Conclusion
p. 191-196
Texte intégral
1Une lutte pour la suprématie : cette formule suffit à résumer le différend opposant les deux grandes monarchies européennes dans les années 1550. Si l’enjeu est la défaite de l’adversaire, c’est d’abord en termes de réputation qu’il faut l’emporter. Tout autant que dans la guerre, le prince l’engage dans la recherche d’un compromis. Outre ce facteur constant d’incertitude, les souverains et leurs conseillers témoignent d’une volonté d’établir une relation stabilisée — fondée sur un accord « ferme », déclarent Philippe II comme Henri II. Seule une paix honorable pour ses signataires et scellée par une alliance matrimoniale semble à même, au XVIe siècle, de satisfaire ces attentes souvent contradictoires. Tel qu’il a été négocié, le traité du Cateau-Cambrésis apparaît, selon ces critères, comme un cas d’école, que l’on a envisagé comme un événement autant qu’un processus dans lequel se révèlent des rapports de force et leurs contingences, mais aussi les voies et les idéaux de l’apaisement.
2La paix est une fin vers laquelle il faut tendre mais, soumise aux aléas de la conjoncture, elle n’obéit à aucune nécessité. Déclencher un conflit comme parvenir à son règlement relève avant tout du choix des hommes au pouvoir.
3En mauvaise posture, les souverains Habsbourg n’ont d’abord consenti qu’à une trêve, refusant un accord plus solennel qui aurait nécessité des concessions. Alors que l’ouverture de pourparlers s’engage à la fin de l’année 1554, Charles Quint se montre fuyant. Tout comme il a refusé d’endosser la paix d’Augsbourg, il rejette un compromis avec celui qui a sans doute été son rival le plus redoutable, Henri II. À sa suite, Philippe II et son entourage ne souhaitent pas aller plus loin qu’une suspension temporaire des hostilités. La réputation du nouveau souverain et l’intégrité territoriale de la monarchie espagnole sont en jeu. Aussi, alors que tout indique qu’il faut déposer les armes, la guerre a repris. Plus encore que les moyens financiers et militaires dont ils disposent, les gouvernants semblent guidés par la conscience qu’ils ont de leur puissance et du devenir de leurs monarchies.
4Ce constat vaut tout autant pour le camp adverse. Si les clauses territoriales du traité sont si déséquilibrées, c’est avant tout parce que, dans les rangs français, on se perçoit plus affaibli. Véritable tournant du conflit, la défaite de Saint-Quentin, en est la cause la plus directe. Elle a porté un coup fatal au crédit d’Henri II auprès des financiers et déstabilisé son gouvernement. Surtout, l’Italie a alors été perdue : du fait de la défection des alliés, d’un désengagement rendu nécessaire par la défense du royaume et même d’un manifeste désenchantement. Enfin, ce revers cuisant a ébranlé les ambitions affichées depuis le début du règne : porter le roi de France et sa monarchie au pinacle. Au cours des négociations de paix, le sacrifice consenti par celui-ci s’alourdit encore. Le renoncement aux ambitions italiennes a visiblement été le prix à payer pour qu’il préserve toutes ses chances dans la lutte pour la prééminence en Europe. Il demeure d’ailleurs puissant et apparaît toujours menaçant : le traité n’a rien d’une capitulation. Dans de nombreux domaines, la France se trouve dans une situation sensiblement plus délicate que la monarchie espagnole. L’écart entre elles n’est cependant pas considérable.
5Ainsi, une fortune changeante s’est ingéniée à n’accorder à aucun des deux camps une gloire supérieure sur le champ de bataille, les rendant égaux en réputation. On ne peut donc qu’adhérer au jugement de Ruggiero Romano lorsqu’il considère que le traité consacre un équilibre à trois en Europe entre Philippe II, Henri II et Soliman le Magnifique, même s’il s’est avéré éphémère. Il est encore trop tôt en 1559 pour proclamer l’avènement d’un nouvel ordre international, où la monarchie espagnole apparaît comme l’unique grande puissance dans la chrétienté pendant une quarantaine d’années. L’avènement de cette « prépondérance » n’est manifeste que lorsque la conjuration d’Amboise, en mars 1560, oblige le gouvernement français à se désengager des troubles écossais, à rebours d’une forte tradition d’interventionnisme dans les affaires britanniques1. Au contraire, le Cateau-Cambrésis s’insère parfaitement dans une lignée de traités qui, de l’accord de Madrid (1526) à celui des Pyrénées (1659), sont bilatéraux mais ont pour prétention d’organiser et d’arbitrer les équilibres diplomatiques européens.
6Tout autant que des inflexions de l’équilibre des forces et de leur perception, l’accord signé au printemps 1559 est le fruit d’une longue transaction. L’ampleur, les ressorts et les règles d’une négociation de paix ne se découvrent que sur l’ensemble de sa durée. Continuelle mais discontinue, elle n’est ouverte qu’en de rares occasions, lorsque des propositions en vue d’un compromis sont peu à peu révélées puis débattues. Chaque pas est compté car la parole engage. Les débats ne sont pas répétés mais repris. C’est bien un même fil qui relie les discussions tenues à Marck (1555), à Vaucelles (1556), puis à Marcoing, à Lille et à Cercamp en 1558, et finalement au Cateau-Cambrésis. Ce caractère unitaire est tout d’abord lié au nombre limité des acteurs associés à ces rencontres, capables de réunir la faveur du prince, la dignité nécessaire, mais aussi les compétences requises. Seuls ceux qui ont la connaissance des « choses d’état » sont considérés comme légitimes pour débattre et trancher. Intronisés par le prince dans les arcana imperii, ils apparaissent comme des initiés aux yeux de ceux qui convoitent leur place2. La stratégie est donc décidée en petit comité et relève principalement, dans la pratique, d’un dialogue pouvant aller jusqu’à l’opposition tranchée entre une délégation en prise directe avec l’adversaire, d’une part, et le souverain et les conseillers demeurés auprès de lui, d’autre part. La négociation se déroule à d’autres échelles, au sein des monarchies et avec leurs alliés. La continuité des débats est enfin liée à leur caractère encore éminemment juridique et judiciaire. Tout propos diplomatique, jusque dans la menace et dans la rupture, est revêtu des formes du droit, et toute revendication s’inscrit dans un argumentaire qu’il faut rendre cohérent. La lutte entre monarchies a donc reposé sur la capacité à élaborer la défense la plus inattaquable, et la confrontation a abouti au résultat suivant : Cateau-Cambrésis (1559) confirme implicitement Cambrai (1529), c’est-à-dire l’abandon du duché de Bourgogne par la lignée de ses anciens ducs et la mise sous silence des appétits italiens des rois de France. Par son rôle arbitral, un congrès a vocation à trancher les prétentions des souverains mais aussi à laver les injures faites à la réputation des princes. Il s’agit théoriquement autant de trouver un compromis que de réparer et pardonner.
7Sous l’effet des progrès de l’hétérodoxie à la fin des années 1550, l’exercice et la vocation de la diplomatie tels qu’ils viennent d’être définis ont évolué. Encore faut-il préciser que l’initiative est venue du camp espagnol et qu’elle n’a pas reçu d’écho particulier. La découverte de cercles hétérodoxes en Castille a joué un rôle moteur dans un processus déjà engagé, mais qui présente une radicalité nouvelle. Les efforts de l’inquisiteur général Fernando de Valdés dans les royaumes espagnols ont été relayés par Albe et Granvelle. Du fait de l’intervention des deux ministres, la négociation de paix peut être considérée comme l’acte de baptême d’une diplomatie confessionnelle. Il ne s’agit pourtant pas exactement d’une attitude systématique : elle s’adresse principalement à la France, qui apparaît comme le foyer de contamination le plus dangereux3. Face à sa rivale en difficulté, la monarchie espagnole commence à s’afficher comme le seul rempart contre l’hérésie dans la chrétienté.
8Il n’y a pas lieu pour autant de considérer que l’assemblée a planifié une reconquête catholique. La paix la permet et l’appelle, mais chacun lutte individuellement, dans ses États. Si l’inflexion est nette, le facteur religieux n’apparaît pas comme une clé d’interprétation majeure du traité : le rapprochement entre les deux monarchies ne s’engage pas sur une base confessionnelle marquée.
9La paix doit être d’abord considérée pour ce qu’elle est fondamentalement : un acte souverain et même, serait-on, tenté de préciser, des souverains. Dans le traité de paix, ils apparaissent sous de multiples visages : entre autres celui de pères de leurs « peuples et subjectz », garants de leur « soulagement et repos » et gardiens de leurs intérêts, celui de princes pieux, justes et pacifiques, mais aussi celui de chefs de maisons dynastiques. Toute la spécificité des relations diplomatiques apparaît dans une telle imbrication. L’implication personnelle des rois est bien réelle et devient même presque exclusive dans les questions familiales4. Plus encore, cela signifie que les relations entre États sont conçues et même vécues à travers les princes. Leur âge, leur expérience, leur vigueur symbolisent l’état et le rang de leurs monarchies : aussi les guerres entre Charles Quint et Henri II puis entre ce dernier et Philippe II ont-elles un caractère de lutte de générations. Leur sphère d’action propre se révèle pleinement lors de la négociation et de la conclusion de la paix.
10Tout comme le trouble, la cessation des hostilités s’inscrit dans les plans divins, et les souverains, dont Dieu a su « toucher les cueurs », sont les exécuteurs de sa volonté. La paix apparaît aussi inexplicable que brutale. Cette donnée fondamentale de la culture politique du temps configure autant qu’elle guide et explique leur comportement. Les éléments fondamentaux des débats de Cercamp et du Cateau-Cambrésis, ce sont les renoncements successifs d’Henri II à ses possessions italiennes et le refus de Philippe II de poursuivre le conflit. De telles décisions ne sont jamais prises individuellement, tout en se présentant de manière irrévocable et subite ; elles ne sont pas acceptées sans contestation, mais provoquent indéniablement la surprise.
11Le secret qui entoure les affaires de l’État a même fait l’objet d’une complète instrumentalisation par les hommes au pouvoir en France — et par le roi au premier chef. Il a été utilisé pour imposer une signification univoque et largement erronée du traité du Cateau-Cambrésis. Au silence officiel sur les négociations s’oppose la mise en avant d’un discours religieux soudainement omniprésent. La lutte contre l’hérésie a été mise en avant pour justifier un accord déséquilibré.
12C’est en revanche sans donner le moindre soupçon de dissimulation que les souverains ont été amenés à prouver leur attachement à la paix. Ils se sont très nettement avancés pas à pas l’un vers l’autre à partir du printemps 1558. Le traité du Cateau-Cambrésis, à l’initiative d’Henri II surtout, s’est accompagné d’une redéfinition brutale et complète de la nature de leurs relations. Tout en acceptant d’être l’égal de son adversaire, après avoir cru pouvoir le surpasser, le roi de France propose à Philippe II que le retour à la paix s’accompagne d’une réconciliation entre eux et entre leurs maisons. De manière tout à fait ostensible, le roi d’Espagne a répondu favorablement à ces avances.
13Au printemps 1559 les souverains entendent clairement signer une paix vouée à durer. Il s’agit bien d’un vœu, nullement d’un pronostic. Dans l’enthousiasme qui accompagne les négociations réussies, Philippe II et Henri II nouent une amitié, affichée avec emphase côté français, avec plus de réserve mais tout aussi publiquement à la cour du roi d’Espagne. L’alliance ainsi nouée n’obéit pas aux critères actuels. Elle peut donner l’apparence d’une entente cordiale, mais qu’on ne s’y trompe pas : elle n’est en rien une forme de neutralité et doit être entretenue au quotidien tant par de constantes protestations verbales, au fort contenu affectif, que par des concessions fortement symboliques. L’amitié constitue un lien politique par excellence, nullement réservé aux seuls souverains, fondé sur l’entraide et l’échange de services. Et c’est à ce mode de relation que les rois d’Espagne et de France acceptent de se conformer au moment de la signature du traité ; ils s’attachent ensuite à le respecter pendant son application.
14Aucune représentation ne semble mieux incarner ce lien qu’une enluminure siennoise. Les registres financiers de la commune sont en effet illustrés de biccherne, plus en rapport avec l’actualité qu’avec leur contenu réel. C’est sous la forme d’une réconciliation qu’est représentée la paix du Cateau-Cambrésis. Si les souverains apparaissent accompagnés chacun d’une foule de civils, de conseillers mais aussi de soldats, ils occupent le centre de la scène. Philippe II et Henri II se présentent comme des semblables, vêtus du même costume, joignant leurs mains droites. L’amitié apparaît comme un élan du cœur, un mouvement vers l’autre, que symbolise cette embrassade5.
15Un tel renversement de situation ne doit pas surprendre : il ne fait que répéter d’autres épisodes de rapprochement. Après avoir signé la trêve de Nice en 1538, François Ier et Charles Quint ont une première fois déjoué les prévisions. Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre en signe de réconciliation lors de l’entrevue d’Aigues-Mortes. Le traité de Crépy, conclu en 1544, est jugé sévèrement dans les deux camps ; il ne semble guère contenter que les souverains. L’empereur, contre les attentes de ses plus proches conseillers, accepte d’investir le dernier fils du roi de France, Charles, du duché de Milan ; il reçoit même le jeune prince à Bruxelles, alors qu’il s’y trouve en tant qu’otage, comme son propre fils. Un siècle plus tard, lors des discussions qui ont conduit à la conclusion de la paix des Pyrénées, une instruction signée par Louis XIV, alors en mauvaise posture, le dit « disposé à se relâcher de son côté au-delà même de la raison […], pour établir une cordiale amitié ». Après plusieurs revers diplomatiques et militaires, Philippe IV semble, tout comme Henri II, faire preuve d’un esprit de conciliation presque excessif : on est tenté de l’interpréter comme une volonté de gagner l’amitié de son rival. En 1544, en 1659, mais aussi en 1559, les souverains, usant de leur pouvoir d’infléchir les destinées de leurs monarchies, prennent le parti de nouer une alliance politique renforcée par d’irremplaçables liens familiaux6.
16C’est toute la force de l’idéologie de paix qui se révèle à travers l’amitié, mais aussi lors de la conclusion du traité. L’accord semble en effet avoir été négocié, ont estimé ses détracteurs français, « comme si jamais l’on ne devoit avoir guerre et que les hommes fussent immortels ou bien leurs volontez perpetuellement stables » : en un mot, pour être éternel7. Même si le traité est au bénéfice du roi d’Espagne, aucun jugement ne semble mieux résumer son esprit. L’ensemble des litiges ont été tranchés, sacrifiés sur l’autel de la cessation de la guerre et de la concorde.
17L’engagement guerrier est volontiers recherché, ce qui ne signifie pas que les relations entre princes sont d’essence guerrière uniquement. La paix est une donnée aussi inévitable que l’affrontement violent ; elle aussi est une quête glorieuse. Volontiers abordée comme un état des relations ou rejetée dans l’idéal, c’est au contraire un principe agissant. La paix est naturellement associée par les contemporains à la justice et à l’amitié. Tel qu’il a été conclu, le traité du Cateau-Cambrésis semble avoir voulu rendre leur union parfaite.
Notes de bas de page
1 M. Belissa, Repenser l’ordre européen, pp. 18-21 (pour la notion d’équilibre européen) ; Jean de Monluc et Randan à Catherine de Médicis, 9 juillet 1560, Négociations relatives au règne de François II, p. 424 (sur l’impact de la conjuration d’Amboise) ; H. Hauser, La prépondérance espagnole (1559-1660) ; R. Romano, « La pace di Cateau-Cambrésis ».
2 Lalaing et Renard à Philippe II, Cambrai, 4 janvier 1556, BNF, NAF 6168, p. 668.
3 B. Haan, « L’expérience d’une diplomatie confessionnelle » ; H. Schilling, Konfessionalisierung und Staatsinteressen.
4 Sur l’importance de la dimension dynastique, voir L. Bély, La société des princes, C. Debris, « Tu felix Austria, nube », et M. Nassiet, Parenté, noblesse et États dynastiques.
5 D. Turrel, « Une représentation italienne du traité du Cateau-Cambrésis ».
6 X. Le Person, « Charles V and Francis I’s Encounter at Aigues-Mortes » ; A. Rozet et J.-F. Lembey, L’invasion de la France et le siège de Saint-Dizier par Charles Quint en 1544, pp. 194-200 ; C. Paillard, L’invasion allemande en 1544, pp. 409 sq ; B. Haan, « Une paix de rois ? ».
7 É. Pasquier, Lettres historiques pour les années 1556-1594, p. 28.
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