Chapitre iii
La peinture dévoilée
p. 47-55
Texte intégral
1Le dévoilement est une mise en scène de la peinture : il implique une entrée progressive dans la visibilité des images couvertes par le rideau. Le temps du dévoilement, aussi rapide soit‑il, le regard est guidé depuis les marges du tableau, d’où l’on tire le tissu, vers la vision d’ensemble, dans un geste qui théâtralise la peinture comme une scène se découvrant dans le temps. Il faut mesurer la portée de ce geste : le collectionneur qui pose un cadre à rideau sur une peinture en détermine la visibilité sous la forme de l’apparition. Les rapports du rideau à l’image peuvent être conçus dans une dynamique visionnaire, attentive aux formes, à la construction et aux couleurs des peintures, que le rideau anticipe ou rappelle, qu’il laisse transparaître ou qu’il cache. Jouant de l’imagination autant que de la mémoire, le rideau construit l’expérience de la vision dans le temps, également dans l’instant où l’image est découverte et dans la durée où le rideau la cache aux regards.
2Cette qualité visionnaire du dévoilement se fonde sur les rapports entre le rideau et la peinture. À quoi sont attentifs les collectionneurs lorsqu’ils posent un rideau sur un tableau ? Nous savons que des critères génériques, matériels, fonctionnels et stylistiques interviennent dans la mise en place de ce type de cadre. Pourtant, dans certains choix et notamment dans celui de la couleur des rideaux, d’autres considérations sont à l’œuvre, que l’on peut décrire comme un dialogue entre le tissu et la toile, orchestré par une réception active chez certains collectionneurs. Cela peut aller jusqu’à l’interaction narrative entre l’histoire peinte et le dévoilement lui‑même.
I. — Le rideau comme supplément de la peinture
3Cette ingérence du cadre dans la peinture est tout sauf une rareté1. La particularité du cadre à rideau réside dans le rôle actif du spectateur lors de la réception de la peinture, qui se rejoue à chaque dévoilement. Un exemple nous en est donné par la Femme lisant une lettre de Metsu (fig. 3). Le tableau représente une jeune femme lisant un papier que sa bonne lui a donné : un mot d’amour, d’après le réseau métaphorique qui y fait référence, à commencer par le tableau d’une marine que la bonne découvre sous un rideau vert. On a voulu voir dans ce tableau dans le tableau « l’emblème amoureux d’un navire en déroute2 », mais l’on ne sait s’il représente une tempête de mauvais augure ou au contraire un port battu par la houle3. Dans cette allégorie que l’on ne sait interpréter, le dénouement de la scène galante qui se joue dans la Femme lisant une lettre est laissé en suspens : comme le dit Victor Stoichita, « c’est au spectateur d’en décider4 ». Or, c’est plus précisément la spectatrice de cette marine qui semble être en mesure de trancher, si l’on en croit l’intrigue de cette scène de genre où une jeune femme lit une lettre galante. La bonne y fait en effet office de messagère, puisqu’elle tient l’enveloppe que Metsu a pris la peine de souligner en y apposant sa signature, comme s’il était lui‑même l’amant. C’est donc dans un rôle d’entremetteuse que la bonne est placée. Il n’est pas anodin, dès lors, que par son geste de dévoilement elle tienne le rideau vert sur la marine dans l’exacte continuité du fil de l’eau, tenant par là le destin du navire, et donc les espoirs des amants entre ses mains, ou plus précisément ceux du jeune homme qui a écrit la lettre5. En vertu de la correspondance des plis et du sens métaphorique de la couleur du rideau avec la peinture qu’il couvre, Metsu souligne le rôle protagoniste de cette entremetteuse qui est au centre de son tableau6 : il n’en active pas moins, dans un suspense véritablement narratif, cet assemblage d’un rideau couleur d’espoir et d’une marine où un navire semble en quête d’un port où accoster.
4La toile de Metsu thématise donc un rapport du rideau à la peinture qui, à partir d’analogies formelles et de métaphores chromatiques, a trait directement à la narration de celle‑ci, comme un véritable parergon, un ornement qui complète l’œuvre de peinture. Dans des cas où les rideaux ne sont pas strictement monochromes, leur participation à la construction de l’image peut apparaître comme une évidence. C’est le cas pour les deux peintures sur bois d’Adam et Ève dans le reliquaire de l’Escorial, qui sont parées à partir de 1572 de rideaux à fleurs :
Plus six aunes et trois quarts de tissu de soie blanche, bordé de vert et de blanc, et au milieu des fleurs de différentes couleurs, pour deux rideaux des panneaux d’Adam et Ève qui sont près du reliquaire7.
Les rideaux renvoient par métonymie au jardin d’Eden, où l’on découvre les portraits en pied du premier couple humain8. Si l’on considère que le modèle du double portrait en pied d’Adam et Ève, d’origine flamande, présente souvent un fond sombre et épuré, à l’image des niches du Retable de l’Agneau mystique de Jan van Eyck à Gand, le rideau à fleurs devient plus qu’un ornement, un véritable supplément à la peinture, jusqu’à compléter en quelque sorte son « invention », au sens rhétorique du terme.
II. — Un jeu d’analogies formelles et chromatiques
5Il faut prendre au sérieux le mot de Poussin à son ami et collectionneur Paul Fréard de Chantelou : la mise en place d’un cadre à rideau est une « invention » du collectionneur9. Celle‑ci entre en résonance avec celle du peintre, dans une logique que l’on ne peut retracer qu’au cas par cas, en étudiant les rapports du rideau à quelques tableaux dont on sait qu’ils en étaient couverts. Ces rapports sont souvent des analogies ou des antithèses de type formel et chromatique, chargées éventuellement d’une valeur métaphorique, mettant en jeu l’imagination, la mémoire et le regard des spectateurs.
6Nous avons déjà évoqué la continuité chromatique entre le fond vert de la Madonna della tenda de Raphaël (fig. 12) et le rideau vert qui couvrait le tableau dans la chambre du prieur de l’Escorial10. Cette continuité chromatique est soulignée par une symétrie formelle entre le rideau réel et le rideau feint. Celui‑ci se trouve légèrement tiré vers la gauche. Or, c’est vraisemblablement vers ce côté que le spectateur devait tirer le rideau réel. Autrement, les plis du rideau rabattu à droite auraient risqué de voiler le visage de saint Jean Baptiste, qui est plus près de la marge droite du tableau que la Vierge du côté gauche. Face à une autre peinture, Chantelou rapporte le geste du Bernin « rangeant le rideau qui couvrait une partie d’une figure qui est derrière une colonne » sur l’une des marges du Mariage de Poussin : le rideau tiré restait souvent sur le côté de la peinture. En conséquence, il devait être tiré là où les personnages risquaient le moins d’être recouverts11. Dans le cas de la Madonna della tenda, le rideau devait donc être tiré vers la gauche : symétriques par rapport au plan de la toile, le rideau feint et le rideau réel se répondent ainsi en un parallèle saisissant, le temps d’un dévoilement.
7La mise en place du rideau participe dès lors d’une redéfinition de la scène, faite pour introduire le spectateur dans un rôle précis d’humilité dévote. Encadrée par des rideaux verts, le premier feint au fond de la toile, l’autre parallèlement relevé au-devant de celle‑ci, la Vierge apparaît dans ce tableau comme entourée d’un baldaquin vert, telle La Madone au baldaquin du même Raphaël (Florence, Palais Pitti). Même sans un cadre à rideau, la Madonna della tenda portait in nuce cette similitude à un baldaquin, son rideau rappelant précisément celui qui entoure le trône de la Vierge au poisson (fig. 13a), également de Raphaël et daté des mêmes années que notre Madone. Dans ce tableau, Tobie est introduit par l’archange Raphaël à une expérience de regard semblable à celle qui s’offre au spectateur de la Madonna della tenda : il voit de profil la Vierge à l’enfant, sur fond d’un rideau vert à moitié tiré vers la gauche, découvrant un ciel bleu. Imaginairement, le prieur se retrouve donc dans la position de Tobie, autorisé à voir la Vierge de profil dans son baldaquin mi‑réel, mi‑feint : le rideau d’exposition représente le privilège de cette vision exceptionnelle, et complète la mise en scène d’un baldaquin suggéré par le tableau. Sachant que celui‑ci se trouvait au‑dessus du montant de la porte de l’alcôve du prieur de l’Escorial, le point de vue du spectateur le situe dans une infériorité respectueuse vis‑à‑vis de l’image. En tirant le rideau pour la dévoiler, il devient l’un des acteurs d’un drame visionnaire qui prend la forme d’une sacra conversazione : le prieur de l’Escorial est aux pieds de la Vierge comme Tobie dans la Vierge au poisson, ou comme le patron de l’Escorial, saint Laurent, qu’une gravure de Sadeler (fig. 13b) présente à genoux devant la Vierge, sur le côté de son trône à baldaquin12. La mise en place d’un cadre à rideau est ici la mise en scène d’une expérience de regard qui se représente comme une vision par référence au modèle de la sacra conversazione13.
8Dans les collections royales nous trouvons une autre peinture de dévotion ornée d’un rideau qui cette fois n’entretient pas de telles relations d’identité formelle ou chromatique avec l’image. Il s’agit du Couronnement d’épines de Leandro Bassano14 (fig. 14) :
Un tableau de peinture à l’huile sur pierre noire, représentant un nocturne du Christ Notre Seigneur couronné, avec un roseau à la main, et cinq bourreaux, orné d’un cadre d’ébène, avec des filets et des profils dorés, des anneaux et des tringles en fer doré et un rideau de taffetas cramoisi, avec une bordure d’or tout autour. Il a une aune et quart en hauteur, et un peu moins en largeur ; la pierre est cassée et collée. Estimé à cinquante ducats15.
9Le rideau couvrant cette peinture est rouge avec un filigrane, la tringle et les anneaux dorés, et le tableau est un nocturne sur ardoise d’une scène de la Passion. La couleur cramoisie du tissu rappelle la diagonale aux différents tons de rouge qui traverse le tableau, dans les tuniques et les couvre‑chefs des bourreaux et dans la pourpre que porte le Christ. L’or mêlé au rideau et la dorure de son support rappellent de leur côté l’ocre qui domine dans l’angle inférieur gauche, le jonc du Christ, qu’il porte comme un sceptre et, dans l’axe de celui‑ci, les deux flambeaux de la torche et des braises, qui dessinent une diagonale opposée à celle des tons rouges et plus discrète dans son rendu. Le coin supérieur droit, quant à lui, est fait de verts, avec un pan de tissu qui représente éventuellement un grand rideau relevé. L’ensemble est somme toute marqué par la noirceur de l’ardoise qui représente la nuit et laisse voir le support de la peinture.
10Si un rideau vert apparaît bien dans le tableau, il est d’une couleur différente à celle choisie pour le rideau de cadre. Celui‑ci, plutôt que d’obéir à une symétrie à l’image, semble répondre à une logique d’emphase, comme s’il grossissait chromatiquement un détail : le rouge, qui n’est pas la couleur dominante du tableau, est souligné par le rappel du tissu, ou éventuellement par sa transparence, voire par la réflexion lumineuse du tissu vers la peinture. Le rideau focalise donc le regard sur cette pourpre royale dont les bourreaux habillent le Christ par moquerie. Pour comble d’infamie, Bassano souligne la continuité de cette couleur aux habits des bourreaux, à moins qu’il ne figure les éclaboussures du sang du Christ lors de la flagellation16. Dans la variété des couleurs qui participe de l’action de la peinture, le rideau fixe un choix qui, une fois l’image voilée, le rappelle à la mémoire du spectateur. Dans un tout autre contexte, notons que la Mise au tombeau de Titien (fig. 11b) dans la chapelle royale d’Aranjuez porte un rideau bleu, de la couleur du manteau de la Vierge en déploration, ainsi soulignée par ce dispositif d’exposition. Dans ce tableau comme dans le Couronnement d’épines, un chiasme chromatique entre le rideau et l’image est à l’œuvre : le dévoilement est un amoindrissement du rouge ou du bleu, la fermeture du rideau une restauration de ces couleurs. Cela accroît encore la variété et l’abondance chromatique de la peinture, participant de sa théâtralisation17. Ces chiasmes chromatiques pouvaient également être orchestrés par la superposition de plusieurs rideaux sur une même peinture.
11Dans les exemples que nous venons d’évoquer, le cadre à rideau semble avoir été pensé à partir d’analogies du rideau avec la peinture qu’il ornait. La possibilité de jouer des symétries formelles et des identités chromatiques autant que des écarts et des chiasmes fait du dévoilement un jeu de combinaisons que le collectionneur peut ajuster aux images qu’il souhaite. Lorsqu’il est fermé sur l’image, le rideau excite l’imagination et la mémoire du spectateur, se posant comme un filtre dont la transparence, imaginaire ou réelle, teinte la vision du tableau, grossissant des détails ou soulignant des mises en scène. Mis en mouvement lors du dévoilement, le rideau dynamise les couleurs et les formes du tableau, qu’il active par une variété de tons et de textures en écho de celles de la toile, dont il fait vibrer les drapés18. Des peintures qui représentent un rideau feint offrent un modèle de cette logique combinatoire, comme la Madone Sixtine de Raphaël (fig. 1). Dans ce tableau, la forme du pli du rideau vert, sur le coin supérieur droit, se répète dans les plis parallèles du manteau bleu de la Vierge et de la dalmatique dorée et rouge de saint Sixte, retenue par un amas de nuées à côté du pied de la Vierge, dans un écho formel qui joue des variations du vert, du bleu, du rouge et de l’or. Le dialogue entre le rideau et l’image qu’il dévoile se noue donc dans l’analogie formelle et chromatique activée par le mouvement du tissu.
III. — Voir dans le temps ou le drame au bord de la toile
12L’invention du collectionneur consistant à mettre en place un cadre à rideau sur une peinture semble correspondre à une lecture raffinée de l’image. Saisissant une couleur, un détail, une symétrie ou un parallélisme éventuels, le collectionneur qui appose un rideau sur son tableau l’anime, le théâtralise. Par les mouvements du tissu, à l’ouverture comme à la fermeture, cette théâtralisation de la peinture implique une temporalité particulière, et une tension entre un début, le dévoilement, et une fin. Cette tension peut être superposée à une métaphore eschatologique19. Dans la Madonna della tenda, la couleur verte, métaphore d’espoir20, orne l’image de la Vierge en tant qu’avocate du genre humain. De même, la tension vers le dénouement, celui de la vision comme celui de la vie humaine, est à l’œuvre dans le Couronnement d’épines, ancré dans une structure narrative (fig. 14).
13En effet, le rideau rouge du Couronnement d’épines de Bassano est porteur d’un sens métaphorique au moyen duquel le spectateur est introduit dans la narration de la Passion. Le tableau appartenait à la chapelle privée de Philippe II à l’Alcazar madrilène21, et il ne devait pas échapper au monarque que la couleur du rideau renvoyait autant à la pourpre royale qu’au sang du Christ. C’est ainsi que fray José de Sigüenza explique le sens des ornements liturgiques cramoisis dans la chapelle de l’Escorial22. Or dans la Passion, le Christ auquel on retire ses habits est flagellé, puis habillé de pourpre et couronné par les bourreaux avant d’être montré par Pilate au peuple juif. Manipuler le tissu pourpre est donc un geste de bourreau, et tirer les rideaux sur cette image suppose d’anticiper la scène de l’ecce homo, voire la mort du Christ, le cramoisi étant une figure chromatique de « la croix baignée du sang rouge de l’Agneau23 ». En tirant ou en ordonnant de tirer le rideau rouge, le roi se place donc au plus près de la scène représentée et de ce qu’elle annonce : il devient le reflet de ce bourreau, derrière le Christ, qui semble ajuster la tunique pourpre sur son dos. De même, le roi devait ajuster ou faire ajuster le rideau rouge sur un des côtés du cadre, ou au dos de celui‑ci, pour voir la peinture. Inversement, en voilant la scène après sa contemplation, il lui substitue cette figure de la mort du Christ qu’est le pan de tissu rouge. Ainsi, le moment où le tableau est visible se trouve précisément dans l’entre‑deux de l’imposition de la tunique pourpre au Christ, celle‑ci étant éventuellement figurée par le rideau durant le dévoilement, et de sa mort sur la croix, figurée par le rideau lors de sa clôture. La fermeture du rideau est le moment d’une tension vers le dénouement : elle constitue donc une fin pour la contemplation autant qu’un explicit pour la scène.
14Dans l’entre‑deux narratif construit par le dispositif d’exposition, le moment de visibilité est quasiment assimilable à la scène qui suit le couronnement d’épines, soit l’ecce homo, lorsque, dans le Nouveau Testament, les Juifs demandèrent la Crucifixion : le dévoilement donne corps au déictique ecce, « voici »24. L’image se prête à cette interprétation, le Christ ayant déjà sa couronne, son sceptre et sa tunique, et, pleurant de honte avec une larme visible sur son œil droit, il est prêt pour la scène de monstration ; il manque seulement le lien qui attache ses mains, qu’un bourreau tient ostensiblement au centre de la scène25. Le fait même de voir l’image derrière un rideau participe de cette redéfinition : la scène de Bassano, vue à travers les implications narratives du dévoilement, devient une véritable séquence, un Couronnement d’épines sur le point de basculer en ecce homo et de se clore sur la mort du Christ. Grâce à ce dispositif de visibilité et à ses effets sur la storia de cette peinture, le roi, et tout spectateur par extension, se trouve placé dans une position identifiée à celle des bourreaux, par la manipulation de la pourpre sur l’image — ou le corps — du Christ, et plus largement à celle du peuple juif et de Ponce Pilate. Une position de culpabilisation du spectateur conçu comme pécheur, construite dans le temps par référence à la narration de la Passion au moyen du cadre à rideau, selon la progression indéfiniment renouvelable du dévoilement, de la vision, et de la fermeture du rideau.
15Ce type de cadre est donc un instrument de dramatisation de la peinture. La séquence à trois temps du dévoilement, de la vision et de la fermeture du rideau constitue une structure temporelle qui peut servir à mettre en tension l’action des tableaux26. En donnant au regard un incipit par le dévoilement et un explicit par la clôture, le rideau participe d’un véritable spectacle de peinture dont la scène idéale est celle d’une apparition visionnaire. En effet, le dévoilement, s’il représente un incipit, manifeste avant tout la scène du dévoilement elle‑même : une épiphanie, une entrée dans la visibilité caractérisée par une temporalité éphémère et un surgissement du visible. C’est dans la poétique du regard propre à la vision que les effets d’analogie formelle et chromatique prennent toute leur ampleur. Le dévoilement constitue dans cette logique la traduction séquentielle du processus d’imagination visionnaire :
Reconnaître dans un motif abstrait de tapisserie, dans un pli de tissu, une image particulière (un visage, une bataille...) met en jeu un tout autre aspect du regard que celui mis en œuvre dans la contemplation d’un paysage ou même d’une peinture. L’activité du regard ne se révèle plus simplement passive et neutre ; elle informe l’image perçue. La tache en elle‑même ne représente rien ; c’est le regard, la vision qui donne à voir une image dans des masses informes27.
Au lieu de cette transformation visionnaire de l’informe en représentation, le rideau met en scène un passage du monochrome à la peinture lors du dévoilement. Cette forme d’incipit visionnaire a pour effet de motiver les scènes que le rideau découvre, en les justifiant d’un point de vue dramatique. Nous en avons vu une forme extrême dans la Madonna della tenda, où le rideau d’exposition justifie et complète la figuration donnée par Raphaël dans une structure dramatique inspirée de la sacra conversazione.
16Cette motivation des peintures par le dévoilement est particulièrement efficace sur des tableaux qui eux‑mêmes présentent des personnages dans un « premier plan dramatique ». L’expression, forgée par Sixten Ringbom dans un ouvrage célèbre28, caractérise des peintures qui reprennent à l’icône le dépouillement de l’histoire représentée, tout en répondant à l’exigence d’une théâtralisation qui se joue précisément au premier plan, au plus près de l’espace des spectateurs, par un jeu de gestes, de couleurs et de regards29. La Madonna della tenda appartient à ce type d’images, qui semblent avoir été prisées des collectionneurs voulant parer des peintures de rideaux. Le Christ mort soutenu par un ange d’Antonello de Messine (fig. 5) porte des pitons dans le cadre qui sont le vestige d’une tringle, tout comme la Vierge à l’enfant de Morales (fig. 7), l’infante Anne d’Autriche de Pantoja de la Cruz (fig. 6) ou la Vierge anonyme copiée de Ribera (fig. 4) ; la Sainte famille avec des anges du Parmesan (fig. 8) portait un rideau dont on ignore la couleur chez Pompeo Leoni30, de même que la Salomé de Luini31 (fig. 15) ; chez Antonio Pérez, le Cupidon taillant son arc du Parmesan (fig. 2) portait un rideau aux couleurs variées32 ; enfin au‑dessus du siège du prieur de l’Escorial, dans le chœur, se trouvait un Portement de croix sur ardoise de Sebastiano del Piombo33 (fig. 16), couvert d’un rideau vert. Tous ces tableaux présentent des figures accolées au premier plan sans nulle distance ni obstacle, si ce n’est le léger écart du Cupidon, représenté par un bout de pavement.
17Face à des peintures où l’action se déroule au plus près du bord de l’image, le dévoilement d’un rideau accolé au cadre apparaît comme un véritable événement. Il faut se souvenir de la sonorité du dispositif, celle du taffetas et des anneaux sur la tringle, pour saisir comment le cadre à rideau semble motiver un jeu de regards sur lequel il s’appuie. Un drame se construit ainsi où sont protagonistes des figures qui fixent le spectateur depuis les marges de la peinture, là où commence le geste du dévoilement. C’est là le rôle de Cupidon dans le Cupidon taillant son arc du Parmesan, celui de Joseph dans la Sainte famille avec des anges du même peintre, et de l’ange en pleurs du Christ mort d’Antonello de Messine. Ce regard depuis les marges, associé à un geste de dévoilement venant du bord de la peinture, semble indiquer une surprise des personnages qui se voient découverts : le contrapposto du Cupidon s’en trouve ainsi motivé. Dans les trois tableaux, par ailleurs, ce regard qui fixe le spectateur depuis le côté gauche est souligné par contraste, le reste des personnages à droite ne regardant plus vers nous. À titre d’hypothèse, nous pouvons imaginer que le dévoilement de gauche à droite, orienté comme une lecture, a pu parfois être une ressource des collectionneurs pour souligner l’action des peintures couvertes de rideaux : le détail du crâne au coin inférieur gauche du Christ mort d’Antonello de Messine semble le suggérer, ironiquement, par ses yeux vides rivés à droite. La mise en scène par un cadre à rideau permet en effet de mettre l’accent sur ces « figures de bord de scène » si utiles à la dramatisation d’un tableau34. Le rideau constituerait alors un facteur externe de théâtralisation de l’action déjà contenue dans les peintures. Par son mouvement, son bruit et sa proximité à la toile, le dévoilement semble motiver des mouvements et des regards dans la scène feinte. Animées par cet accessoire, la Vierge à l’enfant de Morales et celle copiée de Ribera fixent le spectateur : par le rideau, la peinture ne se rend pas seulement présente, elle semble vivre, au rythme du dévoilement.
18De même que le rideau semble susciter des regards vers le spectateur, il souligne inversement le drame des regards absents. Dans la Salomé, le rideau que l’on doit imaginer dévoilant le visage de saint Jean Baptiste, au plus près de celui‑ci, souligne par contraste l’immobilité de sa tête coupée. Dans le tableau d’Antonello de Messine, ce contraste entre le mouvement du tissu sur la toile et le Christ dans le tableau est appuyé par la figure de l’ange. On peut en effet imaginer qu’il nous fixe, interrompu dans ses pleurs par le dévoilement du tableau ; le rideau qui s’ouvre souligne par opposition l’immobilité du Christ, son visage émacié, ses yeux clos par la mort. Enfin, dans le Portement de croix de Sebastiano del Piombo, il faut considérer l’écart entre un rideau vert couleur d’espoir et un Christ qui ne regarde pas le spectateur35. Pour les prêtres qui s’occupent du chœur de l’Escorial, chargés des images et d’ouvrir et fermer les rideaux, ce tableau apparaît dans un spectacle dévoilé36. Pour eux, comme pour le prieur face à la Madonna della tenda, une tension eschatologique est à l’œuvre qui met à profit, sur un mode déceptif, l’effet théâtralisant du rideau sur la peinture.
19Le dénouement prend ici toute son importance, la fermeture du rideau étant aussi essentielle à la scène de la vision que son ouverture, et aussi riche de sens. Il faut se souvenir, face à ces images qui se prêtent à un dévoilement déceptif, d’un autre modèle antiquaire du voile : celui que Timanthe transforma en figure du deuil, en le peignant sur le visage d’Agamemnon affligé du sacrifice de sa fille Iphigénie. Le tissu se refermant sur les visages impassibles du Christ mort ou de saint Jean devient ainsi, comme dans l’invention de Timanthe, un nouveau « mode d’expression de la douleur37 ». Cette connotation pathétique du voile qui cache l’image renvoie également, dans un autre univers métaphorique, au geste d’un spectateur posant un tissu sur un visage, tel Véronique émue de pitié à la vue du Christ dans sa Passion. Le rideau se charge alors d’une transparence imaginaire, dans l’attente d’une mystérieuse apparition sur la trame du rideau de l’image qu’il cache38. À défaut de convoquer ce miracle, la fermeture du rideau rejoue alors le désir de voir, qui relancera la vision au prochain dévoilement. Par référence au voile de Véronique autant qu’à celui de Timanthe, par métaphore chromatique ou par articulation à l’histoire peinte, la fermeture du rideau sur l’image propose une superposition de connotations opérantes dans ce geste qui donne un explicit pour la vision.
Notes de bas de page
1 Marin, 1994 ; Stoichiţă, 1999, p. 349.
2 Ibid., p. 233.
3 C’est ce que représente Un port en orient (Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 6269), de Bonaventura Peeters I (†1652), où l’on voit un navire dans une mer agitée du côté gauche, et un port qui en accueille l’équipage à droite.
4 Stoichiţă, 1999, p. 234.
5 La bonne se livre à un véritable « troncage narratif » de la marine qu’elle ne dévoile qu’à moitié : Brock, inédite, vol. 1, place justement ce concept sous le signe de Parrhasios.
6 Sur ce tableau, et son pendant où un jeune homme écrit une lettre, Stoichiţă, 1999, pp. 226‑234.
7 Checa Cremades, 2013, p. 132 : « Más seis varas y tres cuartas de tela de seda blanca, listadas de verde y blanco, y en medio flores de diferentes colores, para dos cortinas de los tableros de Adam y Eva que están junto al relicario, cada una de ancho y medio; de dos varas y cuarta en largo ».
8 D’après l’inventaire de remise, chaque rideau mesurait environ 1,90 m en hauteur.
9 Le peintre écrit : « L’invention de couvrir vos tableaux est excellente, et les faire voir un à un fera que l’on s’en lassera moins, car les voyant tous ensemble remplirait le sens trop à un coup » (Poussin, Lettres et propos sur l’art, p. 142).
10 Checa Cremades, 2013, p. 216.
11 Chantelou lui montrait ce tableau sous un rideau, et le sculpteur l’écartait ainsi de la main afin de dévoiler tous les personnages de la scène (Chantelou, Journal de voyage du cavalier Bernin, p. 74).
12 Sur cette gravure voir Brugerolles, 2015, pp. 184 et 196.
13 Sur la sacra conversazione, voir Cassegrain, 2017, pp. 96‑112.
14 Checa Cremades, 1994, p. 303, n. 149.
15 Sánchez Cantón, Inventarios reales, vol. 1, p. 25 : « Un cuadro de pintura al olio, sobre piedra negra, de noche, de Cristo Nuestro Señor coronado, con una caña en la mano, con cinco sayones; guarnecido con molduras de ébano, con unos lazos y perfiles dorados; con sortijas y varillas de hierro dorado y cortina de tafetán carmesí, con una randilla de oro a la redonda; tiene de alto vara y cuarta y de ancho poquito menos; la piedra está hendida y pegada: tasada en cincuenta ducados ».
16 Villegas, Flos sanctorum y Historia general, fo 42vo : « A pequeño espacio que se comenzó este cruel espectáculo, era de ver embermejecerse y rosarse todo el cuerpo del Redentor. Comenzó de a poco a correr la sangre y fue en tanta abundancia que su cuerpo, el suelo y los mismos verdugos estaban de ella teñidos ».
17 Sur la copia et la varietas des couleurs comme éléments de théâtralisation de la peinture, voir Belting, 1996, p. 61, ainsi que les citations albertiennes commentées à un autre propos par Baxandall, 2013, pp. 94‑95.
18 Sur le drapé comme morceau de bravoure de la peinture : Arasse, 2008, pp. 271‑275 et Hills, 2018.
19 Schmidt, 2007. Je renvoie également au chapitre vii de cet ouvrage.
20 Sigüenza, La fundación del monasterio, pp. 352‑353.
21 Falomir Faus, 2001, pp. 112‑113.
22 Sigüenza, La fundación del monasterio, pp. 351‑352.
23 Ibid., p. 351 : « la cruz rociada de la roja sangre del Cordero ».
24 Ainsi dans le Missale pour le cardinal Pallavicino, fo 65vo.
25 Villegas, Flos sanctorum y Historia general, fo 43ro : « Estaba pues el Salvador a vista de todos, avergonzado con aquella vestidura de escarnio, sus manos atadas y en una de ellas puesta la caña como cetro de rey, la corona de espinas en su cabeza; y aunque tiene vestidura de grana, no le encubre todo el cuerpo, antes por diversas partes se parece, quebrantado y molido de los azotes ».
26 Belting, 2014, p. 206. Par les rideaux feints de l’Adoration des bergers de Hugo van der Goes (Berlin, Gemäldegalerie) : « Le temps de l’histoire se confond avec le temps de sa représentation ».
27 Cassegrain, 2017, p. 29. Sur la poétique de la vision, voir p. 267, et sur le surgissement et le temps de la lecture des apparitions, pp. 178‑180.
28 Ringbom, 1997 et 1965.
29 Nova, 2008, pp. 105‑115 ; Belting, 1996 ; Pereda, 2017, pp. 167‑171.
30 L’inventaire répertorie le tableau comme : « Una tabla de Nuestra Senora con el Nino Jesus en braços y el nino tiene su braçito derecho sobre los honbros de la Virgen y un anjel que le da una aldada de flores y fruta y un San Joseph detras que tiene las manos sobre un baculo del Parmesano con su marco entallado y dorado y cortina en docientos ducados ^2200 reales^ » (Helmstutler Di Dio, 2006, appendix 2, fo 1344ro).
31 Ibid., appendix 2, fo 1344vo : « Un quadro de la Degollacion de Sant Juan Bautista con la Herodiana y un verdugo que mete en un plato la cabeça de senor sant Juan con su marco y moldura entallado y dorado con su cortina de tafetan de la mano de Lubino pintor en sietecientos reales ».
32 Delaforce, 1982, p. 749 : « Un quadro de Un cupido en tabla q esta haciendo Un arco y tiene dos ninos a los pies con su cortina de tafetan bareteado de colores ».
33 Checa Cremades, 2013, pp. 213‑214 : « Una pintura en piedra de la figura de Christo nuestro Señor, de medio cuerpo arriba, con la cruz a cuestas, de mano de fray Sebastián, con marco pintado de oro y negro, y en la trasera, por guarda, un barrote de tablas con una barilla de hierro y una cortina de tafetán verde para delante de la pintura y dos aldabones a los lados; tiene de alto quatro pies y un quarto y de ancho tres pies y medio ». Pour l’identification et la localisation de cette peinture, voir Bassegoda i Hugas, 2002, pp. 364‑365.
34 Marin, 1994a, p. 350.
35 D’autant plus que c’est quand le prieur est absent que ce tableau est la cible des regards : « Hecha la inclinación tornan a levantar los cirios y volviendo el rostro hacia el facistor proceden y van delante del preste hasta en par de las escaleras de las sillas bajas, y allí esperan a que llegue el preste a estar en medio de ellos, y todos juntos hacen la inclinación al prelado o imagen que está encima de la silla del prior » (AGP, Patronatos de la Corona, Fondo San Lorenzo, leg. 1792, « Quaderno de las costumbres de este Real Monasterio de S. Lorenzo, que no se sabe si son las que aprovó el Señor Phelipo 2 », fos 94vo‑95ro).
36 AGP, Patronatos de la Corona, Fondo San Lorenzo, leg. 1792, « Quaderno de las costumbres de este Real Monasterio de S. Lorenzo, que no se sabe si son las que aprovó el Señor Phelipo 2 », fo 102ro: « [el chorista] Terná así mismo cargo de cerrar y abrir las cortinas a sus tiempos » ; fo 102vo : « Terná cargo de las imágines y tablas de pintura que habrá diversas para poner encima del facistor en su lugar en los días precipuos y de quitar los y poner la ordinaria que suele estar y de que delante de ella se ponga el libro de las vísperas y de la misa para que esté el oficio y la imagen delante el coro ».
37 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, p. 68.
38 Sur la Véronique : Belting, 2007b.
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