Chapitre IX. La « necessité des temps »
p. 137-152
Texte intégral
1Informant Antoine de Bourbon du résultat des négociations de paix, le cardinal de Lorraine, comme pour s’excuser, invoque la « necessité des temps »1. Plus qu’à la dissidence religieuse, dont il sera fait justice plus tard, le prélat semble faire allusion à des thèmes abordés de manière récurrente dans les correspondances politiques espagnoles, bien plus disertes et souvent plus franches : l’asphyxie financière, les désordres internes et l’équilibre militaire et diplomatique entre monarchies, dont il faut déterminer l’incidence dans l’affrontement des années 1550.
I. — UNE INCAPACITÉ MUTUELLE À POURSUIVRE LA GUERRE ?
2La marge de manœuvre financière dont ont disposé les gouvernements est une donnée capitale. Encore faut-il être capable de la mesurer. Les travaux existants n’abordent la question que du point de vue d’une seule monarchie. Ils démontrent néanmoins combien les systèmes financiers ont été éprouvés2. Puisque le traité a été signé, on pourrait être tenté d’affirmer que la poursuite de la guerre était devenue inenvisageable. Les levées de troupes réalisées pendant les pourparlers tendent à prouver le contraire. Tout le problème réside, en fait, dans les relations entre action politique et capacités financières. En cette matière, le chiffre du déficit des États, aussi ahurissant soit-il, n’est pas la donnée déterminante. Le nerf de la guerre n’est pas l’argent, mais le crédit. On aborde ici un domaine où la psychologie, le déroulement de la guerre, l’appréciation des ressources dont dispose l’ennemi et les rapports avec les milieux financiers sont les critères d’appréciation à prendre en compte. Il faut aussi considérer les effets induits du conflit : une guerre commerciale mais aussi une lutte pour se réserver le crédit disponible. En se limitant à formuler des hypothèses sur un sujet nécessitant des recherches spécifiques, on peut tout de même se demander si, dans ce combat toujours plus désespéré pour trouver les moyens de lever et d’entretenir des armées et de mener une diplomatie ambitieuse, l’une des deux monarchies cède plus de terrain que l’autre.
CONDUITE DE LA GUERRE ET CHOIX FINANCIERS
3Tout au long du conflit, les deux adversaires doivent faire face à des problèmes insolubles, ne serait-ce que du fait de l’inadaptation des structures financières. Les ressources et le crédit dont les souverains disposent se révèlent toujours plus maigres, car les prêteurs se font plus rares et les taux d’intérêt plus élevés à mesure que la guerre se poursuit. De plus, les dirigeants engagent des sommes encore à percevoir, réduisant progressivement leur marge de manœuvre. À la fin de l’année 1556, tous les revenus des royaumes espagnols sont déjà engagés jusqu’en 1560. Il semble pourtant que, sur le moyen terme, le rapport de force financier a suivi dans les grandes lignes l’évolution du conflit.
4Au début de la guerre, en 1551, Charles Quint se trouve sans conteste dans une situation plus délicate que le roi de France. Les Pays-Bas, qui avaient toujours fortement contribué aux entreprises de l’empereur, ont été rapidement écrasés sous le poids d’une dette qui s’est accrue dans des proportions gigantesques. À partir de l’année 1555, ils sont presque incapables de répondre aux exigences du gouvernement. Entre 1551 et cette date, le déficit flamand, relativement stable depuis la fin des années 1530, a bondi de 1 300 000 à 7 000 000 de florins3. Ni les possessions italiennes ni l’Aragon, pour des raisons diverses, n’étaient susceptibles de fournir une contribution notable à l’effort de guerre. La Castille s’est progressivement affirmée comme la première contributrice de la monarchie. Elle bénéficiait de revenus fixes plus importants et de l’apport des Indes, du fait de la taxe prélevée sur l’entrée des métaux précieux extraits des mines américaines, mais aussi des embargos sur les biens et marchandises venus du Nouveau Monde, qui équivalaient à un véritable banditisme d’État. En outre, les ressources et la solidité financière de la Castille rassuraient les prêteurs et permettaient de conclure des asientos (emprunts consistant en un contrat de change et de crédit). Dès novembre 1553, l’empereur envisagea de suspendre le remboursement des asientos, tant ses exigences étaient déjà élevées. Peut-être s’agissait-il de forcer la main aux autorités castillanes qui se montraient plus que réticentes à financer des entreprises par lesquelles elles estimaient ne pas être directement concernées ? Quoi qu’il en soit, elles se sont pliées à la volonté du souverain. Quatre ans plus tard, il fallut prendre des mesures radicales. Le gouvernement de régence castillan, dirigé par Juana, s’opposa victorieusement à un plan de conversion de la dette — soit une renégociation avec les banquiers des délais de remboursement et des taux d’intérêt —, ne laissant à Philippe II que le choix d’une conversion forcée, décidée par l’État. Par un décret du 10 juin 1557, confirmé par une nouvelle décision semblable au cours de l’automne, il annonça en effet que, jusqu’à nouvel ordre, aucun asiento ne serait honoré, proposant une compensation en rentes constituées (juros) remboursables sans terme fixe et à faibles taux d’intérêt — quand ceux des asientos atteignaient au moins 16 %4.
5Les finances du roi de France ont mis plus de temps à en venir au même point. S’étant engagé dans peu d’opérations importantes depuis la paix de Crépy, il a débuté le conflit avec un certain avantage. En quatre ans, néanmoins, il a épuisé toutes ses ressources. Il faut dire que le coût de la guerre a atteint un niveau supérieur à ce que l’on avait connu auparavant : alors que la charge mensuelle de la guerre est, en moyenne, de 520 000 livres tournois en 1544, elle se monte à un million de livres tournois et plus à partir de 15525. Si l’on prend comme indicateur les relations entre le pouvoir royal et ses principaux banquiers, les milieux lyonnais, on peut brosser une évolution de la situation financière de celui-ci. À la fin de l’année 1554 apparaissent des signes de fléchissement du crédit de la monarchie et les premières difficultés de celle-ci à honorer ses engagements. L’année suivante, une série d’accords connus sous le nom de Grand Parti ont été signés. Leur objectif était d’éteindre les dettes royales dans un délai de dix ans. Ce plan d’amortissement d’une partie notable de la dette royale n’a jamais été respecté à la lettre. La confiance des prêteurs s’est néanmoins maintenue jusqu’au début de l’année 1557.
6Pendant quatre ans, la France a été en meilleure situation que son adversaire. Cette période correspond d’ailleurs à un cycle continu de conquêtes. L’avantage dont le camp français jouit au moment de la trêve de Vaucelles est sans doute révélateur des capacités financières dont il dispose. Elles lui ont permis d’embrasser toutes les entreprises qui se présentaient à lui, sans toujours beaucoup de cohérence, et de mener jusqu’en 1554 une politique très ambitieuse ; dès l’année suivante, en revanche, la campagne militaire a été moins brillante. Côté impérial, où l’on est particulièrement attentif à jauger la situation de l’adversaire, il est net que l’on se perçoit bien plus en difficulté que lui. Juana, régente de Castille, ne cesse durant l’année 1555 de presser son père l’empereur de mettre fin aux hostilités6. Ce n’est véritablement qu’avec la trêve de Vaucelles, grâce au rétablissement des relations diplomatiques et de la libre circulation des hommes, donc des informations, que l’affaiblissement français est clairement apparu. Pendant les négociations de Vaucelles, Lalaing et Renard recueillent auprès des Français « avis et discours » et parviennent déjà à la conclusion « qu’ils ne sont moins affoiblis » que Philippe II et « que leurs finances sont autant ou plus épuisées ». Le second, lors de son ambassade ne cesse d’insister sur la détresse financière de la monarchie d’Henri II7.
7La reprise de la guerre a été, au plan financier, fatale au gouvernement français. Il a été rapidement contraint d’imposer des mesures autoritaires semblables à celles prises par Philippe II. En avril 1556, pour la première fois, il ne peut verser l’échéance trimestrielle due au Grand Parti. Au cours de l’été, la nouvelle de la défaite de Saint-Quentin et de la cessation de paiement décrétée par Philippe II ont provoqué à Lyon de très vives inquiétudes et déstabilisé l’édifice mis en place pour rembourser les emprunts contractés. Henri II a imposé à son tour en février 1558 une conversion de ses dettes : il a obtenu de ses créanciers de les réduire aux trois quarts8.
8À partir du milieu de l’année 1557, point de rupture pour les finances des deux monarchies, les jours du conflit étaient comptés. Autrement dit, il s’agissait d’abord pour les belligérants de préparer la paix future. En apparence, les deux souverains sont parvenus à soutenir l’épreuve pendant deux ans, en usant d’expédients assez semblables. Les dirigeants français ont pu se reposer sur une capacité, enviée par tous leurs pairs en Europe, à créer des impôts et à effectuer des levées extraordinaires. En janvier 1558, tout un train de mesures a été mis sur pied, prévoyant entre autres des emprunts sur les plus aisés9. De plus, ils n’ont jamais manqué de prêteurs, bien au contraire. De nouveaux candidats aux emprunts se sont présentés : principalement Georges Obrecht et son associé Israël Minkaël, à Strasbourg, mais aussi les cantons suisses et les Gondi. Cependant, l’État est paralysé par le poids de la dette et les conditions qu’on lui a proposées étaient loin d’être avantageuses — les taux acceptés par Henri II ont été en général de 16 %10. Les dirigeants espagnols ont eux aussi usé d’expédients, imposant des embargos sur les biens et marchandises en provenance d’Amérique et contractant des asientos ruineux. Forts du soutien de la banque génoise, ils ont néanmoins pu continuer à emprunter.
9Dans cette dernière ligne droite, les deux gouvernements ne semblent pas avoir été dans des situations bien éloignées. Les résultats obtenus de part et d’autre sur le front italien sont cependant bien différents. Au temps où il cumulait les fonctions de gouverneur de Milan et de vice-roi de Naples, entre 1555 et 1558, Albe a été plus ou moins livré à lui-même pour défendre ces deux territoires : « avec les pleins pouvoirs et sans argent »11. À la fin de la guerre, la forte présence de troupes dans le Milanais, causant d’innombrables ravages et toujours plus portées à se mutiner, rendait la situation du duché particulièrement critique12. Les territoires sous domination française dans la Péninsule n’offraient pas un meilleur spectacle, mais Henri II et ses conseillers ont choisi de les sacrifier. Après la défaite subie à Saint-Quentin, la défense du royaume est la priorité. La place lyonnaise s’est d’ailleurs montrée disposée à assister la monarchie pour empêcher une invasion venue du nord. Elle ne voulait plus, en revanche, soutenir les entreprises italiennes. Lorsque le gouverneur du Piémont a cherché à conclure de nouveaux emprunts en juillet 1558, il n’a presque rien obtenu13.
10Le revers de Saint-Quentin a marqué, dans les faits, le début de la liquidation financière des intérêts français en Italie, tant au plan militaire que diplomatique. On a commencé à se livrer à un inventaire des dépenses de la Sainte Ligue conclue avec le pape et le duc de Ferrare, ainsi que du coût de la présence de troupes. La généreuse assistance militaire et financière fournie au Saint-Siège a reçu un coup d’arrêt. « Revenez tous deux cet hiver si vous estes saiges », écrit au début de l’année 1557 le cardinal de Lorraine à ses frères les ducs de Guise et d’Aumale, généraux de l’armée envoyée en Italie, tant il semble impossible de leur fournir plus d’argent14 ; le remboursement des prêts consentis par Hercule II a été suspendu ; enfin, on s’est contenté, pour les terres siennoises, de veiller à leur ravitaillement. Francesco d’Este, envoyé comme lieutenant général d’Henri II en Toscane, se plaint que ses troupes n’aient reçu aucun paiement depuis dix ou onze mois15. La stratégie française après le désastre est simple : réduire le coût de la guerre à son minimum et éviter la banqueroute. L’« Histoire des choses advenues en France » l’explique en ces termes :
… après tant de malheurs et tant d’extresmes despenses qu’il avoit fallu faire en la necessité, où rien ne se faisoit que à grosse d’argent, d’aller jusques à la fin de l’année sans donner du cul en terre et pouvoir supporter les fraiz de la guerre, dont l’extraordinaire ne se montoit pas moings de huit cens mil francqz par mois du costé de deçà (la frontière nord), ny pareillement pouvoir sortir du Piedmont, de la Corse et de la Tuscanne, où il estoit tant deu, sans faire bancquerotte16…
11On pourrait presque dire qu’en 1557, Henri II conduit trois campagnes : il envoie ses meilleures troupes en Italie, lève une armée gigantesque à la fin de l’été, puis engage une attaque en hiver, initiative inhabituelle car risquée et coûteuse, contre Calais, et quel que soit le sort des armes, en matière financière, il n’y a guère que des défaites. S’il parvient à réunir en 1557 et en 1558 des armées aussi importantes que son adversaire, c’est au prix d’un quasi-abandon de l’Italie.
12Dans le camp espagnol, les difficultés du roi de France sont connues, mais on n’est pas en mesure de profiter de la situation. Au moment d’engager ses troupes contre celles de son adversaire, en juin 1558, Philippe II confie à son père le dilemme auquel il est confronté : son crédit est perdu alors que son adversaire est au plus bas (« en lo ultimo de su poder »)17. Les membres de la délégation française présents à Cercamp n’en ont d’ailleurs pas fait mystère18. La résolution des deux souverains de parvenir à un accord en 1558-1559 est indéniablement liée à leur incapacité à poursuivre l’effort de guerre au niveau où ils l’avaient porté. La chute de leur crédit et la pression exercée pendant les négociations par les milieux financiers y ont sans doute contribué. Ces derniers ont nettement pris parti pour une signature de la paix : « Les gageures qui se faisoyent aud. Lyon pour lad. paix estoient de quatre vingts pour cent », écrit l’ambassadeur français à Venise19.
13Des structures financières sans doute mieux adaptées ont manifestement permis aux Habsbourg de remporter cette guerre d’usure. Ils disposent, en effet, grâce à la Castille, de mécanismes de consolidation de la dette plus développés qu’en France et mieux adaptés à un long conflit20. Henri II parvient à leur résister, mais il se libère pour cela de la charge financière que constitue l’Italie. Pourtant, les conflits ne l’ont véritablement privé d’aucun des territoires qu’il dominait. Le choix d’évacuer les troupes stationnées en Corse, à Sienne et dans le Piémont, en ne conservant que quelques places, apparaît d’ordre politique autant que financier. Il correspond à une volonté de réduire au maximum le coût des garnisons et des fortifications. Elle se révèle à l’issue de l’attaque contre l’enclave de Calais. Henri II a alors jugé préférable de raser les fortifications de Guînes, même s’il les juge superbes : « je n’ay point voulu garder tant de places »21. L’entretien de celles-ci est ruineux. Au moment d’engager des négociations de paix, le gouvernement français a littéralement fait ses comptes, comme le montre un mémoire rédigé à ce moment. Le sort des terres siennoises était déjà scellé : elles ont été abandonnées sans guère de ménagement. On s’est aussi interrogé sur l’intérêt de conserver la Corse :
Sera bon d’adviser quel service l’on peut tirer de la Corse et si l’importance est plus grande que des deniers que l’on pourroit tirer des Genois, considerant la plus grande depense qu’il convient y faire chacun an22.
14Quant au Piémont, même s’il était intégré à la monarchie, on a peut-être estimé qu’il représentait lui aussi une dépense excessive ? Pour l’année 1558, Brissac prévoyait de devoir dépenser 2 800 000 livres tournois. En temps de paix, les places du Piémont continuent à peser lourdement sur les finances royales. Pour l’année 1547, année de calme relatif, l’entretien des garnisons du nord-est et du Piémont s’élève à deux millions de livres tournois23. Une forte présence militaire et diplomatique en Italie avait un coût que la France ne croyait plus pouvoir assumer. Tout en demeurant puissante, elle fait visiblement le choix d’employer autrement ses ressources, d’assainir ses finances et de regagner du crédit. Cela ne signifie pas qu’elle renonce à toute ambition extérieure. Sitôt la paix signée, elle s’engage, tout comme son adversaire, dans de nouvelles entreprises extérieures, mais de moindre envergure. À beaucoup d’égards, on serait tenté de rapprocher l’attitude française, mêlée de découragement et de réalisme financier, de celle de la monarchie espagnole au moment de la signature du traité de Vervins en 159824.
15La situation des finances des deux gouvernements, a donc indéniablement contribué à mettre un terme à la lutte armée pour la prééminence en Europe. La réconciliation de 1559 est aussi le fruit d’un épuisement mutuel. Le camp français, amené à effectuer des choix douloureux, s’avère néanmoins plus affaibli que son adversaire, ce que confirme l’issue de la guerre commerciale qui accompagne les hostilités.
LES COMBATS FINANCIERS ET COMMERCIAUX ENTRE MONARCHIES
16En marge des opérations militaires, les deux belligérants ont essayé d’atteindre la capacité d’emprunt et les activités commerciales de l’ennemi. Dans le premier domaine, cela a été, avouons-le d’emblée, sans aucun succès. Les Habsbourg ont plutôt opté pour la méthode coercitive. Une partie du crédit offert par les sujets de l’empereur bénéficiait à la France, par l’intermédiaire des milieux financiers. Charles Quint leur interdit donc toute relation avec la place de Lyon dès 1552. Une parade a aussitôt été trouvée : les transactions se sont effectuées à Besançon, ville impériale proche. La mesure n’a cependant pas été rééditée lorsque la trêve de Vaucelles a été rompue, même si Philippe II aurait volontiers souhaité se réserver les ressources de crédit proposées par les places situées dans ses États25. La monarchie française, sans doute parce qu’elle ne pouvait prétendre exercer une telle influence sur les milieux financiers, a plutôt cherché à étendre le réseau de ses prêteurs, quitte parfois à contracter un emprunt pour empêcher l’adversaire d’en bénéficier. Ce braconnage a donné quelques résultats après la bataille de Saint-Quentin, sans créer de solides relations26.
17Le blocus commercial s’est avéré d’une efficacité bien plus grande. Jamais les mesures des souverains ne portent leur plein effet : elles se heurtent à la contrebande, aux licences accordées aux marchands et aux accommodements négociés localement27. Il reste qu’elles s’avèrent manifestement plutôt efficaces dans la seconde manche du conflit, en 1557-1558.
18Les Habsbourg ont cherché à maintenir avec la plus grande inflexibilité possible l’interruption des rapports commerciaux avec la monarchie française, imposée dès 1551. La mesure s’est heurtée à de fortes résistances aux Pays-Bas comme en Castille. En février 1554, le système s’est même durci : les sauf-conduits sont suspendus. Le gouvernement de régence castillan, hostile à ce remède amer, qu’il soit dirigé par Philippe, jusqu’en 1554, puis par sa sœur Juana, continue à en accorder, prenant la défense des marchands et réclamant un assouplissement du système. Tant Charles Quint puis Philippe II s’y sont refusés, blâmant l’inexécution de leurs ordres : « el todo no se ha puesto en execuçión », se plaint le second28.
19Seul un travail approfondi permettrait de déterminer le degré d’application de ce blocus. On peut néanmoins percevoir ses conséquences lorsque le conflit reprend en 1557. Il est remis en vigueur avec la plus grande rigidité par Philippe II, refusant absolument toute licence29. Bilbao, place marchande la plus dépendante des relations avec la France, traverse les années 1550 sans voir son trafic chuter, même s’il se place « sous le signe de l’irrégularité »30. Les travaux historiques dont on dispose pour les ports français de la côte atlantique tendent à démontrer que durant les années 1557 et 1558, leurs relations commerciales avec les ports des royaumes espagnols et des Pays-Bas sont presque réduites à néant31. Henri II a d’ailleurs dû jeter le gant. Lorsqu’en janvier 1558 il réunit une assemblée des notables pour obtenir les moyens de financer l’entreprise sur Calais et la nouvelle campagne, celle-ci demande un assouplissement des droits et des prohibitions entravant le trafic avec les puissances ennemies — les mesures françaises étaient visiblement plus douanières que prohibitives. Le roi permit la liberté de commerce pour toutes les marchandises, à l’exception du blé et des armes32.
20Le blocus imposé par les Habsbourg a été manifestement plus dommageable à la France qu’à leurs propres États, sans que l’on puisse déterminer s’il a contribué à renforcer le sentiment d’Henri II d’être plus affaibli que son adversaire. Cette lutte commerciale livre cependant des informations qui viennent corroborer l’étude comparative de la situation financière des deux monarchies. Jusqu’à la fin de la guerre, le gouvernement espagnol maintient sans changement le système mis en place dès 1551, alors qu’un point de rupture au début de l’année 1558 apparaît pour la France, qui cède économiquement et symboliquement du terrain.
II. — LE POIDS LIMITÉ DES TROUBLES INTERNES
21Outre des désordres financiers et économiques, le conflit de longue haleine des années 1550 a favorisé la contestation politique et les divisions religieuses. On serait tenté de considérer que la France a été la plus touchée par ce phénomène : dès 1557, un puissant courant réformé sort de la clandestinité. Les difficultés que connaissent les deux gouvernements ne présentent cependant pas un écart aussi notable qu’il y paraît. Au moment d’entamer des négociations, deux préoccupations contribuent assurément à la signature de la paix : la nécessité pour Philippe II de se rendre en Castille et la montée en puissance du calvinisme pour les dirigeants français.
22Les relations entre le Roi Catholique et les royaumes espagnols étaient en effet devenues complexes. En Aragon, il se trouvait dans une situation juridique inextricable. Faute d’avoir prêté le serment de respecter les régimes foraux en personne, il n’était pas pleinement reconnu comme souverain légitime et ne pouvait, par exemple, réunir les Corts et leur demander de contribuer à l’effort de guerre. Un soulèvement a même eu lieu au cours de l’été 1556. S’il s’est rapidement apaisé, le contrôle de la situation échappait en partie à Philippe II. L’opposition ouverte que lui manifestait le gouvernement de Castille a été autrement plus préoccupant, puisque le souverain dépendait de Juana et de ses conseillers au plan financier. Or ceux-ci refusaient d’adhérer à une lutte à outrance contre la France. Vu de Castille, le véritable danger venait de Méditerranée. Pour mettre fin à cette crise ouverte et reprendre en main le nouveau centre névralgique de sa monarchie, Philippe II devait quitter les Pays-Bas. Cet impératif était un de ses principaux soucis, dont il ne pouvait se libérer sans signer un accord33.
23Le courant protestant qui s’affirme en France peut apparaître comme un problème plus grave. Pourtant, il est loin de se poser avec la même acuité qu’après la mort d’Henri II. Sur cette question, on se contentera de souligner pour l’heure qu’elle a sans nul doute été grossie et que la monarchie espagnole partageait cette même préoccupation, à un degré peut-être comparable, en Castille et aux Pays-Bas34.
24Ainsi l’histoire interne des deux monarchies est-elle particulièrement troublée à la fin de la guerre. Il est difficile de déterminer si Henri II et ses conseillers ont eu le sentiment d’être plus affaiblis que leurs adversaires — car c’est bien de la perception des faits et non des faits eux-mêmes qu’il s’agit. On se contentera d’une réponse lapidaire : c’est probable. Contrairement aux correspondances espagnoles, les sources françaises n’abordent pas, à de rares exceptions près, les questions d’ordre intérieur. Il est difficile d’avancer des hypothèses précises sur cette base. À leur lecture, on est surtout frappé par la capacité des gouvernants à passer outre les difficultés que connaissent leurs États.
III. — LA FORTUNE SOURIT À PHILIPPE II
25S’ils ignorent les maux et les contestations de leurs sujets, par quoi les souverains sont-ils mus ? L’affirmation de leur réputation apparaît comme une priorité indéniable. En cette matière, le signe est roi : les faits militaires et diplomatiques ont une portée éminemment symbolique, que l’on n’a pas encore évoquée. C’est aussi dans un imaginaire des rapports de force entre souverains que l’explication de la paix doit être recherchée.
UNE DÉFAITE MILITAIRE SANS ÉQUIVALENT
26Le parallèle entre la bataille de Saint-Quentin et la prise de Calais est un lieu commun35. Les acteurs eux-mêmes ont estimé que le coup d’audace magistral tenté et réussi par Henri II en janvier 1558 contre l’enclave anglaise effaçait l’écrasante victoire remportée par Philippe II l’été précédent. C’est le discours que les diplomates français ont tenu en Italie ; le roi d’Espagne, sans aller aussi loin, écrit au vice-roi de Navarre pour déplorer la réputation que son adversaire avait acquise à cette occasion. Le comte de Tendilla, quant à lui, franchit le pas : « le roi de France a promptement compensé la perte de Saint-Quentin » (« presto se a satisfecho el rey de Francia de la perdida de San Quintin »)36.
27Ces jugements émis aussitôt après l’événement prennent-ils réellement en compte tout l’impact de la défaite subie par Henri II ? Quelques années plus tard, l’ambassadeur impérial Hans Khevenhüller compare Saint-Quentin au désastre de Pavie37, alors qu’en France, Calais paraît avant tout effacer des défaites vieilles de deux siècles, subies lors de la guerre de Cent Ans contre la maison d’Angleterre. La conquête de la place est, en effet, intervenue après le lourd revers subi par Philippe VI à Crécy (1346) et sa cession officielle au roi d’Angleterre après la capture de Jean II lors de la bataille de Poitiers (1356). Bien que Philippe II porte le titre de roi d’Angleterre, du fait de son mariage avec Marie Tudor, la prise de Calais est avant tout une revanche contre l’ennemi héréditaire du moment, l’Anglais. C’est d’ailleurs ainsi que ce succès est officiellement présenté et même interprété en France. Le discours royal se réjouit de la conquête car :
… lesd. villes, casteaux, fortz et pays qui par lesd. Angloys avoient esté avec grandes forces et par un long siege conquis et depuis fortifiez, reparez et accommoidez de longue main, de sorte qu’il sembloit estre impossible de leur faire lascher lad. prinse, ont esté mis en nostre obeissance, tellement que lesd. Angloys, dont nostred. royaume a esté cydevant grandement infesté pour la descente libre et aisée qu’ilz avoient èsd. lieux, n’ont un seul poulce de terre deçà la mer…
28Le roi d’Espagne, en revanche, n’est affecté qu’indirectement par cette victoire. Remportée contre son alliée, elle nuit aux relations commerciales entre l’Angleterre et les Pays-Bas et renforce la menace française sur ces derniers :
… nous avons fermé ceste porte et entrée ausd. Angloys et en avons gaigné une sur eulx pour leur empescher leurs trafficqs et commerce, avec une ouverture de chemin seur et libre pour aller aussi avant que nous vouldrons ès Pays Bas du roy Philippes nostre ennemy.
29Jamais on ne se risque à affirmer en France que le roi a porté une estocade équivalente à celle qu’il a reçue à Saint-Quentin, si ce n’est en termes de réputation38. De même, on peut remarquer que le « Discours de la prinse de Calais », attribué au secrétaire d’État Jacques Bourdin, fait à peine allusion à Philippe II ; en outre, les chansons populaires comme les humanistes qui ont célébré l’événement reprennent aussi ce thème de la vengeance contre l’ennemi anglais39.
30Dans la lutte directe opposant Philippe II et Henri II, le fait d’armes du second présente un caractère imparfait. Si la réputation des deux rois se nourrit de leur prestige acquis sur le champ de bataille, le revers subi par le second a eu des effets bien plus profonds, en particulier dans le domaine diplomatique.
L’ITALIE CHOISIT SON CAMP
31La défaite de Saint-Quentin est plus qu’une tache à la réputation du roi de France. On peut en effet se demander si elle n’a pas sonné temporairement le glas de son influence en Italie. Le sort de la Péninsule, dont la possession était considérée comme une étape vers une domination universelle, s’est manifestement joué avant même l’ouverture des négociations de paix. Ainsi le traité conclut-il une bataille diplomatique remportée par la monarchie espagnole.
32À n’en pas douter, le roi de France n’est pas aussi bien intégré au monde politique italien que Charles Quint puis Philippe II, ni aussi habile pour nouer des liens durables. L’empereur a, pendant presque quarante ans, travaillé à s’attacher les potentats de la Péninsule — soit les familles et les clans les plus influents politiquement et militairement, qu’ils soient à la tête d’un État ou d’importantes seigneuries. Cette stratégie s’est fondée sur des alliances matrimoniales, l’attribution d’investitures impériales, de titres, de pensions, mais aussi de charges dans les États et à la cour de Charles Quint. De longue date, les Habsbourg ont œuvré à faire converger les intérêts des potentats italiens et ceux de leur monarchie40. Le roi de France ne dispose pas des mêmes moyens d’action. Là où ses adversaires peuvent faire usage de leur grâce et dispenser des faveurs, il est souvent contraint de délier les cordons de sa bourse, sans toujours parvenir à instaurer des liens de clientèle aussi solides.
33Malgré une donne défavorable, Henri II semble avoir en 1555 la capacité de renverser l’équilibre en Italie. Ses revirements, mais aussi la conjoncture, ont cependant joué contre lui. À peine est-il parvenu à conclure une alliance offensive et défensive avec le pape et le duc de Ferrare contre Charles Quint qu’il y renonce dans les faits pour signer une trêve et réduire ses dépenses. De sorte qu’il a donné l’impression de se désintéresser du sort de l’Italie. D’autre part, la France apparaît peut-être alors trop puissante. On craint qu’elle n’impose sa domination à la Péninsule. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Venise, en dépit de vives sollicitations, refuse de se joindre à la Sainte Ligue ? La République ne souhaite pas s’engager militairement dans le conflit. Paul IV, malgré ses déclarations francophiles tonitruantes, ne s’emploie aucunement à faire croître l’influence du Roi Très Chrétien à la curie — ce qui apparaît nettement lors des promotions cardinalices, où il ne nomme ni les candidats ni le nombre de cardinaux souhaités par Henri II. Au lieu de s’accompagner d’un mouvement de ralliement, l’envoi du duc de Guise au cours de l’hiver 1556-1557 s’est soldé par un fiasco. Bien plus que la paix du Cateau-Cambrésis, c’est la trêve de Vaucelles qui est une date décisive pour la lutte d’influence entre monarchies en Italie41.
34La bataille de Saint-Quentin a ensuite renforcé et même accéléré cette évolution. Sa conséquence directe est d’achever le divorce entre Henri II et la Péninsule. Celle-ci ne représente pas seulement une charge financière qu’il ne veut plus assumer, elle symbolise aussi la perte de ses illusions. La défection progressive de tous ses alliés lui a manifestement inspiré une vive rancœur. Le premier à ouvrir la marche est le duc de Parme. Au cours de l’été 1556, il trahit son protecteur en échange de la restitution de Novare et Plaisance. Le pape et le duc de Ferrare fournissent souvent plus une assistance qu’ils ne mènent la guerre aux côtés du roi de France. Après le désastre subi en août 1557, Henri II ne cherche plus à protéger des princes qu’il juge ingrats. Soucieux de leur éviter des mesures de représailles, il leur conseille même de se réconcilier avec son adversaire. Ses alliés s’engagèrent pourtant plus loin que le roi ne l’aurait souhaité. Si le pape demeure dès lors neutre, le cardinal Carafa, qui se fait envoyer en légation de paix auprès de Philippe II, part négocier en personne son ralliement. Quant au duc de Ferrare, il s’est, a-t-on estimé en France, beaucoup trop rapproché du roi d’Espagne. D’autres ont suivi, notamment le duc d’Urbino, qui se place sous la protection de Philippe II en mai 155842. La défection la plus fracassante a sans doute été celle de Paolo Giordano Orsini, gendre du duc de Florence, qui renvoie solennellement les insignes de l’ordre de Saint-Michel. Ainsi, Henri II a tout autant perdu qu’abandonné l’Italie. C’est avec regret que Tournon voit que l’on laisse le champ libre à l’influence du roi d’Espagne, qui sait habilement tirer profit de la situation. Il estime tout à fait judicieux, par exemple, le choix de remettre Sienne au duc de Florence43. Les revers militaires et diplomatiques ont inspiré un fort ressentiment chez les gouvernants français. La Péninsule est devenue « celle qui [les] avoit mis en troubles »44.
35Avant même le début des négociations de paix, Henri II, sans l’avouer officiellement, a déjà accepté de renoncer, au moins temporairement, à rivaliser avec le Roi Catholique en Italie. Il se trouve d’ailleurs de plus en plus isolé sur la scène européenne. Il ne reste rien alors des coalitions formées en 1551 puis en 1556. Après la bataille de Saint-Quentin, la sympathie des princes allemands va à celui qui a été défait ; ils ne se départissent pas pour autant de l’attitude de neutralité adoptée au lendemain de l’entrée des troupes françaises dans l’Empire, en 1552, lorsqu’elles ont fait main basse sur les Trois-Évêchés45. Le dernier recours d’Henri II en 1558, même s’il est particulièrement dissuasif, réside en l’empire turc : « noz affaires demurent du tout pour le Levant du Turcq et pour la marine de Ponant », écrit le cardinal de Lorraine au duc de Guise en février 155846. Encore faut-il préciser que le roi de France et le sultan de Constantinople n’ont plus guère confiance l’un en l’autre. Au début de l’année 1559, Soliman est conscient qu’Henri II est prêt à l’abandonner sans autre forme de procès, comme cela a été le cas à l’occasion de la trêve de Vaucelles. Il n’envisage pas de mener une forte campagne en Méditerranée. L’isolement diplomatique français est, par conséquent, plus que patent47. Philippe II, au contraire, a progressivement gagné des alliés. La conjoncture internationale joue contre la France et contribue, avec sa défaite militaire, à lui donner le sentiment d’être dans une situation plus délicate que son adversaire.
FORTUNE DES ARMES ET FAVEUR DIVINE
36Les revers subis par Henri II n’ont pas seulement eu un impact militaire et diplomatique. Dans un conflit, c’est aussi la relation du souverain avec Dieu qui est en jeu. « Ouvrez vous par le fer le beau chemin des Cieux », proclame Ronsard dans l’exhortation composée en août 1558 pour le jour où les troupes royales françaises affronteraient l’armée ennemie — un combat qui n’a jamais eu lieu48. Livrer bataille, c’est placer son destin entre les mains du Très-Haut ; remporter la victoire prouve que l’on agit conformément aux desseins divins : « … comme on dict en commun proverbe, les hommes font les guerres, mais Dieu seul donne les victoires »49. Au XVIe siècle, tout autant que la faveur divine, c’est la fortune, déesse des événements fortuits, que l’on invoque ; les hommes n’ont d’autre choix que d’accepter ou de refuser de s’en remettre à elle. Les chroniqueurs des conflits ne cessent d’invoquer la fortune agissante. François de Rabutin se lamente de ses « hazards » et de ses « tours » ; Antoine de Noailles estime que « la force des armes consiste en luy seul (Dieu) et en la fortune » ; le maréchal de Brissac, rapporte Boyvin du Villars, envisage néanmoins la possibilité de « corriger les erreurs du passé et advancer la fortune »50.
37Or, celle-ci avait semblé toujours sourire à Charles Quint dans sa lutte contre François Ier. La capture du roi à Pavie puis l’incapacité de celui-ci à obtenir sa revanche le démontraient51. Henri II a paru rompre avec la destinée funeste de la maison de France du fait des succès multiples qu’il a remportés. Ses conseillers ne manquent pas de se réjouir bruyamment de ce changement du cours de l’Histoire, attestant que le roi de France est capable de l’emporter sur un empereur « déchu de sa santé et fortune », qui a perdu « ce que par un miracle de fortune (la bataille de Pavie), par diverses practiques et en si long temps il avoit gaigné sur les Françoys »52. S’ils estiment lors du congrès de Marck que Charles Quint doit céder Milan, c’est parce ses défaites répétées montrent que tout le duché a été acquis à l’occasion d’une guerre injuste. Cette perte, affirment-ils, est le résultat d’une « mauvaise fortune » — la prise de François Ier —, nullement de la volonté de Dieu.
38Une des conséquences de la déroute de Saint-Quentin est d’apporter un démenti brutal à la confiance gagnée par le camp français : ne faut-il pas, se demandent certains, y voir une punition du Ciel ? Le déroulement de la bataille, le désordre qui règne dans le camp français et la succession des maladresses font dire à François de Rabutin que la défaite est « une evidente punition divine et un renversement de l’air qui jusqu’alors avoit suivy le roy et les siens en toutes ses entreprises plutost que la faute de ceux qui en avoient la conduite »53.
39Sa victoire, au contraire, rassure le roi d’Espagne. Elle prouve que Dieu l’accompagne, tout comme elle a accompagné son père, et qu’il a mené à sa suite un juste combat. Philippe II, dans une de ses dernières lettres à son père, affirme que Charles Quint a toujours eu la justice de son côté et estime lui-même embrasser cette cause. Dans la monarchie espagnole, on a communément parlé de miracle après la bataille de Saint-Quentin, tant le renversement de situation a été spectaculaire54. La volonté d’Henri II de prendre immédiatement sa revanche revient à se confronter aux forces du destin. Il décide de mener une attaque en plein hiver, contre l’avis de la plupart de ses conseillers. Ce faisant, il place son sort entre les mains de Dieu. L’« Histoire des choses advenues en France » considère la période qui sépare la défaite de Saint-Quentin de la prise de l’enclave anglaise sur le continent comme un combat pour reconquérir la faveur divine plus que comme une lutte contre un quelconque ennemi. Au lendemain de sa défaite, le roi a « appelé Dieu en son ayde comme celluy de qui il recongnoissoit ceste verge luy estre envoyée et pour ses pechez et pour ceulx de son peuple » ; la récompense de cette attitude repentante ne se fait pas attendre puisque l’entreprise contre Calais est « quasi par la main de Dieu conduicte » : non seulement le roi la décide seul, mais il bénéficie d’une intervention surnaturelle — tels les orages ayant empêché la flotte de Marie Tudor de secourir la place55. Lorsque s’engagent les négociations, les fortunes des deux princes semblent égales, puisque les armes ne les ont pas départagés56. Ainsi peuvent s’expliquer les discours du début de la campagne de l’année 1558, véritables appels au jugement de Dieu.
40La paix est donc signée par deux adversaires qui se craignent et qui ont fait chacun montre de leur capacité à combattre avec Dieu à leurs côtés. Il reste que la victoire remportée par Henri II est moins décisive et moins éclatante, et que ses alliés et l’Italie lui échappent au profit de son rival : ces signes ne lui donnent-ils pas le sentiment que Philippe II a hérité de la fortune qui a accompagné Charles Quint ? On peut se demander si le roi de France n’est pas en proie au doute alors que s’évanouit l’espoir de voir sa monarchie prendre l’ascendant : la balance de la fortune semblait vouée à pencher du côté des Habsbourg.
41Sans les obliger absolument à déposer les armes, les problèmes de tous ordres que rencontrent les souverains ne leur laissent guère d’alternative. Tous deux sont, à la fin des années 1550, incapables de financer une nouvelle campagne sans devoir affronter d’immenses difficultés. La contestation de l’autorité royale dans leurs États les préoccupe sans doute à un degré moindre mais demeure en attente de solutions. Le traité est donc bien le fruit de la nécessité, d’un renversement de la fortune ; il est tout autant lié à un choix des deux rois, qui inclinent à se réconcilier.
Notes de bas de page
1 BNF, NAF 6011, f° 11.
2 Pour la monarchie espagnole, voir F. Ruiz Martín, « Las finanzas españolas durante el reinado de Felipe II », pp. 114-117 ; R. Carande, Carlos V y sus banqueros, pp. 552-563 ; M. Ulloa, La Hacienda real de Castilla, pp. 125-151 ; A. Dubet, Réformer les finances espagnoles au Siècle d’or, pp. 39-50 ; J. D. Tracy, Emperor Charles V, impresario of war ; B. Yun, Marte contra Minerva. Pour la France, où la tradition historique est bien moins riche, voir R. Doucet, « Le grand parti de Lyon », et Id., Finances municipales et crédit public à Lyon ; M.-N. Baudouin-Matuszek et P. Ouvarov, « La surintendance des finances d’Albisse del Bene » ; ainsi que la synthèse très suggestive de Philippe Hamon : L’argent du roi.
3 M. J. Rodríguez Salgado, Un imperio en transición, pp. 92 et 98.
4 Ibid., pp. 85-116, 183-195, 283-293 et 334-375 ; M. Ulloa, La Hacienda real de Castilla, pp. 140 sq.
5 P. Hamon, L’argent du roi, p. 47.
6 Voir par exemple sa lettre du 1er mai 1555 (AGS, Est. 108, n° 86, minute).
7 Lalaing et Renard à Philippe, Cambrai, 4 janvier 1556, BNF, NAF 6168, p. 669, et entre autres Renard à Philippe II, 18 juin et 9 octobre 1556, respectivement AGS, Guerra Antigua 62, n° 43, déch., et AGR, Aud. 420, ffos 163v°-164r°, duplicata.
8 Sur l’état des finances publiques françaises entre 1551 et 1558, voir R. Doucet, « Le grand parti de Lyon », et Id., Finances municipales et crédit public à Lyon, pp. 30-63 ; M.-N. Baudouin-Matuszek et P. Ouvarov, « La surintendance des finances d’Albisse del Bene » ; et I. Cloulas, Henri II, pp. 513-520.
9 I. Cloulas, Henri II, pp. 481-483.
10 J.-D. Pariset, Les relations entre la France et l’Allemagne, pp. 176-178 ; M. Körner, Solidarités financières suisses au XVIe siècle, pp. 419-420 ; M.-N. Baudouin-Matuszek et P. Ouvarov, « La surintendance des finances d’Albisse del Bene », pp. 266-267 et 280-281.
11 R. Carande, Carlos V y sus banqueros, pp. 544-552.
12 M. J. Rodríguez Salgado, Un imperio en transición, p. 517.
13 M.-N. Baudouin-Matuszek et P. Ouvarov, « La surintendance des finances d’Albisse del Bene », p. 286.
14 Le cardinal de Lorraine à Guise, Offemont, 31 juillet 1557, Lettres du cardinal Charles de Lorraine, p. 276.
15 Lettre au cardinal de Lorraine, Montalcino, 20 juin 1558, BNF, Fr. 20455, f° 335, orig. L’instruction remise à Francesco d’Este en décembre 1557 donne une image frappante des conséquences de la défaite de Saint-Quentin sur la politique italienne d’Henri II (MAE, CP, Toscane, suppl. 1).
16 BNF, Fr. 4742, ffos 17v°-18r°.
17 Instruction remise à Carranza, envoyé vers Charles Quint, Anvers, 5 juin 1558, J. I. Tellechea Idígoras, « El último mensaje de Felipe II a Carlos V », p. 659. Le Conseil d’État de Castille porta un jugement semblable. Voir le « Praticado y conferido por los del Consejo d’Estado de Castilla çerca de los puntos de la paz que se tracta con Françia… », [fin 1558], AGS, Sueltos de Estado 8334, n° 186, minute.
18 Philippe II à Juana, du camp près d’Auxi-le-Château, 16 octobre 1558, AGS, Est. 517, n° 151, minute.
19 Antoine de Noailles à La Vigne, Venise, 15 novembre 1558, Négociations de la France avec le Levant, t. II, p. 532. Voir aussi M. Ulloa, La Hacienda real de Castilla, pp. 146-147, et M.-N. Baudouin-Matuszek et P. Ouvarov, « La surintendance des finances d’Albisse del Bene ».
20 B. Yun, Marte contra Minerva, pp. 496-497.
21 Henri II à Brissac, Paris, 12 février 1558, G. Ribier, Lettres et Mémoires d’Estat, t. II, p. 729.
22 « Mémoire des choses à quoy l’on se pourroit accommoder pour le bien de la paix », [septembre ou octobre 1558], BNF, Fr. 3125, f° 80.
23 M.-N. Baudouin-Matuszek et P. Ouvarov, « La surintendance des finances d’Albisse del Bene », p. 286 ; P. Hamon, L’argent du roi, pp. 34 et 47.
24 J. I. Ruiz Ibáñez, « Le choix du Roi. Les limites de l’intervention espagnole en France » ; I. A. A. Thompson « L’audit de la guerre et de la paix ».
25 H. Lapeyre, Une famille de marchands : les Ruiz, p. 373 ; Emmanuel-Philibert à Renard, Bruxelles, 9 juillet 1556, Papiers d’État du cardinal de Granvelle, t. IV, p. 636 ; Philippe II à Juana, Bruxelles, 20 janvier 1557, AGS, Est. 514, n° 4, déch.
26 M.-N. Baudouin-Matuszek et P. Ouvarov, « La surintendance des finances d’Albisse del Bene », pp. 271-272 ; M. Körner, Solidarités financières suisses au XVIe siècle, pp. 418-419.
27 P. Poujade, « Les réseaux marchands pyrénéens et la pratique du commerce en temps de guerre » ; E. Tingle, « Guerre et commerce » ; G. Zeller, « Le commerce international en temps de guerre ».
28 Juana à Charles Quint, Valladolid, 12 septembre 1554, 19 janvier, 1er mai et 26 décembre 1555, respectivement AGS, Est. 113, n° 97, Corpus documental de Carlos V, t. IV, p. 174, et AGS, Est. 108, nos 84 et 237 ; Charles Quint à Juana, Bruxelles, 20 janvier, 14 et 24 novembre 1555, AGS, Est. 510, n° 9, Est. 809, n° 248, et Est. 510, n° 92 ; Philippe à Juana, 15 mars 1555 et 1er mars 1556, AGS, Est. 8340, n° 59 (dont est extraite la citation) et Est. 512, n° 35. Sur le mécontentement provoqué par le blocus commercial aux Pays-Bas, voir H. de Schepper, « La unidad de los Países Bajos durante el reinado de Carlos V », p. 218.
29 Philippe II à Juana, Bruxelles, 14 février 1557, AGS, Est. 514, n° 20/4, déch.
30 J.-P. Priotti, Bilbao et ses marchands au XVIe siècle, pp. 140 sq.
31 Id., « Nantes et le commerce atlantique », pp. 270-272 ; J. Tanguy, Le commerce de Nantes, pp. 72-76 ; É. Trocmé et M. Delafosse, Le commerce rochelais, pp. 71-73 ; A. Girard, Le commerce français à Séville et à Cadix, p. 53.
32 [Robertet de Fresnes ?], « Histoire des choses advenues en France », BNF, Fr. 4742, f° 36r° ; A. Isnard, Actes royaux, t. I, p. 234 ; Permission du roy nostre sire à toutes personnes de mener & conduire marchandises partout ou bon leur semblera, en terre d’amys ou d’ennemys. Excepté bleds & autres grains, artillerie & autres munitions de guerre, Rouen, Nicolas Aubin, 1558 (lue publiquement à Paris le 19 mars 1558).
33 Voir par exemple la lettre des plénipotentiaires espagnols à Feria, Le Cateau-Cambrésis, 13 février 1559, Papiers d’État du Cardinal de Granvelle, t. V, pp. 473-474. Sur les relations conflictuelles entre Philippe II et les royaumes espagnols, voir J. Buyreu, « La problemática de las abdicaciones y la cuestión virreinal en la Corona de Aragón », et M. J. Rodríguez Salgado, Un imperio en transición, pp. 403-440.
34 Voir D. Crouzet, La genèse de la réforme française, pp. 461-463 (pour la France) et infra, pp. 173-189.
35 Voir par exemple H. Furgeot, « L’attitude de Henri II après la journée de Saint-Quentin ».
36 Philippe II à Albuquerque, Bruxelles, 24 mars 1558, MAE, MD, Espagne 290, ffos 15r°-16v°, copie coll. ; Tendilla à Francisco de Ledesma, secrétaire intérimaire du Conseil de Guerre, Mondejar, [février 1559], AGS, Guerra Antigua 68, n° 110, orig. Sur le discours officiel français en Europe, voir L. Romier, Les origines politiques des guerres de Religion, t. II, p. 197.
37 Diario de Hans Khevenhüller, p. 48.
38 Lettres patentes d’Henri II, Calais, janvier 1558, AN, X1A 8621, ffos 368v°-369r°, copie coll. (pour la première citation) ; « Commission pour emprunter de chacun des plus estimez riches et aisez des villes et plat pays de la charge et generalité de Paris la somme de mil ecus par teste ou selon leurs facultez moindres jusques à Vc ecus pour le moins », Paris, 16 janvier 1558, ibid., ffos 320r°-322r° (pour la seconde citation) ; ordre d’organiser une procession générale pour la prise de Calais, 16 janvier 1558, D. et T. Godefroy, Le Cérémonial françois, t. II, pp. 954-955.
39 P. Barbier et F. Vernillat, Histoire de France par les chansons, t. I, p. 80 ; V.-L. Saulnier, « Deux œuvres inconnues de Jean Sève et une édition inconnue de Baïf » (l’auteur donne une liste des « Poètes de la prise de Calais [1558] » aux pp. 270-274).
40 M. Rivero Rodríguez, « Felipe II y los potentados de Italia » ; J. Martínez Millán et M. Rivero Rodríguez, « La hegemonía hispana en Italia », pp. 201-208.
41 L. Romier, Les origines politiques des guerres de religion, pp. 192 sq. ; M. J. Rodríguez Salgado, Un imperio en transición, pp. 239-254 ; G. Signorotto, « Urbino nell’età di Filippo II », pp. 840-844 ; M. A. Visceglia, « Faide familiari e identità politiche a Roma » (l’auteur analyse les choix politiques des Caetani di Sermoneta).
42 G. Signorotto, « Urbino nell’età di Filippo II », pp. 835-843.
43 Tournon à Henri II, Conegliano, 8 et 16 décembre 1558, Correspondance du cardinal de Tournon, pp. 378-379 et 379-380.
44 [Robertet de Fresnes ?], « Histoire des choses advenues en France », BNF, Fr. 4742, f° 49r°. Sur les rapports d’Henri II avec les États italiens au cours des années 1555-1558, voir L. Romier, Les origines politiques des guerres de Religion, t. II, livres II et III.
45 P. de Vaissière, Charles de Marillac, pp. 194-221 ; J.-D. Pariset, Les relations entre la France et l’Allemagne, pp. 178-181.
46 Lettres du cardinal Charles de Lorraine, p. 309.
47 La Vigne, ambassadeur auprès du Sultan, à Henri II, 26 février 1559, Négociations de la France avec le Levant, t. II, p. 549 ; Henri II à La Vigne, 8 avril 1559, ibid., pp. 578-582.
48 P. de Ronsard, Œuvres complètes, t. IX, p. 10.
49 A. Désiré, Articles du traicté de la paix entre Dieu & les hommes.
50 F. de Rabutin, Commentaires, éd. C. Gailly de Taurines, t. I, p. 221 ; Les ambassades de Messieurs de Noailles, t. V, p. 220 ; F. de Boyvin du Villars, Mémoires, p. 312. Sur la fortune, voir F. Buttay-Jutier, Fortuna ; et sur la conception de la guerre comme une rencontre avec Dieu et un appel au jugement divin, voir P. Contamine, « L’idée de guerre à la fin du Moyen Âge », p. 74, et l’introduction de Denis Crouzet à S. Champier, Les gestes ensemble la vie du preulx chevalier Bayard.
51 L. Díez del Corral, La monarquía hispánica en el pensamiento político europeo, pp. 229-242.
52 C. de Marillac, « Discours sur la roupture de la trefve en l’an M. D. LVI. », pp. 173-174 (pour la première citation) ; la seconde citation est un extrait d’une intervention du cardinal de Lorraine à Marck (BNF, Fr. 17910, ffos 41v°-42r°).
53 F. de Rabutin, Commentaires, éd. C. Gailly de Taurines, t. II, pp. 121-122.
54 Philippe II à Charles Quint, 28 août 1557, AGS, Est. K 1490, n° 78, orig. autographe ; M. J. Rodríguez Salgado, Un imperio en transición, p. 486.
55 BNF, Fr. 4742, ffos 5r° et 33v°-34r°.
56 Comme le déclarent Montmorency et Saint-André lors des conférences de Lille. Voir Orange, Ruy Gómez et Granvelle à Philippe II, Lille, 12 septembre 1558, Papiers d’État du cardinal de Granvelle, t. IV, p. 188.
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