Conclusion de la troisième partie
Une consécration imaginaire du sacré
p. 193-194
Texte intégral
1Dévoiler le sacré, c’est en assurer l’évidence. Dans un déploiement spectaculaire finement réglé et cependant complexe, les dévoilements liturgiques s’imposent comme des équivalents formels d’apparitions miraculeuses. Des mises en scène qui parlent aux sens et qui s’autorisent des Écritures suivent volontiers ce même patron : excitant le désir de voir le sacré chez les fidèles, orientant la réception du spectacle par des messes ou des prières, le dévoilement permet ainsi de montrer et de celer, garantissant l’attraction des lieux de culte et le monopole ecclésiastique sur ceux‑ci. Comme le dit León Pinelo dans ses Velos antiguos y modernos (1641), les voiles de l’église sont l’un des principaux supports de l’autorité ecclésiastique et de la vénération des images1.
2Ces mises en scène sont un avatar d’une symbolique du voile qui apparaît sous bien d’autres formes dans la théologie chrétienne. On en retrouve les fondements dans les Écritures, ainsi que dans une pensée de la Révélation qui a recours aux voiles et au dévoilement, dans l’art et la liturgie chrétiennes sur la longue durée2. Les récits vétérotestamentaires concernant la construction du Temple de Jérusalem3 ou la rencontre de Moïse et de Yahvé4, ainsi que les lieux évangéliques sur la rupture du voile du Temple à la mort du Christ5 ou la révélation apocalyptique6 servent de référents pour une symbolique du voile comme frontière sacrale.
3Un double usage liturgique du rideau en découle, dans les courtines d’autel et les rideaux de retable. D’une part, les courtines d’autel, qui entourent la table des mystères de rideaux latéraux, érigent une barrière symbolique qui délimite l’espace sacré au sein de l’église anté‑tridentine. Après le Concile de Trente, leur emploi est progressivement délaissé, même si cet ornement d’autel survit à l’échelle locale, montrant l’écart entre la norme liturgique et son application7 : on a documenté l’évolution qui signifiera sa disparition générale, mais également sa préservation notamment au monastère de l’Escorial. D’autre part, les rideaux d’autel, connus sous le nom de sargas, servent à rappeler le déchirement du voile du Temple lors de la mort du Christ. Remontant au moins au Rationnel des divins offices de Guillaume Durand, une pratique annuelle du dévoilement prend place à Pâques. Le temps pénitentiel du Carême est ainsi une période voilée, ce que rend patent ce deuil qui se lève, avec les connotations rédemptrices associées à la Passion, lors du dévoilement des retables et des autels, le dimanche de Résurrection. La sarga de San Eutropio del Espinar à Ségovie, de même que les ornements de l’Escorial pour cette occasion, attestent de la prégnance de cette cérémonie qui est encore vivante de nos jours.
4Si ce dévoilement de rythme annuel est la norme d’une pratique liturgique du dévoilement, d’autres dévoilements peuvent exceptionnellement servir dans ce même contexte, sans pour autant mettre en scène la réactualisation pascale de la rupture du voile du Temple à la mort du Christ. C’est le cas d’un sermon de Pedro de Valderrama raconté par Francisco de Luque Fajardo, mis en scène avec un véritable scénographe et un dévoilement d’un Christ en croix, pendant le Carême, dans les années 1580 à Saragosse. Mais le dévoilement a aussi sa place dans une fête particulièrement importante dans la capitale ecclésiastique de l’Espagne : lors de la translation dans sa nouvelle chapelle de la Virgen del Sagrario à Tolède en 1616. À cette occasion, le recours au merveilleux chrétien et la mise en scène d’apariencias théâtrales permettent de comprendre le dévoilement quotidien de l’image de la Vierge, pendant une neuvaine, comme une performance capable d’instituer la chapelle comme un nouveau Temple de Jérusalem. De même que dans les précédentes parties, le parallélisme avec le théâtre confirme la validité d’une analogie entre l’apariencia dramatique et le dévoilement liturgique. L’aspect spectaculaire de ce dernier est une donnée importante qui explique sa prolifération, non seulement selon le rythme annuel du rite pascal, mais également de manière plus régulière : son succès permet sa généralisation, comme on le voit dans l’église du Caballero de Gracia, à Madrid, au début du xviie siècle, lorsque l’apariencia est un modèle concurrent des pasos de la Semaine Sainte. Mais ce succès est indissociable de celui des reliques, que l’on montre aux fidèles parfois au moyen du dévoilement. Des récits de voyages de Montaigne à Rome et d’Ambrosio de Morales dans le nord de l’Espagne documentent cette pratique du dévoilement de reliques. La construction du premier retable‑machine d’Espagne, destiné à inscrire dans une architecture la régularité du dévoilement hebdomadaire, apparaît ainsi comme le sommet d’une tradition qui assure la dévotion par le spectacle de l’évidence sensible, tout en promouvant de nouvelles images de culte à « l’époque de l’art8 » : une caractéristique différentielle de l’Espagne face à l’Italie. L’archevêque et vice‑roi de Valence, Juan de Ribera, est à l’origine de cette construction particulière en 1606, reprise sous le patronage royal de Charles II en 1690 et exportée à Rome par les Jésuites en 1700, qui offre dans tous les cas un accès sensible et temporaire à la connaissance du sacré.
5En somme, le dévoilement religieux suit manifestement un patron constant : une structure spectaculaire disponible pour la représentation visionnaire d’images, de reliques ou de l’eucharistie. Chaque dévoilement singulier doit être compris selon un axe double, paradigmatique (sa valeur sacrale découle de son inscription dans une série de dévoilements, dont le dévoilement pascal est la formule la plus connue) et syntagmatique (l’exceptionnalité du dévoilement est à comprendre par rapport à d’autres modes de visibilité d’images ecclésiales). Ce double axe fait de l’apariencia une ressource disponible pour de nombreux contextes, où il s’agira, selon des agencements variables, soit de rejouer des cérémonies antérieures, plus ou moins célèbres et plus ou moins habituelles, soit de distinguer un objet ou une image par rapport à d’autres, dans une église ou une fête, voire dans une collection de peintures ou un oratoire privé.
6Entre les dévoilements qui rappellent directement la rupture du voile du Temple dans la commémoration annuelle de Pâques, et ceux qui ne convoquent pas explicitement ce référent, l’apariencia religieuse se montre décidément polyvalente. Elle manifeste une véritable créativité qui s’exprime précisément dans le maniement de cette formule spectaculaire. La possibilité de convoquer un grand nombre de références scripturaires, de textes patristiques et d’hymnes pour accompagner le dévoilement entraîne une véritable richesse poétique dans les nombreuses occasions où le dévoilement pastoral a lieu, à l’instar de cette grande créativité liée à l’oralité des rituels, soulignée par Jack Goody dans ses travaux9. Le potentiel consécrationnel de ces apariencias, parce qu’il est imaginaire et n’est pas théologiquement fondé ni normé, en fait une ressource spectaculaire également utile pour la monstration des images, des reliques ou des espèces eucharistiques. Employés dans le cours normal du calendrier liturgique, mais aussi dans des sermons ou des fêtes singulières ; servant la monstration des images ecclésiales, mais aussi de reliques particulièrement précieuses, les dévoilements liturgiques sont mis à profit dans les registres de la commémoration, de la vision et de l’aspiration eschatologique, dans un assemblage de temporalités entre la norme et l’exception. Dans les cas singuliers comme dans les rites installés, les apariencias religieuses qui construisent l’évidence sensible du sacré servent ainsi la créativité et l’efficacité du spectacle autorisé du religieux.
Notes de bas de page
1 León Pinelo, Velos antiguos y modernos, fos 10vo‑11ro.
2 Bord, Debiais, Palazzo, 2019.
3 Par exemple Exode XXV‑XXVII ; Hébreux IX.
4 Exode XXXII‑XXXIV.
5 Luc XXIII, 45 ; Marc XV, 37‑38 ; Matthieu XXVII, 50‑52.
6 Apocalypse V, 1.
7 Ditchfield, 1995.
8 Belting, 2007a. Voir aussi Boulnois, 2008, pp. 435‑439.
9 Goody, 2010. Un cas particulier a été étudié dans Ruiz Soto, 2021a.
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