Introduction
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Texte intégral
… la paix réside en grande partie dans le fait de la vouloir de toute son âme. En effet, ceux qui la tiennent vraiment à cœur saisissent toutes les occasions qui lui sont favorables. Ils négligent ou aplanissent les difficultés qui s’y opposent, ils supportent un grand nombre d’avanies pourvu que soit conservé cet immense bien qu’est la paix1.
1Qu’y a-t-il de plus insaisissable que la paix ? Sous la plume d’Érasme, elle prend la forme d’un idéal qui doit s’imposer de manière impérative. Elle est autant un absolu qu’un devoir moral et chrétien, et une règle de bon gouvernement à laquelle la sagesse et le bon sens incitent naturellement à adhérer. Le comportement des hommes du XVIe siècle, pétris des leçons des humanistes, semble néanmoins s’en éloigner la plupart du temps. La paix apparaît aussi trompeuse, qu’elle soit la victime des errements de créatures trop faibles pour se conformer aux desseins divins ou de « pratiques » qui semblent annoncer les lois d’une implacable realpolitik.
2Victoire d’une paix parfaite ou d’un réalisme souvent brutal : ces deux visions antagonistes ont largement influencé l’appréhension de réalités vieilles de quatre siècles. Entre deux monarchies engagées dans une lutte de longue haleine pour l’hégémonie, comment croire que la concorde existe en dehors de mythes d’unité chrétienne considérés comme désuets ? C’est pourtant dans un musée de discours et d’actes qu’il faut chercher des clés de compréhension. Le scalpel méticuleux de l’anthropologie historique, appliqué à un exercice et à une conception de la diplomatie qui nous sont étrangers, est le plus à même de mettre à nu l’âme et le cœur de nos ancêtres. En étudiant la paix comme une pratique juridique, sociale, politique et diplomatique, on la restitue dans ses multiples dimensions mais aussi dans toute son humanité.
3Des leçons méritent aussi d’être tirées de l’analyse des relations internationales contemporaines. Les approches trop systématiques et l’élaboration de modèles privilégiant le rapport de force ne sont pas sans enseignement, mais se révèlent peu opératoires ; en revanche, une lecture pragmatique, laissant une place aux idéaux et aux principes de régulation pacifique des conflits, apparaît tout à fait adaptée aux réalités du XVIe siècle2. La logique binaire guerre/paix n’est pas dépourvue de pertinence ni de fondement ; elle est cependant très réductrice. Dans chaque situation, un ensemble de virtualités s’offre aux acteurs, qui les appréhendent et font des choix. Loin d’être nécessairement et constamment ennemies, les deux grandes puissances ayant imposé un accord à l’Europe occidentale connaissent des moments de confrontation violente, mais aussi d’hésitations et de velléité de rapprochement. À une époque où il s’agit de surpasser l’adversaire, nullement de l’éliminer, leurs relations semblent pouvoir être envisagées comme l’élaboration d’un modus vivendi, toujours en devenir, que chacun tente de faire évoluer à son avantage. Celui-ci se tranche périodiquement et solennellement autour de la table des négociations.
4Considérer le traité du Cateau-Cambrésis comme une paix est déjà un parti pris. L’accord a été, en effet, plus interprété qu’étudié. Ce constat se fonde tout d’abord sur le faible nombre des travaux qui lui sont consacrés. Le seul ouvrage spécifique a été réalisé par Alphonse de Ruble en 1889. Encore son propos est-il centré sur l’application des clauses de l’acte dans le strict respect de leur formulation. Deux autres contributions méritent d’être signalées : une analyse des pourparlers des années 1558 et 1559 par Joyceline Russell et un article de Ruggiero Romano, proche de l’essai, qui évalue l’équilibre entre les deux grandes monarchies chrétiennes, principalement sur le théâtre italien3. Les lectures proposées sont incomplètes, privilégient une conception restreinte de la diplomatie et mobilisent une quantité de sources limitée. Ce sont finalement des ouvrages de synthèse sur l’une et l’autre monarchies qui posent les questions les plus stimulantes et les traitent sur un moyen terme4.
5Un tel bilan historiographique n’est pas en rapport avec la portée d’un événement digne de figurer au nombre des « journées » qui ont fait l’Europe, et à tout le moins parmi les grandes paix internationales. Le dernier épisode des guerres d’Italie est loin d’avoir suscité la même attention que le face-à-face entre Charles Quint et François Ier, dont « l’impossible duel » continue à fasciner. Henri II, quant à lui, n’est pas vu comme un adversaire de même stature que son père. La célébration de la naissance de Charles Quint l’a une nouvelle fois illustré : seules ses relations avec le premier souverain Valois ou presque ont été mises en lumière5. De plus, le règne d’Henri II correspond aux dernières années du gouvernement personnel de Charles Quint et à l’avènement de Philippe II. Le retrait de l’empereur au monastère de Yuste a longtemps été le point de mire des travaux portant sur cette période ; l’affrontement qui l’oppose au roi de France, débuté en 1551, participe à la grandeur tragique de l’événement, alors que la victoire retentissante remportée à Saint-Quentin en 1557 puis lors des pourparlers de paix deux ans plus tard ne sont que les éléments d’un processus auquel ils contribuent mais qui les dépasse : la naissance triomphale de la monarchie espagnole6. Une certaine désaffection pour l’histoire diplomatique aujourd’hui révolue, le caractère national de celle-ci, l’attrait pour les grandes figures et les hauts faits, et enfin, la lecture des rapports entre monarchies en termes d’hostilité irréductible semblent expliquer le peu d’intérêt pour le traité signé au Cateau-Cambrésis7.
6Les débats concernant la paix ne se sont en revanche jamais éteints. À peine l’accord a-t-il été conclu qu’il a donné lieu à nombre d’interprétations, parfois volontairement dévoyées et assurément engagées. Le Cateau-Cambrésis est avant tout une césure de l’histoire européenne dont la signification est discutée. Il est tour à tour désigné comme le coup d’arrêt des guerres d’Italie, le basculement dans les guerres de Religion ou l’entrée dans l’ère de la « prépondérance espagnole » (Henri Hauser) et d’une diplomatie confessionnelle. Une énigme qui ne pourra jamais être totalement résolue est au cœur de ces prises de position : le renoncement du roi de France à l’ensemble ou presque de ses possessions et conquêtes en Italie, qu’il a officiellement justifié par sa volonté de lutter contre l’hérésie en France.
7Dans l’affrontement comme dans la paix se joue aussi le sort de chacune des monarchies, et particulièrement celle des Habsbourg. Les assauts français ont ni plus ni moins mis en péril l’agrégat territorial constitué par l’empereur, dont la meilleure partie a été léguée à son fils. Cette monarchie composite, alors portée sur les fonts baptismaux, est amenée à se définir au plan politique, religieux et diplomatique face à l’adversaire suprême qu’est la France — l’adjectif espagnol s’y rapportera, si ce n’est lorsqu’il sera explicitement question des royaumes espagnols, ce qui est conforme à la polysémie du terme à l’époque moderne8.
8Au travers des sources se révèle aussi un aspect capital dans la conception de la diplomatie du XVIe siècle : la paix va de pair avec une réconciliation. Tous les acteurs, observateurs et commentateurs des pourparlers ne cessent de le répéter : un accord solennel comporte un engagement qui lie les rois, les peuples et les monarchies concernant leurs rapports futurs. Une nouvelle interrogation se pose donc : la recherche d’une « confederation et perpetuelle alliance et amitié », pour reprendre les termes du traité, n’a-t-elle pas aidé à la conclusion et à l’affermissement de la paix ?
9Ces enjeux et ces interrogations à l’échelle de l’Europe et de chacune des monarchies méritent d’être examinés à nouveaux frais, mais, comme on l’a déjà précisé, sans hypothèse définie au préalable et par un recours aux sources.
10Il a néanmoins été nécessaire de délimiter un champ d’investigation. Même s’il concerne l’ensemble du monde occidental, le Cateau-Cambrésis est abordé à travers le prisme, crucial, des relations entre les monarchies des Habsbourg et des Valois. Les deux Grands du XVIe siècle ont décidé seuls d’un accord qu’ils ont ensuite imposé à leurs alliés. Seule la reine d’Angleterre, dont la présence a été admise, a bénéficié d’une marge de manœuvre. Si elle a signé un traité spécifique avec les souverains français et écossais, ses plénipotentiaires ont néanmoins été relégués, d’un point de vue matériel comme diplomatique, au second rang. Pour le reste, telle qu’elle est négociée, formulée et conçue, la paix est hispano-française.
11Afin de reconstituer l’unité et la cohérence d’une négociation de paix de cette ampleur, même en concentrant le focal sur ses deux acteurs majeurs, il ne suffit pas de l’envisager comme un face-à-face final où tout se joue, voire où tout est joué. Le constat dressé pour l’analyse stéréotypée des « causes de guerre » (causes of war) s’applique à l’approche historique des traités9. Leur étude est souvent guidée par des présupposés : considérer l’arrêt des hostilités comme une issue fatale et les pourparlers comme un tout, ou bien réduire l’acte final au bilan de ses clauses territoriales et à la mesure de l’équilibre entre puissances. Comme nombre d’autres traités, celui signé au Cateau-Cambrésis a largement été abordé et interprété comme un événement isolé. Si elle est sensible à la conjoncture, la conclusion d’une paix est pourtant une construction progressive où le cheminement vers l’accord, pour ne signaler que ses aspects diplomatiques les plus directs, est le résultat de joutes incessantes.
12À l’instar de la paix des Pyrénées, un fil d’Ariane relie en effet toutes les réunions de plénipotentiaires des années 155010. Ce constat, forgé à la lecture des sources, a été grandement conforté par la découverte d’un manuscrit contenant la presque totalité des dépêches des plénipotentiaires de Charles Quint et de Philippe II lors des discussions de paix des années 1555-1559. Il s’agit d’une copie, réalisée au XVIIIe siècle, d’un registre constitué par Viglius. Membre éminent du gouvernement des Pays-Bas, il recevait, en qualité de garde des archives, un exemplaire de toutes ces lettres. C’est à la Bibliothèque nationale de France, où la fortune l’a conduit, qu’est conservé ce recueil (NAF 6168), et il n’en existe manifestement pas d’autre exemplaire ni aux Archives générales du Royaume à Bruxelles ni au Haus-, Hof- und Staatarchiv de Vienne — où des archives flamandes ont été transférées lorsque les Pays-Bas étaient sous souveraineté autrichienne11. Composé de correspondances officielles et privées mais aussi de plusieurs projets préparatoires du traité du Cateau-Cambrésis, cet ensemble documentaire démontre à lui seul l’unité fondamentale des pourparlers engagés à partir de 1555.
13Fruit d’une pêche miraculeuse, ce manuscrit n’est évidemment qu’un morceau de choix parmi des sources diplomatiques qui, à partir du milieu des années 1550, nous sont parvenues en quantité abondante pour chaque monarchie. Avant cette date, elles ont un caractère extrêmement fragmentaire. Ainsi, on ne conserve que quelques lettres de Simon Renard, ambassadeur de Charles Quint à la cour de France de 1549 à 1551, alors que des années entières de la correspondance de Charles de Marillac, ambassadeur auprès de l’empereur de 1547 à 1551, ont disparu totalement ou presque12. Grâce à cette richesse archivistique, la seconde moitié de la décennie a fait l’objet de dépouillements systématiques concernant les négociations de paix : les dépêches des représentants des souverains dans toute l’Europe, mais aussi les correspondances politiques échangées au sein de leurs États ont été mises à contribution. Elles ont été complétées par des documents en rapport avec l’activité diplomatique et militaire des deux monarchies — édits royaux, écrits de circonstance, récits de batailles et comptes rendus imprimés de négociations toujours subtilement mais inévitablement orientés — mais aussi par les réactions et les prises de position qu’elles suscitent chez les contemporains13.
14Grâce à des outils d’analyse, espérons-le, suffisamment affûtés, et à une matière première de choix, on se propose d’analyser l’élaboration progressive de la paix au cours d’une période de conflit, puis la négociation du compromis, pour finalement tenter d’interpréter l’événement et ses multiples significations.
Notes de bas de page
1 Érasme, La complainte de la paix, pp. 944-945.
2 D. Battistella, Théories des relations internationales ; P. Journoud, « La négociation politique internationale » ; J.-M. Moeglin, « Heurts et malheurs de la négociation ».
3 A. de Ruble, Le traité du Cateau-Cambrésis ; J. G. Russell, Peacemaking in the Renaissance, pp. 133-233 ; R. Romano, « La pace di Cateau-Cambrésis ».
4 M. J. Rodríguez Salgado, Un imperio en transición, pp. 453-485 ; L. Romier, Les origines politiques des guerres de religion, t. II, pp. 297-347.
5 J.-P. Amalric, « La querelle sans fin » ; R. Babel, « Francia y Carlos V » ; L. Bély, « Les historiens et l’impossible duel entre François Ier et Charles Quint » ; D. Biloghi, « L’affrontement avec la France » ; R. J. Knecht, « Francis I and Charles V » ; M. J. Rodríguez Salgado, « Obeying the ten commandments ». Pierre Chaunu considère que l’équilibre des forces n’est plus modifié après le traité signé à Cambrai en 1529 (P. Chaunu et M. Escamilla, Charles Quint, p. 237).
6 L’ouvrage de María José Rodríguez Salgado (Un imperio en transición) a marqué une rupture avec cette tradition.
7 Cette étude s’inscrit dans un travail de réexamen des grandes paix européennes, duquel elle est grandement redevable : J.-F. Labourdette, J.-P. Poussou et M.-C. Vignal (éd.), Le Traité de Vervins ; C. Vidal et F. Pilleboue (éd.), La paix de Vervins, 1598 ; L. Bély (dir.), L’Europe des traités de Westphalie ; C. Gantet, La paix de Westphalie (1648) ; J.-P. Kintz et G. Livet (dir.), 350e anniversaire des traités de Westphalie ; L. Bély et alii (éd.), 1659. La Paix des Pyrénées ou le triomphe de la raison politique ; O. Jané Checa (éd.), Del tractat dels Pirineus [1659] a l’Europa del segle XXI ; D. Séré, La paix des Pyrénées ; L. Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV.
8 Sur le caractère composite de la monarchie de Philippe II et ses facteurs d’unité, voir G. Galasso, Alla periferia dell’impero : il regno di Napoli, introduction ; J. Gil Pujol, « Visión europea de la monarquía española como monarquía compuesta » ; A. Musi, « L’Italia nel sistema imperiale spagnolo » ; I. A. A. Thompson, « Castile, Spain and the monarchy », pp. 127-132.
9 J. Levy, « The Causes of War. A Review of Theories and Evidence ».
10 D. Séré, La paix des Pyrénées.
11 Ce manuscrit a été acquis par l’érudit Jules Desnoyers. Voir L. Delisle, Collections de M. Jules Desnoyers, pp. viii et 33-34.
12 Voir P. de Vaissière, Charles de Marillac, pp. xi-xiii, et pour les dépêches de Renard, AGS, Est. K 1489, et AGR, Aud. 1672/2.
13 Fréquemment invoqués, les témoignages du XVIe siècle ont été édités dans un souci du respect de l’original, suivant les « Conseils pour l’édition des documents de l’époque moderne » de Bernard Barbiche, et ceux de Jesús Canedo et Ignacio Arellano (« Observaciones provisionales sobre la edición y anotación de textos del Siglo de Oro ») et d’Asier Romero Andonegi (Bermeo en sus documentos, pp. 197-211). Précisons que le ms. NAF 6168 de la Bibliothèque nationale de France, tout comme les autres sources des XVIIe et XVIIIe siècles, a fait l’objet d’une plus grande modernisation.
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