Chapitre premier. L’ironie dans l’œuvre
p. 15-34
Texte intégral
L’artiste prosateur évolue dans un monde rempli de mots d’autrui, au milieu desquels il cherche son chemin, et doit avoir une oreille particulièrement fine pour percevoir en eux toute leur spécificité.
M. BAKHTINE, La poétique de Dostoïevski, p. 277.
I. — L’INVISIBILITÉ IRONIQUE
1Le sourire ironique qui plane sur les écrits de Leopoldo Alas Clarín s’amuse à adopter des formes multiples, allant de la plus légère esquisse rieuse au profond et blessant rictus moqueur, de la compassion à l’attaque impitoyable. L’œuvre narrative de Clarín, en cela écho de sa production critique et journalistique, est indéfectiblement marquée par cette posture distanciée et cet œil exercé au jugement. Pourtant, la faible présence du mot « ironía » dans les textes ne laisse pas de surprendre. S’il n’a échappé à personne que les écrits clariniens sont ironiques, le signe visible de cette attitude et de ce ton, attribués aux narrateurs et aux personnages, est d’une extrême rareté. Je n’ai compté, dans son œuvre — soient ses deux romans La Regenta et Su único hijo, et l’intégralité de ses contes, récits et nouvelles réunis par Carolyn Richmond1 en 2000 —, que trente-deux occurrences du mot « ironía » et onze occurrences de sa forme adjectivée. L’intérêt de cet aspect statistique, en plus de faire apparaître l’invisibilité paradoxale du nom de ce procédé rhétorique et de l’attitude la plus marquée du narrateur, est qu’il manifeste une coïncidence numérique et linguistique avec le mot « sarcasmo » employé vingt-sept fois comme substantif, et dans une seule occurrence adjectivale. Dans un univers où s’exercent sans limites la faconde et la moquerie narratives, où les notions de burlesque et de grotesque sont souvent évoquées par le narrateur qui surexpose les blessures du ridicule et de l’humiliation chez les personnages, cette invisibilité ironique ne manque pas de suggérer des interprétations complexes quant à la nature de la relation que le créateur entretient avec son instrument de prédilection.
2La restriction de l’emploi du vocabulaire ironique — voire plus largement comique, car des mots tels que « chiste », « broma », « burla », s’ils sont présents dans les textes, n’en sont pas moins rares au vu de la richesse et de la densité sémantique des écrits de Clarín2 — met en évidence une série de « cas ironiques » explicites. La grande majorité des emplois du mot « ironía » est réservée au seul narrateur qui, par un choix très ponctuel, prend le parti de rendre visible l’ironie contenue dans les énoncés, les tons, ou les gestes des personnages. Il n’utilise que très rarement le mot « ironía » ou ses dérivés de manière isolée : il semble que ce terme ne se suffit pas à lui-même. Sauf cas rares — deux, en fait, où le mot est directement employé par Ana Ozores et le coq du récit « El gallo de Sócrates », et où il désigne une posture existentielle et une catégorie philosophique —, la mention du mot « ironía » obéit à deux séries de compléments. Il est soit accompagné par un terme — adjectif ou substantif — modalisateur, de portée émotive ou axiologique, soit couplé directement au mot « sarcasmo » qui, sous la plume clarinienne, acquiert une quasi synonymie avec celui d’« ironía », ou qui sert à l’amplifier dans une gradation rendue manifeste par le narrateur.
3La première conséquence de ces emplois est que la visibilité ironique, par la monstration restreinte du vocable, reconduit les normes rhétoriques de l’ironie en polarisant des jugements de valeur. Or, cette vision axiologique est le fait du narrateur qui éclaire, explicite et juge les actes et les énoncés des personnages. Le mot en lui-même est gagné par un caractère réfléchissant : en plus de caractériser un comportement, il se déplace sur le producteur de l’énoncé ou de l’élément paraverbal. La sémantisation axiologique du terme permet ainsi au narrateur de scinder son personnel ironique, en introduisant une bipartition des personnages au vu de leurs relations sociales. La marque ironique caractérise une forme du lien interindividuel qui se crée ou se défait au sein des groupes. L’ironie employée par les personnages correspond à deux formes principales, l’une « innocente », l’autre « cruelle ».
II. — LES DEUX IRONIES : INNOCENCE ET CRUAUTÉ
4La dénomination « ironie innocente » est un emprunt direct au récit « El rey Baltasar ». Le personnage principal est présenté comme un fonctionnaire qui en vient, au fil des ans, à décroître en termes de salaire au point de revenir à celui qu’il touchait dans sa jeunesse, au lieu de grimper les échelons de promotion en promotion. Le narrateur cite alors un mot de Baltasar qui commente sa situation comme suit : « Cela me rajeunit ! — disait-il avec une ironie bien innocente ; humilié, mais sans honte »3. L’hyperbole qualifie donc à la fois le mot, le ton sur lequel il est prononcé, et le personnage qui en est l’auteur. Contrairement à la définition rhétorique restreinte, cette ironie n’est pas antiphrastique. C’est une caractéristique commune à tous les emplois visibles de l’ironie que de ne pas être limités par la seule notion de contraire et de jouer sur une forme du contraste, ici fondée sur la temporalité individuelle, et très souvent en rapport avec une expérience vitale déceptive. L’ironie innocente est celle des victimes, des laissés-pour-compte, que d’aucuns ont nommés les « humbles » dans leurs commentaires de l’œuvre de Clarín, et qui sont cependant dotés d’une lucidité telle qu’ils perçoivent et manifestent la cohérence ponctuelle et contrastée de la tristesse et du rire, de Démocrite et d’Héraclite. L’innocence de cette ironie est immanquablement associée au sourire, mais aussi à l’amertume, voire parfois aux larmes. Elle se décline au travers de personnages aussi divers que Zurita, Vario4, ou encore la veuve du récit « En el tren », qui répond, « ironique, entre deux pleurs », aux questions pressantes de son interlocuteur indélicat à propos de son époux mort au front. Constat ironique sur les déceptions et les trahisons de la vie, l’ironie innocente est centrée sur le sujet qui l’éprouve. Elle correspond à un mode de dignité humaine revenue de ses illusions, et se voit qualifiée à l’occasion de « tragique et profonde »5, mais aussi de « bienveillante »6. C’est notamment le cas, dans « Álbum-abanico », du dernier bon mot de l’ancien amant de Julita Frondoso. Frappé par les changements physiques de son ancienne maîtresse, qui se promène désormais aux côtés de sa fille aux charmes séducteurs, Ángel Trabanco est invité par la mère à noter quelques mots sur l’album que celle-ci tient pour sa fille. Il se souvient alors de l’album de sa jeunesse, qui semblait être un « registre simbolique » des amants de Julieta, alors que Julieta elle-même feint ne pas s’en rappeler :
Alors qu’il regardait la dame élégante remonter la rue, toujours joyeuse, toujours frivole, sans les vices que l’âge lui avait fait abandonner, mais avec la manie, qui était comme la coquille, vide déjà, du vice, il pensa en son for intérieur quelques petites choses, philosophiques à leur manière, d’une philosophie qui n’était ni pessimiste ni optimiste… presque comique. Et il se dit, empli d’une bienveillante ironie… — Quelle différence il y a entre Julita Frondoso… et la Madeleine7 !
5L’innocence réside dans le fait que cette ironie ne blesse personne, pas même celui qui la formule, car elle n’est jamais que la marque extériorisée d’une douleur intime. Elle n’est pas dirigée contre un tiers, contrairement à l’« ironie cruelle » qui cherche à atteindre une cible pour la blesser.
6L’« ironie cruelle » fait partie d’une série de comportements sociaux agressifs. Elle rend possible l’hostilité en la faisant passer par une forme socialement acceptable. C’est pourquoi elle renferme des postures de défense ou de mise à distance — comme lorsqu’Ana rejette ses prétendants par la seule arme de son « dédain hautain » et de son « ironie cruelle »8 — et contient souvent une férocité visant à la cruauté. Les textes narratifs déploient toute une gamme d’ironies moqueuses, souvent railleuses, et parfois haineuses. La méchanceté et l’agressivité de ces comportements sont explicites. Le narrateur traite, par exemple, de la mise à l’écart d’une actrice habituée aux seconds rôles, dépouillée de son nom par une troupe de théâtre qui, dans sa « malice moqueuse » ne l’appellera plus que « Reina Margarita », du nom du seul rôle qu’elle joue convenablement9. Il entraîne de même son lecteur dans le fond de haine virulente du maître isolé par l’âge qui s’en prend à l’incompréhension toute moderne et à la négation par la jeune génération de ce qu’il est et de ses convictions10. Mais, plus fréquemment, il expose la colère haineuse et destructrice de personnages semblables à Emma Valcárcel qui accable constamment son époux Bonifacio Reyes de ses remarques blessantes. Au cours d’une de leurs séances de soins « domestiques », elle l’interpelle par l’adjectif « jeune » :
— Tu m’as l’air distrait, mon jeune ami !
Ce jeune était une terrible ironie de la part de cette femme qui, se voyant fanée et malade, rappelait au tendre époux que les années et les inconvénients de cette servitude conjugale le vieillissaient aussi11.
7L’identification du ton et de l’intention d’Emma par le narrateur s’insère dans un processus explicatif du personnage qui vient le desservir en jouant sur le dédoublement du mot « jeune » et sur le ricochet opéré sur « ironie ». Alors qu’Emma, dans son emploi antiphrastique de l’adjectif, veut atteindre son époux — égratigné au passage par le narrateur dans la formule « tendre époux » — et qu’il ne manifeste aucune réaction, c’est elle-même qui se sait qualifiée à rebours de « vieille » par un renversement des positions dans lequel le supposé vieillissement de son mari n’est que le reflet de sa propre décrépitude. Ce second niveau ironique, dû à l’intervention du narrateur, renvoie donc l’ironie de premier niveau à Emma qui, de source, devient cible.
8L’« ironie cruelle » des personnages est une moquerie blessante qui fait des victimes. L’intentionnalité maligne est manifestée dans les textes par un dédoublement quasi synonymique du terme « ironía » en « sarcasmo ». Le sarcasme, suivant la définition rhétorique traditionnelle, est une moquerie agressive et cruelle, amère et violente : il coïncide avec la plupart des occurrences de l’ironie, toujours accompagnée par un adjectif du type « cruel, horrorosa, grande, venenosa, terrible, recóndita, amarga ». Les deux termes se rencontrent et se rejoignent au point de s’unir dans une espèce d’équivalence sémantique. Lorsque les regards de Mesía et de Fermín de Pas s’affrontent « en dessous » des apparences de la procession de Semaine Sainte, c’est en termes voisins d’ironie et de sarcasme :
Le regard du Magistral était hautain, provocant, sarcastique dans son humilité et sa douceur apparentes : il voulait dire Vae victis ! Celui de Mesía ne reconnaissait pas son triomphe ; il reconnaissait un avantage passager… il était discret, d’une suave ironie, il ne voulait pas dire : « Tu as vaincu, Galilée », mais « il ne faut pas chanter victoire avant la fin de la bataille »12.
9Le lien entre les deux notions s’impose d’ailleurs dans les textes par la fréquence de leur couplage selon un ordre inchangé : « una ironía, un sarcasmo ». Les oiseaux qui, selon Frígilis, se moquent des chasseurs, sont coupables d’une attitude retorse en feignant la distraction avant pourtant de s’envoler et de berner leur assaillant : ils provoquent ce dernier avec « une sorte d’ironie et de sarcasme qui semblaient intentionnées »13. De même, dans le récit « Un documento », l’hymne « la Marcha Real » qui salue la fuite de Fernando, honteux d’être tombé dans le cliché du coup de foudre lors de sa rencontre avec Cristina, est perçu comme « une grande ironie, un sarcasme »14. L’humiliation est étroitement unie à cette alliance de termes créée par la victime de la moquerie. Une autre équivalence, cette fois-ci sur un plan idiomatique, s’instaure entre les formules « ironía de la suerte » et « sarcasmo de la suerte ». La cruauté inhérente à la condition humaine et à ses contrastes et déceptions est actualisée dans un cri du personnage qui identifie ironie et sarcasme, dans la mesure où sa blessure justifie le crescendo15. Ces expressions sont à l’origine d’une variation particulière à Clarín : « sarcasmo de + substantif ». Le terme « sarcasmo » acquiert un sens large mêlant les notions de dégradation, de chute, d’échec et d’humiliation, ce qui le fait entrer dans le champ de la parodie et de la dérision. Cet emploi se greffe notamment sur des expériences déceptives, comme lorsqu’Ana Ozores qualifie sa lune de miel de « sarcasmo en el fondo », ou que le Magistral décrit la stagnation de sa carrière, malgré la force de son ambition et le poids de ses qualités, comme « todo un sarcasmo »16. Cela crée les formulations suivantes : « sarcasmo de amor », « sarcasmo de frescura », « sarcasmo de la realidad »17.
10Une gradation affleure cependant entre « ironía » et « sarcasmo ». Si le premier mot précède toujours le second, si le sourire est toujours associé dans le texte à l’ironie alors que le rire accompagne ouvertement le sarcasme, c’est que dans ce dernier la bouche finit par s’ouvrir pour mordre et déchirer à belles dents sa victime18. Le récit « Feminismo », qui présente l’éloge de la satire selon don Nicomedes Niceno, offre un panorama imagé des techniques ironiques et sarcastiques :
La satire ! La satire l’attirait comme l’abîme […] ; lui, qui était un homme optimiste, ne se sentait pas capable d’avoir de l’estomac pour la satire une seule fois dans sa vie ; mais, en dépit d’une certaine horreur inhérente au genre, il se sentait séduit, comme dans un vertige d’humour, par les écrivains qui employaient l’ironie, même s’il s’agissait d’une ironie de moindre degré ; et s’ils atteignaient au sarcasme, comme Achille face au cadavre d’Hector, don Nicomède jouissait d’une volupté qu’il s’avouait diabolique19.
11Ce passage décrit un processus de production du plaisir chez le récepteur ou auditeur de l’ironie et du sarcasme, en même temps qu’il explicite l’échelle de cruauté sur laquelle les deux notions coexistent. Niceno, incapable d’écrire dans le style satirique, se plonge pourtant dans la volupté de voir détruit un tiers par la parole. Il expérimente les « vertiges de l’humour » et un plaisir « diabolique » qui mêle répulsion et séduction, et conduit au voyeurisme, voire au sadisme20. La gradation entre une forme qui, somme toute, semble assez bénigne, l’ironie qui comporte elle-même plusieurs degrés, et une forme destructrice et sanglante telle que le sarcasme, joue sur le crescendo de la violence. Elle se matérialise dans la cruauté d’Achille lorsqu’il s’acharne sur le cadavre de son ennemi : la mort d’Hector est insuffisante, il lui faut encore traîner sa dépouille derrière son char le long des remparts de Troie. Le spectacle de la cruauté est le meilleur garant du plaisir. De même, la cruauté verbale n’existe pas sans une forme socialisée de violence qui passe par la constitution d’un répertoire de blessures à infliger, complètement intégrées au fonctionnement de la société.
12Il est ainsi remarquable de voir comment Clarín, dans l’emploi choisi et restreint qu’il fait des termes « ironía » et « sarcasmo », élabore une distinction qui correspond aux deux types de mots d’esprit que Sigmund Freud définit dans Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient21. Alors que Clarín met en scène des ironies innocentes et d’autres cruelles, Freud distingue le « mot d’esprit innocent », qui n’est pas dénué de contenu mais qui est une fin en soi, du « mot tendancieux » au service d’une intention. Ce dernier est « hostile » ou « obscène », c’est-à-dire que dans les deux cas il est porté par une tendance agressive, soit critique, soit sexuelle22. La sociabilité ayant rendu impossible le passage à l’acte physique, il s’est opéré un déplacement vers le mot qui est chargé de l’intentionnalité violente. Or, Clarín caractérise l’emploi de l’ironie et du sarcasme comme le mode fondamental de la relation à l’autre dans le fonctionnement des groupes sociaux qu’il dépeint : son approche de la violence est linguistique. Il n’est d’ailleurs pas « innocent » que le mot « sarcasmo » soit celui qu’emploient le plus aisément ses personnages, puisqu’ils se complaisent, sous couvert d’affabilité, dans l’échange cruel.
III. — LES PERSONNAGES IRONISTES : DEUX REPOUSSOIRS ET UN MODÈLE
13Les univers traversés et éclairés par Clarín sont construits sur un discours social où tout un chacun parle et se moque de ses semblables. Cette forme latente et continue d’ironisation règle les rapports individuels et sanctionne les différences sociales. Au sein du personnel narratif, Clarín a privilégié un certain nombre de personnages dotés par lui d’une capacité ironique qu’il ne manque pas de souligner, rarement pour la conforter, plus souvent pour l’ironiser à son tour. Dans ce système ironique, l’auteur donne forme à deux repoussoirs : l’ironie journalistique et l’ironie sociale.
PREMIER REPOUSSOIR : L’IRONIE JOURNALISTIQUE
14Le journaliste est un personnage qui est rarement traité avec bienveillance par le narrateur clarinien. Il est d’autant plus attaqué qu’il a une propension à se poser comme auteur satirique et comme ironiste. Dans ce cas, l’ironie affichée n’est qu’un code figé et un cliché que le narrateur s’efforce de dénoncer dès qu’il les rencontre. Dans « Feminismo », le narrateur s’amuse à pointer tous les « trucs et astuces » de l’écriture dramatique, distribués en « antiguos moldes » et « nuevos moldes ». Les formules et clichés, tel celui du regard chargé d’une « ironie terrible », font partie des codes critiqués, ces codes maintenus et perpétués par la plume des médiocres. « Feminismo » prend explicitement pour cible le milieu journalistique par le biais du récit de la conversion d’un jeune « poète » monté à la capitale en un chroniqueur politique aux armes ironiques acérées23. Technique imitative souvent inadaptée à son objet et à son objectif car mal maniée, ou méchanceté gratuite et vide de sens, l’ironie telle qu’elle est représentée dans ce texte devient une simple formule agressive qui fait vendre.
15L’ironie fait partie, pour ces « journaleux », d’un arsenal rhétorique creux et inauthentique. Elle est un outil stratégique hypocrite qui déforme la véritable ironie. C’est d’ailleurs une conviction enracinée très tôt en Leopoldo Alas : dès sa première publication journalistique — en 1868 —, Juan Ruiz24, il s’attaque au style ironique des feuilles de choux satiriques qui fleurissent à la suite des événements révolutionnaires. Dans un article du 21 juin 1868, intitulé « Literatura », le jeune Alas se plaint de la soudaine universalité du genre satirique :
Aujourd’hui, tout Espagnol est un Quevedo, un Larra, un Mesonero Romanos, un Frontaura.
Nous sommes tous satiriques.
Vive la gouaille.
Et non seulement nous raillons lorsque nous écrivons, mais aussi lorsque nous parlons.
Blasco lance une blague dans le Gil Blas, et le lendemain 40 000 ( !) idiots (je vous prie d’excuser, Messieurs, cette façon), la répètent incessamment et sans rime ni raison ; et ils l’usent tant qu’à la fin elle les barbe eux-mêmes et, qu’alors, ils disent que cette blague est une bouffonnerie et son auteur un bouffon25.
16Le prix à payer est alors la perte, dans cette masse, de celui qui réellement sait manier l’ironie. Il s’agit là d’un combat que Clarín mène tout au long de sa vie. Il revient plusieurs fois à la charge, notamment dans un article intitulé « Estilo fácil » où il s’évertue à dénoncer les abus du style « humoristique » par des journalistes ou des auteurs qui n’ont aucune idée de ce que ce mot signifie :
Dans chaque capitale de province, voire dans nombre de villages […], il y a une douzaine ou une demi-douzaine de jeunes gens habiles […] qui manient la plume avec une désinvolture (comme l’on dit) capable de faire honte à n’importe qui. Ils composent des canards, satiriques comme pas deux, et sans que personne ne leur cherche noise, ils commencent à insulter la terre entière, comme si tout honnête citoyen leur avait fait une vacherie. Mais cette vacherie n’existe pas ; tout le vinaigre de ces publications humoristiques est faux ; c’est un recours artistique utilisé pour exhiber le style facile et malin26.
DEUXIÈME REPOUSSOIR : L’IRONIE SOCIALISÉE
17Complémentaire de cette réduction de l’ironie formelle à un code journalistique, l’ironie sociale, où le bon ton commande la moquerie, est le second repoussoir ironique élaboré dans les œuvres de Clarín. Le parfait exemple de ce fonctionnement ironique est Vetusta, qui personnifie l’esprit mauvais, le mauvais esprit, pourrait-on dire27. Alors que le « bel esprit » désigne l’ironie socialisée qui, par sa vivacité langagière et sa virtuosité verbale, tisse les relations sociales du fait de sa capacité de rapprochement, faisant le régal d’un groupe restreint, « l’esprit » de Vetusta est ironiquement un esprit sans esprit. L’ironie codée des groupes de sociabilité — dont le salon de la marquise de Vegallana est l’un des épicentres, tout comme la promenade de l’Espolón — est le masque apposé au désagréable par des normes de convivialité et d’hypocrisie qui sont seules garantes de l’unité apparente. Cette ironie repose sur un habile et fragile édifice de mots et de persiflages qui a pour fonction de créer ou de renforcer la cohésion de la communauté, à l’exclusion de tout intrus.
18Les approches anthropologique et sociologique de l’ironie mettent en évidence le travail sous-jacent aux manifestations de l’esprit dans un groupe. Comme l’explique Philippe Hamon28, l’ironie a une fonction éthologique et tactique, elle élabore à partir d’un système de valeurs une frontière stratégique qui lui permet d’intégrer certains individus à la communauté, tout en excluant ceux dont elle juge qu’ils ne correspondent pas à ses normes. Or, si le mot d’esprit a pour fonction essentielle non de « dire », mais de « faire », en instituant une ligne de démarcation et des critères de reconnaissance et de complicité, il n’en doit pas moins être constitué en « esprit », c’est-à-dire faire preuve d’une finesse de pensée et de forme qui n’est pas à la portée du premier venu. Mais Vetusta, qui ne peut être que très superficiellement apparentée aux spirituels cercles dessinés par Proust, n’est jamais représentée comme productrice d’un « bel esprit » digne d’éloge. Les langues s’agitent, mais leur domaine reste la rumeur et la médisance. Tant bien que mal, les habitants revêtent d’un habillement douteux leur malice et leur hypocrisie, et le seul « esprit » qui fasse surface, est celui de corps29. Il en va ainsi notamment de « la clase », ce groupe d’aristocrates en voie de disparition qui cultive encore l’illusion de dominer la ville. « La clase » obéit à trois règles strictes dont Ana, jeune fille, fera l’apprentissage par l’entremise de ses deux tantes, doña Agueda et doña Anunciación : l’étiquette, le quant-à-soi — ou « ten con ten » —, et la bonne humeur. Ce qu’elles nomment « humour » n’est en fait qu’une pratique hypocrite de séduction propre aux hommes « de la clase », et sur laquelle le quant-à-soi ordonne de fermer les yeux. Au cours d’une leçon mémorable, ces chères tantes expliquent à Ana qu’il faut accepter les approches et contacts de ces gentilshommes, et surtout ne pas se scandaliser face à leurs « allusions malicieuses, mais toujours pleines d’esprit »30, selon une formule péremptoire de doña Anuncia. Se formaliser d’un tel « badinage », qui de fait n’a rien de badin, serait une faute de goût tout à fait déplorable, puisque cela laisserait entendre que la jeune fille comprend bien de quoi il est question, ce qui serait intolérable. Ana doit donc feindre de ne pas saisir le fond sexuel de ces plaisanteries afin de cautionner l’hypocrisie du groupe dans lequel on tente de l’insérer. Elle se venge pour sa part en le méprisant de toutes ses forces.
19« El buen humor » ou bonne humeur vétustaine repose sur une hostilité qui recoupe les catégories freudiennes exposées plus avant. Lorsqu’il ne s’agit pas de masquer, comme dans le cas précédent, des tendances érotiques, l’ironie est un masque offert à l’agressivité. Si ce masque de papier ne s’envole pas, c’est qu’un large consensus en garantit la survie :
À Vetusta, la bonne humeur consiste à s’en dire des vertes et des pas mûres tout au long de l’année, comme dans un carnaval perpétuel, et celui qui se fâche va contre les usages et est tenu pour mal élevé31.
20Les échanges sont strictement régis par les apparences. Les Vétustains sont libres de se dire des horreurs à condition de ménager un ton plaisant qui, d’un commun accord, désamorce toute intention polémique. Les diverses conversations au cours desquelles sont échangées de nombreuses insultes sauvent les apparences par l’emploi de ce ton « amène » et festif qui donne forme à l’hypocrisie vétustaine. Venin trempé de miel, le mot le plus insultant est affublé du masque de l’affabilité : c’est un renversement carnavalesque, comme le souligne le narrateur. La liberté de parole du temps de Carnaval, où nulle autorité, nulle hiérarchie ni valeur sociale n’est respectée, dure cependant toute l’année, et obéit à des inflexions saisonnières. Ainsi, au retour de l’été chacun se félicite d’appartenir à la communauté vétustaine : la fin des vacances et la présence d’une victime unanimement désignée — Fermín de Pas — stimule les langues. L’émulation ironique crée une union factice et ponctuelle dans la méchanceté, union qui est appelée à disparaître dans l’ennui hivernal, quand chacun prendra pour cible de sa « bonne humeur » son ancien compagnon de médisance :
Les fausses amitiés, usées au point de devenir insupportables par l’ennui commun d’un hiver sans fin, se renouaient maintenant ; ceux qui revenaient trouvaient que ceux qui étaient restés avaient de l’esprit et du talent et vice versa, chacun riait des plaisanteries et des propos malicieux de tous. Peu à peu, les cercles de la médisance s’animaient, la calomnie faisait monter la fièvre et les derniers arrivés, les retardataires, trouvaient la situation à point : « Quel esprit, quelle finesse dans la malice, quelle perspicacité ! Ah, l’esprit vétustain »32 !
21Le fameux « ingenio vetustense » et ses cercles infernaux obéissent aux règles que René Girard a décrites dans ses travaux sur le bouc émissaire33. Collectif mais individualisant, il repose sur un fond de méchanceté versant aisément dans la cruauté. La meilleure critique que peut en faire le narrateur, en plus de manifester l’hypocrisie de cet esprit, est de montrer l’absence d’exemples concrets et de tours habiles qui le caractérise. Hormis quelques traits attribués isolément à certains personnages34 — Ripamilán constitue un cas à part —, les seules manifestations de cet « esprit » sont la pratique exclusive et définitoire du surnom et de l’insulte. Les exemples s’accumulent dans un roman où la méchanceté et l’envie réduisent l’objet convoité ou méprisé à une étiquette péjorative et humiliante. « La clase » se ligue contre Ana et ses velléités littéraires, et la nomme « literata » quand Obdulia la baptise du surnom de « Jorge Sandio ». C’est cette même société qui fait des prétendants successifs de la froide Olvido Páez des « príncipes rusos ». Les trois sœurs de la Barcaza, surnommées « las tres desgracias », et leur père, « el barón de la Deuda flotante », sont, quant à eux, les cibles de l’ironie des bourgeois. Mais le plus mal loti reste Pepe Ronzal : il est la cible privilégiée de « l’esprit vétustain » qui distribue des surnoms comme autant de taches ou de marques possessives. Il est successivement et à la fois appelé « El Estudiante », « el Inglés » et « Trabuco », trois surnoms qui exhibent sa pédanterie, son maniérisme, et sa difficulté à manier le langage.
22Les rieurs masquent leur hostilité sous une exagération festive : l’allégresse enjouée et jouée est un masque de bonne humeur élevé au rang d’art par le Magistral, qui sait adopter un ton « jocoso-místico » face à un public enfantin, voire avec Ana. De même, l’excès de joyeuseté confine à la farce dans la société dépareillée qui agite de son « allégresse effrontée » la maison d’Emma Valcárcel dans Su único hijo. Une société construite sur un fond de promiscuité et de jalousie où les parasites puisent pour se moquer de Reyes, d’Emma elle-même et de l’enfant à naître, surnommé « el parvenu » ou « el inopinado » par Marta et Sebastián. La malice trouve ainsi un exutoire dans les allusions à la paternité usurpée de Reyes, comme par exemple dans les propos de Marta qui ne peut souffrir de se voir voler la vedette par la grossesse d’Emma35.
23L’ironie dans sa forme sociale, omniprésente dans les textes clariniens36, est synthétisée ponctuellement dans des individus qui sont la somme de cette hypocrisie. Marta dans Su único hijo et Glocester dans La Regenta jouent ce rôle d’anti-modèles ironiques. Glocester est très étroitement lié aux diverses formes de l’ironie : en effet, don Restituto Mourelo n’existe dans le texte et dans Vetusta que sous le nom de Glocester, qui est en fait le surnom ironique que lui a attribué Ripamilán en raison de sa ressemblance physique avec le futur Richard III, bossu et retors, de Los hijos de Eduardo, pièce de Casimir Delavigne, traduite en espagnol par Manuel Bretón de los Herreros. Il est donc présenté au travers du filtre de l’ironie d’un autre personnage. Or, lui-même se considère comme un maître ès ironie37. Il incarne l’ironie jusque dans ses formes : Glocester est le premier à interpréter son physique tordu comme la matérialisation de l’astuce dissimulatrice et maligne du machiavélisme ecclésiastique. Dans un portrait où le narrateur ironiste s’en donne à cœur joie et joue sur la théorie darwinienne de l’adaptation au milieu38, Glocester apparaît comme la matérialisation de la méchanceté retorse et de l’hypocrisie que l’on a souvent accolées, à la suite de La Bruyère, à une vision restreinte de l’ironie :
Sans avoir lu Darwin, l’Archiprêtre trouvait une relation mystérieuse et peut-être cabalistique entre cette sorte de F que dessinait son corps et la sagacité, l’astuce, la dissimulation, la malice prudente et même le machiavélisme canonique qui pour lui comptait plus que tout. […] Oui, à n’en pas douter, don Restituto avait deux visages : il courait avec le lièvre et chassait avec la meute ; il dissimulait l’envie derrière une amabilité mielleuse et faisait celui qui tombe des nues, ce qui ne lui arrivait jamais39.
24Glocester se vante de manier une rhétorique ironique : il critique les discours enthousiastes, mais trop « simples », de l’évêque car, selon lui, la valeur d’un sermon se mesure à la complexité du discours qui doit se lire « entre les lignes » :
Moi, il faut me lire entre les lignes ; je ne parle pas pour des servantes ou des soldats ; je parle pour un public qui sache… c’est le mot, lire entre les lignes40…
25L’ironie est son instrument de prédilection et elle lui permet de sélectionner son public : ses sermons sont disqualifiants et séparateurs, à l’opposé de l’intention œcuménique de l’évêque. Ils reconduisent ses préjugés de classe qui lui font mépriser ceux qui ne sauraient comprendre son « esprit » et qui s’en tiendraient pour cela à la « lettre » de son discours. Cependant, ses sermons ne sont en aucune façon des modèles de finesse ironique et de construction à double sens dans lesquels la lettre et l’esprit s’opposeraient. Son potentiel ironique est réduit à une mécanique rhétorique grossière, que Glocester croit habile, et qui prend précisément pour cible le maître de l’ironie classique, Voltaire lui-même. La confrontation des deux ironistes se fait donc, « entre les lignes », en défaveur du prêtre vétustain.
26Glocester représente l’acharnement et l’exhibitionnisme — du corps et du verbe — inhérents à l’ironie socialisée que Clarín prend pour cible dans ses écrits. Celle-ci n’est de fait qu’une construction spectaculaire propre à l’alazon des Anciens. C’est ailleurs qu’il faut chercher le rusé eirôn, dans une ironie de second degré qui appartient au narrateur. Il renverse le jeu en faisant de l’ironie dégradée de ses personnages un élément supplémentaire de sa critique sociale. Le narrateur renvoie cette fausse ironie alazonique à son fond de malignité, et la détruit en la nommant pour ce qu’elle est, et en la désamorçant par une série d’exemples manifestant l’esprit grossier et plat des personnages. Cela explique la quasi invisibilité du terme « ironía » dans l’œuvre. Le créateur ou ses narrateurs ne nomment jamais l’ironie qui leur est propre, car elle se démarque implicitement de celle des personnages qui est dénoncée comme une parole sociale codée et inauthentique. Clarín tend d’ailleurs à privilégier des notions plus complexes que celle d’ironie, tel l’humour ou « humorismo ». Lorsqu’il emploie le mot « ironía » c’est dans le but de désigner une opinion réduite à la parade. Pratiquée en cercle clos, cette ironie est une caricature de l’ironie véritable. Elle fonctionne sur les pôles de l’excès et du narcissisme, et ne sert que la construction de soi et du groupe dans un reflet illusoire qui ne repose jamais sur une réelle virtuosité langagière ou sur une conscience authentiquement ironique.
UN MODÈLE
27Clarín oppose à ce qui n’est finalement qu’une forme verbale du paraître des saillies isolées et des traits apparentés à la fois à l’ironie et à l’humour. À l’opposé de la joie factice et carnavalesque, l’évêque Fortunato Camoirán, le « santo alegre » de Vetusta, est le seul personnage du roman doté d’un humour innocent et lumineux comme son salon. Il se déploie jusque sur ses meubles et ses chaussures, capables, à sa suite, de rire41. Mais l’humour saint et sain de Camoirán est isolé comme son auteur, réduit au silence par la froide autorité du Magistral. Le personnage qui acquiert véritablement un statut positif d’ironiste est Ripamilán, dont la vertu combinée à la liberté et à la légèreté de langage en fait presque un alter ego du narrateur. Présenté comme un oiseau aux goûts poétiques et épigrammatiques, Ripamilán est le type privilégié d’un certain « style humoristique » à la croisée des modèles antiques et contemporains42, ainsi que le relais de l’ironie narratoriale lorsqu’il s’en prend aux ridicules de ses semblables. Il représente en effet une bonne humeur lucide, piquante et imagée, qui ne manque pas d’attaquer Glocester, doña Petronila ou encore Foja, et qui multiplie les jeux de mots : « Son esprit était vaillant, disait-il, mais les os n’ont pas d’esprit »43, dit-il pour décliner une invitation à une promenade. Chacune de ses apparitions, si brève soit-elle, est accompagnée d’une phrase à tournure ironique, fondée sur la contradiction, le parallélisme, et les rapprochements incongrus. Sa bonté ironique, qui n’exclut pas certains travers comiques, innocente en général Ripamilán, alors que lui-même assume la défense de Fermín de Pas et d’Ana Ozores face à l’ironie cruelle de Vetusta. Sa défaite finale correspond à une mise à l’écart due à sa santé : il ne peut plus aider Ana car il est isolé chez lui et, de ce fait, ses bons mots n’ont plus aucune portée sur les conversations vétustaines. Ripamilán combine l’esprit épigrammatique et le plaisir comique. La polissonnerie de ses poèmes, ainsi que son admiration absolue pour la femme, ne sont jamais grivoises ou de mauvais goût ; elles font simplement partie d’une posture festive et critique. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que Ripamilán est le seul personnage de La Regenta à accéder au rôle de critique littéraire puisqu’il est, vis-à-vis de la jeune génération de poètes vétustains, « un censeur narquois et malicieux, quoique toujours courtois et affable »44. Ripamilán, par bien des aspects, constitue un reflet positif dans l’œuvre de l’attitude ironique du narrateur, voire du critique Clarín : il incarne l’authenticité de l’ironie au sein d’un univers falsificateur.
IV. — RISUM TENEATIS : LES DANGERS DE L’IRONIE
28L’ironie visible dans les œuvres fait l’objet de la suspicion du narrateur qui souligne le caractère destructeur de ses emplois. L’exposition des travers et des hypocrisies ironiques est systématique. Or, de manière plus sérieuse et profonde, le narrateur adresse une mise en garde contre les méfaits de l’ironie. Si la fausse ironie, de forme alazonique, construit un lien hypocrite dans le respect des codes sociaux et des apparences, le mot ironique peut, quant à lui, être destructeur du lien qui unit les individus. De nombreuses scènes manifestent la distance introduite par le narrateur vis-à-vis d’une pensée ironique facile et portée à la surenchère. Cette tendance à mettre un frein est une caractéristique de l’écriture satirique que Larra a décrite dans un article de 1836 intitulé « De la sátira y de los satíricos ». Il revient dans ce texte sur la véritable mission de l’écrivain satirique, et établit une nette distinction entre le type de critique personnelle qui fut l’apanage des satiristes classiques et la critique publique, comme fonction politique, morale et esthétique45.
29Larra est pour Clarín un modèle46. Il essaye, dans sa propre critique, d’adopter cette attitude, mais il est bien conscient que sa plume et la médiocrité des auteurs espagnols méritent un traitement sévère, qu’il ne manque pas de leur appliquer au travers de sa critique « policière et hygiénique »47. Clarín connaît donc bien le poids qui pèse sur les épaules du satiriste : à plusieurs reprises il manifestera son regret de perdre des amis à la suite de la publication de ses articles. L’article « No engendres el dolor », qu’il publie en 1891, rend compte de son désir de passer à un autre mode de critique, dans lequel il n’y aurait plus de ces « coups de griffe critico-satiriques » qui blessent leur cible48. Il affirme néanmoins que ce type de critique est nécessaire et adapté à l’Espagne, même s’il a du mal à supporter d’être « créateur de souffrance ». Aussi réside-t-il, au fond de toute intervention satirique et ironique en particulier, un doute quant à la validité de ces procédés aliénateurs.
30Clarín a toujours défendu une posture sérieuse en ce qui concerne les relations entre les individus. Il sait le danger inhérent à la facilité avec laquelle il se laisse porter par sa fibre critique. C’est le message du risum teneatis qu’il distille dans son œuvre narrative. Emprunté à l’Art poétique d’Horace49, cette formule appelle à plus de mesure face au spectacle risible que peuvent présenter la vie et autrui, surtout lorsqu’on est doté d’un esprit vif porté, comme l’est celui de Clarín, à toujours voir le côté comique des choses. Comment contenir son rire ? Comment faire taire ce mot qui brûle les lèvres et fera briller celui qui le prononce, à ses yeux et aux yeux de son public, au détriment de sa cible ? Ana Ozores est le seul personnage de Clarín qui tente de renoncer à l’ironie. Capable de l’identifier chez autrui et de la manier avec brio, elle cherche cependant à se départir de son attitude ironique au cours de sa convalescence au Vivero en compagnie de son mari. Elle a réussi à recouvrer la santé et à renouer un semblant de complicité avec Quintanar en suivant scrupuleusement les indications de son médecin Benítez, qui lui interdit de réfléchir et d’analyser les faits. Pourtant, à deux reprises, Ana s’exhorte à repousser la tendance ironique qui lui vient spontanément, dans une lettre adressée à son médecin et dans un fragment de son journal intime50. Elle est toujours sensible au ridicule de son mari — accentué par un nœud de cravate derrière l’oreille ou un bonnet de nuit, au cours de scènes intimes mémorables —, mais elle s’efforce de couper court à ses remarques ironiques, et de changer de cible, puisqu’elle reporte momentanément, avant de s’interrompre, son ironie sur elle-même, ou plutôt sur ce qu’elle était avant la convalescence : « la Regenta ». Cependant, malgré la force de sa résistance et des interruptions qu’elle impose à sa plume ironique, Ana reste tentée par le regard distant et moqueur qui la sépare de son mari. Elle oppose sa bonne humeur à la nuisance de l’ironie qui faisait l’apanage de « La Regenta », personnalité qu’elle s’efforce de reléguer dans le passé. Car l’ironie pourrait définitivement l’éloigner de Quintanar, et donc lui ôter la possibilité de vivre « naïvement ».
31Le risque de mise à distance et de rupture est inhérent à l’ironie. Sa responsabilité dans la destruction du lien qui unit deux individus est mise en scène dans quatre récits : « Un viejo verde », « El Torso », « Benedictino », et « El entierro de la sardina »51. « Un viejo verde » est un récit construit ironiquement par le narrateur, désireux d’offrir à son public l’histoire « romantique et impossible » d’Elena de Rojas et de son prétendant anonyme, bien plus âgé qu’elle, qui l’admire en silence depuis des années sans attendre d’être aimé en retour. Au cours d’un concert auquel ils assistent côte à côte, un rayon de soleil vient frapper un carreau teinté en vert, produisant un faisceau lumineux qui les éclaire de manière égale. Tous deux sont immédiatement conscients du lien qui les unit mais, à la différence de son prétendant, Elena est également consciente de l’effet désastreux de la couleur verte sur son teint. Elle s’écarte donc rapidement, laissant son compagnon seul exposé à la lumière. Ce dernier finit par attirer l’attention des autres spectateurs qui ne manquent pas de faire des plaisanteries sur son apparence. Or, Elena se caractérise par une fâcheuse tendance à ne pouvoir tenir sa langue quand lui vient un bon mot, surtout si celui-ci frappe l’un de ses proches, au risque bien évident de blesser et de s’aliéner sa cible. Une tentation qui s’accroît lorsque la victime est admirée par Elena, qui en cela joue avec le plaisir du sacrilège52. Clarín met en scène ici la tension suscitée par l’esprit moqueur et la tentation irrésistible du mot ironique dégradé lorsqu’il n’obéit qu’à une gratuité et une superficialité visant la satisfaction immédiate. La « lente montée du désir » ironique est décrite minutieusement :
Mademoiselle de Rojas ressentit la tentation irrésistible, qu’elle jugea ensuite criminelle, de faire, d’une voix suffisamment haute pour que son adorateur puisse l’entendre, une blague, un calembour, ou comme on voudra bien l’appeler, qui lui était venu à l’esprit, et qui pour elle et pour lui importait plus que pour les autres. Elle regarda franchement, un sourire diabolique sur les lèvres, le malheureux gentilhomme qui se mourait d’amour pour elle… et dit, comme à l’attention de ceux de sa loge uniquement, mais certaine d’être entendu par lui : — Voici ce qu’on nomme… un vieux beau53.
32Elle cède donc au diabolisme de la tentation et fait rire ses amies. La pointe est cruelle et à double fond : l’âge et la couleur — un « viejo verde », en espagnol — justifient le mot pour l’auditoire, mais l’âge et l’amour le justifient aux yeux de l’amant et d’Elena, ce qui détruit à jamais leur relation silencieuse. À la fin du concert, l’homme s’en va pour ne plus reparaître. Une nouvelle fois, il s’agit d’une ironie baptismale : le surnom n’est plus simplement comique, il est tranchant et séparateur. La superficialité du « bon mot » détruit la profondeur des sentiments, même si le « baptisé » accepte son nouveau nom au point de le faire graver sur sa pierre tombale comme preuve de son amour et de son effacement.
33Ce mot destructeur a pour écho le surnom d’« El Torso » donné par un fils de noble famille à son fidèle serviteur, dans le récit du même nom. Diego de Candelario évolue de son profond mépris pour les domestiques et classes inférieures à une réelle et solide affection, dont l’objet sera celui-là même qu’il avait stigmatisé et mis à l’écart en le nommant « le torse ». La découverte de la solitude intime et du réconfort apporté par autrui, quand Diego se rapproche finalement de Ramón à la fin du récit, éclaire la malfaisance de l’ironie définitoire. En effet, la moquerie contenue dans ce genre d’ironie est une exploitation égoïste d’autrui et de ses faiblesses : elle vise une satisfaction personnelle fondée sur la supériorité supposée de l’individu auteur du bon mot, et elle instaure une ligne séparatrice qu’il est difficile de franchir, et encore plus d’effacer. « Caín », ou don Joaquín, protagoniste de « Benedictino », envisage par exemple son amitié avec Abel comme une source de moquerie continue et auto-satisfaisante54. L’auteur s’est ménagé, en nommant le vieillard innocent « Abel » et en déléguant aux villageois la création du surnom complémentaire, « Caín », la possibilité d’un jeu onomastique symbolique et annonciateur du « crime » de l’un des deux amis. Cependant, alors que dans la Bible Caïn est condamné à fuir éternellement pour avoir tué son frère, don Joaquín n’éprouve aucun remords à se moquer de son ami, pas même lorsqu’il commet l’acte « incestueux » et profanateur de séduire l’une de ses filles en lui offrant à boire la liqueur que son père conservait pour son mariage. Au cours de leurs conversations, Abel reprend constamment Caïn pour les blagues insultantes qu’il lance contre lui, son épouse et ses filles ; il tente de le ramener à des propos plus affectueux. Mais cette protestation du sérieux d’un père préoccupé par sa famille est de peu de poids face à la blague et à l’ironie irrespectueuses de Caïn, qui finit par l’emporter.
34L’hédonisme moqueur irrévérencieux corrompt l’amitié et se joue finalement d’elle. La tentation d’en jouir est très rarement réfrénée dans l’œuvre, et elle s’accompagne d’une portée éthique. Dans « El entierro de la sardina », don Celso Arteaga tient deux années consécutives le rôle d’orateur festif au cours du carnaval et de la cérémonie de l’enterrement de la sardine. À cette occasion, il dédie puis offre la sardine à Cecilia, une jeune femme du village, qu’il oubliera très vite au cours de sa vie adulte. Revenu, à la fin de sa vie, dans la ville de son enfance, il la retrouve en la personne de sa logeuse. Son apparence amaigrie fait naître alors en lui l’image d’une sardine. Plus tard, il reconnaît la sardine qu’il lui avait offerte la première fois, soigneusement conservée dans un placard comme symbole d’un amour inexistant. Un soir, sur le chemin qui le mène chez lui, il rencontre un enterrement et apprend que c’est celui de cette femme. Le narrateur met alors sur le compte du « diable moqueur que chacun porte toujours en soi » le mot final du personnage : « Oui, c’est vrai, c’était une sardine. C’est, par conséquent, l’enterrement de la sardine »55. Mais Celso n’éprouve aucune satisfaction : il prend la mesure de la cruauté absurde et gratuite de ce mot ironique, et ajoute pour lui-même : « Tu peux rire, si le cœur t’en dit ». Cette phrase est la dernière du récit : elle résonne comme un commentaire du créateur sur son texte. Il y a, en effet, décliné toutes les catégories de l’humour et du comique.
35À partir des manifestations les plus visibles et les plus populaires du carnavalesque, il a joué sur les gammes du burlesque et du grotesque, dépeint la bonne humeur alcoolisée des participants, l’ambiance festive et l’émulation humoristique du discours cérémoniel. Le récit débouche sur une fin interrogative quant au jeu de mot automatique, à la construction ironique douloureuse, souvent déplacée, parfois vaine et destructrice, mais toujours irrésistible. La vie est ce monstre qui, chez Horace, ne peut que provoquer le rire, mais l’expérience individuelle telle qu’elle émerge de ce récit oppose un comportement festif collectif légitime et une forme de tristesse propre à l’ironiste.
Notes de bas de page
1 C. Richmond (éd.), Cuentos completos de Leopoldo Alas « Clarín ». Le troisième tome des Obras completas de Leopoldo Alas Clarín, consacré à la « narrativa breve », ne reprend pas exactement les mêmes textes : certains sont publiés dans les tomes correspondant aux recueils conçus par Clarín lui-même pour une publication en volume, tandis que d’autres sont reproduits, en fonction de leur date de parution, dans les tomes consacrés à sa production journalistique.
2 Voir L. Núñez de Villavicencio, La creatividad en el estilo de Leopoldo Alas « Clarín ».
3 « ¡ Esto me rejuvenece ! — decía con una ironía inocentísima ; humillado, pero sin vergüenza », Clarín, « El rey Baltasar », t. III, p. 737. Lorsque les ouvrages de Clarín ont fait l’objet d’une traduction française, je renvoie le lecteur aux éditions concernées (Y. Lissorgues et alii [trad.], La Regenta ; C. Bleton, Son fils unique ; Y. Lissorgues et J.-F. Botrel, Le coq de Socrate) ; lorsque ce n’est pas le cas, je traduis.
4 Zurita face à son ancien maître, « philosophe » devenu bourgeois, le regarde « con cierto aire triste y cargado de amarga ironía », Clarín, « Zurita », t. III, p. 264 ; le poète Vario éprouve la même sensation face au coucher de soleil qui lui fait penser à la destruction et à la mort de toute chose : « Una sonrisa amarga, irónica, asomó a sus labios », Clarín, « Vario », t. III, p. 575.
5 Telle l’ironie de Guimarán face aux joueurs du casino de Vetusta, qui est alors « trágica y profunda », Clarín, La Regenta, t. I, p. 583.
6 Clarín, « Álbum-abanico », t. III, p. 994.
7 « Viendo seguir calle arriba a la dama vistosa, siempre alegre… siempre frívola, sin los vicios que la edad le había hecho abandonar, pero con la manía que era como la cáscara, ya vacía, del vicio, pensó para sus adentros una porción de cosas, filosóficas como ellas solas, de una filosofía ni pesimista ni optimista… casi cómica. Y se dijo lleno de benevolencia irónica… : ¡ Qué diferencia entre Julita Frondoso … y la Magdalena ! », Clarín, « Álbum-abanico », t. III, p. 994.
8 « Desdén altivo » et « ironía cruel », Clarín, La Regenta, t. I, p. 195.
9 Clarín, « La Reina Margarita », t. III, p. 720.
10 Dans « Reflejo (Confidencias) », le narrateur rend visite à son ancien maître, désormais reclus chez lui parmi ses livres familiers. Celui-ci justifie alors sa lecture de Victor Hugo et laisse échapper le commentaire suivant : « ¡ Si me viera un modernista ! ¡ Víctor Hugo ! — y sonreía, con ironía muda, venenosa », Clarín, « Reflejo (Confidencias) », t. III, p. 823.
11 « — ¿ Sabes que andas distraído, joven ? Aquel joven era la tremenda ironía de la mujer que, viéndose mustia y enfermiza, recordaba al tierno esposo que él envejecía, gracias, no sólo a los años, sino también a los disgustos de aquella servidumbre conyugal » (Clarín, Su único hijo, trad. C. Bleton, t. II, p. 175).
12 « La mirada del magistral fue altanera, provocativa, sarcástica en su humildad y dulzura aparentes : quería decir ¡ Vae victis ! La de Mesía no reconocía la victoria ; reconocía una ventaja pasajera… fue discreta, suavemente irónica, no quería decir : “Venciste, Galileo”, sino “hasta el fin nadie es dichoso” », Clarín, La Regenta, trad. Y. Lissorgues et alii, t. I, pp. 761-762.
13 « Una especie de ironía, de sarcasmo casi racional », Clarín, La Regenta, trad. Y. Lissorgues et alii, t. I, p. 855.
14 Clarín, « Un documento », t. III, p. 155.
15 Les occurrences de « sarcasmo de la suerte » sont assez nombreuses, notamment dans la bouche du Magistral à la suite de sa déconvenue dans le bois avec Quintanar (Clarín, La Regenta, t. I, p. 856). L’ironie du sort n’est pourtant pas une notion très utilisée sous la plume de Clarín. Elle est plutôt pour l’auteur un instrument de représentation ironique qui lui permet de rendre visibles les collusions événementielles et les contrastes entre les situations afin de manifester leurs influences sur les actes de ses créatures. C’est une marque de son pouvoir démiurgique en cela qu’elle manifeste son expérimentation et son organisation toutes-puissantes. C’est notamment le cas dans l’emploi, particulier à La Regenta, des saisons. Dans ce roman, l’ironie du sort est remplacée par une ironie des saisons. Deux fausses saisons influent sur les comportements des personnages, « el irónico verano de San Martín » et « la primavera anticipada » du mois de mars qui est une « burla de la naturaleza ». Ces deux saisons trompeuses donnent corps à l’auteur dans la composition ironique du roman : les rechutes maladives ou les chutes morales d’Ana, comme les actes des habitants de Vetusta, dépendent d’un cycle saisonnier et liturgique. Il y a donc rencontre entre un lieu ironique — Vetusta —, une mise en scène climatique et un calendrier religieux. Le schème perturbateur et torsadé qui en dérive est l’une des marques de la suprématie ironique du créateur qui joue avec les boucles et les retours en arrière.
16 Clarín, La Regenta, t. I, p. 304 et p. 78, respectivement.
17 Ana qualifie l’amour de De Pas comme une parodie infâme, comme un dérèglement pervers du sentiment amoureux : « Aquel sarcasmo de amor la hizo sonreír a ella misma con una amargura que llegó hasta la boca desde las entrañas », Clarín, La Regenta, t. I, p. 723 ; la présence d’un tuyau d’arrosage en plein milieu du parc du Retiro en proie à la canicule suscite ce second commentaire du narrateur dans « Superchería », t. III, p. 351 ; quant à la dernière expression, elle caractérise directement la protagoniste de « Snob », caricature de l’union de l’esprit et du corps car « bellísima de cuerpo, ridícula en espíritu », Clarín, t. III, p. 681.
18 L’étymologie du terme « sarcasmo » est très claire, puisque sarcazein, en grec, signifie « mordre la chair ».
19 « ¡ La sátira ! La sátira le atraía como el abismo […] ; él, que era un hombre optimista, no se sentía capaz de tener hígados satíricos en su vida ; pero, aun con cierto horror nativo al género, se sentía seducido, como en un vértigo de humorismo, por los escritores que empleaban la ironía, aunque fuera la de menos grados ; y si llegaban al sarcasmo, como Aquiles ante el cadáver de Héctor, don Nicomedes gozaba de una voluptuosidad que él confesaba ser diabólica », Clarín, « Feminismo », t. III, p. 957.
20 Le voyeurisme et le sadisme prennent de nombreuses formes dans l’œuvre de Clarín. Elles sont l’expression d’une fine observation des mœurs et des comportements individuels et collectifs : le personnage de Visitación, notamment, est de loin celui de La Regenta qui annonce le mieux la plupart des théories développées par Sigmund Freud quelques années après la conception de ce roman.
21 S. Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient.
22 Ibid., p. 177.
23 Jesús Morías « dudaba, con ironía, de la honradez de tres generales victoriosos y dirigía alusiones pornográficas a lo más augusto », Clarín, « Feminismo », t. III, p. 959.
24 L’intégralité du journal a été transcrite et publiée pour la première fois par S. Martín-Gamero, petite-fille d’Adolfo Posada, à qui Onofre, la veuve de Clarín, avait remis le seul exemplaire existant, relié en deux volumes : Juan Ruiz, periódico humorístico. Les références renverront désormais au tome XI des Obras completas, Oviedo, Ediciones Nobel, 2006.
25 « Ahora cada español es un Quevedo, un Larra, un Mesonero Romanos, un Frontaura/Todos somos satíricos. /Viva la guasa. /Y no sólo somos guasones escribiendo, sino hablando/Suelta un chiste Blasco en Gil Blas, y al día siguiente ¡ 40.0000 ! necios (dispensen VV. el modo de señalar) lo repiten incesantemente y sin venir a cuento ; y tanto lo manosean que al fin a ellos mismos les carga y entonces dicen que el chiste es una payasada y el autor un payaso », Clarín, Juan Ruiz, t. XI, n ° 9, p. 106.
26 « En cada capital de provincia, y hasta en muchos pueblos […], hay una o media docena de chicos dispuestos […] que menean la pluma con un desenfado (así se dice) capaz de avergonzar a cualquiera. Escriben periodiquitos, satíricos como ellos solos, y sin que nadie se meta con ellos, empiezan a insultar al mundo entero, como si cada vecino honrado les hubiese hecho alguna perrería. Pero no hay tal perrería ; todo el vinagre de esas publicaciones humorísticas es falsificado ; es un recurso artístico para lucir el estilo fácil y maleante », Clarín, « Estilo Fácil », t. IV, vol. 2, p. 1275.
27 Comme le remarque M. R. Alfani dans son récent ouvrage El regreso de Don Quijote, Clarín y la novela, Vetusta est construite comme la réponse littéraire de Clarín à Benito Pérez Galdós qui a composé la ville d’Orbajosa dans Doña Perfecta comme la scène de l’hypocrisie sociale travestie en ironie, dans un espace où les mots trompeurs ne masquent guère la réalité et ses failles : « Excepto Villahorrenda, que parece que ha recibido el nombre y la hechura, todo aquí es ironía, palabras hermosas, realidad prosaica y miserable. Los ciegos serán felices en este país, que para la lengua es un paraíso y para los ojos infierno », B. Pérez Galdós, Doña Perfecta, p. 74.
28 « Comme les animaux marquent leur territoire avec les productions de leur corps (cri, odeur), les humains en société marquent leur territoire par ces productions de leur corps que sont la parole, le rire et le sourire. L’étranger, c’est toujours l’autre, celui qui ne rit pas des choses dont il devrait rire, et celui qui rit des choses dont il ne devrait pas rire », P. Hamon, L’ironie littéraire, p. 114.
29 … Ou bien encore l’esprit-de-vin, bien connu de certains, tel Santos Barinaga, si l’on peut tenter le jeu de mot.
30 « Alusiones picarescas, y siempre llenas de gracia », Clarín, La Regenta, trad. Y. Lissorgues et alii, t. I, p. 179.
31 « En Vetusta, el buen humor consistía en soltarse pullas y frescas todo el año, como en perpetuo Carnaval, y el que se enfada desentona y se le tiene por mal educado », Clarín, La Regenta, trad. Y. Lissorgues et alii, t. I, p. 318.
32 « Las amistades falsas, gastadas hasta hacerse insoportables durante el común aburrimiento de un invierno sin fin, ahora se renovaban ; los que volvían encontraban gracia y talento en los que habían quedado y viceversa, todos reían los chistes y las picardías de todos. Poco a poco los círculos de la murmuración se animaban, la calumnia encendía los hornos, y los últimos que llegaban, los rezagados, encontraban aquello hecho una gloria. “¡ Qué ocurrencias, qué fina malicia, qué perspicacia ! ¡ Oh, el ingenio vetustense ! ” », Clarín, La Regenta, trad. Y. Lissorgues et alii, t. I, p. 649.
33 R. Girard, Le bouc-émissaire.
34 Les jeux de mots ironiques de Mesía sur « sinecura/ sine cura », Clarín, La Regenta, t. I, p. 708 et de la marquise de Vegallana sur un mariage « sans-culotte », ibid., t. I, p. 185, en sont des exemples.
35 Constatant le peu de ressemblance entre le nouveau-né et Reyes, Marta ne peut s’empêcher de dire à Emma que celle-ci a dû rêver d’un « príncipe ruso », mot qui provoque les réactions suivantes, dans lesquelles le narrateur se fait fort de marquer la gradation ironique insultante par l’emploi des substantifs « gracia », « audacia » et « epigrama » : « Las de Ferraz, que ya estaban allí, rieron la gracia, fingiendo no encontrarle malicia. Los demás callaron, sorprendidos ante la audacia. Emma no vió el epigrama ; Bonis tampoco », Clarín, Su único hijo, t. II, p. 355.
36 On ne compte plus les récits, tels que « La mosca sabia », « La Reina Margarita » ou encore « La Ronca » dans laquelle un individu est la cible de l’ironie d’un groupe.
37 « La musa de Glocester era la ironía », Clarín, La Regenta, t. I, p. 363.
38 Ibid., t. I, p. 108.
39 « Encontraba el Arcediano, sin haber leído a Darwin, cierta misteriosa y acaso cabalística relación entre aquella manera de F que figuraba su cuerpo y la sagacidad, la astucia, el disimulo, la malicia discreta y hasta el maquiavelismo canónico que era lo que más le importaba. […] Sí, era cierto que don Restituto disfrutaba de dos caras : iba con los de la feria y volvía con los del mercado ; disimulaba la envidia con una amabilidad pegajosa y fingía un aturdimiento en que no incurría jamás », Clarín, La Regenta, trad. Y. Lissorgues et alii, t. I, p. 108.
40 « A mí hay que leerme entre líneas ; yo no hablo para criadas y soldados ; hablo para un público que sepa… eso, leer entre líneas », Clarín, La Regenta, trad. Y. Lissorgues et alii, t. I, p. 362.
41 Les meubles de l’évêque sont décrits comme suit par le narrateur : « de un tipo bonachón y simpático, reían a carcajadas con sus contorsiones de madera retorcida », Clarín, La Regenta, t. I, p. 357 ; et l’évêque lui-même justifie l’usure de ses chaussures, face à De Pas qui l’accuse de jouer à l’évêque des Misérables de Victor Hugo, en disant : « Estos son nuevos, palabra de honor que son nuevos, pero se ríen… ¿ Qué le vamos a hacer si tienen buen humor ? », Clarín, La Regenta, t. I, p. 361.
42 Ibid., t. I, p. 654. Le narrateur se fait fort de souligner les modèles stylistiques du personnage. Ripamilán plaide pour l’imitation des Anciens en citant directement le versate manu d’Horace, qui préconise la consultation assidue des modèles grecs : « Vos exemplaria Graeca/nocturna versate manu, versate diurna », Art poétique, t. III (v. 268-269), pp. 402-403 ; ou bien encore Martial, lorsqu’il cite en se l’attribuant sa phrase célèbre sur la vertu du satiriste : « Lasciva est nobis pagina, vita proba est », Martial, Épigrammes (I, 4), p. 17. Quant aux contemporains, la référence est faite au journal satirique Padre Cobos (Madrid, 1854-1856), pour sa section « Indirectas » composée de brèves critiques.
43 « El espíritu no faltaba, pero los huesos no tienen espíritu », Clarín, La Regenta, trad. Y. Lissorgues et alii, t. I, p. 570.
44 « Un censor socarrón y malicioso, aunque siempre cortés y afable », ibid., t. I, p. 106.
45 Il expose ainsi sa profession de foi : « Siempre evitaremos cuidadosamente, como hasta aquí lo hicimos, toda cuestión personal, toda alusión impropia del decoro del escritor público y del respeto debido a los demás hombres, toda invasión en la vida privada, todo cuanto no tenga relación con el interés general », M. J. de Larra, « De la sátira y de los satíricos ».
46 Déjà, dans Juan Ruiz, Leopoldo Alas défend la qualité du travail critique de Larra, qu’il nomme « la gloria de nuestra tierra », Clarín, Juan Ruiz, t. XI, n ° 4, p. 62. Âgé de seize ans, Alas prend pour exemple Félicité Robert de Lamennais et Larra, qui a traduit les Paroles d’un croyant [1834] du premier sous le titre de El dogma de los hombres libres : palabras de un creyente [1836] ; il s’engage à prendre part lui-aussi à cette « lucha con la pluma » : « Con la pluma, que como uno de ellos dice, es con la que se hacen las revoluciones, lentas, pero legítimas y duraderas. La pluma es uno de los principales instrumentos de la gran obra », Clarín, Juan Ruiz, t. XI, n ° 12, p. 137.
47 « Crítica higiénica, y policiaca fue la que ejerció Boileau combatiendo el mal gusto y los adefesios, en forma que no sólo dejara sentada la que él entendía ser buena doctrina, sino que tuviera una eficacia práctica, directa, del momento, sobre la vida actual de las letras en su país, mediante alusiones satíricas, y otros recursos legítimos, que trascendían de la pura especulación crítica, de la abstracción retórica para llegar al amor propio de quien merecía el castigo de malas obras », Clarín, « Prólogo », t. IV, vol. 2, p. 1761.
48 « Arañazos crítico-satíricos », Clarín, « No engendres el dolor », t. IV, vol. 2, p. 1975. Clarín part d’un constat similaire dans le « Palique » du 24 décembre 1881, publié dans El día (t. VI, p. 787). De même, lorsqu’il rédige son impitoyable Folleto contre Cánovas, Clarín écrit : « ¿ Por qué engañarme a mí mismo ? Si mi espíritu no está ahora para bromas ligeras, no debo dejar que la pluma resbale por la corriente de los lugares comunes de la ironía. ¡ Cuántas veces, por cumplir un compromiso, por entregar a tiempo la obra del jornalero acabada, me sorprendo en la ingrata faena de hacerme inferior a mí mismo, de escribir peor que sé, de decir lo que sé que no vale nada, que no importa, que sólo sirve para llenar un hueco y justificar un salario… ! », Clarín, « Cánovas y su tiempo », t. IV, vol. 1, p. 921.
49 « Spectatum admissi risum teneatis, amici ? », Horace, Art poétique, pp. 380-381.
50 Ana revient en fait deux fois sur le même événement qui a lieu alors qu’elle écrit : « Quintanar le saluda… roncando. Ronca, es un hecho. En aquel tiempo la Regenta hubiera mirado esto como una desgracia suya, que le mandaba es profeso el destino para ponerla a prueba. ¡ Un marido que ronca ! Horror… basta », Clarín, La Regenta, t. I, p. 770 ; « Quintanar ronca ; yo escribo… Pie atrás. Esto no iba bien. Había algo de ironía ; la ironía siempre tiene algo de bilis… Los amargos abren el apetito… pero más vale tenerlo sin necesitarlos. A otra cosa », Clarín, La Regenta, t. I, p. 773.
51 Publiés respectivement en 1893, 1894, 1892 et 1897.
52 « Mas era costumbre también en la de Rojas jugar con fuego, poner en peligro los afectos que más le importaban, poner en caricatura, sin pizca de sinceridad, por alarde de paradoja sentimental, lo que admiraba, lo que quería, lo que respetaba », Clarín, « Un viejo verde », t. III, p. 454.
53 « La de Rojas sintió una tentación invencible, que después reputó criminal, de decir, en voz bastante alta para que su adorador pudiera oírla, un chiste, un retruécano, o lo que fuese, que se le había ocurrido, y que para ella y para él tenía más alcance que para los demás. /Miró con franqueza, con la sonrisa diabólica en los labios, al infeliz caballero que se moría por ella… y dijo, como para los de su palco sólo, pero segura de ser oída de él : /— Ahí tenéis lo que se llama … un viejo verde », Clarín, « Un viejo verde », t. III, p. 455. Malheureusement, le jeu sur la couleur verte disparaît lors de la traduction.
54 « Caín quería a las personas para sí, y si cabía, para reírse de las debilidades ajenas, sobre todo si eran ridículas o a él se le parecían. La poca voluntad y el poco egoísmo de su amigo le hacían muchísima gracia, le parecían muy ridículos, y tenía en ellos un estuche de cien instrumentos de comodidad para su propia persona », Clarín, « Benedictino », t. III, p. 487.
55 « Diablo burlón, que siempre llevamos dentro » et « Sí, es verdad, era una sardina. Este es, por consiguiente, el entierro de la sardina », Clarín, « El entierro de la sardina », trad. Y. Lissorgues et J.-F. Botrel, t. III, p. 819.
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