Conclusion
p. 685-696
Texte intégral
1Les armées romaines présentes dans la péninsule Ibérique à la veille des guerres civiles du Ier siècle étaient, sans aucun doute, fort différentes de celles qui débarquèrent dans le port grec d’Emporion en 218 pour menacer la base arrière d’Hannibal. Bien que, sur un plan général, les contours d’une telle évolution soient finalement mal connus, celle-ci n’a rien pour surprendre au cours d’une période où la société romaine elle-même connut des mutations importantes, sous l’effet du passage du cadre de la cité-État à celui de la République impériale. Parmi les principales mutations intervenues, un rôle particulier doit être dévolu à l’intégration progressive des socii italiens au sein de la légion, par suite de l’octroi, retardé dans les faits, du droit de citoyenneté romaine à l’ensemble de l’Italie. Cette mesure fut consécutive à la Guerre sociale, née au début du Ier siècle de la revendication des alliés italiens, désireux de recueillir le bénéfice d’une expansion méditerranéenne à laquelle leurs contingents avaient massivement contribué. De toute évidence, cet événement atteste que l’armée romaine, qui, depuis ses origines, apparaît comme le reflet de l’organisation sociale et politique de Rome, ne pouvait durablement rester à l’écart des changements induits par une conquête dont elle constituait le principal agent. Pour autant, il convient, à l’inverse, de ne pas systématiquement associer aux guerres d’expansion l’idée d’un bouleversement des conceptions et du fonctionnement traditionnels de l’institution militaire. En effet, le cas emblématique de la péninsule Ibérique, qui fut l’un des principaux théâtres de l’activité des légions au cours de la période d’expansion de Rome en Méditerranée, permet de montrer que des campagnes militaires incessantes, menées tout au long des deux derniers siècles avant notre ère sur des territoires très éloignés de l’Italie, n’imposèrent pas sur le terrain une redéfinition profonde des pratiques et des fonctions de l’exercitus républicain. De ce point de vue, il convient donc de nuancer l’influence de ces guerres de conquête en Hispanie sur l’évolution de l’armée romaine sous la République.
2Contrairement à une opinion répandue, il apparaît au terme de cette recherche que, malgré leur difficulté et leur importance, ces guerres n’ont pas pesé autant qu’on l’a dit — ou plutôt : de la façon qu’on a tendance à le penser — sur les transformations essentielles de la militia républicaine dans le contexte de la conquête méditerranéenne. Ce que nous avons cherché à suggérer dans ce livre est que les différences réelles qui séparent les armées de César de celles des Scipions, moins radicales qu’on ne l’admet souvent, ont été le fruit de changements par touches successives et non programmés, intervenus pendant deux siècles, indépendamment des crises et ruptures bien réelles par ailleurs, mais que, dans le domaine militaire, l’expérience hispanique n’a manifestement pas contribué à alimenter.
3L’attribution constante aux territoires hispaniques de deux commandements militaires (prouinciae) confiés de façon parfaitement régulière, après l’augmentation du nombre total des préteurs en 197, à deux de ces magistrats dotés de l’imperium consulaire témoigne de l’effort particulier consenti par Rome pour étendre et préserver son autorité sur cette partie du monde habité. Toutefois, la difficulté de conduire la guerre dans ces régions n’en représente qu’une explication insuffisante. Certes, pour une part, ces dispositions, inhabituelles dans le reste de l’imperium romanum jusqu’à une date avancée, correspondaient bien à des conditions inédites rencontrées surplace : une fois Carthage expulsée de la Péninsule en 206, l’absence d’entité politique d’envergure privait en effet Rome d’un interlocuteur similaire à ceux dont elle disposait en Orient, ce qui réclamait par conséquent une présence militaire plus directe. De fait, l’émiettement poussé des sociétés péninsulaires, en ne permettant pas à la soumission d’une seule communauté d’entraîner systématiquement celle des peuples voisins, multipliait les nécessités d’intervention armée. Cependant, bien qu’imposées par la configuration des territoires ibériques, ces contraintes manifestes à la progression de la domination romaine ne rendent que partiellement compte du prolongement de l’entreprise de conquête. Le maintien d’une activité militaire permanente en Hispania tenait tout autant au besoin de confier aux magistrats supérieurs romains les commandements dont dépendaient l’éclat de leur carrière politique et le renom de leur gens. Les terres barbares d’Occident, mal connues et parées d’un halo de mystère et de danger, se prêtaient bien à l’exaltation de la geste personnelle et familiale des généraux chargés des provinces hispaniques. Ti. Sempronius Gracchus, père des Gracques, se vantait, d’après Strabon, d’avoir pris des villes qui n’étaient que de gros villages1. Bien avant le périple de Pompée en Orient, Decimus Brutus atteignit les rives du Léthès, réputées marquer une limite de l’œkoumène, et franchit le fleuve2. En 61, César délaissa ses responsabilités d’administrateur pour se lancer dans une expédition contre les Lusitaniens qui le mena jusqu’aux confins du monde connu3.
4Sans réduire l’engagement long et difficile des légions en Hispania aux seules motivations internes à la société romaine4, il faut tenir compte de celles-ci pour expliquer les guerres incessantes menées par Rome dans la Péninsule. Ainsi, les variations dans les effectifs attribués aux armées envoyées en Hispanie ne furent jamais aussi importantes que lorsque les prestigieuses contrées d’Orient n’offraient à l’aristocratie romaine aucune occasion de se couvrir de gloire. En 154, l’envoi d’une armée consulaire contre Segeda, qui inaugura la phase la plus dure des conflits contre les Celtibères, répondait moins, à l’origine, à la gravité réelle de l’incident lui ayant servi de prétexte qu’à la volonté de fournir au consul Q. Fulvius Nobilior un commandement militaire dans le cadre de sa charge. Au détour d’une phrase, Tite-Live exprime la complexité du problème lorsqu’il explique qu’en raison de la maladie du préteur d’Ultérieure en 183, les Lusitaniens, n’ayant pas souffert d’attaque, se tinrent opportunément tranquilles5. L’envoi permanent de contingents romains correspondait donc à des motifs fort divers dont la difficulté militaire de la conquête, la résistance des peuples péninsulaires ou la protection des alliés sur les territoires provinciaux formaient seulement certains aspects. Il est frappant de constater que les plus importantes concentrations de forces se produisirent à la fin de notre période, au cours des guerres civiles ou bien durant leur préparation, à un moment où les affrontements avec les populations indigènes ne possédaient plus la même intensité que par le passé. César ne se priva pas d’ailleurs de souligner ce décalage parmi les multiples griefs qu’il imputait à ses adversaires6.
5L’histoire des armées républicaines d’Hispania ne se résume donc pas à celle d’un engagement sans cesse aggravé par l’ampleur de la tâche à accomplir. On sait depuis longtemps que la conquête s’effectua, selon le mot de Florus, de manière discontinue et sans plan d’ensemble7. Sur le plan militaire, cela revient à dire que le contexte spatial dans lequel était pensée l’activité des légions n’était pas celui de l’espace péninsulaire dont les Romains avaient bien conscience du manque d’unité et qu’ils ne se représentaient pas dès l’origine dans sa totalité. Le cadre d’intervention demeurait celui, plus limité, de la campagne ponctuellement menée contre des adversaires définis au fur et à mesure. Une fois la seconde guerre punique achevée, la localisation de ces opérations n’apparaît pas toujours clairement. Les informations géographiques et ethnographiques fournies par les auteurs anciens manquant de précision suffisante, il n’est pas toujours possible de déterminer l’envergure prise par la plupart de ces campagnes successives. En règle ordinaire, néanmoins, celle-ci était probablement moins grande que celle que l’historiographie est parfois tentée de leur prêter, en restituant par défaut un modèle de progression de la conquête par l’intégration de grands ensembles territoriaux.
6En effet, à l’échelle de chaque campagne, l’ampleur des opérations militaires pouvait se révéler en réalité assez réduite. Certains ont remarqué qu’entre 197 et 180, par exemple, seuls quatre gouverneurs sur vingt-trois sont associés dans la documentation à des guerres d’importance8. On peut ajouter que, lorsque les sources se font l’écho de confrontations majeures, ces conflits n’engagèrent pas non plus les légions dans des affrontements étendus à une grande partie de la Péninsule. Au contraire, ils se limitèrent à des théâtres d’opérations relativement circonscrits. En dépit d’une conviction parfois exprimée dans les travaux relatifs à la conquête, Rome ne se heurta pas dans ses provinces ibériques à des soulèvements généralisés. Les événements de 197 ou même les guerres celtibéro-lusitaniennes répondaient à d’autres schémas. Ainsi, la guerre de Sertorius, au début du Ier siècle, ne réactivait pas la flamme d’une contestation collective de l’autorité de Rome. Au contraire, elle lui donnait consistance, de manière éphémère, sous la direction d’un chef qui la nourrissait d’idéaux politiques proprement romains. Ces réserves permettent de dresser un tableau aux contours plus nuancés des guerres menées par Rome en Hispanie. L’évolution des effectifs régulièrement envoyés d’Italie montre d’ailleurs que leur niveau ne s’accrut pas au fur et à mesure de l’extension de la domination romaine et resta en règle ordinaire fixé à deux armées prétoriennes comprenant chacune une légion complétée de ses auxilia italiens et externa. Les périodes au cours desquelles les besoins furent supérieurs apparaissent moins fréquentes qu’on ne l’a souvent prétendu et ces augmentations ponctuelles ne tenaient pas toujours à la nature de la guerre confiée au gouverneur.
7Loin de former un mouvement cohérent et unifié, la conquête de la Péninsule se divisa ainsi en campagnes militaires bien distinctes, aussi bien d’un point de vue géographique que stratégique. Les efforts consentis et les moyens déployés étaient adaptés aux besoins immédiats requis dans ce cadre plus restreint, lequel déterminait le rapport quotidien des légions aux territoires hispaniques. En effet, si Rome ne planifia pas la conquête de l’Hispania tout entière, en revanche ses généraux organisaient leurs expéditions avec soin. C’est donc à ce niveau seulement qu’il convient d’évaluer ce que représentait l’entreprise de conquête pour les forces républicaines. Or, plus encore que les autres armées hellénistiques, l’exercitus romain concevait le choc avec l’adversaire sur le champ de bataille comme la composante d’un ensemble plus vaste de préparatifs destinés à faciliter le déplacement de troupes nombreuses et leur maintien prolongé en territoire hostile. Au début de la saison de campagne, la collecte de renseignements, la conclusion de nouvelles alliances, le rassemblement de stocks d’armes et de vivres à proximité de la zone de combat, étaient destinés à assurer aux troupes des conditions opérationnelles favorables. Au cours des opérations, l’approvisionnement continu des légions par des convois depuis les dépôts établis préalablement, la reconnaissance permanente du terrain et des itinéraires par des éclaireurs ainsi que l’occupation des places fortes de l’ennemi, voire la destruction méthodique de ses champs et de ses maisons, devaient donner aux armées romaines la faculté de harceler l’adversaire afin de maintenir constante la pression sur lui, avant comme après la bataille. Ces objectifs étaient atteints notamment par la fortification d’entrepôts ou l’installation de garnisons et de postes militaires à l’intérieur de la zone des combats.
8L’importance des distances à parcourir, la topographie souvent accidentée de la Péninsule de même que les rigueurs du climat, notamment dans l’intérieur des terres, compliquaient sans aucun doute, en de nombreuses circonstances, l’application rigoureuse de ces principes. Les sources montrent néanmoins que les commandants romains chargés des Hispaniae s’efforcèrent de conserver de telles méthodes tout au long de notre période. Bien que le détail de l’information soit insuffisant pour le prouver, on peut même se demander si, au lieu de perturber le fonctionnement de ces dispositifs de campagne, les obstacles rencontrés en péninsule Ibérique ne poussèrent pas plutôt les généraux romains à en systématiser les procédés. Peut-être la prudence particulière manifestée en ce domaine par Scipion Émilien, en 134-133, s’explique-t-elle ainsi par la leçon tirée des mésaventures répétées de ses prédécesseurs depuis 154. Quoi qu’il en soit, il faut souligner que ces impératifs stratégiques impliquaient bien une forme d’appropriation de l’espace péninsulaire mais que celle-ci ne détermina que dans une mesure très limitée l’organisation ultérieure des territoires qui, suite à leur soumission, relevaient désormais de la compétence des magistrats romains et commençaient ainsi à composer l’espace des provinces. En effet, ces dispositifs militaires n’avaient pas pour but d’assurer sur le long terme le contrôle politique de Rome sur les populations passées sous sa domination. Ils permettaient avant tout aux généraux romains de sécuriser leur offensive et d’entraver la capacité de résistance de l’adversaire. En cela, les pratiques des protagonistes des guerres civiles de 49-45, qui s’affrontaient à l’intérieur des régions les plus précocement romanisées de la Péninsule, ne différaient guère de celles des gouverneurs du siècle précédent qui évoluaient dans des contrées barbares échappant à l’autorité de Rome.
9À ce titre, il est très important de relever que l’on ne dispose pas de traces archéologiques évidentes, dans la péninsule Ibérique, d’une occupation militaire permanente, ni même prolongée. De nombreux sites, en Espagne et au Portugal, sont mis en relation avec l’armée romaine d’époque républicaine et demeurent aujourd’hui encore constamment cités dans la bibliographie comme formant un ensemble exceptionnel de vestiges de camps et de fortifications édifiés par les légions au cours de la conquête. Bien ancrée, cette conviction doit cependant être largement remise en cause. En effet, beaucoup de ces structures n’ont jamais été fouillées ou bien l’ont été insuffisamment. En outre, les critères qui fondent leur attribution à l’exercitus républicain n’apparaissent guère décisifs : dans bien des cas, ni la fonction militaire de ces sites, ni même leur origine romaine ne peuvent être solidement démontrées. Bien fourni en apparence, le dossier se révèle par conséquent extrêmement décevant à l’examen. Ce rejet n’est pas total cependant. Ainsi, on ne peut guère douter que les structures mises au jour par A. Schulten entre 1906 et 1908 à proximité de l’oppidum arévaque de Numance (Soria) aient effectivement appartenu à la circonvallation de 133, même si la restitution qu’en proposait l’archéologue allemand s’avère sujette à caution dans son détail. De même, les vestiges superposés de la colline de Renieblas (Soria) ou le périmètre rectangulaire de Cáceres el Viejo (Cáceres), partiellement fouillés par le même savant, correspondent, selon toute probabilité, à des restes de constructions militaires républicaines. Néanmoins, leur interprétation demeure fort problématique. L’ensemble numantin, bâti dans le contexte très particulier d’un siège à tout point de vue exceptionnel, ne saurait être représentatif de la castramétation ordinaire. Les deux autres sites présentent trop d’obscurités pour permettre des conclusions fermes quant à leur fonction. Toutefois, qu’il s’agisse de camps temporaires ou plus durables, il est clair qu’ils appartenaient aux dispositifs de campagnes évoqués précédemment et non à un réseau de postes militaires permanents dont la documentation n’offre par ailleurs aucun exemple.
10Malgré le maintien constant de contingents romains dans la péninsule Ibérique à l’époque républicaine, il n’existe aucun indice d’une quelconque évolution vers une stabilisation de ces forces à l’intérieur des territoires provinciaux. Les légions de la conquête ne se transformèrent pas peu à peu en instrument privilégié du contrôle des régions conquises. L’empreinte laissée par l’exercitus républicain dans la topographie et la toponymie de la Péninsule est beaucoup plus légère que ce que l’on a pris l’habitude d’affirmer. Conçues pour l’offensive, à l’image de l’impérialisme agressif de la République, les armées romaines d’Hispania conservèrent tout au long de notre période la mobilité indispensable à cette dimension fondamentale de leur activité. Il est ainsi frappant que l’organisation des quartiers d’hiver (hiberna), pourtant régulièrement renouvelée chaque année, ne paraît pas avoir attaché davantage à des lieux récurrents les troupes dont le gouverneur avait la charge. Il est vraisemblable que le retrait des soldats dans ces cantonnements pour plusieurs mois offrait la possibilité de surveiller un secteur récemment soumis et que la localisation des hiberna pouvait répondre à cette motivation. Toutefois, même ainsi, les quartiers d’hiver ne donnèrent pas lieu, semble-t-il, à une infrastructure appelée à durer au-delà de la campagne suivante. Ils demeuraient étroitement associés au dispositif offensif dont ils assuraient la préparation et constituaient le prolongement. D’une manière générale, si la présence militaire romaine, lourde et permanente, eut nécessairement un impact sur les paysages, par la construction de ses castra ou par la destruction violente des biens meubles et immeubles de l’ennemi, elle ne fit en revanche qu’orienter, sans la déterminer, l’organisation définitive de l’espace provincial en formation. Ainsi, le développement de Tarragone et de Cordoue doit beaucoup à la fonction de base arrière que ces villes remplirent régulièrement au cours de la conquête. Mais il ne s’agissait pas pour autant de postes militaires, tenus en permanence par de fortes garnisons. Malaisés à repérer dans les sources, les praesidia ont tendance à être envisagés dans l’historiographie comme un facteur essentiel de la recomposition urbaine de la Péninsule et la source de l’essor ultérieur d’une agglomération sous le Haut-Empire. Rien n’est moins sûr cependant. Au contraire, placée pour punir une communauté ou pour veiller sur les lignes de communications de l’armée en campagne, la garnison apparaît davantage comme une installation temporaire, voire éphémère, dont l’influence directe sur la redéfinition des territoires provinciaux doit être considérablement nuancée.
11De la seconde guerre punique jusqu’au milieu du Ier siècle, l’envoi continu d’armées dans la Péninsule depuis l’Italie tenait donc avant tout à la répétition inlassable d’opérations, subies ou provoquées, contre des adversaires constamment renouvelés. À la protestation des mutins de Sucro en 206 concernant leur maintien sur place en dépit de la défaite carthaginoise répond ainsi la dénonciation de César en 49 face à la présence d’une importante armée malgré le calme régnant dans les provinces hispaniques9. Peu importe ici l’exactitude rigoureuse de telles déclarations. Elles suffisent à montrer que, dans l’esprit des contemporains, la fonction principale des légions demeura inchangée et que le champ de bataille ibérique, quelles que fussent ses différences notables avec d’autres théâtres d’opérations méditerranéens, ne remit pas profondément en cause la conception de l’instrument militaire de la conquête qui restait tout entier tourné vers le combat. Dans cette perspective, la relative sophistication des dispositifs stratégiques et logistiques, comme les entrepôts et les garnisons qui assuraient les déplacements des armées républicaines sur le terrain et servaient à maintenir leur efficacité opérationnelle le temps de la campagne, permit manifestement de conserver sans difficulté une approche conventionnelle de la guerre, en favorisant l’adaptation des légions aux vastes espaces ibériques. L’application de ces méthodes éprouvées se révélait d’autant moins problématique que les traditions guerrières péninsulaires partageaient, au fond, de nombreux points communs avec la culture militaire de Rome. Ainsi, l’historiographie moderne a excessivement valorisé la pratique de la guérilla par les peuples hispaniques au détriment de la bataille en formation qui représenta pourtant leur principal mode de confrontation avec les armées romaines. De ce point de vue également, les continuités l’emportaient sur les ruptures et le retrait des généraux carthaginois à l’issue de la seconde guerre punique ne laissa pas Rome face à une nébuleuse de guerres d’une nature radicalement différente. Il est important de rappeler que l’admiration des auteurs anciens pour la figure du lusitanien Viriathe portait précisément, pour l’essentiel, sur les qualités qui assimilaient celui-ci à une version idéalisée du général hellénistique dont, à leurs yeux, bien que barbare, il égalait au combat la science et l’habileté.
12Sans doute, dans la faible mesure où notre documentation le permet, faut-il introduire dans ce constat de portée générale des nuances indispensables, selon les peuples auxquels Rome s’affronta dans la Péninsule. Chacun pratiquait la bataille rangée à sa manière. Si l’on en croit les sources classiques, les Lusitaniens ne combattaient pas comme les Celtibères qui, pour leur part, faisaient preuve d’une pugnacité plus grande que les Ibères. Ces contrastes n’étaient pas propres à la Péninsule : les Gaulois ne maintenaient pas leurs lignes comme les Romains, de même que ceux-ci ne formaient pas une phalange de type macédonien. La préférence accordée par tous ces peuples au combat en formation, pour des raisons politiques aussi bien que culturelles et techniques, n’excluait pas le recours à d’autres formes de lutte selon les circonstances. Les généraux romains employaient sans répugnance la ruse ou l’embuscade et accordaient une importance prépondérante aux sièges des places fortes. Le harcèlement des troupes ennemies, le pillage des territoires hostiles, la rupture du ravitaillement adverse formaient autant de traits essentiels de leur stratégie. Par conséquent, prétendre que les peuples péninsulaires privilégiaient la guérilla se révèle aussi inexact que d’affirmer que les armées républicaines en ignoraient de leur côté les ressources. L’exemple de la guerre sertorienne suggère au contraire que la capacité à organiser méthodiquement un tel type de guerre appartenait surtout aux conquérants. C’est donc précisément parce que la tradition indigène demeura ordinairement limitée à un affrontement classique avec les légions que Rome, disposant de moyens importants face à des peuples divisés, put assurer progressivement son hégémonie par les armes. Sur le champ de bataille, la flexibilité tactique des armées républicaines et leur armement représentaient alors des atouts indéniables. Certes, la place occupée par la notion de rencontre décisive n’était pas aussi marquée que dans l’Orient hellénistique, et cela explique, en grande partie, la lenteur de la conquête ainsi que ses bégaiements, notamment dans la Meseta. Mais une telle réserve ne doit pas conduire à méconnaître le fait que, à l’échelle de la confrontation avec chaque communauté politique organisée, la bataille rangée forma également, dans la péninsule Ibérique, un ressort essentiel de la reconnaissance par les populations indigènes de la suprématie romaine.
13Ainsi, la guerre et la conquête avaient pris en Hispania des rythmes et des formes auxquels l’organisation et les méthodes des armées civiques de la res publica étaient susceptibles de répondre. La durée exceptionnelle de la présence de légions sur le sol ibérique ne correspondit pas à l’apparition progressive de tâches de garnison incompatibles avec l’infrastructure et les modes de recrutement de la militia républicaine. L’idée que la régularité des guerres menées dans la Péninsule avait exercé une pression inédite sur les mobilisables et contribué au premier chef à modifier le cadre du service militaire dès le milieu du IIe siècle ne se vérifie pas nettement dans la documentation. L’ampleur des effectifs maintenus chaque année sur place depuis la fin de la seconde guerre punique est incontestable, mais le niveau atteint ordinairement par ces contingents fut moins élevé qu’on ne le pense en général à partir des restitutions les plus courantes. Surtout, la nature de nos sources tend à masquer le fait que la présence permanente d’au moins deux légions dans la Péninsule n’excluait pas la mise en place de mécanismes administratifs complexes permettant le renouvellement fréquent des soldats dans ce cadre. Il semble même qu’après une phase initiale de tâtonnements, la volonté d’assurer sur une base régulière le maintien de deux armées sur place se soit accompagnée de la systématisation, dès 197, de la pratique des supplementa, à l’initiative du sénat et sous son contrôle étroit. La proportion de soldats annuellement relevés par ce moyen est impossible à déterminer précisément, faute de données suffisantes. Une telle entreprise suggère néanmoins la nécessité pour les magistrats chargés des provinces d’évaluer très précisément les états de service de chacun, ce qu’illustre notamment le passage de relais, en 180, entre Fulvius Flaccus et Sempronius Gracchus10.
14Cette évolution témoigne assurément du fait que, loin de participer à l’aggravation d’une décomposition du système du dilectus, sur laquelle l’historiographie actuelle tend d’ailleurs à revenir, les besoins nouveaux liés aux campagnes hispaniques répétées contribuèrent plutôt à développer, bien avant la République tardive, des procédés administratifs destinés à faciliter le déroulement de ces levées partielles régulières et la répartition de la charge qu’elles faisaient peser sur les mobilisables. Du reste, contrairement à ce qui est souvent affirmé, on ne constate, vis-à-vis du service militaire, aucune désaffection plus marquée en ce qui concerne le théâtre d’opération hispanique. Une telle hypothèse se fonde essentiellement sur la crise survenue en 151dont Polybe affirme cependant explicitement qu’elle correspondait à un phénomène isolé11. L’âpreté des guerres menées dans la seconde moitié du IIe siècle dans la Meseta rendit assurément le recrutement vers les Hispaniae moins attractif à cette époque, mais les réticences évoquées par les textes ne portèrent jamais, semble-t-il, sur la durée excessive du service. Il est probable que le temps passé sur le sol ibérique devait varier selon les individus et les circonstances. Certains soldats ont pu demeurer de longues années dans la Péninsule. Toutefois, ce cas de figure ne représentait pas le résultat d’une norme nouvelle, spécialement établie pour permettre le maintien prolongé des armées en Hispania.
15La conquête de la Péninsule, malgré sa longueur et l’éloignement des terrains d’opération, n’obligea pas la Rome républicaine à développer des solutions qui remettaient en cause les fondements de l’instrument militaire avec lequel elle forgeait son empire méditerranéen. Les débuts d’un recrutement provincial des légions à la veille des guerres civiles montrent ainsi la prise en compte d’une réalité nouvelle tout en témoignant avec éclat de la force du modèle antérieur. Il est très remarquable que ces premières légions provinciales aient été levées en Espagne : elles attestent sans ambiguïté la profondeur de l’intégration de ces provinces au monde romain dès cette époque. Néanmoins, il est plus remarquable encore que ces levées se limitaient aux citoyens romains installés dans les Hispaniae et ne comptaient pas de pérégrins auxquels on avait conféré la citoyenneté à cette occasion. En ce sens, la legio uernacula des légats pompéiens constituait davantage l’aboutissement d’un processus que l’introduction d’une véritable innovation. Par ailleurs, beaucoup plus ancien, régulier et massif que le recrutement de citoyens provinciaux, l’appel aux auxiliaires hispaniques n’éclipsa jamais le rôle prépondérant des légions venues d’Italie. Souvent nombreux, les contingents indigènes occupaient certes une place incontestable dans l’ordre de bataille des armées romaines et contribuèrent assurément à maintenir les envois de soldats depuis Rome dans des proportions acceptables, comme le suggèrent les épisodes de 193 et de 18912. Toutefois, levées selon les besoins de chaque campagne en vertu d’obligations contractuelles ou de liens d’amitiés, ces troupes correspondaient à une force d’appoint qui conservait ses structures propres et ses techniques de combat. Sans exclure que ces auxiliaires aient été progressivement organisés en formations tactiques sur le modèle romain, il semble certain cependant qu’ils ne formèrent pas des unités régulières de l’armée avant la création du Principat.
16Le développement croissant des infrastructures provinciales au cours du IIe siècle et la diffusion progressive du mode de vie romain qui s’accéléra au demi-siècle suivant constituaient sans conteste le produit de l’avancée de la conquête et de la pacification des territoires. Toutefois, cette lente transformation ne formait que très partiellement la conséquence directe de la présence des légions elles-mêmes et de leur entretien. La distance séparant Rome des théâtres d’opération hispaniques imposait certes, comme l’a montré J. S. Richardson, un degré important d’autonomie octroyé aux magistrats sur le terrain, aussi bien dans la conduite des guerres que dans la définition des relations de Rome avec les populations indigènes. Cette donnée inévitable de la pratique n’équivalait pas cependant à une recherche systématique d’autosuffisance en ce qui concernait les armées placées sous le commandement de ces magistrats. Le souci du sénat de reporter la lourde charge du financement et du ravitaillement de ces troupes sur les provinciaux n’est pas niable. Néanmoins, une telle logique ne correspondait pas à un transfert pur et simple des circuits logistiques vers les administrations provinciales naissantes.
17Plusieurs éléments demandent en effet à être pris en compte. D’une part, le désintérêt du sénat pour les affaires d’Hispania ne doit pas être exagéré, car, non seulement l’assemblée se composait de magistrats et d’anciens magistrats dont beaucoup avaient fait eux-mêmes l’expérience de campagnes dans la Péninsule, mais en outre les patres ne pouvaient se résoudre à abdiquer entièrement tout contrôle sur les moyens dont disposaient les généraux pour faire la guerre. Précisément, cette exigence apparaissait d’autant plus impérieuse que l’imperium confié aux gouverneurs comme la tendance à proroger leur mandat dans ces provinces éloignées conféraient déjà à ces hommes, de facto, une indépendance considérable. Par conséquent, l’évaluation des besoins requis par les opérations ainsi que l’envoi d’argent et de fournitures aux armées servaient à matérialiser la subordination de l’action de ces magistrats à la volonté du peuple et du sénat. D’autre part, l’exploitation des territoires conquis et l’utilisation de leurs ressources pour entretenir les armées de la conquête étaient conçues sur un plan général, à l’échelle de l’empire. Les obligations fiscales des populations soumises exprimaient la reconnaissance de l’autorité de Rome et non le seul besoin d’obtenir concrètement le nécessaire pour les troupes à même le terrain, comme le suggèrent les exemptions dont jouissait par exemple la ville celtibère de Segeda entre 179 et 15413. Enfin, il faut opérer des distinctions entre les fournitures qui parvenaient aux armées. En principe, le numéraire destiné à payer la solde annuelle des troupes légionnaires demeura versé depuis Rome par leTrésor parce qu’il symbolisait le lien unissant la cité à son armée. En revanche, moins chargés de signification politique, les vivres et le matériel requis en quantités massives pour chaque campagne étaient rassemblés à partir de sources très diverses, soit à proximité des terrains d’opération, soit depuis l’extérieur des Hispaniae, selon les disponibilités. Dans cet ensemble, la contribution des territoires formant la prouincia confiée aux généraux romains prit, selon toute vraisemblance, une part croissante au fil de notre période, même s’il est impossible de la quantifier, en raison des lacunes de notre documentation. De ce point de vue, il est rarement aisé de faire la part entre la prédation de l’armée en campagne, le produit de la taxation régulière ou les réquisitions imposées aux alliés. Il est certain néanmoins que ces sollicitations de toutes sortes n’eurent qu’un effet réduit sur la mise en place du cadre administratif qui dota peu à peu d’un contenu institutionnel les prouinciae hispaniques. En effet, en dehors des rations de blé, des vêtements et des armes de rechange qui faisaient l’objet de distributions retenues sur la solde, l’intendance militaire n’avait pas pour objectif de couvrir l’intégralité des besoins des soldats. Ce fonctionnement logistique ne semble pas avoir connu de transformation notable jusqu’à la fin de la République. Aussi l’approvisionnement des armées ne détermina que dans une mesure limitée le développement d’un appareil administratif provincial dont il n’avait pas à dépendre entièrement.
18Les armées romaines maintenues en Hispanie, recrutées et ravitaillées pour l’essentiel depuis l’Italie, connurent de nombreux revers mais, graduellement, menèrent à bien la conquête. Même si ce constat ne peut prétendre s’appliquer ici qu’à la seule péninsule Ibérique, objet de cette étude, il invite néanmoins à réviser, plus généralement, l’idée d’une évolution de l’exercitus républicain marquée, au cours des deux derniers siècles de la République, par une dégradation de son organisation et de son efficacité dont témoigneraient certains des changements qui l’affectent. En effet, la militia républicaine fit preuve de vigueur et d’une réelle capacité d’adaptation aux réalités de la conquête. Sur le plan militaire, Rome fut moins prise au dépourvu par sa logique d’expansion qu’on ne l’a parfois pensé. La responsabilité d’une crise de l’armée dans les convulsions qui jetèrent la res publica dans les guerres civiles au Ier siècle mérite ainsi d’être nuancée. Le passage définitif à une armée professionnelle permanente à partir d’Auguste répondait donc à d’autres préoccupations que la volonté de remédier aux déficiences supposées des institutions militaires de la République.
Notes de bas de page
1 Strabon, III, 4, 13.
2 Appien, Ib., 72.
3 Appien, BC, II, 8 ; Dion Cassius, XXXVII, 53, 4 ; Plutarque, César, XII, 1 ; Zonaras, X, 6.
4 J. Rich, « Fear, Greed and Glory », pp. 38-68, rappelle en effet que le désir de gloire et de butin, placé au centre de l’interprétation de l’impérialisme romain proposée par W. V. Harris, constitue seulement l’un des facteurs d’explication des guerres d’expansion.
5 Tite-Live, XXXIX, 56, 2.
6 César, BC, I, 85, 7.
7 Florus, I, 33, 5 (= II, 17, 5).
8 J. S. Richardson, The Romans in Spain, p. 55.
9 Tite-Live, XXVIII, 24, 7 ; César, BC, I, 85, 7.
10 Tite-Live, XL, 40, 14.
11 Polybe, XXXV, 4, 3.
12 Tite-Live, XXXV, 2, 7 et XXXVII, 57, 5.
13 Appien, Ib., 44.
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Hibera in terra miles
Les armées romaines et la conquête de l'Hispanie sous la république (218-45 av. J.-C.)
François Cadiou
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Au nom du roi
Pratique diplomatique et pouvoir durant le règne de Jacques II d'Aragon (1291-1327)
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L'expérience constitutionnelle française et le premier libéralisme espagnol
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Les idéologies impériales dans le royaume de León (ixe-xiie siècles)
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