestique Ramón, dignes de celles de Sancho Panza, ainsi que par les saillies ironiques du jeune homme, tout se résout de la plus heureuse des façons car les trois fiancées n’en sont en fait qu’une, celle que le protagoniste courtisait pour son compte.
16L’importance du chiffre trois, relevée par les spécialistes de l’œuvre de Clarín, qui l’interprètent de diverses manières mais en soulignant le modèle de la Trinité chrétienne, semble coïncider avec la structure élémentaire du quiproquo et avec celle de l’esprit selon Freud. Pour une bonne communication ironique, l’échange doit fonctionner sur la base de trois acteurs. Or, si les trois fiancées de Tres en una n’en font qu’une, le protagoniste de Juan Martín possède quant à lui trois personnalités et, plus intéressant encore, Leopoldo Alas choisit d’adopter trois masques pour sa plume dans Juan Ruiz : Juan Ruiz lui-même, Mangano et Benjamín, comme si, pour lui, le pacte de création ironique ne fonctionnait que sur ce noyau tripartite.
17En ce qui concerne la mise en scène de Tres en una, Leopoldo Alas a soigneusement inscrit la répartition des rôles sur le cahier où est conservé le seul exemplaire de la pièce34. Au départ, il s’était réservé le rôle du père et Armando Palacio Valdés jouait le fils ; mais, à la suite d’un remaniement consigné sur le cahier, c’est Leopoldo Alas qui assumera le rôle de Tomás, ce qui entraînera la modification de la fin du texte dans laquelle est proclamée l’identité de l’acteur et de l’auteur35. Suivant ces indications, il est possible de déduire que cette pièce a été jouée par Leopoldo Alas et ses amis à Oviedo. La pratique du théâtre privé, illustrée brillamment par Benito Pérez Galdós dans son roman Miau, était alors très répandue en Espagne. Adolfo Posada mentionne cette habitude du groupe formé par Leopoldo Alas et ses amis, Pío Rubín, Tomás Tuero, Armando Palacio Valdés et les frères Anselmo et Emilio Martín González del Valle, chez qui, vraisemblablement, avaient lieu les représentations36. Si Clarín a ensuite attendu près de trente ans avant d’écrire son unique pièce de théâtre, Teresa, dont on connaît le succès malheureux37, il n’en reste pas moins que sa première expérience de l’écrit est dramatique.
LE DIALOGUE ET LA MISE EN SCÈNE VOCALE : LE CAS DE JUAN RUIZ
18Clarín a cultivé une expérience scénique ainsi qu’une pratique d’écriture dramaturgique. Cette inclination ne cessera de se faire sentir dans ses écrits postérieurs, notamment par l’importance accordée à l’élément dialogique et au schéma triangulaire. La composition de ces pièces juvéniles, combinée à une longue habitude de lecture des auteurs dramatiques dont Quintanar, dans La Regenta, est l’expression exagérée mais certaine, constituent un apprentissage qui pousse Clarín à s’intéresser de près aux postures d’énonciation et à la qualité ironique des échanges38. Ce champ d’expérience croise celui de la presse : pour Leopoldo Alas, le théâtre comme le journal sont deux modes de représentation sociale qui servent ses qualités critiques. Ils offrent de fait un espace d’écriture dans lequel il ne manque pas de s’engouffrer, et cela très tôt, par la création de son « journal humoristique », Juan Ruyz — plus tard Juan Ruiz.
19Rédigé du 8 mars au 29 octobre 1868 à raison d’un exemplaire manuscrit par semaine, composé le samedi soir, avec une interruption de deux mois entre le 19 avril et le 14 juin, puis à raison de deux exemplaires hebdomadaires le jeudi et le dimanche du 29 octobre 1868 au 14 juillet 1869, Juan Ruiz comptait jusqu’à il y a peu cinquante numéros. Or, en 2010, la famille de Clarín a découvert sept numéros inédits du journal, ainsi qu’un numéro, le premier, totalement surprenant, du Bachiller malalengua, sous-titré Revista semanal filosófica-teológica-científica-épico [sic] -gastronómica, qui, selon son auteur, prend la suite de Juan Ruiz : « Juan Ruiz no ha muerto, sino que se ha metamorfoseado en un bachiller hecho y derecho », écrit le jeune Alas le 17 décembre 1869. Ce journal est l’espace dont se dote Leopoldo Alas pour exprimer ses opinions littéraires, politiques et religieuses. Il est incroyablement investi par la liberté du jeune publiciste et critique qui compose sa publication selon les modèles fournis par les deux principaux journaux satiriques de l’époque, El Cascabel et Gil Blas39.
20Les numéros s’ouvrent sur un article de fond traitant de sujets littéraires, politiques ou religieux sur un ton critique ; suivent une série de vers et de compositions brèves, parfois un extrait de conte ou de récit, qui précèdent la fameuse section « Cosas de Juan », où s’exerce la verve satirique de Leopoldo Alas dans un potpourri de textes brefs, de commentaires d’actualité, de comptes rendus de théâtre, de charades et, généralement, de brèves humoristiques. La dernière section, qui a tendance à s’amenuiser avec le temps, est celle de la « Correspondencia de Juan » dans laquelle le rédacteur répond à son lectorat fictif.
21L’élément dominant de cette publication est la dialogisation40. Le dialogue y est continu et démultiplié. Les articles critiques comme les textes de fiction prennent une forme dramatique : l’une des stratégies de présentation de l’opinion consiste en particulier à présenter de manière didascalique des intervenants ou des personnages, sans aucune intervention narrative ; ou bien à privilégier l’anonymat des locuteurs pour créer des types sociaux, comme le montrent les articles « Todos somos iguales » et « Vamos trampeando »41, construits sur la juxtaposition de courts dialogues. Le lecteur de Juan Ruiz qui, il faut le rappeler, n’était autre que Leopoldo Alas, puisque l’existence d’un seul manuscrit réduit la possibilité de sa diffusion autrement que par une lecture ponctuelle de la part des amis de l’auteur, le lecteur, donc, est constamment interpellé. Il l’est également dans les poèmes, qui reprennent la forme dialoguée que Campoamor a su donner à ses Doloras et Humoradas42, et qui interpellent directement leur lecteur43, ou qui sont construits comme un dialogue. Ainsi « Filosofía de la mujer », publié le 30 août 1868, dans le numéro 19, est une imitation des échanges campoamoriens :
ÉL. — ¡ Elisa, por ti me muero !
¿ Y tú me quieres ?
ELLA. — Yo sí,
Y francamente, te quiero
Porque me quieres a mí44.
22Les récits sont construits sur ce modèle puisqu’ils laissent une large place au dialogue et qu’ils font intervenir le lecteur, soit par une remarque de l’auteur interne au récit, soit par un commentaire situé au seuil du texte et sous la signature de l’auteur45. Les idées de Juan Ruiz et de ses rédacteurs, avec lesquels il n’hésite pas à discuter46, l’opinion de ses contemporains, les thèses et les principes politiques, ainsi que les courants littéraires, trouvent une forme orale. Ils se transforment en voix intervenant directement sur la page du journal. Juan Ruiz contient donc en germe les nombreuses possibilités d’écriture ironique que Clarín adulte met au point dans ses œuvres. Il est aussi le terrain de ses premières recherches narratives, car Juan Ruiz publie sous son nom une série de tableaux ironiques et satiriques intitulés « Los Bañistas », un roman inachevé, El que tragó el molinillo, ainsi qu’un récit habilement conçu, « El caramelo. Cuento raro »47. Celui-ci commence lors d’une soirée où est donné un bal : Ernesto, amoureux de Carlota, se fait raconter l’histoire de la jeune femme par la marquise del Remolino. Trompée et abandonnée par son grand amour qui lui avait offert un bonbon à la menthe le jour de leur rencontre, Carlota décide de se venger des hommes. Elle se venge sur deux de ses prétendants en leur annonçant qu’elle donnera le bonbon à celui qu’elle aura choisi pour époux. Mais elle leur donne à chacun la moitié du bonbon, en exigeant qu’ils récupèrent celle de leur rival pour gagner son cœur. Après leur duel, Carlota se rit du vainqueur et emporte la friandise. Ce récit ne manque pas d’inquiéter le jeune Ernesto, qui s’affole complètement lorsque Carlota, avec qui il danse une polka, lui offre un bonbon…
23L’intérêt de « El caramelo » est que le narrateur, Juan Ruiz, constamment présent dans le texte, délègue en partie la narration à une autre voix, celle de la Marquise, qui sait remplir son office. Cette narratrice multiplie les commentaires sur sa manière de conter, sur ses digressions et sur la composition de son récit. Autant de remarques métatextuelles qui dialoguent avec les interventions parallèles de Juan Ruiz qui encadrent la narration48. Le récit enchâsse deux voix narratrices, et se termine sur une pirouette de Juan Ruiz qui, d’auteur, est devenu acteur, ou protagoniste du récit. Tous les personnages se retrouvent sur une plage, et Juan est parmi eux. Sa voix rejoint les voix des personnages sur la scène fictive, et le récit se clôt sur ses derniers mots et sur sa bouche qui avale finalement le fameux bonbon49. La voracité de cet acte affirme donc la supériorité de la principale voix narrative, et cela au seuil du texte, alors que l’auteur combine les postes de narrateur et de personnage. La création de scènes dialoguées et dialogiques permet de générer des échanges entre les diverses postures d’énonciation présentes sur la scène ironique.
LES INTERVENTIONS DIDASCALIQUES
24La rencontre entre la voix du narrateur dramaturge et celles des personnages persiste de manière isolée et précise dans les œuvres postérieures de Clarín. Les scènes de conversation collective perpétuent les marques dramatiques, dans un emploi très particulier des didascalies. C’est le cas des nombreuses scènes de banquets et de repas au cours desquelles un ou plusieurs personnages entament un discours, s’instituant en parole spectaculaire et renvoyant les autres personnages au rôle du public. Le narrateur-metteur en scène y fait des intrusions didascaliques, signalées graphiquement par l’emploi des parenthèses. Ainsi, dans « Post prandium », le discours d’un des orateurs est interrompu auditivement et visuellement par les interventions suivantes :
(Un semi cura : bravo, bravo), (Bravo, bravo), (Aplausos), (Murmullos), (Sí, sí, sí), (¿ Cuándo ?, ¿ cuándo ?), (Todos los circunstantes saludan al orador)50.
25Ces pauses didascaliques sont très rarement composées de syntagmes verbaux. Elles ont pour but de rendre visibles une série de gestes et de mimiques, et audibles les cris réactifs à une scène qui se joue devant un auditoire. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que cet aspect spectaculaire de l’intervention narrative porte souvent sur des actes dramatiques, comme par exemple lorsque le narrateur souligne « (Representando) »51, après sa description de l’amour de Quintanar pour les dramaturges du Siècle d’or, et avant de laisser place à la voix du personnage au discours direct.
26L’ambiguïté des didascalies réside dans le fait qu’elles comprennent à la fois des conditions d’énonciation fictionnelle et des conditions scéniques réelles. Elles s’adressent donc à un double public : le comédien — et plus largement l’ensemble de la troupe, en premier chef le metteur en scène —, et le lecteur. C’est un type de régie qui soutient la construction imaginaire de la scène par ce dernier : le lecteur fait ainsi le lien entre la représentation et sa réception. Or, dans les didascalies citées précédemment, le narrateur s’adresse à son lecteur. En rendant visibles et audibles des réactions qui auraient très bien pu se matérialiser sous la forme traditionnelle de la narration ou de l’intervention dialoguée introduite par des tirets, l’auteur fait le choix de créer deux niveaux textuels. Le narrateur met en scène la réception interne au texte, celle de l’auditoire fictif, en ponctuant la parole du personnage central par des marques d’enthousiasme et par des réactions verbalisées. L’insertion des parenthèses marque un écart, une profondeur dans la voix première. Elles creusent un espace dans la voix du personnage pour y inclure soit des réactions médiatisées par un terme narratif (murmullos, aplausos), soit une irruption de la parole d’autrui constituée en réplique (bravo, cuándo), soit un mélange de la simple mention des réactions et de phrases descriptives. C’est le cas par exemple au cours du discours de Reyes dans Su único hijo :
Bravos et applaudissements interrompent l’orateur. Le choriste visé, qui est présent et porte en effet un costume très usé, digne des tropiques, ouvre ses bras à Reyes en larmes qui l’embrasse52.
27Cette dernière possibilité manifeste une tendance narrative à investir l’espace interne au discours du personnage.
28L’intrusion didascalique crée un entre-deux visible dans la page où narration et dramatisation de la parole se rejoignent. L’effet obtenu est l’organisation d’une scène ironique d’où sont apparemment exclus le narrateur ironiste et son complice lecteur, à l’instant même où ils parasitent le discours du personnage. La conséquence pour la réception ironique est que le lecteur perçoit un texte étagé sur deux niveaux, et qu’il est chargé de déplier pour en lire le relief vocal où se superposent la voix du personnage qui parle, celles des membres du public, et celle du narrateur. Un tel dépliement de la scène ironique, construite à partir de la technique de l’intrusion didascalique, est facilité au lecteur qui, comme Clarín, est coutumier des pièces de théâtre et qui est capable de se représenter la scène et les positions vocales des personnages. Ce travail de lecture théâtrale, — dans un fauteuil, aurait dit Musset —, est un prolongement de l’écriture dramaturgique chez Clarín.
III. — LES ESPACES IRONIQUES
29La stratégie la plus employée par l’ironie clarinienne consiste à créer un espace à partir d’une série de rapports d’où émergent le contraste et le sens ironique. La composition d’une scénographie repose sur la construction minutieuse de la scène, ce qui met en cause la transparence de la description telle qu’elle est préconisée par les naturalistes. Émile Zola prend soin, dans ses textes théoriques, de donner un nouveau statut à la description : loin de l’aspect décoratif qu’elle pouvait avoir aux XVIIe et XVIIIe siècles et des « orgies romantiques » de la première moitié du XIXe siècle, la description est pensée comme « un état du milieu qui complète et qui détermine l’homme »53. Or, Zola lui-même, dont les écarts entre les productions théoriques et littéraires sont aujourd’hui bien connus, n’hésite pas à donner un tour symbolique et ironique aux espaces dans lesquels il inscrit l’action de la plupart des romans du cycle des Rougon-Macquart. Il suffit de se remémorer le cimetière sur lequel s’ouvre et se clôt l’action de La fortune des Rougon qui fait naître la famille dans le sang versé, ou bien encore le marché gras et souriant des halles découvertes par le maigre et affamé Florent dans Le ventre de Paris pour s’en convaincre. Le mythe du miroir promené le long des chemins a fait long feu. Zola est le premier à déplacer la métaphore en proposant de mettre « l’humanité jusque dans les pierres du chemin »54, infléchissant ainsi la perspective du romancier réaliste. Il a d’ailleurs toujours affirmé que l’art, réalisme compris, est une vision du monde au filtre d’un tempérament55.
30Le détour par Zola était nécessaire pour comprendre en quoi la description au sein des œuvres clariniennes se ménage une certaine autonomie. Clarín connaissait parfaitement les théories et les romans de Zola, qu’il a très largement commentés et critiqués, notamment dans le prologue de La cuestión palpitante d’Emilia Pardo Bazán, ouvrage qui impose la « question naturaliste » en Espagne. Il a toujours fait preuve d’une réelle admiration pour Zola, mais aussi d’une franche incrédulité vis-à-vis des théories de la détermination et de l’hérédité56. Clarín rejoint néanmoins Zola sur le point bien précis de la puissance personnelle de l’auteur, exprimée en particulier dans la description. Si, par son « tempérament », l’auteur, et c’est bien évidemment le cas chez Clarín, est fondé à voir et à actualiser les aspects contrastés et risibles de la condition humaine, la forme même de l’appréhension du monde par le langage est ironique. Percevoir constamment l’ironie des situations, l’ironie des comportements individuels et collectifs, et produire un texte se jouant de leurs excès, ne font qu’un. L’immédiate traduction en est la représentation dans l’espace des déformations de l’environnement des personnages.
31John Rutherford, dans son ouvrage La Regenta y el lector cómplice, fut l’un des premiers critiques à s’intéresser de manière approfondie à la construction ironique de l’espace chez Clarín. Il fut en cela aidé par sa triple expérience des textes : lecture, analyse littéraire, mais surtout traduction de La Regenta. En effet, c’est à l’épreuve de la traduction qu’apparaissent les infimes détails et les multiples rouages de la machinerie ironique. La première phrase de La Regenta est célèbre : « L’héroïque cité faisait la sieste ». Des générations de chercheurs et de lecteurs, après avoir esquissé un sourire, ont réfléchi sur elle. Cet énoncé programmatique est en fait le signe le plus apparent d’une pratique de la description ironique. Comme sa protagoniste, Ana Ozores, à qui Clarín transfère ponctuellement ses propres qualités, l’auteur est toujours conscient de la possible transformation de l’espace en sa représentation ironique. Aussi les espaces sont très souvent sur le point de se transformer en scène de théâtre :
Parfois, j’ai l’impression que le Vivero est un décor de théâtre ou de roman. Le bois me semble alors plus solitaire, le manoir aussi. On dirait une solitude méditative. Tout est plongé dans un silence réfléchi, évoquant les cris de joie et de plaisir qui ont naguère retenti ou se préparent à retentir du vacarme de fêtes futures… J’insiste sur ce point, on se croirait un peu sur une scène avant le début de la pièce. Les Vétustains qui ont le bonheur d’être invités aux sorties du Vivero sont les personnages des pièces que l’on joue ici57.
32Rutherford nomme « défi du langage » l’incitation ironique immédiatement proposée au lecteur dans l’incipit de La Regenta. Son analyse met en évidence la superposition des éléments appelés à semer le trouble chez le lecteur : les indices paratextuels que sont l’illustration de la couverture, qui rappelle la vision romantique du Moyen Âge, ainsi que le titre, qui fait référence — Regente — à une fonction renommée presidente au moment de l’écriture, alliés à la chute brutale du sublime au trivial dans la première phrase, mettent en mouvement un processus de nivellement ironique58. L’étude précise du rythme des premières phrases permet d’ailleurs à Rutherford de montrer que Clarín y parodie le poème en prose, alors même qu’il défie les codes et la structure du roman réaliste et du naturalisme par le biais du mouvement insidieux des ordures et par la fameuse tour de la cathédrale transformée en bouteille de champagne. Dans cette description, Clarín crée un magistral espace ironique qui confond les données du genre descriptif.
L’IRIS DE « LAS DOS CAJAS »
33Le défi descriptif est une constante de la mise en scène des récits clariniens. « Las dos cajas », récit composé avant La Regenta59, raconte l’histoire du violoniste Ventura Rodríguez qui, progressivement, perdra sa carrière, l’amour de sa femme, puis son fils. Le récit est divisé en cinq parties, dont seule la dernière s’ouvre sur une description spatiale. Elle correspond au « théâtre » de l’action centrale, à l’« enamoramiento » silencieux de Carmen Rodríguez et du militaire, portés par leurs regards et par la musique de Ventura :
L’Iris ouvrait à huit heures du matin en hiver. Les serveurs, somnolents, balayaient, nettoyaient les bancs, démontaient les tours de chaises qui se trouvaient sur les tables, et la plupart allait se recoucher. Deux ou trois restaient pour le service de la matinée. L’un d’entre eux lisait le Diario, journal de premier ordre dans la province ; un autre jouait avec le chat. Au comptoir, silence. Le piano, bien fermé et au chaud sous sa housse verte, étendait sa queue sur l’estrade de pin blanc, majestueux dans son long sommeil du matin. L’estrade se trouvait au milieu de la salle, entourée par une balustrade de bois peinte en bleu et or. Sur un pupitre, il y avait quelques livres et partitions. De l’autre côté du piano, une chaise haute doublée de velours carmin, originaire de quelque théâtre. C’est là que s’asseyait « le monsieur de Madrid », la célébrité qui touchait cinq douros par soir et qui dînait gratis60.
34Cette partie correspond à un nouveau commencement pour Ventura et les siens qui ont quitté Madrid pour que ce dernier puisse trouver des engagements. Nouvelle vie, nouvelle scène. Le narrateur se plaît alors à construire un espace sur plusieurs niveaux. À la lecture des premiers mots de la description, le lecteur ne sait pas de quoi il est question. L’italique de « El Iris » ne peut que lui indiquer qu’il faut prendre ce nom commun comme un collectif désignant un lieu public, ce qui est confirmé dans la deuxième phrase par les mots « los mozos » qui complètent l’information et désignent un café. Sur cet « iris » se greffent au moins trois sens ironiques. L’isotopie de la somnolence sur laquelle est construite la description est le premier de ces sens. Elle sera reprise et infléchie un an après en isotopie de la paresse et de la sieste digestive de Vetusta dans La Regenta. La personnification du café passe par la conversion du nom commun « iris » en nom propre : le café est cet œil qui s’ouvre paresseusement, métonymie des yeux embués de sommeil des garçons de café qui vaquent lentement à leurs tâches avant de retourner au lit ou bien de sommeiller gentiment, comme le font deux d’entre eux. Le travail routinier et monotone est rendu par l’emploi de l’imparfait de l’indicatif qui indique la répétitivité et connote la lassitude.
35Le réveil du café et des travailleurs est trompeur, car la boucle textuelle fait comme si l’œil se fermait à demi une fois les tâches accomplies. La torpeur métonymique est accentuée par l’anonymat des figurants de cette scène qui inclut et annonce le silence de l’espace. En effet, le mouvement impulsé par le verbe initial est ironique : l’œil/le café s’ouvre peut-être, mais tout reste figé. Il n’y a aucune action, aucun mouvement sur la scène du récit. La description repose sur une série de phrases qui s’intéressent à une série d’objets solitaires et abandonnés des hommes : le piano, l’estrade, le pupitre et la chaise. Cette immobilisation liée à l’inactivité appellera comme extension, dans La Regenta, le mouvement des ordures et des poussières qui prennent possession de Vestusta, au rythme du vent du Sud, chaud et paresseux. Le germe ironique de cette description en écho étant le balayage des garçons de café, transposé en balayage des « migajas de basura », ou « débris d’ordures » vétustains61.
36C’est donc un œil qui s’ouvre : la polysémie du mot « iris » qui, indirectement, fait intervenir l’œil et le regard sur l’espace décrit, est un indice de l’importance accordée au point de vue et à la vision dans la suite du récit. Si celui-ci est construit essentiellement sur la matière auditive et la musique pour ce qui concerne la trame, c’est l’échange des regards entre Carmen et le militaire qui est déterminant. L’action est donc placée ironiquement sous le signe de l’œil. Le rythme lent de la description s’attarde sur tous les objets et dévoile la scène selon un processus cinématographique de ralenti : le lien entre le regard et le spectacle se fait naturellement, car l’espace dominant est l’estrade sur laquelle va jouer Ventura. Or, l’œil, ou l’iris, est aussi un signe du contrôle visuel de la scène par le narrateur. Le lecteur suit sa vision et adopte son point de vue lorsque le narrateur se déplace d’objet en objet sur l’estrade, pour finalement revenir derrière le piano et décrire la chaise du pianiste.
37La position stratégique de ce siège en fin de description, et l’explication immédiatement offerte par le narrateur qui précise que sur elle s’installe « el señor de Madrid », insèrent Ventura, absent, dans la scène figée. Cette chaise haute et voyante, recouverte de velours rouge, n’est pas anodine. Abandonnée aux regards, elle s’impose sur la scène qui acquiert définitivement ce statut par l’indication que fournit le narrateur : la chaise provient d’un théâtre. L’ambiguïté est immédiate : est-elle celle d’un spectateur ? Ou bien l’accessoire d’un acteur ? Ce siège, qui est déplacé, car hors de son espace originel, est la marque du déplacement de celui qui y prend place. L’habileté du narrateur consiste à construire une annonce ironique par le couplage entre la chaise et l’iris. Ventura le violoniste sera sur scène pour jouer du violon. Il devrait donc naturellement constituer le spectacle. Mais le lecteur découvrira bien vite que le spectacle se jouera non sur scène, mais dans le public. En dépit de la fierté du café à accueillir une célébrité madrilène, les habitués ne font pas grand cas du spectacle et détournent leurs regards de la scène. Carmen fera de même. De fait, le siège de velours rouge fait de Ventura le spectateur d’une autre scène lorsqu’il est témoin des regards échangés. De façon ironique et anticipatrice, la réversibilité de la chaise (scène-salle, spectacle-spectateur), désigne l’aveuglement, puis la révélation, de Ventura. Celui-ci finit par voir ce qui se joue dans la salle. Or, le mot « iris » désigne aussi l’arc-en-ciel (arco iris), et le jeu de lumière réfractée dans le dos du témoin qui n’en perçoit que les effets colorés sur la pluie. Il était donc déjà un indice du renversement de la situation et des regards. La trame du récit est tout entière contenue, masquée et annoncée en un seul mot qui concentre les phénomènes d’inversion et de polarisation du regard.
38La création de l’espace ironique obéit à une double exigence : la première, dont la signification est la plus immédiate, est satirique. La cible de prédilection du narrateur est alors la ville de province dans son étroitesse et sa vanité. La seconde exigence est d’ordre esthétique : il s’agit de construire une représentation ironique dont les éléments sont à la fois des indices et des masques. L’ouverture descriptive joue sur la coïncidence de l’immédiat et du différé, du direct et de l’indirect. L’« iris », dans « Las dos cajas », est une mise en garde sur le trompe-l’œil de la description, une marque de la présence narratoriale — de l’œil du narrateur — ainsi qu’un appel à l’œil du lecteur : celui-ci doit s’exercer à voir les signes ironiques, et surtout à chercher, en dessous du premier niveau satirique, le jeu ironique latent. À celui qui sait voir, s’offre une pléiade de nœuds textuels ironiques dans les descriptions. Le premier de ces nœuds est généralement exposé dès les premiers mots de la description et de l’œuvre. « La heroica ciudad » dans La Regenta, « El Iris » dans « Las dos cajas », ou encore « Laguna » dans « Cuervo », sont les marques immédiates de la construction ironique des espaces représentés.
LAGUNA ET LE SIGNE IRONIQUE
39Le narrateur crée une espèce de plateforme langagière, très souvent onomastique, dans laquelle il mêle étroitement l’exhibition et la dissimulation du procédé ironique. Les premières lignes de « Cuervo », consacrées à la description de la ville où vit le protagoniste éponyme, sont exemplaires de ce phénomène :
Laguna est une ville joyeuse, toute blanche et au cœur d’un tableau de verdure. Elle est entourée par de grands près marécageux ; à l’Orient ses anciennes murailles sont embrassées par un fleuve qui décrit un s devant la ville, comme en une pirouette, et qui après, peu après, s’arrête et forme une nappe d’eau dormante, pour peindre le reflet de la belle ville dont il est amoureux, selon moi. L’horizon est bordé d’un côté par des bois séculaires de chênes verts et de châtaigniers et, de l’autre, par les crêtes de montagnes très hautes, très lointaines et couvertes de neige. Le paysage contemplé depuis la tour de l’église collégiale n’a d’autre défaut que de sembler maniéré, et presque, je dis presque, peint sur un éventail. La ville, à l’intérieur, est également riante et, comme elle est toute blanche, elle semble propre. Des vingt mille âmes que, sans distinction de classes, les statistiques officielles attribuent à Laguna, on peut bien dire que dix-neuf mille sont gaies comme des pinsons. On n’a jamais vu en Espagne de village plus en liesse ni où il meurt plus de monde62.
40La polysémie du mot « laguna », qui désigne tout aussi bien une étendue d’eau de mer, une omission, volontaire ou non, dans un écrit ou un discours, et un défaut ou un vide, est un signe de gradation ironique. En effet, le texte s’ouvre sur un espace vide, sur un non-dit, un silence qui se matérialise dans ce « trou » textuel. Le narrateur retarde l’annonce d’une partie des informations concernant une ville présentée comme un petit paradis doté… d’un énorme défaut. La chute finale dévoile un lieu de mort, une ville où l’on meurt plus rapidement et plus sûrement qu’ailleurs. Mais les habitants refusent de voir et de reconnaître l’insalubrité de leur ville, masquant cette béance par une allégresse de surface. C’est donc un vide qui ouvre le récit : le narrateur s’amusera à combler partiellement le trou en semant des indices, et le lecteur est invité à identifier la faille et à la remplir. De même, « laguna » est une marque de la présence de la mort dans le récit et d’un interstice par lequel Cuervo parvient à parasiter jusqu’à la mort elle-même.
41La description offre à qui sait les saisir une série d’indices ironiques sur l’insalubrité, qui semble au premier abord absorbée par l’aspect plutôt agréable du paysage. Des étangs entourent la ville dont le fleuve s’arrondit en une nappe d’eau dormante. Dans un ensemble calme et tranquille, de pareils éléments ne semblent pas détonner. Mais la « pirouette » du fleuve sinueux devrait alerter le lecteur : un esprit joueur construit le paysage. Au risque de trop dévoiler son jeu, le narrateur intervient d’ailleurs à la première personne et sa remarque ironique sur le reflet introduit la métaphore du tableau. Elle dénonce la construction réfléchie d’un espace ironique qui dépasse la seule allusion satirique aux clichés romantiques. Le vocabulaire de la représentation et de l’apparence est omniprésent dans une scène qui est une boucle : « describe, pintar, reflejo, abanico, parecer ». Le paysage se referme sur lui-même dans la dernière phrase du premier paragraphe, qui est à la fois une entrée dans la ville et un écho de la première phrase. L’accumulation des signes du paraître et du dessin doit mettre la puce à l’oreille : Laguna n’est pas un paradis, sauf à être un paradis artificiel dont l’image est construite par les habitants qui masquent leur saleté derrière la blancheur des murs. Le narrateur élabore donc un espace qui repose sur la construction imaginaire de ses habitants et qui est intérieurement dénoncé par la superposition d’éléments contrastés et spectaculaires. Ce fragment duel — satire des villes de province et de leur saleté, dont la pièce maîtresse sera Vetusta, et représentation ironique d’un espace et d’un discours — joue sur les pleins et les vides de la description afin d’exposer et de masquer tout à la fois la scène ironique.
IV. — LA MISE EN SCÈNE IRONIQUE
« AIRE DE JEU » ET SPATIALISATION
42Le défi interprétatif inclus dans la représentation spatiale s’élabore dans une scénographie qui révèle la structure ironique globale de l’écriture clarinienne. Sur la scène ironiquement construite viennent se jouer des échanges dans lesquels s’affrontent les voix des personnages. L’étude des postures d’énonciation et de la place des corps sur la scène narrative permet de dégager certaines constantes de la mise en scène ironique. Elle obéit à une spatialisation des postes, dont les personnages sont parfois responsables, et à une représentation de la parole qui joue sur les codes du théâtre et de la conversation.
43Emma Valcárcel, dans sa haine de Bonifacio Reyes, s’amuse constamment aux dépens de son mari en élaborant des « scènes » de ménage retorses. L’épisode des bottes dans Su único hijo en est un exemple frappant. Emma monte une scène gratuite ; pour son seul plaisir, elle veut jouir de la perplexité et de la déconfiture de son mari en le mettant face à une paire de bottes qui, soi-disant, serait la même que celle de Serafina Gorgheggi. Ce n’est sûrement pas un hasard si cette scène est montée de toute pièce sur une paire de bottes. Clarín, amateur de récits populaires et grand lecteur de Balzac, ne pouvait manquer de connaître le rôle d’une paire similaire dans le trio mari-épouse-amant, et son exploitation par le romancier français. La paire de bottes mal rangée est, en effet, la preuve qui dénonce Lucien de Rubempré à la suspicion de Camusot, l’amant officiel de l’actrice Coralie, dans les Illusions perdues63 de Balzac. Cette cocasse scène de mœurs, classique dans les vaudevilles, est réintroduite dans le texte ironique de Su único hijo par le biais d’un personnage lui-même ironique et manipulateur. Le narrateur expose le contraste entre les genres, lorsqu’il décrit l’interprétation catastrophique de la scène par Reyes, qui y voit le signe d’une tragédie ou la trame d’un opéra64. La lecture sérieuse par Reyes de ce qui n’est qu’une représentation dégradée du comique boulevardier renforce la supériorité de l’ironiste intérieur à la scène, en l’occurrence Emma. Cette scène est d’ailleurs ironique par l’inversion qu’elle suppose : dans la logique du roman qui renverse les rôles masculins et féminins pour en faire la clé de voûte de l’ironie sur les personnages, c’est Emma, et non Reyes, qui porte les bottes/la culotte. Des bottes qui sont exposées aux regards de l’époux volage, et non involontairement oubliées par l’amant, puis malencontreusement trouvées par le partenaire légitime. Lorsqu’Emma montre ses bottes à Reyes, l’objet-signe ne perd pas son caractère de preuve de l’infidélité, mais il est déplacé comme est déplacée la relation entre les époux, entre l’épouse et la maîtresse. Faux indice de l’infidélité (Reyes n’a jamais offert de bottes à Serafina), mais véritable indice de la perversion des rapports entre les personnages, la paire de botte devient le symbole de la manipulation ironique.
44Emma se met en scène dans un espace occupé par trois personnages. Reyes est dans le rôle du spectateur pris à parti, Nepomuceno s’efforce de se maintenir dans celui du témoin neutre, distancié et naïf, et Emma constitue le spectacle. La mise en scène repose sur les conditions du huis clos, grâce auquel Emma construit son jeu comme une pantomime en crescendo :
Emma posa sur son mari un regard à la fois interrogateur, ironique et moqueur, tandis qu’elle savourait des lèvres et du palais une gorgée du vin andalou que sa langue remuait voluptueusement. Elle écarta légèrement la chaise de la table, se tourna, tendit une jambe et montra un pied adorablement chaussé, petit et gracieux, on ne pouvait dire le contraire. Comme la dégustation du xérès paraissait l’empêcher de parler, elle entreprit d’interroger son mari par signes, lui désigna son pied et indiqua ensuite un endroit éloigné avec son doigt dressé qui oscillait en rythme avec sa tête65.
45Le narrateur décompose tous les gestes d’Emma, ainsi que la montée de son impatience face à un mari qui ne sait pas déchiffrer son jeu, ce qui finalement lui fait perdre tout contrôle et la pousse à s’exprimer verbalement :
— Mais enfin, par les clous d’une porte, c’est facile à comprendre, non ? C’est pourtant clair […] Enfin […] que penses-tu de ce pied que je te montre, andouille66.
46Assise de biais le long de la table, Emma fait de son corps un spectacle pour Reyes. Il faut ici se souvenir d’un commentaire du narrateur de La Regenta, qui décrit Doña Paula lors de la scène qui l’oppose à son fils dans leur salle-à-manger : « Doña Paula s’assit près de la table, de biais, comme dans une mauvaise pièce »67. La position « comique », celle du comédien, adoptée par les deux femmes, dénonce la mise en scène et l’artifice dont elles sont responsables. Emma y Doña Paula créent une scène dont elles sont le centre, afin de s’adresser à leur public-victime. Aussi Emma construit une scénographie autour de son pied et le narrateur, sauf dans la légère allusion à la beauté de ce pied, se garde bien de dévoiler son intention pour ménager la fin de la scène et souligner l’incompréhension hébétée de Reyes. Malheureusement pour Emma, qui croit dominer la scène ironique, le ridicule de la situation finit par l’atteindre. Face à l’incompréhension répétée de son mari, elle est obligée d’intensifier ses mimiques et ses gestes, ce qui fait d’elle un véritable pantin68. Son stratagème échoue finalement, puisqu’elle n’est pas comprise et qu’elle est forcée de crier.
47Reyes a cependant parfaitement saisi l’intention hostile de son épouse. Aussi l’ironie d’Emma se retourne contre elle puisqu’elle s’est ridiculisée et qu’elle n’a pas pu mener son jeu jusqu’au bout.
LE TRIANGLE IRONIQUE : « LA TARA », « DOBLE VÍA » ET « AMOR’È FURBO »
48La mise en scène ironique a très largement tendance à concentrer sur un trio de personnages les cinq postures d’énonciation définies par Philippe Hamon. Clarín crée une série de variations à partir du triangle dont Freud a fait la base de sa théorie sur le mot d’esprit. Les rôles de victime et de naïf sont très souvent indissociés, et les « gardiens de la loi » sont implicites, de sorte que la voie est libre pour de nombreuses interférences et collusions entre les ironisants, les cibles et les témoins. La structure privilégiée par Clarín est ternaire : elle renvoie au modèle théâtral du quiproquo dans ses variantes sérieuses et comiques. À partir de schémas assez réguliers — père-mère-enfant, mari-épouse-amant, épouse-mari-maîtresse — et de leurs diverses combinaisons, la scène ironique se développe sur les déplacements des trois principaux rôles. Clarín fait notamment le choix du trio amoureux comme schème le plus commun et le plus apte à prêter le flanc au point de vue ironique. Il crée ainsi des textes en regard, dont peuvent être extraits, pour leur exemplarité, « La Tara », « Doble vía » et « Amor’è furbo »69. Tous trois s’élaborent dans l’univers du théâtre, et plus précisément du vaudeville, dont ils offrent une réécriture graduée.
49Dans « La Tara », le traitement de l’adultère est traditionnel, puisque le récit, qui prend la forme d’une saynète à deux acteurs, met en scène un mari (López) et un amant (Pérez), aux noms interchangeables, dans une chambre où a pénétré le mari à la recherche de l’épouse infidèle, qui est cachée dans une armoire. Alors que le texte est explicitement une critique d’un genre théâtral qu’il se plaît à parodier en soulignant les éléments ridicules de la traduction et de la mise en scène70, le récit rend compte de la victoire astucieuse du mari sur l’amant. Ce dernier veut tromper l’époux une seconde fois, puisqu’il lui a déjà pris sa femme, en lui faisant accroire par des calculs que l’armoire ne peut « mathématiquement » pas contenir le poids de l’épouse, mais c’est pourtant le mari qui emporte l’affaire, la femme et l’armoire, qu’il fait généreusement payer à l’amant.
50« Doble vía » est l’histoire d’une ambition ministérielle sur fond d’adultère. Pour obtenir un poste de ministre, Arqueta compte sur l’influence de l’épouse du nouveau président, dont il est l’amant. Il finit par gagner sa nomination, à l’étonnement de cette dame, qui sait n’y avoir été pour rien. Le jour d’entrée dans ses nouvelles fonctions, au moment où Arqueta veut s’admirer dans le bel uniforme que sa femme lui a préparé, celui-ci comprend qu’une seconde influence — une seconde voie — lui a valu sa nomination : il voit son épouse dans les bras du président Medianez. Cette historiette est conçue sur quatre postes qui sont en fait le dédoublement du couple adultère. L’amoralité de l’affaire est explicite puisque, si le traditionnel « arroseur arrosé » ou « trompeur trompé » est dévoilé, Arqueta garde silence et accepte cet échange « de bons procédés ». Le redoublement ironique est donc dû au croisement des deux couples, variation sur le trio amoureux qui suspend toute portée morale.
51« Amor’è furbo » pousse à son comble la variation sur le schéma adultérin. À partir de la tromperie de l’amant, de l’échange et du statu quo hypocrite, le récit est construit comme une superposition de scènes ironiques dont les personnages sont à la fois auteurs et victimes. Il repose sur les relations qui unissent Orazio Formi, auteur de livrets d’opéras, Ayax Brunetti, son compositeur et ami, et Gaîté Provenza, actrice et cantatrice. Le trio victime, trompeur et complice est la base de l’élaboration d’un piège qui prend le lecteur dans ses filets. Au fil de la lecture, celui-ci est successivement convaincu, puis détrompé, de tenir les fils de l’intrigue. Formi est amoureux de Gaîté. Il la demande en mariage et elle accueille ironiquement cette demande, mais dissimule sa réaction avant de demander conseil à son amant, Brunetti. Il lui garantit un plan pour tromper Formi. Jusqu’ici tout semble clair. Formi est la dupe dont veulent se jouer Brunetti et sa complice Gaîté, une dupe qu’il faut pourtant ménager car elle est d’une grande utilité. Aussi Brunetti met en scène une supercherie : Gaîté doit recevoir les hommes que Formi soupçonne être ses amants et le détromper, alors qu’il est caché derrière une tenture dans sa chambre71. Sauf que tout se dérègle. Le premier schéma ironique dans lequel Brunetti et Gaîté sont ligués contre Formi éclate subitement quand Formi interrompt la représentation qui est jouée pour lui, qu’il se montre, et qu’il abandonne son rôle de dupe pour endosser celui de trompeur ou metteur en scène. Gaîté croit seulement à un dérapage et ne sait pas comment réagir face à l’intrusion de Formi :
Elle ne s’attendait pas à cette sortie de la part du poète, et elle ne savait que dire, tel celui qui oublie son rôle au théâtre, ou qui voit, soudain, qu’on a changé de pièce alors qu’il ignore quelle est celle qui est jouée72.
52Formi prend l’initiative et oblige Gaîté à l’épouser au cours d’une cérémonie qui a lieu sur le champ. Il savoure sa vengeance en laissant le cardinal qui aspire à séduire Gaîté attaché sous son lit pendant la houleuse nuit de noce. Il annonce à une Gaîté et à un acteur ébahis qu’il les avait percés à jour, tant leur style de jeu est reconnaissable à qui d’ordinaire les met en scène et écrit pour eux. Le second schéma ironique présente donc la structure suivante : Formi est l’ironiste qui a renversé la situation et qui se joue de sa victime et du complice affiché de celle-ci, le faux cardinal Agamemnón. Mais, entre les deux schémas, un personnage a disparu qui reparaît bien vite et qui s’impose comme le véritable ironiste du récit : Brunetti. En effet, fort de sa réussite, Formi explique à Gaîté que la cérémonie de mariage était elle aussi une comédie, et que le prêtre qui les a unis n’était autre que Brunetti. Et Gaîté de s’exclamer : « Mon mari ! ». La situation s’est une nouvelle fois renversée, et c’est Brunetti qui joue désormais — ou encore — le rôle du metteur en scène ironiste face à ses deux dupes, Gaîté et Formi.
53Ce récit est un jeu sur l’illusion ironique qui fait croire que le contrôle absolu est possible : s’il y a une leçon à tirer, sur le modèle populaire du « à malin, malin et demi », c’est que l’on trouve toujours plus ironiste que soi, un ironiste plus puissant, car plus distancié, qui est capable de dominer le jeu tout entier. Cette représentation de l’auteur ironiste qui, par son narrateur, n’a eu de cesse de lancer des indices — parfois contradictoires, il est vrai — à son lecteur, est liée à une certaine forme du silence et du secret. Des trois personnages, Brunetti est le seul à jouer un rôle muet : le prêtre qui célèbre la fausse cérémonie ne prononce pas un mot, ce qui est justifié par la nécessité de masquer son identité. Mais son silence est aussi la marque ironique du secret. Alors que chacun des personnages a un secret pour l’autre, et qu’il croit détenir le secret de l’autre, le seul qui possède véritablement les secrets de tous et qui domine la scène ironique est le muet qui joue son rôle scrupuleusement, à l’image du créateur qui joue avec ses créatures et son lecteur derrière le masque narratorial. « Amor’è furbo » est d’ailleurs un « sérieux » démenti fait à l’intention satirique moralisante. Les renversements ironiques successifs aboutissent à une situation amorale dans laquelle mari, épouse et amant sont des titres caducs, puisque Formi et Gaîté passent la nuit, puis leur vie, ensemble, alors que Brunetti s’enfuit aux trousses d’une soubrette. Ce jeu de dupes bon enfant, où tous se réconcilient dans les rires et le banquet final, met en scène une allégresse théâtrale et non une joie morale. Les normes sociales sont bernées, alors que les dupes n’en veulent pas à celui qui s’est joué d’eux. L’écriture est ici ludique plus que satirique : la mise en scène ironique est aussi un divertissement.
Notes de bas de page
1 Dans son étude de l’humour clarinien, E. J. Gramberg analyse ce qu’il nomme les trois principaux fondements de l’humour de Clarín : « Españolismo, espontaneidad estilística, visión idealista del mundo », dans Fondo y forma del humorismo de Leopoldo Alas « Clarín », pp. 84-85. Ces critères sont repris et commentés par la plupart des critiques, dont J. Oleza qui, dans ses analyses de Su único hijo, met en valeur le travail satirique de Clarín et plusieurs de ses stratégies pour composer un monde burlesque : une « ironía degradante », un « humorismo despreciativo, caricaturesco, feroz », et un « esperpentismo » jouant de la dégradation des lumières et des ombres, de l’animalisation ou réification de l’humain, J. Oleza (éd.), Su único hijo, « Introducción », pp. 96-97.
2 P. Hamon, L’ironie littéraire.
3 Ibid., p. 109.
4 Flaubert adopte la position élevée de l’ironiste qui domine l’ignorance de sa cible : elle permet au romancier de décrire « les faits au point de vue d’une blague supérieure, c’est-à-dire comme le bon Dieu les voit, d’en haut », G. Flaubert, Lettre à Louise Colet, 7 octobre 1852, Correspondance, éd. Jean Bruneau, t. II, p. 168.
5 J. W. von Goethe, Poésie et vérité, p. 274.
6 F. Nietzsche, Zarathoustra, t. VII, p. 45.
7 V. Jankélévitch, L’ironie, p. 21.
8 « Tout discours est pris dans le jeu des degrés. On peut appeler ce jeu : bathmologie. Un néologisme n’est pas de trop, si l’on en vient à l’idée d’une science nouvelle ; celle des échelonnements de langage. Cette science sera inouïe, car elle ébranlera les instances habituelles de l’expression, de la lecture et de l’écoute (“vérité”, “réalité”, “sincérité”) ; son principe sera une secousse : elle enjambera, comme on saute une marche, toute expression », R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, p. 68.
9 La scalarisation est le nom par lequel Philippe Hamon désigne les degrés d’évaluation d’un énoncé ironique : le discours comporte une double valeur, il inclut une valeur critiquée et une valeur critiquante, et sa visée est évaluative. Elle prend la mesure d’une idéologie et d’une série d’ethos qui construisent la société.
10 S. Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, p. 183.
11 H. Bergson, Le rire, p. 80.
12 P. Hamon, L’ironie littéraire, pp. 111-112.
13 Terminologie développée par B. Alleman dans « De l’ironie en tant que principe littéraire ».
14 P. Hamon, L’ironie littéraire, p. 120.
15 Freud a une vision très restreinte de l’ironie. Elle est pour lui l’une des formes du « déplace-Freud a une vision très restreinte de l’ironie. Elle est pour lui l’une des formes du « déplacement » interne au mot d’esprit, mais elle est tributaire de la définition rhétorique : « L’ironie ne dispose en propre d’aucune autre technique que la figuration par le contraire », S. Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, p. 144.
16 Ibid., p. 283.
17 Le traitement déformateur et burlesque est une caractéristique de l’ensemble des textes de Clarín. Il est mené à son apogée dans Su único hijo : nul personnage et nulle action représentés dans le roman, sauf à considérer les conditions singulières de l’interaction entre le protagoniste Reyes et le narrateur, ne trouvent grâce aux yeux d’un narrateur omniscient qui, fort de sa supériorité historique — il écrit à la fin des années 80 un récit dont l’action se déroule entre 1850 et 1860 — et de sa supériorité morale (deux critères étudiés par Y. Lissorgues dans son article « Idée et réalité dans Su único hijo de Leopoldo Alas Clarín ») malmène les personnages et ne leur laisse aucun répit.
18 « Tenía entre sus uñas a la señora ¿ qué más quería ella ? Todas las noches pasaba unas cuantas horas, la honra y tal vez la vida del amo, pendiente de un hilo que tenía ella, Petra, en la mano, y si ella quería, si a ella se le antojaba, ¡ zas ! Todo se aplastaba de repente… ardía el mundo », Clarín, La Regenta, t. I, p. 832.
19 « Y él, Mochi, sonreía con la tranquilidad comunicativa con que sonríe el titiritero sano y forzudo que hace trabajar en lo alto de una percha a un pobre niño dislocado, que en el programa se llama su hijo », Clarín, Su único hijo, t. II, p. 142.
20 « Control férreo », A. Coletes Blanco, « Su único hijo, una obra singular », p. 58. Les critiques de l’œuvre de Clarín sont unanimes et ont commenté avec justesse l’autorité et la mainmise du narrateur sur le texte, tels G. Gullón dans « Clarín o la complejidad narrativa », ou bien encore Y. Lissorgues (éd.), dans l’introduction des Narraciones breves.
21 « El minucioso mosaico del mundo presentado en La Regenta está, pues, constantemente supeditado a una visión global unitaria, que no admite divagaciones desligadas del contexto, sino que hace confluir todo detalle en algún motivo temático de fondo », M. Rosso Gallo, El narrador y el personaje en el mundo de Leopoldo Alas Clarín, p. 63.
22 G. Blin, Stendhal ou les problèmes du roman, p. 246. Il ajoute cette description : « ce délié qui lui permet de s’insérer mieux, cet à-propos à rompre le fil, cette imprudence sous le couvert de laquelle l’indiscrétion n’a guère de peine à se faire acquitter, cette technique de la saillie qui fait apparaître la drôlerie par intermittence ou, comme l’on dit, “par chiquenaudes”, cette manière, enfin, de faire entendre la risée à la cantonade cependant que le ton prétend d’égaler à la gravité du sujet ».
23 H. Bergson, Le rire, p. 81.
24 Les relations entre Clarín et le théâtre de son époque ont été étudiées par R. G. Sánchez dans son ouvrage El teatro en la novela. Il a, de plus, éclairé son goût pour le romantisme théâtral, contrastant avec ses aspirations de modernité pour la scène espagnole, dans l’article « Clarín y el romanticismo teatral ».
25 « All the world’s a stage/and all the men and women merely players :/they have their exits and their entrances/and one man in his times plays many parts », « Le monde entier est une scène,/Hommes et femmes, tous, n’y sont que des acteurs,/Chacun fait ses entrées, chacun fait ses sorties,/Et notre vie durant, nous jouons plusieurs rôles », W. Shakespeare, As you like it/Comme il vous plaira, p. 114.
26 Clarín, « Rafael Calvo y el teatro español », t. VI, vol. 2, pp. 1387-1431.
27 « Por aquellos días llegó a la villa y corte de don Amadeo de Saboya un pobre estudiante, licenciado en derecho, que venía a hacerse filósofo y literato de oficio y a contemplar y admirar a todas las lumbreras de la ciencia, del arte y demás, que en su sentir pululaban en la capital de las Españas. El cual estudiante, en cuanto se quitó el polvo del camino, y sintió el horror de la posada madrileña, y gimió un poco a sus solas por la madre ausente, se fue derecho al paraíso del español, a buscar en la poesía un consuelo para la nostalgia, o llámese morriña ; pues el estudiante era gallego, o poco menos ; era asturiano. […] Me consolaba dulcemente entrar en la iglesia, oír misa, ni más ni menos que en mi tierra, y ver una multitud que rezaba lo mismo que mis paisanos, igual que mi madre. Otro refugio era el teatro, pero no cualquier teatro ; no aquéllos en que había cualquier cosa menos poesía », Clarín, « Rafael Calvo y el teatro español », t. VI, vol. 2, pp. 1407-1408.
28 J. A. Cabezas, « Clarín » el provinciano universal ; A. Posada, Leopoldo Alas « Clarín » ; Y. Lissorgues, Leopoldo Alas, Clarín, en sus palabras.
29 Clarín fait remonter l’âge de sa première composition à huit ans : « A los ocho años hacía ya comedias, las hice hasta los veintidós », cité par A. C. Tolivar Alas, dans « El teatro juvenil de Leopoldo Alas », p. 117.
30 « Si Vd. supiera que acaso era esa mi verdadera vocación. En mi vida he representado en teatros caseros ni públicos después de los doce o catorce años, pero a los diez años decían cuantos me veían representar que era yo una maravilla y por lo que recuerdo, y lo que más tarde he hecho yo a mis solas (sobre todo cuando escribía dramas — más de 40, todos perdidos — y me los declamaba a mí mismo) tenía sin duda gran disposición y un poder de apasionarme y exponer la pasión figurada con gran energía y verdad… Actor y autor de dramas esto creí yo que iba a ser de fijo hasta los diez y ocho o veinte años », Clarín, lettre du 5 février 1888, Cartas a José Yxart, p. 394.
31 Même si la fonction de metteur en scène n’est pas clairement autonome au XIXe siècle — elle le deviendra au cours de la seconde décennie du XXe siècle, grâce au travail notamment de Cipriano Rivas Cheriff et de Federico García Lorca —, Clarín est conscient de la spécificité du travail de mise en scène. Il en parle longuement dans son portrait de Rafael Calvo qui a assuré à Carthagène la direction des pièces dans lesquelles il jouait : « entonces comienza su tarea de estudioso y concienzudo cómico-director, que ha de trasladar a su propio cerebro la obra ajena para verla en conjunto, y darle la vida de las tablas mediante su propia imaginación ; vida que no tiene en el manuscrito del poeta. El director de escena necesita manejar instrumentos rebeldes muchas veces a la concepción armónica y fiel a su objeto, que él puede haber conseguido en su fantasía y en su idea ; esos instrumentos son los demás actores y los medios materiales de la escena », Clarín, « Rafael Calvo y el teatro español », t. IV, vol. 2, p. 1404.
32 « Le chocará a Vd. esto, pero debo advertirle que yo hasta los 22 o 23 años escribí docenas de obras dramáticas todas herméticamente quemadas, como dijo el otro. Desde los 10 a 15 representé yo en la cocina o en el comedor de mi casa casi todos los días un drama en tres actos en verso en gran parte. A los 10 años en León se puso en escena un drama mío titulado “Juan de Hierro” con una 2 ª parte, “Juan Resucitado”, por una compañía de aficionados, en el Gobierno de Provincia. En fin, yo no sé cómo a estas horas no soy un Herrans o un Cavestany. Gracias a mi proverbial buen sentido. Pero, fuera de broma, me daría mucho gusto sacar a las tablas, bajo la dirección de Vd., a Isidoro, o a Cimarra y Julia, o a Daniel, o a Salvador o a Fortunata », Clarín, lettre du 3 mai 1888, Cartas a Galdós, pp. 247-248.
33 A. C. Tolivar Alas, « Un drama norteamericano de Clarín », pp. 9-10. Depuis la publication de cet article sont apparus de nouveaux fragments dramatiques qu’Ana Cristina Tolivar Alas et moi-même allons rendre publics dans un futur proche.
34 Ce cahier contient, en plus de la pièce Tres en una, le fragment d’une autre comédie intitulée El Juglar, et un singulier essai de zarzuela.
35 « Señores, el pobre autor/Os ruega le dispenséis/Y que una palmada deis. /Eso lo dice el actor », Clarín, Tres en una, t. XI, p. 1351.
36 L’une des premières pièces de Clarín, dont on n’a aujourd’hui aucune trace sauf le titre, El cerco de Zamora, a très probablement été jouée chez les frères del Valle. On sait également que la pièce ! Por un real !, sous-titrée « Juguete cómico en un acto y en verso compuesto para la sociedad “La pubertad”, por uno de los socios », qui vient d’être découverte dans les archives familiales, mettait en scène cette bande d’amis et que Leopoldo Alas l’avait représentée à l’« Ateneo d’Oviedo », créé par le groupe dans le domicile d’Anselmo del Valle. Pour plus de précisions, voir Y. Lissorgues, Leopoldo Alas, Clarín, en sus palabras, pp. 83-86.
37 Pour plus d’informations sur Teresa, retirée le lendemain de la première au Teatro Español de Madrid, le 20 mars 1895, et au succès moyen lors de sa reprise à Barcelone, consulter l’article de J. M. Martínez Cachero, qui recense les critiques et les réactions suscitées par la pièce dans « Noticia del estreno de Teresa y de algunas críticas periodísticas ». Clarín offre un témoignage indirect de son échec dans « Un voto », récit de 1897, où sont mis en balance la vie du fils du protagoniste et le succès de son autre enfant, sa pièce, au détriment de ce dernier. Cette concomitance rappelle de près l’expérience de Clarín dont le fils était malade le soir de la première.
38 L’analyse de cette tension vers la dramaturgie ne doit pas faire oublier les réticences de Clarín vis-à-vis de la forme dialoguée dans le roman. La technique dramaturgique est explicitement et exclusivement mise au service d’un discours ironique surplombant qui se plaît à manipuler les personnages et à les distribuer sur une scène de façon à faire apparaître immédiatement l’aspect risible de leurs conversations.
39 Leopoldo Alas qui, dans Juan Ruiz, s’adresse constamment aux rédacteurs de ces deux journaux, est un fervent — critique, mais fervent — lecteur d’El Cascabel (1863-1872) et de Gil Blas (1864-1872). Ces deux parutions publient d’ailleurs quelques brèves humoristiques et des poèmes que Leopoldo Alas leur envoie, et que Juan Ruiz commente et inclue dans les pages de son journal.
40 C. Richmond a été la première à souligner l’importance de l’échange et du tour dialogué dans Juan Ruiz : « Juan Ruiz o el vehículo del aprendizaje literario de Leopoldo Alas ».
41 Publiés respectivement dans le n° 26 (18 octobre 1868) et n º 27 (25 octobre 1868), Clarín, t. XI, pp. 275-276 et pp. 283-285.
42 Dans ces œuvres, la voix poétique s’adresse directement à un lecteur potentiel, le prend à partie, fait appel à ses connaissances, et le convoque dans le jeu de la lecture. Le dialogue est la forme la plus récurrente de la composition poétique, tel celui qui ouvre le recueil Doloras, « Cosas de la edad », R. de Campoamor, Antología poética, p. 161.
43 « No voy, lector, a cantar/la ligera navecilla/que cruza alegre la mar,/porque hoy me quedo en la orilla », dans « En la orilla », n° 12 (12 juillet 1868), Clarín, Juan Ruiz, t. XI, p. 139.
44 « Cosas de Juan », n° 19 (30 août 1868), Clarín, Juan Ruiz, t. XI, p. 212. Cette composition suit le modèle dialogué de nombreux poèmes de Campoamor qui mettent en scène des voix anonymes, tel « La viuda y el filósofo » : « ELLA : ¡ Muerto mi bien, me matará la pena !/ ÉL : ¡ Ay ! ¡ cuánto envidia ese dolor mi hastío !/ELLA : ¡ Urna es mi corazón de polvo llena !/ ÉL : ¡ Mi pecho es un sarcófago vacío !/ELLA : ¡ No hay suerte tan cruel como mi suerte !/ ÉL : ¡ Dichosa la que amó y ha sido amada !/ELLA : ¡ Hoy en mi corazón reina la muerte !/ ÉL : ¡ En el mío es peor, reina la nada ! », R. de Campoamor, Doloras. Obras poéticas completas, p. 213.
45 Du type « Hay cuento para muchos días », inséré dans « El caramelo. Cuento raro », n° 40 (10 novembre 1868), Clarín, Juan Ruiz, t. XI, p. 405.
46 Juan Ruiz commente notamment l’arrivée d’un nouveau rédacteur en s’adressant directement à lui dans la rubrique « Correspondencia de Juan » : « Mengano (Oviedo). Ya ves que publico tu letrilla. Si quieres venir de redactor a Juan Ruiz te admito, y en cuanto a sueldo… a ti te basta con la gloria. Benjamín. (Ídem). Ídem, ídem, íd. íd. », n° 17 (16 août 1868), Clarín, t. XI, p. 192. L’artifice est d’ailleurs reconnu dans le dernier numéro de Juan Ruiz, dans un article lancé comme un défi interprétatif au lecteur : « Esto sin contar con el gracejo y chispa natural de su autor único : porque ya habrán comprendido ustedes que Juan Ruiz, Mengano y Benjamín son tres nombres distintos y un solo joven verdadero y muy listo por más señas », « Vuelvo », n° 50 (14 janvier 1869), Clarín, t. XI, p. 486.
47 Ces trois récits ont été publiés par C. Richmond dans son édition des contes de Clarín, Cuentos completos de Leopoldo Alas « Clarín », t. II. Désormais, les références porteront sur le t. XI des Obras completas, où sont publiés les numéros de Juan Ruiz, incluant les récits et romans du jeune Alas dont il est fait ici mention.
48 Comme lorsqu’il souligne, à la fin d’un épisode, « con qué oportunidad suspendo el cuento hasta otro día », Clarín, « El caramelo », n° 42 (1er décembre 1868), t. XI, p. 414.
49 « Los cinco se lo disputaban, aunque amistosamente, y para que no hubiese disputas, se lo comió… Juan Ruiz », Clarín, « El caramelo », n° 42 (1er décembre 1868), t. XI, p. 424.
50 Clarín, « Post prandium (Cuento trascendental) », t. III, pp. 839-841.
51 Id., La Regenta, t. I, p. 312.
52 « Bravos y aplausos interrumpen al orador. El corista aludido, que está presente y, en efecto, luce un traje digno de los trópicos y muy usado, abraza a Reyes, que le besa entre lágrimas », Clarín, Su único hijo, trad. C. Bleton, t. II, pp. 182-183.
53 É. Zola, Du roman, sur Stendhal, Flaubert et les Goncourt, p. 61.
54 Ibid., p. 65.
55 « Une œuvre d’art est un coin de la création vu au travers d’un tempérament », É. Zola, « Proudhon et Courbet », Mes haines, causeries littéraires et artistiques, p. 25. Dans ses écrits esthétiques, Zola prend d’ailleurs ses distances avec le terme « réaliste » : « Le mot réaliste ne signifie rien pour moi, qui déclare subordonner le réel au tempérament. Faites vrai, j’applaudis ; mais faites individuel et vivant, et j’applaudis fort », É. Zola, « Mon salon, 1866 », pp. 108-109.
56 Voir les travaux de S. Beser sur la critique de Zola par Clarín dans Leopoldo Alas, crítico literario, et Leopoldo Alas, crítica y teoría de la novela española.
57 « A veces se me antoja todo el Vivero escenario de una comedia o de una novela. Entonces me parece más solitario el bosque, más solitario el palacio. Esta soledad parece meditabunda. Está todo en silencio reflexivo, recordando los ruidos de la alegría y el placer que latieron aquí, o preparándose a retumbar con la algazara de fiestas venideras… Insisto en ello, hay aquí algo de escenario antes de la comedia. Los vetustenses que tienen la dicha de ser convidados a las excursiones del Vivero son los personajes de las escenas que aquí se representan », Clarín, La Regenta, trad. Y. Lissorgues et alii, t. I, p. 780.
58 « El desafío del lenguaje de La Regenta sigue presente en cada una de sus muchas páginas. Es un texto que juega con los lectores, y que exige de ellos continuos pero fructíferos esfuerzos. Lo que el narrador pone en duda con su lenguaje irónico y evasivo no es la solidez o accesibilidad de la realidad, sino la suficiencia del lenguaje mismo como medio de comunicación […]. Esto no es el lenguaje transparente característico, en la teoría por lo menos, de la novela realista del siglo XIX : el lenguaje irónico de La Regenta sólo nos remite indirectamente al mundo que describe, y al mismo tiempo realza su propia problematicidad », J. Rutherford, La Regenta y el lector cómplice, p. 4.
59 Lorsque Clarín prépare la publication du recueil Pipá, dans lequel se trouve « Las dos cajas », il donne des consignes très strictes à l’éditeur, notamment celle de montrer la date de rédaction des textes « para que se vea que todo es anterior a La Regenta », qu’il écrit de fait un an après les récits de Pipá. Voir J. Blanquat et J.-F. Botrel, Clarín y sus editores, 65 lettres inédites de Leopoldo Alas à Fernando Fe et Manuel Fernández Lasanta (1884-1893), p. 20.
60 « El Iris se abría a las ocho de la mañana en invierno. Los mozos, soñolientos, barrían, limpiaban los bancos, deshacían las torres de sillas que había sobre las mesas, y se iban los más a dormir otra vez. Quedaban dos o tres para el poco servicio de la mañana. Leía uno el Diario, periódico de primer orden en la provincia ; otro jugaba con el gato. En el mostrador, silencio. El piano, bien cerrado y abrigadito con su funda verde, extendía su cola sobre la plataforma de pino blanco, majestuoso en su sueño de toda la mañana. Estaba la plataforma en medio de la sala, rodeada por un antepecho de madera pintada de azul y oro. Sobre un musiquero, había algunos libros y piezas sueltas de música. Al otro lado del piano, una silla alta forrada de terciopelo carmesí, oriunda de algún teatro. Allí se sentaba “el señor de Madrid”, la celebridad que cobraba cinco duros todas las noches y cenaba de balde », Clarín, « Las dos cajas », t. III, pp. 211-212.
61 C. Richmond note, dans son introduction aux Cuentos completos de Leopoldo Alas « Clarín », que les récits de Pipá forment un précédent direct de La Regenta et qu’ils préparent nombre de ses thèmes et de ses personnages. En effet, « Las dos cajas » annonce Vetusta dans cette description du café d’une petite ville de province, dite « la heroica ciudad » ou encore « ciudad noble y leal », dont l’écho direct sont les premiers mots de La Regenta. Ce court passage descriptif semble contenir en germe tous les éléments ironiques de l’incipit de La Regenta : la somnolence du café est étendue à une ville entière à l’heure de la sieste, les travaux de balayage des garçons de café sont élargis à l’échelle des rues de Vetusta, dans une poussière qui n’est plus nettoyée mais seulement déplacée par le vent, et la mention des « torres de sillas » peut faire penser au lecteur rusé que la tour de la cathédrale est annoncée, puisqu’elle aussi intervient en troisième position dans le roman.
62 « Laguna es una ciudad alegre, blanca toda y metida en un cuadro de verdura. Rodéanla anchos prados pantanosos ; por Oriente le besa las antiguas murallas un río que describe delante del pueblo una ese, como quien hace una pirueta, y que después, en seguida, se para en un remanso, yo creo que para pintar en un reflejo la ciudad hermosa de quien está enamorado. Bordan el horizonte bosques seculares de encinas y castaños por un lado, y por otras crestas de altísimas montañas muy lejanas y cubiertas de nieve. El paisaje que se contempla desde la torre de la colegiata no tiene más defecto que el de parecer amanerado y casi casi de abanico. El pueblo, por dentro, es también risueño, y como está tan blanco, parece limpio. /De las veinte mil almas que, sin distinguir de clases, atribuye la estadística oficial a Laguna, bien se puede decir que diecinueve mil son alegres como unas sonajas. No se ha visto en España pueblo más bullanguero ni donde se muera más gente », Clarín, « Cuervo », t. III, p. 323.
63 H. de Balzac, Illusions perdues, pp. 324-325. R. de Campoamor rappelle un épisode identique dans le Don Juan de Byron : « Don Juan amando a Julia, es idealista ; acudiendo a una cita de amor es realista y es naturalista el cuadro de los zapatos de don Juan que el marido de Julia halla debajo de la cama de ésta », R. de Campoamor Poética, pp. 90-91.
64 « Y pensó, sin querer, en medio de sus angustias, […] : “Esto es lo que en las tragedias se llama la catástrofe”. Y más pensó, a pesar de lo apurado de la situación : “En las óperas podemos decir que también hay catástrofes” ; y se acordó de la Norma, que era su mujer, y de Adalgisa, que era la tiple ; y de Polión, que era él ; y del sacerdote que era Nepomuceno, encargado sin duda de degollarle a él, a Polión », Clarín, Su único hijo, t. II, p. 217.
65 « Se quedó mirando a su marido fijamente, con ojos que preguntaban y se reían, burlándose al mismo tiempo ; mientras sus labios y el paladar saboreaban un buche del vino andaluz que ella zarandeaba con la lengua voluptuosamente. Separó un poco la silla de la mesa, se puso sesgada en su asiento, estiró una pierna, enseñó el pie, primorosamente calzado, y en verdad gracioso y pequeño, y como si se enjuagara con el Jerez y no pudiera hablar por esto, por señas empezó a interrogar a su marido, señalándole el pie que enseñaba, y después indicando con un dedo levantado en alto, que movía al compás de la cabeza, algún lugar lejano », Clarín, Su único hijo, trad. C. Bleton, t. II, p. 215.
66 « Quiero decir, por los clavos de una puerta, entiéndelo, que bien claro está… quiero decir que… qué te parece de ese pie que te enseño, mastuerzo », ibid., t. II, p. 216.
67 « Doña Paula se sentó junto a la mesa, de lado, como los cómicos malos en el teatro », Clarín, La Regenta, trad. Y. Lissorgues et alii, t. I, p. 441.
68 « — ¿ Qué dices, chica ? Explícate. — ¡ Mmm, mmm !, murmuró ella, y siguió con la misma pantomima, cada vez más acentuada en los gestos. […] — Pero habla, mujer, no entiendo eso… del pie…, repitió Reyes. Emma tragó el buche de Jerez ; pero en vez de hablar, volvió a llenar la boca y a renovar la pantomima con mayores aspavientos », Clarín, Su único hijo, t. II, pp. 215-216.
69 « Amor è’furbo » paraît en 1882 dans Pipá ; « La Tara » en 1895 dans le recueil Cuentos morales ; « Doble vía » en 1898 dans La Revista Moderna, puis en 1916 dans Doctor Sutilis.
70 « Pasillo cómico. Efectivamente : el teatro representa un pasillo en una fonda. Una dama elegante, mince y frèle [sic], que diría un traductor, envuelta en un manto, a ser posible misteriosamente, se detiene delante del cuarto número 13. Llama discretamente a la puerta con los ¡ oh prosa ! nudillos de la mano derecha (derecha, no del espectador, sino de la tapada) », Clarín, « La Tara », t. III, p. 711.
71 Le narrateur souligne les conditions de la mise en scène, semant des indices sur son double fond : « Gaîté estaba colocada de manera que le fuese más o menos que imposible hacer la menor seña sin que Formi desde su escondite la viera. […] El cardenal estaba en la sombra, detrás de la pantalla de raso que dejaba en tinieblas gran parte del gabinete », Clarín, « Amor è’furbo », t. III, p. 133.
72 « No esperaba aquella salida del poeta, y no sabía qué decir, como quien olvida el papel en el teatro, o ve que de pronto le cambian la comedia y se representa otra que no sabe », Clarín, « Amor è’furbo », t. III, p. 134.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les archevêques de Mayence et la présence espagnole dans le Saint-Empire
(xvie-xviie siècle)
Étienne Bourdeu
2016
Hibera in terra miles
Les armées romaines et la conquête de l'Hispanie sous la république (218-45 av. J.-C.)
François Cadiou
2008
Au nom du roi
Pratique diplomatique et pouvoir durant le règne de Jacques II d'Aragon (1291-1327)
Stéphane Péquignot
2009
Le spectre du jacobinisme
L'expérience constitutionnelle française et le premier libéralisme espagnol
Jean-Baptiste Busaall
2012
Imperator Hispaniae
Les idéologies impériales dans le royaume de León (ixe-xiie siècles)
Hélène Sirantoine
2013
Société minière et monde métis
Le centre-nord de la Nouvelle Espagne au xviiie siècle
Soizic Croguennec
2015