Résumé
p. 593-596
Texte intégral
1Ce livre a pour objet la diplomatie d’un roi, Jacques II d’Aragon (1291-1327). Ouvert sur un conflit avec la France, les Angevins et la papauté, achevé par la conquête de la Sardaigne, son long règne de guerres est aussi celui de la diplomatie. Il est en effet préférable pour la dynastie d’user de la voie de paix, de la voie de droit, pour mettre un terme à des luttes que ses ressources financières et ses capacités militaires limitées par des contestations internes ne permettent guère de résoudre à long terme par les armes. D’ambitieux projets dynastiques et les vastes opportunités d’alliances offertes par la progéniture royale favorisent elles aussi un investissement considérable du pouvoir dans la diplomatie.
2En tenant compte du profond renouvellement des travaux sur les diplomaties médiévales, qui ont délaissé « l’histoire diplomatique en soi » dénoncée jadis par Lucien Febvre et qui se dégagent progressivement de la quête obsessionnelle des origines des représentations permanentes, l’ouvrage propose de déplacer le regard sur une période, une aire géographique et un mode royal de diplomatie très peu étudiés. L’exceptionnelle documentation des Archives de la Couronne d’Aragon en fournit la base principale. En mêlant approche sérielle (233 ambassades, 349 ambassadeurs dont le dictionnaire figure en annexe [CD-ROM]) et études de cas, la pratique diplomatique est envisagée dans son ensemble, depuis la rédaction des documents jusqu’à l’élaboration d’une représentation de la Maison d’Aragon, depuis la recherche de l’information jusqu’aux rencontres au sommet. En quoi consiste une diplomatie royale vers 1300 ? Dans une Couronne hétérogène et durant un règne placé sous le signe de la pacification interne, quel est le rôle de ce mode singulier d’exercice du pouvoir ?
3Une première partie est consacrée aux instruments et aux moyens de la diplomatie. Les documents diplomatiques solennels (lettres de créance, pouvoirs, sauf-conduits) utilisés durant le règne de Jacques II s’avèrent pour l’essentiel analogues à ceux produits ailleurs. Alors que le recours à l’écriture pragmatique s’intensifie en Occident, leur variété et leur nombre s’accroissent : instructions aux ambassadeurs, projets de paix, correspondances des ambassadeurs avec le roi, mais aussi avec ses conseillers, brouillons de toutes sortes, etc. Les documents relatifs aux affaires les plus importantes sont désormais retranscrits dans des volumes spécialisés, au premier rang desquels figurent les Registra secreta. Grâce à ces registres et aux lettres originales reçues avec lesquelles ils peuvent être corrélés, grâce aussi à des instruments perfectionnés de localisation des documents, les archives du roi fonctionnent comme une mémoire de référence, un instrument de contrôle des ambassadeurs sans cesse revisité et actualisé par le travail des scribes, une réserve d’authenticité susceptible de fournir des arguments utiles pour les tractations. La diplomatie du roi compte aussi sur un véritable « système informatif ». Des renseignements de natures multiples (nouvelles publiques, rumeurs, informations secrètes) sont collectés par des sujets et des représentants de Jacques II envoyés hors des territoires de la Couronne, ainsi que par un réseau d’étrangers attachés au roi par des liens de fidélité personnelle. La transmission de ces informations est assurée par les courriers royaux, mais l’emploi de courriers privés, de marchands ou d’autres individus s’avère souvent nécessaire. Les finances constituent, pour leur part, le talon d’Achille de cette diplomatie. Si l’exigence ponctuelle de fonds rapidement disponibles met souvent en difficulté le trésor royal, le recours à d’autres formes de financement est cependant efficace.
4La diplomatie menée au nom de Jacques II est aussi un mode singulier d’exercice du pouvoir, fondé sur la relation du monarque avec ses représentants (deuxième partie). L’étude porte d’abord sur l’identification des ambassadeurs et leur caractérisation. Les chroniques, les miroirs des princes et les documents de la pratique diplomatique convergent : le pouvoir royal cherche des ambassadeurs loyaux, qui fassent preuve de prudentia et de discretio (discernement) tout en assurant une représentation honorable du monarque à l’étranger. La composition des ambassades ne répond cependant pas à un modèle figé, elle est plutôt adaptée selon les circonstances et l’état du trésor. Les ambassadeurs de Jacques II s’avèrent d’un rang social assez élevé, ils sont souvent Catalans et possèdent de bonnes compétences dans le domaine de l’écrit. Officiers des institutions de la Couronne, membres de la famille royale, familiares ou conseillers du roi, ils sont proches du pouvoir à des titres fort variés. Une trentaine d’hommes, conseillers et familiares pour l’essentiel, sont de véritables spécialistes de la pratique diplomatique, et on leur confie les missions les plus importantes. Leur présence confère ainsi une réelle continuité à une diplomatie caractérisée par des missions ad hoc.
5À l’étranger, les représentants du roi doivent tenir compte des usages (marques d’hospitalité et de révérence, échanges de cadeaux), mais ne les appliquent pas mécaniquement. Ces pratiques offrent plutôt aux rois et aux ambassadeurs des instruments de démonstration et de conviction. Dans ce cadre, mais aussi sur ses marges, l’une des tâches essentielles des ambassadeurs consiste à négocier. Quand ils s’expriment officiellement, c’est toujours au nom du roi, jamais en tant que représentants de l’État, de la Couronne ou même de la Maison d’Aragon. Des instructions écrites établissent très précisément au préalable les propos qu’ils doivent tenir lors des entretiens ; le déroulement de leur mission est supervisé par des correspondances nourries ; le roi garde toujours la possibilité d’un désaveu final. Interprètes de la volonté de leur mandataire, certains ambassadeurs de Jacques II disposent d’une marge de manœuvre importante : ils recourent à des intermédiaires afin de s’informer et d’influer sur les prises de décision, usent dans les audiences de leurs procurations avec mesure et calcul, jouent de l’ambiguïté de leur statut ; voix du roi, ils s’expriment également en leur propre nom pour mieux négocier la cause de leur prince. Enfin, les spécialistes formulent dans leurs lettres des conseils à l’intention de leur mandataire. Dans certaines missions, ils infléchissent même directement l’orientation des négociations sans lui en référer préalablement.
6Affaire technique, domaine privilégié pour le roi et le cénacle de ses proches serviteurs, la diplomatie implique aussi les forces de la Couronne, le pouvoir s’y montre face aux étrangers et vis-à-vis des sujets pour renforcer sa légitimité (troisième partie). Les sujets et les villes en appellent au roi pour qu’il intervienne personnellement auprès d’autorités étrangères bafouant leurs droits. Ils reconnaissent ainsi la capacité du monarque à rendre ou à faire rendre justice. D’autre part, de très nombreuses rencontres (vistae, vistas) rassemblent des cours autour des rois et des princes, elles forment un théâtre de compétition pour leur prestige et leur honneur, un espace privilégié et contrôlé pour la démonstration de leurs prérogatives. Préalablement convoqués, les représentants des villes, les nobles et les religieux de la Couronne y consentent publiquement aux décisions prises par le roi, reconnaissent ses capacités en terme de justice, de grâce et de munificence. Leur présence rend ainsi visible, derrière la personne du monarque, une Couronne unie, alors même que cette unité est fragile.
7La diplomatie est aussi l’affaire d’une famille qui cherche à consolider son pouvoir dans la Couronne et à affermir son appartenance à une autre famille, plus vaste, celle des rois et des princes d’Occident. La négociation puis la célébration d’alliances matrimoniales avec des maisons étrangères constituent, en ce sens, un enjeu crucial. Les mariages rappellent l’accord fondateur qui doit unir le roi, sa famille et les sujets vivant dans la Couronne ; ils rendent manifeste l’importance de la Maison d’Aragon parmi les grandes maisons chrétiennes de l’époque. La dynastie s’efforce de parler d’une seule voix à travers ses différents membres, s’engage dans la durée. La prééminence de la Casa d’Aragó sur la dynastie sœur de Majorque est, pour sa part, revendiquée dans des ambassades mixtes.
8Instrument essentiel de la politique et de l’identité dynastiques, la diplomatie demeure, en dernier lieu, l’affaire du roi, une part essentielle de sa fonction. Jacques II la rend possible et lui donne sens, sa personne en est la clef de voûte. On écrit, on parle, on agit en son nom ; on recherche son intérêt ; on défend son droit et son honneur ; on s’efforce d’en faire un roi de paix ; on attend sa parole dans les rencontres royales. La diplomatie est l’espace politique par excellence où l’on espère du roi qu’il agisse en roi. Jacques II en tient compte, joue de son nom et de sa personne abondamment, non seulement pour défendre son droit et des projets, mais aussi pour maintenir ses prérogatives de monarque, reconquérir une légitimité mise à mal, réaffirmer son statut de chef dynastique chrétien et sa légitimité à gouverner des sujets et une Couronne confiés par la Providence.
9Au terme de l’étude, il apparaît que la diplomatie du roi présente d’importants traits communs avec celles d’autres puissances médiévales : l’usage d’une documentation et d’un vocabulaire aisément reconnaissables, l’importance cruciale des audiences et des rencontres au sommet, les obligations d’hospitalité et de réciprocité notamment. En revanche, le « moment Jacques II » se distingue par de nombreuses innovations dans la gestion des affaires diplomatiques, par les tâtonnements de l’administration royale, le souci de mettre en scène les prérogatives du roi. Les contemporains soulignent, pour leur part, l’usage exceptionnellement intense, voire exagéré de l’arme diplomatique par le roi.
10Cette monographie suggère alors des considérations plus générales. Une diplomatie fondée sur l’usage d’écrits spécialisés et techniques très variés existe déjà hors d’Italie à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle. Au XIIIe siècle, une parole instruite par écrit fait irruption dans les audiences, elle favorise l’émergence d’une diplomatie tempérée. Les diplomaties médiévales ne constituent donc pas un bloc homogène ou un agrégat informe de pratiques disparates orienté tout entier vers l’émergence des représentations permanentes au XVe siècle. L’étude du recours, peut-être excessif, à une diplomatie tempérée par Jacques II, aboutit finalement à une proposition de lecture plus ouverte de l’histoire des diplomaties médiévales.
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