Chapitre IX
Le commerce du plomb hispanique d’après l’épigraphie des lingots
p. 271-284
Texte intégral
1Qu’est-ce qu’un lingot, sinon de la matière, métallique en l’occurrence, mise en forme dans des moules pour obtenir des produits standardisés et surtout calibrés1 afin de faciliter leur manutention d’une part, leur commercialisation d’autre part. Une matière brute donc, vouée normalement à disparaître dans les échoppes et ateliers d’artisans spécialisés dans sa transformation en objets fonctionnels, par exemple en tuyaux et autres canalisations d’amenée d’eau, chaudières, cistes, sarcophages, pour ne citer que les plus imposants, voire les plus spectaculaires, mais aussi sur les chantiers de construction et les chantiers navals. Il a donc fallu des circonstances particulières, sinon exceptionnelles, pour que ce plomb conditionné sous forme de lingots parvienne jusqu’à nous ; les naufrages des navires qui les convoyaient sont de celles-là, et, de fait, la plupart des lingots connus aujourd’hui proviennent de contextes archéologiques sous-marins. Plus rares sont ceux qui sont issus de contextes archéologiques terrestres ; certains, en péninsule Ibérique, proviennent des mines même qui les ont produits ou de leur voisinage. C’est le cas de la trentaine de lingots des frères Marcus et Publius Roscii retrouvés au xixe siècle sur le site d’une fonderie antique près de Carthagène ; ou encore des lingots du Coto Fortuna à Mazarrón, l’autre grand district minier voisin de Carthagène, marqués au nom d’une Societas Montis Argenti Ilucronensis que l’on identifie à l’entreprise, ou une des entreprises, qui exploitait ce riche secteur plombo-argentifère du Sud-Est. Tout aussi peu nombreux sont les lingots retrouvés sur les lieux mêmes où ils devaient, à l’évidence, être transformés et donc irrémédiablement détruits. Il s’agit souvent de découvertes anciennes, réalisées au xixe ou au début du xxe siècle, dont on ne connaît pas les contextes précis. Ce n’est toutefois pas le cas des deux lingots (marques 4006 et 4501) trouvés en 1961 à Herculanum dans une échoppe située à l’angle du decumanus maximus et du cardo IV (insula VI, no 12), qui, au vu du mobilier et de l’attirail qu’elle renfermait, a été identifiée avec vraisemblance comme étant une boutique de plombier, où l’on procédait à de menues réparations nécessitant l’utilisation de plomb et où l’on confectionnait sans doute aussi de petits objets et autres ustensiles de la vie courante2. Les deux lingots étaient probablement les restes d’un petit stock nécessaire à l’activité de l’artisan. Ils arborent sur leurs différentes faces plusieurs marques réalisées à froid, nécessairement après leur fabrication, en Hispanie — ainsi que l’ont révélé les LIA (L207 et L220) — et avant qu’ils n’aboutissent dans l’atelier. Ces cachets doivent être mis en rapport avec le processus de commercialisation des lingots. Ils ne donnent cependant que des noms ou des séries d’initiales, pas toujours faciles à déchiffrer, et dont l’interprétation est loin d’être évidente. Si, par analogie avec les cachets connus sur d’autres lingots, on peut être à peu près assurés que le cachet C.C.H imprimé trois fois sur l’un des deux lingots (4006) a été apposé avant son embarquement, on reste plus circonspect s’agissant du sens à donner aux inscriptions ‘PH’O‘TIA’CA (?) et ADATRIMA (?), cette dernière attestée sur les deux lingots, ainsi que de l’identité réelle des dénommés Faustus et Felix, le premier apparaissant d’ailleurs sur les deux lingots. Aucun de ces cachets ne se superpose à un autre, ce qui empêche d’établir une chronologie relative entre eux ; leur signification en reste d’autant plus incertaine. Probablement, derrière l’une ou l’autre de ces marques se cachent des intermédiaires, qui ont pris en charge la commercialisation des lingots une fois que ceux-ci avaient atteint l’Italie ; peut-être l’une ou l’autre identifie-t-elle l’artisan qui s’est procuré les deux lingots (Faustus ?). À ce stade, on ne peut rien affirmer, mais, en tout cas, les deux lingots d’Herculanum révèlent l’intervention successive d’acteurs différents dans le long processus qui a conduit les lingots d’Espagne dans la cité campanienne.
2Pour tous les autres lingots, les marques imprimées à froid, quand elles ne sont pas absentes, se réduisent à un, voire deux cachets différents, imprimés sur les flancs et/ou les petits côtés des lingots, plus rarement sur leur face inférieure, une opération qui n’a pu être réalisée qu’après leur démoulage, sur un métal froid et durci. Dans la mesure où les noms qu’elles renferment sont différents de ceux qui apparaissent sur les cartouches moulés au dos des saumons, et qui sont relatifs à la phase de production, on peut supposer que ces marques ont un rapport avec la commercialisation du métal. Les cachets ont donc pu être apposés au plus tôt au sein même des fonderies, au moment où les lingots ont changé de mains (phase d’acquisition) et, au plus tard, juste avant leur prise en charge sur les navires de commerce avec lesquels ils se sont perdus en mer. C’est à l’évidence le cas pour la centaine de lingots de l’épave Sud-Lavezzi 2, qui portent tous sans exception les cachets identifiant un personnage du nom d’Appius Iunius Zethus qui apparaît aussi comme étant le transporteur maritime, puisque son nom se retrouve en effet moulé sur les jas d’ancre de l’épave. On dira donc que ces cachets à froid identifient les derniers propriétaires connus des lingots. Si on peut parler à leur propos de « marques de commerce », désignent-ils tous pour autant des commerçants ? Et quels renseignements nous apportent-ils sur l’organisation du commerce du plomb, du moins dans sa phase initiale ? Tel est l’enjeu de ce chapitre : pénétrer les arcanes du commerce du plomb hispanique par le biais d’inscriptions souvent indigentes et dont on verra que l’on ne peut pas les mettre toutes nécessairement sur le même plan.
I. — Des commerçants « ordinaires »
3Nous avons comptabilisé 39 cachets, ou groupes de cachets, différents3 ; par groupes de cachets, nous désignons ces cachets multiples, généralement au nombre de deux, qui, sur les mêmes lingots, forment conjointement un nom à plusieurs éléments, plus précisément des tria nomina : [.]. V‘AL’ // S‘AM’ (Ischia) ; L.FANNI // DE‘ME’TRI (Cabrera 5) ; C.CACI // ‘PHIL’ARG (Sud-Perduto 2) et sa variante C.KAC // ‘PHIL’‘AR’ (Chipiona) ; M.LIC‘IN’ // MF lyra // ‘AV’S‘VA’ (Cabrera 4) ; Q.POMP // SAT‘VL’ (Cabrera 5). Ces cachets ont été réalisés par percussion d’une matrice en métal (fer ou bronze) sur le plomb durci, souvent rapidement, ce qui avait pour conséquence de donner assez communément des inscriptions mal imprimées, parfois incomplètes, ce qui ne facilite pas leur déchiffrement. L’usure due au long séjour des lingots dans l’eau de mer ajoute bien évidemment aux difficultés de lecture. Si, d’une manière générale, la plupart des inscriptions se laissent lire plus ou moins aisément, le sens de certaines nous échappe ; il en va ainsi du cachet GI.NI sur Cabrera 5 ou encore I.T.C.F sur Cabrera 6. La plupart sont des inscriptions en négatif ; dans quelques cas seulement, les cachets prennent la forme d’un cartouche en creux renfermant des lettres en relief, tels C.C.H, M.B.A ou encore L.FANNI // DE‘ME’TRI. Sans doute ce type de poinçon est plus compliqué (et moins rapide) à fabriquer que l’autre, ce qui pourrait expliquer qu’il ait été peu utilisé.
4La plupart des cachets apparaissent sur des lingots provenant de la Sierra Morena. Ils ne sont pas tous datés mais, pour autant que l’on sache, aucun ne semble être antérieur, au plus tôt, aux toutes premières années du ier siècle apr. J.-C. Le faible nombre de cachets à froid sur les lingots républicains du Sud-Est est d’ores et déjà à relever ; on en compte cinq, peut-être six4, et il n’est pas sûr que tous aient la même signification. Trois sont des tria nomina abrégés ou réduits à leurs initiales — C.N.N, P.‘DIR’.N et [.]. V‘AL’ // S‘AM’ — ; deux donnent de simples noms, Cerdo et P(h)ilip(pus) ; un dernier reste énigmatique, AI (Nido del Cuervo). Sur les lingots originaires de la Sierra Morena, la plupart des cachets donnent des duo et surtout des tria nomina (cinq et quinze respectivement). Parmi ces derniers, huit se réduisent à une succession de lettres, les initiales des différents éléments des noms ; on relèvera que, parmi eux, deux (SM 35) semblent fournir le statut, en l’occurrence affranchi, des individus mentionnés, L.F.Q.L.L.D.S d’un côté et Q.P.L.Q.L.S.S de l’autre5. Les simples noms sont au nombre de quatre, et associés, pour trois d’entre eux, à des tria nomina : ACTI et OSCA sur le même lingot avec les cachets M LIC‘IN’ // MF lyra // ‘AV’S‘VA’ (Cabrera 4), et DE‘ME’‘TRI’ (SM 35) associé, dans un cas, au cachet L.F.Q.L.L.D.S et, dans l’autre, à Q.P.L.Q.L.S.S. Mais, parfois, ces associations posent question, c'est le cas du lingot de Mal di Ventre B, qui présente deux cachets en creux, SEX ‘VL’ (ou ‘LV’) et ANT, l’un imprimé trois fois, le second deux fois sur la même face du lingot. Donnent-ils la dénomination complète (tria nomina) du dernier possesseur du lingot ou désignent-ils deux personnages différents, l’un par son prénom et son gentilice, l’autre par un simple nom, comme Anto, Antonianus, Antoninus ou encore Antul(l)us, parmi les plus fréquents ? La question se pose aussi pour les deux cachets L.FANNI et DE‘ME’‘TRI’ présents sur plusieurs lingots de l’épave Cabrera 5. Étant l’un et l’autre de même type — petit cartouche en creux renfermant une inscription en relief —, on a considéré, sans doute avec raison, qu’ils allaient ensemble et fournissaient les tria nomina d’un même personnage, quand bien même le cachet DE‘ME’‘TRI’ n’accompagne pas systématiquement le cachet L.FANNI sur les lingots où celui-ci est attesté. On peut donc considérer que les deux cachets SEX ‘VL’ (ou ‘LV’) et ANT de Mal di Ventre B identifient eux aussi un seul et unique individu, citoyen ou affranchi de son état.
5L’étude épigraphique n’apporte pas de grandes surprises. Les statuts sont rarement précisés ; on compte un seul citoyen avéré, Marcus Licinius M.f. Ausua (Cabrera 5) et deux très probables affranchis (cachets L.F.Q.L.L.D.S et Q.P.L.Q.L.S.S sur des lingots de SM 35). On classera tous les autres individus nommés par les cachets parmi les incerti, citoyens ou affranchis, avec une petite préférence pour la seconde catégorie à propos de tous ceux qui arborent un cognomen hellénique, tels C. Cacius Philargurus (Sud‑Perduto 2 et Chipiona), Ap. Iunius Zethus (Sud-Lavezzi 2) ou encore L. Fannius Demetrius (Cabrera 5). Des cognomina comme Kamaecus (Sud-Perduto 2) et Ausua (Cabrera 4) trahissent sans doute l’origine locale, ibérique, de leurs possesseurs. Enfin, on a envisagé qu’un personnage comme P. Turpilius Germ(…), au gentilice très peu représenté en dehors de l’Italie, pouvait être un commerçant d’origine italienne. Mais une telle possibilité pourrait être invoquée aussi pour d’autres personnages, dont les gentilices sont plus diffusés. Pas plus que l’onomastique, la prosopographie n’apporte d’éléments permettant de mieux définir nos individus. Aucun d’entre eux n’est autrement connu, en particulier dans l’épigraphie lapidaire. Celle-ci est, du reste, indigente sur les acteurs qui ont permis aux métaux de parcourir des distances parfois très longues entre leurs lieux de production et leurs marchés. On ne connaît aucun negotiator ou negotians plumbarius ou plumbi, ni aucun mercator plumbarius, autrement dit aucun marchand qui se dise spécialisé dans le plomb. Les quelques plumbarii représentés dans l’épigraphie n’ont de toute évidence rien à voir avec des marchands au long cours ; il s’agit soit de détaillants et ils relèvent alors du commerce de proximité, soit des artisans qui transformaient la matière première, et, parmi eux, les plumbarii qui moulaient leurs noms sur les fistulae qu’ils fabriquaient6. Nul besoin de dire enfin que les marchands de plomb n’étaient pas organisés en corporations professionnelles, comme on peut le voir pour d’autres produits. Des « plébéiens ordinaires » dirait N. Tran7, qui formaient ce milieu vaste et hétérogène, socialement parlant, des artisans urbains et des petits et moyens commerçants, et qui n’appartenaient pas à cette élite commerçante, si tant est qu’elle ait véritablement existé, qui trafiquait d’autres marchandises, le vin, l’huile, les céréales, denrées stratégiques s’il en fut, et qui est, il faut bien le reconnaître, beaucoup plus visible dans les textes et surtout dans l’épigraphie lapidaire. Mais il n’en reste pas moins que le grand mérite de nos cachets sur lingots de plomb est de faire sortir de l’anonymat auquel elle était a priori condamnée une catégorie de professionnels dont le rôle n’était pas secondaire dans l’organisation générale du commerce. Car on ne peut douter que l’on ait affaire véritablement à des « gens du commerce ». Mais la documentation laisse entrevoir que ce commerce a pu être organisé différemment selon les périodes, la fin de la République d’un côté, le premier siècle de l’Empire tout au moins, de l’autre.
II. — La commercialisation du plomb du Sud-Est à la fin de la République
6Carthago Nova fut aux iie et ier siècles av. J.-C. la plaque tournante du commerce du plomb hispanique en Méditerranée occidentale. Les nombreux lingots repêchés lors de différentes opérations de dragage dans le port de Carthagène au cours des dernières décennies du xixe siècle témoignent du fait que c’était là qu’était chargé le plomb provenant des mines alentour, par voie de terre probablement, par voie maritime sans doute aussi, depuis les ports naturels (Gorguel, Portman) qui s’égrènent le long de la côte depuis le Cabo de Palos jusqu’à Carthagène, ainsi que semblent l’indiquer plusieurs épaves — Escombreras, Bajo de Dentro — interprétées comme celles de navires qui effectuaient une navigation de cabotage depuis les zones minières jusqu’à la rade de Carthagène8. Il est possible que les produits des mines du district de Mazarrón, et peut-être même ceux des districts plus éloignés (Sierra Almagrera en particulier) aient, eux aussi, rejoint Carthago Nova par de petites embarcations pour être réexpédiés vers les marchés lointains. Mais on manque d’éléments pour pouvoir l’assurer.
7L’Italie, patrie de nombre de producteurs représentés sur les lingots, fut la principale destination du plomb ibérique à la fin de la République. Le port qui devait drainer l’essentiel du trafic fut sans doute Puteoli, qu’on ne présente plus, et qui devait redistribuer les lingots, soit par voie maritime, soit par voie terrestre vers d’autres lieux et sans doute même vers la Sicile et les côtes italiennes de l’Adriatique. Il n’est pas nécessaire en effet de multiplier les routes commerciales au départ de l’Hispanie9, même si on ne peut exclure que des navires aient pu se diriger directement vers Ostie, en dépit de l’absence d’un port abrité, ou vers tout autre port de la côte tyrrhénienne, comme Minturnes par exemple, voire vers l’Adriatique en doublant la botte italienne ; on y reviendra par la suite.
8À la différence des lingots provenant de la Sierra Morena, les lingots du Sud-Est ne présentent que peu de cachets de commerce. Deux possibilités se présentent alors pour expliquer cette absence, ou plutôt quasi-absence : des mercatores10 prenaient bien en charge la diffusion, le transport et la commercialisation du plomb, mais l’usage n’était pas alors d’identifier nommément les marchandises acquises auprès des entrepreneurs miniers ; la deuxième possibilité est que ce sont les exploitants miniers qui assurèrent eux-mêmes sinon la commercialisation du métal qu’ils produisaient, du moins son expédition au loin. Examinons tour à tour ces deux possibilités.
9Le mercator, le marchand, grand ou petit, est une des figures qui, dans les deux derniers siècles avant notre ère, accompagnent la mise en place de la domination de Rome sur la Méditerranée et au-delà ; il suffit de lire Cicéron ou encore César. Comme l’a bien montré J. Andreau, le mercator est un négociant qui ne s’installe pas de manière durable dans les provinces ; il est un professionnel qui se déplace finalement là où existent des possibilités de faire des affaires commerciales d’un jour ou bien sur le moyen ou le long terme. Des mercatores, il devait s’en trouver nécessairement à Carthago Nova, où arrivaient régulièrement des vaisseaux chargés de produits italiques, en particulier de vin, et d’où ils repartaient chargés, certains d’entre eux en tout cas, du métal produit dans la région, que celui-ci ait été acquis par ces négociants / mercatores, ou qu’il l’ait été par les transporteurs eux-mêmes en quête d’un fret de retour, tant pour sécuriser le voyage que pour en tirer une plus‑value. Ces mercatores actifs à Carthago Nova, notre documentation, épigraphique en tout premier lieu, n’en conserve aucune trace. Quel qu’ait été le volume des affaires brassées par ces marchands, ils restent pour nous des anonymes et, dès lors, il devient difficile de dire dans quelle mesure l’essor de l’exploitation minière et de la production de métal — de plomb en l’occurrence — dans les districts du Sud-Est aux deux derniers siècles avant notre ère favorisa l’émergence de marchands spécialisés, créateurs, animateurs et utilisateurs des réseaux permettant la diffusion de ce métal hors d’Ibérie. L’épigraphie lapidaire de la fin de la République reste muette. Des anonymes donc. Oui, mais que faire alors des rares cachets attestés sur les lingots de plomb dont la fabrication dans le Sud-Est est confirmée, notamment par les LIA ?
10Ils ne peuvent pas être, pensons-nous, pris comme un tout, ressortissant les uns et les autres à une seule et unique fonction. On doit considérer à part, nous semble-t-il, les cachets qui ne fournissent qu’un simple nom — Cerdo (Scoglio Businco) et P(h)ilip(pus) (Mal di Ventre C) — et ceux qui donnent des tria nomina — P.‘DIR’.N et C.N.N à Rome et [.]. V‘AL’ // S‘AM’ à Ischia. Dans ces derniers, on pourrait effectivement voir les marques de négociants, citoyens ou affranchis — c’est difficile à dire —, en tout cas les derniers possesseurs des lingots marqués à leurs noms avant qu’ils ne se perdent. Rien ne dit pour autant qu’ils les aient acquis en Ibérie, à Carthago Nova en l’occurrence. De fait, ces cachets ont pu être imprimés sur les lingots en Italie même, là où ils avaient abouti à l’issue de leur longue traversée depuis l’Espagne. Dans cette hypothèse, ces cachets révéleraient l’intervention de marchands dans une deuxième étape du commerce11. Les cachets CERDO et PILIP, en revanche, ont bien été portés sur les lingots avant leur embarquement et, pour le second, PILIP, sans doute à Carthago Nova ; les lieux de découverte des lingots, sur la route maritime vers l’Italie, en font foi. Ces noms uniques désignent-ils des négociants ? L’absence de gentilice ferait pencher en faveur de deux personnages de condition servile. Le sens de « gagne-petit » pour le nom de Cerdo renforcerait cette identification. Quant à Philippus, il est vraisemblablement ce Phil(…) esclave de deux frères, Caius et Marcus Pontilieni, nommé sur une dédicace collective d’un collège de neuf magistri de conditions ingénue, affranchie et servile, trouvée à Cabo de Palos à l’est de Carthagène12. Or le cachet PILIP est présent sur près de 10 % des lingots portant les marques justement des frères Marcus et Caius Pontilieni, qui constituent l’essentiel de l’énorme cargaison de lingots de Carthagène (plus de 780) que renfermait l’épave Mal di Ventre C, coulée au large de la côte occidentale de la Sardaigne.
11Pour D. Salvi13, Philippus aurait été soit mandaté par ses patrons pour diriger les opérations d’embarquement des lingots, soit leur représentant au moment de la vente des lingots à un mercator quelconque ; celui-ci serait resté, du coup, dans l’anonymat. Mais, dès lors, quelle nécessité y avait-il pour l’esclave responsable de l’opération de marquer à son nom une partie des lingots s’il n’était qu’un simple agent intervenant en lieu et place de ses maîtres ? La question se pose également à propos de Cerdo, si on lui attribue le même rôle qu’à Philippus. En tant qu’esclaves ils n’ont pu agir de leur propre chef, ce qui empêche de les considérer comme de véritables commerçants. Le fait cependant d’imprimer leur nom sur une partie des lingots pourrait indiquer que, tout en agissant en tant que mandataires de leurs patrons, chargés par eux de veiller à l’expédition du métal, ils en étaient les propriétaires et que le produit de leur vente ultérieure leur revenait entièrement. Celui‑ci constituerait ainsi leur rémunération dans le cadre juridique de la préposition14. Philippus et Cerdo ne seraient pas de quelconques esclaves, mais ce que Nicolas Tran, prenant l’exemple d’un esclave préposé au commerce de l’huile à Arles au iie siècle apr. J.-C. connu par le Digeste 15, appelle, à la suite de Daniele Manacorda, des « esclaves manager », qui jouissaient d’une certaine liberté de manœuvre pour conduire les affaires que leurs patrons leur avaient confiées et en tirer un bénéfice personnel.
12L’important ici est de voir que les producteurs de plomb avaient pu eux-mêmes s’occuper, par le biais de leurs esclaves ou de leurs affranchis, de l’expédition maritime du métal. C’est la deuxième possibilité envisagée pour expliquer l’absence, d’une manière générale, de « cachets de commerce » révélant l’intervention de mercatores. Cela pourrait être le cas de Q. Vireius, un producteur du Sud-Est probablement originaire d’Étrurie et dont un lingot marqué à son nom provient du port de Santa Severa, l’antique Pyrgi16. Bien sûr, ce lingot, et le lot auquel il appartenait, a pu d’abord transiter par un port plus important que ne semble l’avoir été Pyrgi, par exemple Puteoli. Mais une liaison directe entre Carthago Nova et l’Étrurie est-elle pour autant à exclure d’office ? Avec Mal di Ventre C, les Pontilieni illustrent-ils le même cas de figure ? Il est loisible de penser que ces deux entrepreneurs miniers aient pu affréter un navire pour expédier leur plomb en Italie ; sans doute, si l’on en croit le lieu du naufrage, ce navire se dirigeait-il, en contournant la Sardaigne par le sud, vers Pouzzoles, à moins que sa destination finale ne fût la côte nord-adriatique de l’Italie et, au final, Asculum, patrie probable des deux entrepreneurs17. Tant Q. Vireius que les Pontilieni pouvaient avoir disposé de leurs propres réseaux, le premier dans le sud de l’Étrurie, les deux autres dans le Picénum, qui pouvaient assurer à moindres frais la mise sur le marché de leur plomb. L’épave de Mal di Ventre C renfermait, aux côtés des 800 lingots marqués au nom des frères Pontilieni, deux autres lots, plutôt conséquents — mais sans avoir l’importance du premier —, dus à deux autres producteurs désignés, l’un par la marque dorsale Q.APPI // delphinus // C.F ancora (87 exemplaires), l’autre par la marque L.CARVLI.L.F.HISPALI.MEN (75 exemplaires). On peut penser que ces deux entrepreneurs avaient acheté le droit de faire voyager leurs propres lingots aux côtés de ceux des Pontilieni, soit que les Pontilieni aient été aussi propriétaires du navire, soit qu’ils l’aient affrété à un naviculaire quelconque en même temps que ceux-ci. Autant L. Carulius Hispallus que Q. Appius ont donc pu s’organiser pour expédier en Italie leurs lingots de plomb18. Que devenaient tous ces lingots une fois arrivés à bon port ? Les expéditeurs avaient peut-être sur place leurs propres agents qui se chargeaient de la mise en vente du métal sur le marché. Ou alors ces lingots étaient achetés par des marchands locaux, complètement indépendants des producteurs. Les cachets attestés sur les deux lingots de Rome et sur celui d’Ischia pourraient, on l’a dit, trahir l’intervention de tels marchands, en Italie même et non pas au départ de la province où le métal avait été produit.
13Bien sûr, on ne peut écarter complètement l’idée que l’énorme cargaison de plus de 1 000 lingots de Mal di Ventre C n’ait pas été la propriété d’un seul et même mercator. Mais la présence des cachets PILIP sur plusieurs dizaines de lingots nous invite à ne pas retenir cette éventualité ; elle semble bien indiquer en effet que les Pontilieni n’avaient pas perdu la main sur des lingots qui n’atteignirent jamais leur destination prévue, l’Italie, et l’on peut se demander quelles furent les répercussions du naufrage du navire qui les transportait sur l’activité de l’entreprise. María José Pena a été la première à poser la question19 et à envisager la ruine de la societas, ou en tout cas la fin de celle-ci, ce qui pourrait expliquer qu’au ier siècle av. J.-C. la gens Pontiliena ait disparu de l’épigraphie de Carthagène. À l’inverse, en effet, d’autres familles ayant eu des intérêts dans l’exploitation minière du Sud-Est, comme les Atellii, les Aquinii ou encore les Turullii, les Pontilieni n’ont eu aucun descendant qui, nommé dans l’épigraphie lapidaire ou dans les émissions monétaires d’époque augustéenne et tibérienne, figurât dans l’aristocratie municipale locale. Certes, l’épigraphiste espagnole n’établit pas un lien direct entre cette disparition des sources et le naufrage face à la Sardaigne, mais il est fort probable que la perte de la cargaison fut un coup dur pour les Pontilieni, si ceux-ci avaient, comme nous le pensons, organisé eux-mêmes ce transport. Au temps de Pline l’Ancien, la livre de plomb se négociait à 7 deniers20. Si l’accident avait eu lieu à son époque, la perte sèche aurait été de 546 000 deniers. Cela donne à réfléchir pour le début du ier siècle av. J.-C., une époque pour laquelle on ne connaît pas le prix du plomb. Le naufrage fut-il à l’origine de la faillite de la societas des Pontilieni ? Difficile à dire. Il aurait été, en tout cas, une véritable catastrophe pour l’éventuel mercator qui aurait acquis non seulement les lingots des Pontilieni, mais aussi ceux de Q. Appius et de L. Carullius, soit au total autour de 30 tonnes de métal, davantage peut-être que pour les entrepreneurs miniers si ceux-ci étaient restés propriétaires de leurs lingots de plomb, car ils pouvaient toujours se refaire, même avec difficulté, grâce à leurs mines. Le naufrage du vaisseau de Mal di Ventre fut-il une leçon pour les contemporains des Pontilieni : éviter des expéditions maritimes massives et ne pas ainsi braver la Fortune ? On ne sait. Il n’en reste pas moins que l’on ne connaît pas d’autres cargaisons de lingots de la taille de celle de Mal di Ventre C. Et au début de l’époque impériale, les seuls chargements complets de lingots de plomb connus ne dépassent pas la centaine de lingots.
III. — L’organisation du commerce du plomb de la Sierra Morena au ier siècle apr. J.-C.
14Au début de l’époque impériale, le grand port d’exportation du plomb hispanique n’est plus Carthago Nova, où l’« industrie » minière est en perte de vitesse, mais Hispalis (Séville) dont le port fluvial était situé sur les rives du Guadalquivir : selon Strabon21, les vaisseaux de commerce pouvaient remonter jusqu’à lui par le sinus ou lacus Ligustinus, le vaste estuaire du fleuve, ce qui lui fit connaître un formidable essor tout au long du Haut-Empire. Dans quelle mesure le fleuve avait-il pu, à la période précédente, servir à l’expédition des métaux produits dans les mines de la Sierra Morena, c’est chose inconnue encore aujourd’hui. L’idée selon laquelle le Baetis ne fut rendu véritablement navigable qu’à l’époque augustéenne et que les métaux de la Sierra Morena produits dans les deux derniers siècles de la République auraient été évacués soit par Malaca, soit par Carthago Nova22 ne repose sur aucun argument solide. Comme on l’a vu au chapitre précédent, si les éléments d’une exploitation des gisements miniers dans la Sierra Morena à partir au moins des dernières décennies du iie siècle av. J.-C. ne manquent pas, on ignore tout de l’identité de leurs exploitants. De la même manière, pour toute cette période et jusqu’aux premières années du ier siècle apr. J.-C., nous n’avons aucune information sur la commercialisation des métaux qui y étaient produits, en particulier du plomb. Aucune épave n’est attestée renfermant des lingots de plomb qui puissent être attribués aux mines de la Sierra Morena, et ni Málaga ni Carthagène n’ont livré des masses de lingots de cette région minière23. Le panorama change à l’époque d’Auguste-Tibère avec plusieurs épaves assez bien datées : Cabrera 4, Cabrera 5, Sud‑Perduto 2 et Sud-Lavezzi 2, parmi les plus importantes et/ou les mieux connues. À l’exception de ceux de Sud-Lavezzi 2, nombre de ces lingots montrent, généralement près de ou à l’une ou l’autre de leurs extrémités, des orifices, de section parfois circulaire, plus souvent carrée, qui traversent le métal près des arêtes inférieures. C’est là, comme on l’a vu, une particularité des lingots hispaniques, exclusivement ceux de la Sierra Morena. Ils sont les traces laissées par de grands clous qui avaient servi à les arrimer sur le fond des chalands qui les transportaient sur le Bétis, voire ses affluents, jusqu’à Hispalis. C’était donc à Hispalis qu’était chargé le plomb de la Sierra Morena dans les cales des navires qui en repartaient soit pour un voyage direct vers les marchés extérieurs, aux côtés d’amphores à vin et, de plus en plus, à huile, soit vers Gades, où les navires pouvaient accueillir un complément de cargaison, des amphores remplies de salaisons et des sauces de poissons, mais aussi les lingots de cuivre issus des mines de la ceinture pyriteuse et qui devaient, pour la plupart, parvenir à l’ancienne colonie phénicienne via Onoba, au débouché des ríos Tinto et Odiel24. Sud-Lavezzi 2 en fournit une belle illustration : la cargaison renfermait au moins 237 lingots de cuivre que les LIA ont permis d’attribuer aux mines du Sud-Ouest, et un nombre équivalent d’amphores à saumures de la zone gaditane. La petite centaine de lingots de plomb produits dans la Sierra Morena occupaient le fond de la cale : ils étaient rangés soigneusement en plusieurs files parallèles sous le reste du chargement, ce qui implique que les lingots avaient été chargés d’abord, sans doute à Séville. C’est à ce trajet, entre les zones minières et Hispalis, que les cachets relevés sur les lingots de plomb de la Sierra Morena correspondent. Ils fournissent les noms de personnages dont il convient de préciser le rôle dans ce transport mais plus généralement la place dans le commerce d’exportation du plomb de la Sierra Morena hors de la province d’Ultérieure.
15Citoyens et/ou affranchis, en tout cas des hommes libres, c’est ainsi que se présentent nos personnages. Les noms seuls sont rares, ainsi Cato sur deux lingots trouvés dans le port antique de Gades, Actus (Cabrera 4) et Demetrius (SM 35). Ces deux derniers sont associés à d’autres cachets mentionnant d’un côté un citoyen, M. Licinius M.f. Ausua, de l’autre un probable affranchi, Q. P(…) L(…) Q.l. Enfin, sur un des lingots de Cabrera 4 portant les cachets de M. Licinius M.f. Ausua, on trouve le cachet OSCA qui est aussi le nom attesté dans la marque dorsale T L OSCA25. S’agit-il du même personnage ou d’un homonyme ? D’une manière générale, il reste difficile d’interpréter ces noms uniques et de donner une attribution précise à ceux qui les portaient. Tout au plus peut-on dire que, comme les autres cachets, ceux-ci n’ont pu être imprimés qu’après le démoulage des lingots ; toute la question est de savoir s’ils doivent être mis en rapport avec le processus d’élaboration de ces derniers ou avec leur commercialisation. Cette question ne se pose pas pour les autres. Ils désignent les derniers possesseurs des lingots, ceux qui, de toute évidence, les ont achetés pour les mettre sur le marché, et l’illustration, on l’a vu, est donnée parfaitement par les lingots de Sud‑Lavezzi 2, systématiquement marqués au nom d’un affranchi, Appius Iunius Zethus, qui est aussi, en l’occurrence, le naviculaire. On peut donc en toute rigueur appliquer cette conclusion à d’autres personnages dont les noms, parfois réduits aux initiales de leurs tria nomina, sont frappés sur les lingots ; ainsi, M. Licinius M.f. Ausua (Cabrera 4), M. B(…) A(…) (Lavezzi 1), Sex. Vl(…) ou Lu(…) Ant(…) (Mal di Ventre B), Q. P(…) S(…) et les deux probables affranchis L. F(…) Q(…) L.l. et Q. P(…) L(…) Q.l. (SM 35) ou encore L. Ver(…) (Riches Dunes)26. Les choses se compliquent quand on a affaire non pas à un, mais à deux personnages différents sur les mêmes lingots, porteurs tous deux de duo ou, le plus souvent, de tria nomina, et qui ne présentent aucun lien de parenté ou de dépendance juridique (patron-affranchi). C’est le cas de plusieurs ensembles de lingots, ceux de Cabrera 5, Sud-Perduto 2 et Chipiona. Le plus intéressant est sans nul doute celui de Sud-Perduto 2 car on a là une cargaison complète, composée de 48 lingots. De celle de l’épave de Chipiona, qui n’a jamais été localisée, on ne dispose que de quatre lingots et seulement deux, marqués Q.BIGVEI.F, présentent les cachets de deux personnages différents, C. Cacius Philargurus (que l’on retrouve dans Sud-Perduto 2) et M. L(…) G(…). De Cabrera 5, seulement une partie de la cargaison, soit 43 lingots sur un nombre inconnu, a pu être récupérée.
16Dans aucun de ces ensembles, un cachet ne se superpose à un autre. Mais des relations chronologiques ont pu être établies, sur plusieurs lingots de Sud-Perduto 2 et de Cabrera 5, entre les cachets et les autres marques qui y ont été observées (incisions numériques indiquant le poids) et les trous de clouage27. Ainsi, il est apparu que certains cachets étaient antérieurs au clouage des lingots, d’autres postérieurs à cette opération ainsi qu’à celle de la pesée, cette dernière ayant lieu après le transport des lingots par voie fluviale. Cela a conduit à attribuer des fonctions différentes à chacun des deux individus représentés sur les mêmes lingots28 : l’un, désigné mercator 1, est présenté comme un collecteur réunissant des saumons de métal dans les zones mêmes de leur production ; l’autre, le mercator 2, est le négociant qui, à Hispalis, a acquis auprès d’un ou plusieurs collecteurs un ensemble de lingots pour les exporter hors de la province. Dans Sud‑Perduto 2 (tableau 58), C. Cacius Philargurus a pu ainsi être identifié comme le collecteur ou grossiste ayant réuni les lingots, qui furent pris en charge dans un second temps par P. Turpilius Germ(…) et M. Accius Ant(…), les mercatores 229 ; on trouve dans le même ensemble une autre association, entre Q. Kamaecus (Mercator 1) et L. Agrius (Mercator 2).
Tableau 58. — Les lingots de plomb de Sud-Perduto 2 et les cachets des mercatores 1 et 2.
Série | Producteur ou marque de producteur | Nbre de lingots | Mercator 1 | Mercator 2 |
1 | C. Asi[…] | 1/2 | C. Cacius Philargyrus | P. Turpilius Germ |
1 | C. Asi[…] | 1/2 | C. Cacius Philargyrus | — |
2 | M.H.[-] | 21/23 | C. Cacius Philargyrus | P. Turpilius Germ |
2 | M.H.[-] | 2/23 | C. Cacius Philargyrus | — |
3 | G. Vacalicus | 4/5 | Q. Kamaecus | L. Agrius |
3 | G. Vacalicus | 1/5 | — | L. Agrius |
4 | [.] // Vacalicus | 1/1 | C. Cacius Philargyrus | P. Turpilius Germ |
5 | L. Valerius Severus | 1/1 | C. Cacius Philargyrus | P. Turpilius Germ |
6 | M. Valerius Ablo | 1/1 | C. Cacius Philargyrus | P. Turpilius Germ |
7 | delphinus, gubernaculum, delphinus | 4/4 | C. Cacius Philargyrus | P. Turpilius Germ |
8 | Ant(…) An(…) | 1/1 | C. Cacius Philargyrus | M. Accius Ant |
9 | Emptor, eme, gau[deas ?] | 1/3 | C. Cacius Philargyrus | P. Turpilius Germ |
9 | Emptor, eme, gau[deas ?] | 2/3 | C. Cacius Philargyrus | — |
10 | Emptor, salve | 4/7 | C. Cacius Philargyrus | M. Accius Ant |
10 | Emptor, salve | 1/7 | C. Cacius Philargyrus | — |
10 | Emptor, salve | 1/7 | — | M. Accius Ant |
10 | Emptor, salve | 1/7 | Sans cachets |
17La plus grande partie de la cargaison de plomb de Cabrera 5 paraît avoir été aux mains d’un même négociant (tableau 59), à cette nuance près que, dans ce cas, on ne dispose pas de la totalité des lingots que le navire renfermait avant de couler. Les cachets permettent d’identifier au moins un négociant (mercator 2) propriétaire de 25 des 43 lingots qui nous sont parvenus, L. Fannius Demetrius, et on peut identifier dans les personnes de Q. Pomp(…) Satullus — auquel on peut attribuer aussi le cachet Q.P.S. —, et de Q. Caecilius les mercatores 1, ou grossistes, qui ont réuni, chacun de leur côté, les lingots dans les zones minières30.
Tableau 59. — Les lingots de plomb de Cabrera 5 et les cachets des mercatores 1 et 2.
Série | Producteur ou marque de producteur | Nbre de lingots | Mercator 1 | Mercator 2 |
1 | Q. Aelius Satullus | 1/1 | Poinçon incomplet, Q[---] | L. Fannius (Demetrius) |
2 | Tanniber | 3/4 | — | L. Fannius (Demetrius) |
2 | Tanniber | 1/4 | Q. Caecilius | L. Fannius Demetrius |
3 | P. Caecilius Popillus | 3/3 | Q. Pomp. Satullus / Q.P.S | L. Fannius (Demetrius) |
4 | L.FLA C.POM | 7/7 | Q. Caecilius | — |
5 | Q. Haterius Gallus | 1/1 | — | L. Fannius (Demetrius) |
6 | Have Iuli Vernio | 1/8 | — | L. Fannius (Demetrius) |
6 | Have Iuli Vernio | 1/8 | Q. Caecilius | L. Fannius Demetrius |
6 | Have Iuli Vernio | 6/8 | Q. Pomp. Satullus / Q.P.S | L. Fannius (Demetrius) |
7 | Plumb C[---] | 1/1 | — | L. Fannius (Demetrius) |
8 | P. Postumius Rufus | 4/9 | Traces | L. Fannius (Demetrius) |
8 | P. Postumius Rufus | 1/9 | Q. Caecilius | L. Fannius (Demetrius) |
8 | P. Postumius Rufus | 1/9 | Q. Caecilius | Traces |
8 | P. Postumius Rufus | 1/9 | Q. Caecilius | (L. Fannius) Demetrius |
8 | P. Postumius Rufus | 2/9 | Q. Caecilius | — |
9 | M. Valerius Ablo | 1/2 | — | L. Fannius (Demetrius) |
9 | M. Valerius Ablo | 1/2 | Rien de visible (concrétions) | |
10 | [---] Lf Rufus | 7/7 | GI.NI |
18Une telle organisation, à deux niveaux, qui fait intervenir d’un côté des grossistes, de l’autre des négociants qui assureront la dernière étape de la commercialisation des lingots, ne semble pas pourtant généralisée. Ainsi les 21 lingots extraits de l’épave Cabrera 4, malheureusement en partie spoliée, ne portent qu’un seul cachet, celui de M. Licinius M.f. Ausua, et les 95 de Sud-Lavezzi 2 — peut-être à l’origine une centaine — celui, unique, identifiant un mercator du nom, on l’a vu, de Ap. Iunius Zethus. Celui-ci est aussi le naviculaire, mais on ne saurait assurer qu’il en allait de même pour M. Licinius Ausua. Ainsi, à la même époque, la commercialisation du plomb de la Sierra Morena obéirait à plusieurs modèles, trois en l’occurrence, qui ont été « théorisés » en 199831 :
- Le modèle 1 s’appuie sur les données de Cabrera 4 : un mercator acquiert les lingots de diverses entreprises, les commercialise à son nom et passe par un naviculaire pour leur transport maritime.
- Dans le modèle 2, proche du premier, le mercator est aussi le naviculaire, cas avéré de Ap. Iunius Zethus.
- Le modèle 3, enfin, concerne cette organisation à deux niveaux dont il a été question, l’intervention en amont de collecteurs dans les zones de production du métal et, ensuite, la prise en charge par un ou plusieurs négociants au port d’Hispalis, que les lingots avaient rejoint par le fleuve.
19Ces trois modèles ne manquent pas de pertinence mais ne sont pas sans poser de questions, et certaines incohérences ont pu être relevées depuis leur élaboration, en particulier, comme on le verra, à propos de la composition des cargaisons de lingots. Où en est-on aujourd’hui, vingt ans après leur élaboration ? Les progrès réalisés dans les études des lingots depuis 1998 et les nouvelles découvertes permettent‑ils de mieux identifier, à partir des témoignages épigraphiques qu’ils ont laissés, les différents acteurs du commerce du plomb de la Sierra Morena et de préciser leur rôle respectif ?
20Dans le modèle 1, M. Licinius M.f. Ausua, le mercator de Cabrera 4 est le dernier propriétaire des lingots. En toute logique, il en a fait l’acquisition pour les commercialiser. Comment ? L’histoire ne le dit pas. Il a pu les prendre en charge à Hispalis, auquel cas les lingots y étaient parvenus par le fleuve ; mais qui, dès lors, avait organisé et assuré ce transport ? Des collecteurs (mercatores 1), mais qui n’avaient pas marqué à leurs noms les lingots ? Fut-ce ce même M. Licinius Ausua qui assura, après l’achat des lingots auprès des producteurs, leur acheminement vers Hispalis ? Celui-ci disposait peut-être d’un réseau ou d’agents qui lui permettaient de collecter, en son nom propre, le métal qu’il convoitait. Ap. Iunius Zethus était-il également dans ce cas ? Celui-ci, on l’a dit, était aussi un transporteur maritime (modèle 2 : mercator = navicularius). Un naviculaire bien sûr pouvait être en même temps un négociant, rien ne l’interdit, même si les cas avérés sont peu nombreux. Ce qui surprend, c’est la grande homogénéité du lot de lingots de plomb embarqué. Tous proviennent d’une seule et unique fabrique, celle des Minucii. À l’exception des cachets qui désignent nommément Appius Iunius Zethus comme le dernier propriétaire des lingots, aucun de ceux-ci ne porte d’inscriptions laissant supposer l’intervention d’un ou plusieurs intermédiaires. La question qui se pose est donc de savoir comment la centaine de lingots de plomb des Minucii a rejoint Hispalis. On voit mal Iunius Zethus se déplacer personnellement jusqu’à la fonderie pour prendre livraison des lingots convoités. En revanche, il avait peut-être des agents sur place chargés de réunir les métaux et de les convoyer jusqu’à Hispalis ; l’un d’eux aurait ainsi fait main basse sur la production des Minucii. Pourtant les lingots pourraient n’avoir reçu les cachets qu’au tout dernier moment. En effet, dans sept cas, l’un ou l’autre des deux cachets se superpose aux chiffres incisés sur les flancs des saumons de métal pour en indiquer le poids32. Or, si l’on se fie aux observations effectuées sur d’autres cargaisons, la pesée des lingots devait avoir lieu avant leur embarquement, à Hispalis33. Sans l’exclure totalement pour autant, on peut supposer que les lingots n’ont pas été pesés ni marqués au moment de leur prise en charge dans leur lieu de production. Cette incertitude permet d’envisager une autre hypothèse : les Minucii se seraient eux-mêmes chargés du transport du métal vers Séville et, une fois sur place, auraient traité directement avec un naviculaire. Celui-ci, en la personne d’Appius Iunius, aurait flairé une bonne affaire — plus de 5 tonnes de métal ! —, lui permettant de tirer personnellement profit du voyage de retour. Il ne lui restait plus qu’à marquer les lingots à son nom ; rien de plus facile, grâce à deux simples matrices fabriquées pour l’occasion par un des nombreux forgerons qui ne devaient pas manquer dans la zone commerciale d’Hispalis. Appius Iunius Zethus fut-il donc davantage un commerçant « opportuniste » qu’un negotiator patenté34 ? On ne saurait bien sûr l’affirmer, mais ce modèle 2 se révèle bien plus complexe, par les questions qu’il amène à poser, qu’il n’apparaît de prime abord.
21Dans le modèle 3, qui semble le plus fermement assuré, plusieurs observations ont été faites qui, sans le remettre complètement en question, amènent à s’interroger sur l’organisation du commerce des lingots et sur l’identité réelle des intervenants35. C’est d’abord la composition des lots de lingots. Pour l’heure, on ne peut vraiment raisonner qu’à partir de la cargaison de Sud-Perduto 2 qui nous est parvenue complète ; on peut intégrer aussi à la discussion celle de Cabrera 5 qui, avec 43 lingots, est suffisamment représentative, mais il nous manque le nombre total de saumons qui la composaient à l’origine. L’une et l’autre cargaisons sont formées de 10 séries de lingots individualisés par les marques moulées de producteurs36. Si la diversité des producteurs représentés ne fait a priori pas problème, les collecteurs (mercatores 1) s’adressant à différents fabricants, ce qui surprend c’est la très grande disparité qui existe, à l’intérieur de chacun de ces ensembles, dans le nombre de lingots pouvant être attribués à chacun de ces producteurs, de 1 à 23 lingots dans le cas de Sud-Perduto 2, de 1 à 9 pour Cabrera 5. On imagine mal que les collecteurs aient réuni des lots aussi disparates. Aussi a-t-on récemment tenté d’expliquer cette hétérogénéité des cargaisons de plomb de Sud-Perduto 2 et de Cabrera 5 par la façon dont étaient gérées les arrivées de lingots à Hispalis, en introduisant une étape intermédiaire de stockage, de plus ou moins longue durée, qui, au stade final, finissait par mélanger dans un même lieu les lingots apportés par différents mercatores 137. C’est dans ces magasins que les mercatores 2 seraient venus faire leur marché, et auraient pris possession des lingots qui les intéressaient, visiblement sans se soucier de leur origine. Il semble donc évident que les collecteurs réunissaient des lots plus importants de lingots avant de les expédier, par le fleuve notamment, vers la cité d’Hispalis. Ce qu’il en advenait alors ne les concernait plus, puisque les lingots passaient entre les mains de nouveaux acteurs, et parmi eux donc les mercatores 2, derniers propriétaires des lingots et considérés logiquement comme les négociants qui devaient s’occuper de les commercialiser. L’ensemble de Cabrera 5, quoiqu’incomplet, semble, a priori, celui qui correspond le mieux à ce scénario. Le négociant est L. Fannius Demetrius, dont les cachets sont présents sur 25 des 43 lingots récupérés. S’ils sont absents de deux séries (4 et 10), on peut émettre l’hypothèse que L. Fannius n’en possédait pas moins la totalité de la cargaison de plomb. La raison pour laquelle ces lingots n’avaient pas reçu son cachet nous échappe, mais cette observation ne doit pas nous freiner38. Mais en allait-il de même des trois personnages identifiés comme mercatores 2 sur Sud-Perduto 2 ? Les lots qui leur appartiennent sont très inégaux : 35 lingots pour P. Turpilius Germ(…), mais seulement 8 pour M. Accius Ant(…) et 5 pour L. Agrius. Il paraît difficile de les considérer sur le même plan et de faire des uns et des autres des négociants qui auraient embarqué dans les cales d’un même navire leurs lingots respectifs. On voit mal en effet deux négociants envoyer des lots aussi réduits ; question de rentabilité économique. N’est-il donc pas plus raisonnable de penser que c’est celui dont le nom est le plus représenté sur les lingots qui en est le seul et unique propriétaire et donc négociant, en l’occurrence Publius Turpilius ? Mais dans ce cas, que faire de L Agrius et de M. Accius ? Ils ne peuvent être des collecteurs, ce rôle ayant été reconnu comme étant celui de C. Cacius Philargurus et de Q. Kamaecus. Sont-ils alors ceux qui, à Hispalis, ont réceptionné les lingots, d’autres grossistes en somme, auxquels se serait adressé P. Turpilius ? Mais, dès lors, pourquoi les 35 lingots marqués au nom de ce dernier ne portent les cachets ni de l’un ni de l’autre ?
22On le voit, il n’est pas facile de démêler l’écheveau et la question s’avère beaucoup plus complexe quand on tente d’aller au-delà de ce que nous montrent, au premier abord, ces inscriptions apposées à froid sur les lingots. Cette difficulté rend encore moins évidente la réponse à la question sous-jacente à toute cette réflexion : qui sont réellement les personnages révélés par les cachets imprimés à froid et quel est leur rôle exact dans le processus de commercialisation du plomb ? On peut d’ores et déjà exclure qu'il s’agisse d’agents de l’administration, et plus particulièrement, de l’administration douanière ou fiscale, qui auraient contrôlé les lingots avant leur départ de la province. On voit souvent ces cachets présentés comme des « marques de contrôle ». S’ils donnaient l’identité de ceux qui avaient réalisé ce contrôle (pesée ?), on s’attendrait que leur statut officiel soit clairement indiqué.
23Les cachets à froid ont une fonction, celle de revendiquer la propriété des lingots. On restera donc sur l’idée qu’ils désignent bien les gens du commerce. Oui, mais lesquels ? L’importance de la figure du mercator 1 du modèle 3 doit être, nous semble-t-il, relevée. Il joue un rôle essentiel dans le rassemblement des produits des multiples mines et fonderies actives dans la Sierra Morena. Homme de terrain, il peut s’appuyer sur des réseaux qui lui permettent de réunir les saumons de métal de différents districts. Ainsi, si l’on s’en tient aux résultats des LIA disponibles pour les lingots de Sud‑Perduto 2, C. Cacius Philargurus a pris en charge le métal de producteurs de trois districts différents, Linares, La Carolina et Fuenteobejuna. Il avait donc un champ d’action assez vaste. Il n’était pas un « petit » négociant qu’on imaginerait allant de mine en mine traiter directement avec les producteurs de plomb, mais un vrai grossiste, élément-clé dans la commercialisation des lingots, et c’était peut-être sur cette figure que les producteurs comptaient le plus pour écouler leurs productions. Mais tous ne passaient peut-être pas par ces négociants ; on l’a envisagé à propos des Minucii de Sud-Lavezzi 2. Appius Iunius Zethus, quant à lui, s’est peut-être improvisé commerçant de plomb, ce qui, au final, ne lui a pas réussi. Mais les autres ? On a vu la difficulté de les considérer tous de manière égale. De fait, la question qui se pose est de savoir si ces mercatores que l’on peut considérer comme les derniers possesseurs des lingots étaient bien les derniers intervenants dans le processus qui devait conduire ces produits jusqu’à leur destination finale. Les différents cachets que portent les deux lingots d’Herculanum, dont il a été question en début de ce chapitre, trahissent l’intervention d’autres intermédiaires une fois les lingots parvenus à bon port. Toutes ces observations et interrogations doivent de fait nous faire réfléchir sur la réalité de la figure du négociant spécialisé qui assurait, depuis l’Ibérie jusqu’aux consommateurs (c’est-à-dire les artisans), l’intégralité de la chaîne opératoire commerciale du plomb. Il apparaît en tout cas que cette commercialisation, quel que soit le rôle qu’y ont joué les uns et les autres personnages connus par les cachets imprimés à froid, semble dans une grande mesure avoir échappé, à l’époque impériale, aux producteurs de ce métal.
IV. — L’État romain et le commerce du plomb hispanique
24Ce que nous disent aussi les lingots, à travers les différentes marques qu’ils arborent, de leur production et de leur commercialisation, c’est que ces phases échappaient aux pouvoirs publics, quand bien même ces derniers ne s’en désintéressaient probablement pas. Les cartouches dorsaux fournissent l’identité de personnages qui ont un rapport avec la fabrication des lingots, et, sous le Haut-Empire, aucun ne révèle l’intervention directe de l’autorité impériale dans la production minière et métallurgique, à la différence de ce que l’on peut observer dans d’autres secteurs géographiques39. Les cachets imprimés à froid, quant à eux, présents sur les flancs ou les petits côtés des lingots, témoignent de l’étape commerciale. Derrière les inscriptions, généralement incisées, relatives aux poids des lingots et présentes sur un certain nombre de ces derniers, se trouvait peut-être aussi une exigence d’ordre administratif40. Les lingots étaient pesés, ou en tout cas certains d’entre eux, pour que pût être calculé le montant du portorium dû sur la cargaison qui allait franchir les limites de la province. Mais aucune des marques nominales attestées sur ces lingots ne se rapporte aux mensores qui ont effectué la pesée et porté sur les lingots les poids mesurés.
25L’État romain est cependant bien présent sur certains de nos lingots par le biais des cachets apposés à froid généralement sur les flancs des saumons de plomb, mais aussi, parfois, sur les petits côtés, et qui nomment un empereur. Ils ont été relevés sur un lingot de Pompéi, où le cachet NER.AVG identifie l’empereur Néron ; c’est aussi la titulature de Néron que l’on retrouve sur les lingots de Bou Ferrer. C’est son successeur, Vespasien, que l’on rencontre sur les lingots de la cargaison de Cabrera 6 et probablement Titus sur un lingot de Piscinas. Quant aux deux lingots isolés provenant d’une épave dont on sait peu de choses à Minorque (Cap d’en Font), ils portent le cachet IMP CAES qui identifierait, a priori, Auguste41.Le métal hispanique n’est pas seul concerné. Les cachets impériaux sont aussi attestés sur des lingots de plomb d’origine germanique, découverts au début des années 2000, d’une part aux Saintes-Maries-de-la-Mer (épave SM 1, cachet IMP CAES), d’autre part à Rena Maiore, sur la côte nord-occidentale de la Sardaigne (cachet IMP)42.
26À l’instar des autres cachets à froid, ces inscriptions désignent l’État impérial, à travers la mention de l’empereur, comme le dernier possesseur des lingots. Comment celui-ci avait-il acquis les lingots ainsi marqués ? On exclura d’ores et déjà la possibilité qu’ils proviennent de mines « impériales », administrées par les services de l’État. L’information aurait été donnée en effet par les cartouches dorsaux des lingots. Les cachets impériaux seraient-ils alors l’indication d’un contrôle de l’État sur les lingots ? Mais de quel type de contrôle s’agirait-il alors ? Contrôle de la qualité du métal ? Mais alors pourquoi ces cachets ne sont-ils pas davantage représentés ? À l’idée que les cachets certifieraient que les lingots ont bien acquitté les droits du portorium, on opposera la même observation. Enfin, ces cachets indiquent‑ils que les lingots sont le produit, en nature, de la fiscalité qui pesait sur les mines confiées à des particuliers ? Bref, sur cette question et sur la façon dont l’État percevait les vectigalia afférents, on conviendra que l’on est dans le flou.43.
27L’État romain est donc le dernier propriétaire connu de ces lingots au moment où ils embarquent sur des navires qui vont les transférer hors de la province. Bien sûr, il ne s’agit pas de voir ici l’État dans le rôle d’un commerçant. Certes il avait besoin de métaux, pour la frappe de monnaies (or, argent, cuivre), pour les chantiers publics (plomb et fer), mais il ne les produisait pas lui-même. Sans doute la solution la plus immédiate était l’achat sur le marché, ou directement auprès des producteurs44. Les cachets impériaux des lingots de plomb de Bou Ferrer et de Cabrera 6 signalaient en tout cas la propriété impériale des lingots et permettaient de les identifier comme tels dans les cargaisons de navires qui assuraient les rotations commerciales depuis l’Espagne et qui transportaient d’autres marchandises ne relevant pas nécessairement de l’État. C’est le cas sans aucun doute de Bou Ferrer et de ses milliers d’amphores à salaisons, transportées pour le compte d’un ou plusieurs négociants privés. Mais ces cachets étaient peut-être aussi destinés aux agents du portorium. Propriété publique, les lingots pouvaient en effet échapper aux taxes douanières qui grevaient à l’inverse les autres marchandises. C’est en effet l’une des dispositions de la lex portorii Asiae découverte à Éphèse, qui stipule qu’aux marchandises transportées au nom de l’État était appliquée une franchise, et en particulier au « cuivre et (à) l’argent estampillés »45. Dès lors, il n’y a pas de raison qu’une ou plusieurs dispositions analogues n’aient pas figuré dans le règlement douanier de l’Hispanie, si stratégique pour l’État romain en ce qui concerne la fourniture de métaux, nobles comme vils. Le mode d’acquisition des métaux, ici du plomb, ne change pas par rapport à ce que nous avons vu pour l’approvisionnement du marché libre. Il est vraisemblable que l’État, par l’intermédiaire de ses agents, se fournissait auprès de ces mêmes négociants qui, dans les ports de commerce, avaient collecté les métaux auprès des différents mercatores qui parcouraient les régions minières. Cela expliquerait, autant pour les lingots de Bou Ferrer que pour ceux de Cabrera 6, l’hétérogénéité des lots portant des cachets impériaux : au moins 4 ateliers différents pour 7 lingots dont les marques dorsales sont lisibles sur Bou Ferrer, 7 pour 16 lingots dans le cas de Cabrera 6. Ces lingots, achetés par l’État à des conditions peut‑être avantageuses, étaient ensuite transportés par des naviculaires privés, qui étaient normalement rétribués pour le service rendu. À l’arrivée, principalement Ostie et peut-être même Pouzzoles, ils étaient pris en charge par d’autres agents de l’administration46. Ce que les lingots devenaient ensuite nous échappe, mais force est de constater que l’État pouvait les remettre dans le circuit commercial, une partie d’entre eux en tout cas ; c’est ce que suggère le lingot de Pompéi frappé au nom de l’empereur Néron47. Cela n’en faisait pas pour autant un acteur du commerce à part entière. Le lingot de Pompéi a pu faire partie d’un lot non utilisé et que l’État n’avait pas intérêt à conserver par devers lui48.
28Il reste à examiner, pour terminer, le rôle d’un haut personnage de l’État impérial naissant, Agrippa. Son nom, abrégé aux premières lettres, AGRIP, apparaît sur un lingot de type D1 trouvé, hors de tout contexte précis, en mer dans les Baléares (Cap d’en Font). On y voit traditionnellement, sans véritable discussion, Marcus Agrippa, le gendre d’Auguste49. Le cachet AGRIP est aussi attesté sur les lingots de Comacchio. À quel titre Agrippa, s’il s’agit bien de lui, appose, ou plutôt fait apposer un cachet à son nom ? À titre privé ou de façon tout à fait officielle, en tant que représentant de l’État ? On se rappellera qu’Agrippa fut entre 33, date de son édilité, et son décès, en charge de la réorganisation de tout le système d’approvisionnement en eau de l’Vrbs et à l’origine de grands programmes édilitaires qui incluaient la construction d’un vaste établissement de bains au Champ de Mars, tous grands consommateurs de plomb. Le cachet AGRIP pourrait donc trahir la propriété de l’État sur du métal destiné aux projets urbains publics. À ce titre, il a le même rôle que les cachets désignant nommément l’empereur. Mais en aucun cas, il ne peut, dans le cas de notre lingot de Minorque, signaler un contrôle d’Agrippa, et donc de l’autorité publique, sur la ou les mines productrices du plomb50 ; le lingot porte en effet une marque moulée, en grande partie effacée, mais dont le début conservé ne laisse aucun doute sur le statut privé de l’entreprise qui l’a produit, une societas plumb(i ou -aria) dont le nom complet nous est inconnu51.
Notes de bas de page
1 Domergue, Liou, 1997, pp. 14-18.
2 Monteix, 2004, pp. 371-375.
3 On a exclu de ce décompte les différentes marques des deux lingots d’Herculanum, à l’exception du cachet C.C.H.
4 Selon que l’on considère ou pas les lingots de Scoglio Businco comme républicains. Un doute subsiste sur la datation du gisement, traditionnellement placée au ier siècle av. J.-C. ; mais les arguments manquent.
5 Les deux dernières lettres des inscriptions échappent, en revanche, à toute interprétation. Voir les notices correspondantes dans le catalogue épigraphique (L.F.Q.L.L.D.S et Q.P.L.Q.L.S.S).
6 Assez mal représentés dans l’épigraphie lapidaire toutefois ; par exemple CIL VI 4460, 33789 et 37816 ; AE 1979 89 (Rome) ; AE 2007 372 (Herculanum) ; CIL III 14386d (Baalbeck) ; AE 1993 437 (Alatri, It.) sur fistula.
7 Tran, 2021.
8 Domergue, Rico, 2014, p. 152.
9 Ibid., pp. 147-149 ; Id., 2018, pp. 199-200.
10 Le terme est préférable à celui de negotiator, pour la fin de l’époque républicaine ; le mercator est un commerçant à part entière, quel que soit le volume de son activité. Le second terme désigne la catégorie, large, d’hommes d’affaires qui se développa à la faveur de l’expansion de Rome en Méditerranée, mais que rien n’empêchait pour autant de toucher aux bénéfices du commerce. Voir Andreau, 2000 et 2016 ; Tran, 2014b.
11 Le cachet AI observé sur les lingots de l’épave Nido del Cuervo à Águilas (Murcie) est là pour rappeler que les lingots pouvaient être marqués à froid au départ de Carthagène. Mais le sens de ce cachet nous échappe et il n’est pas certain qu’il ait quelque rapport avec la commercialisation des lingots.
12 CIL II 3433.
13 Salvi, 1992a, p. 671.
14 Andreau, 2004, pp. 119 sqq.
15 Tran, 2014a, p. 229.
16 Domergue et alii, 2016b, p. 190.
17 Voir ci-après, commentaire de la marque no 1060, § 2.
18 L’épave renfermait aussi des lingots aux noms d’autres entrepreneurs (Appuleius, Atellius, Pinarius, Planius et Vtius) mais à un seul exemplaire. Même si l’on sait que la totalité de la cargaison n’a pas été récupérée par les plongeurs, il y a fort à parier que les lots correspondant à chacun de ces entrepreneurs ne devaient pas être très importants. La question reste donc posée de leur présence à bord et rend encore plus complexe la façon dont la cargaison avait été constituée dans le port de départ, qui a de grandes chances d’avoir été celui de Carthago Nova.
19 Pena Gimeno, 2015, p. 190.
20 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 161.
21 Strabon, Géographie, III, 2, 1 ; III, 2, 5.
22 Par exemple, Melchor Gil, 1999 ; Rodà, 2004, p. 186 (qui suit Melchor Gil) ou, plus récemment, Mateo Corredor, 2016, pp. 353-355.
23 Il y a deux exceptions : la première est constituée par le lingot, aujourd’hui perdu, portant une marque moulée identifiant la colonie d’Astigi, trouvé au xixe siècle dans le port de Carthagène. Les circonstances dans lesquelles ce lingot, à condition qu’il eût été produit dans la Sierra Morena, se retrouva à Carthagène, restent bien mystérieuses. La deuxième est le lingot portant la marque delphinus // SOC.BALIAR // ancora (1068), que les LIA attribuent à la Sierra Morena, mais il reste bien isolé.
24 Domergue, Rico, 2014, p. 152.
25 Voir dans le catalogue des marques le no 1044.
26 On n’en fera pas pour autant aussi des naviculaires.
27 Colls, Domergue, Guerrero Ayuso, 1986, pp. 68-69 ; Bernard, Domergue, 1991, pp. 54-55.
28 Domergue, 1994a, pp. 73-77 ; Id., 1998, pp. 208-209.
29 Sur plusieurs lingots en effet, les trous de clouage percent l’un ou l’autre des deux cachets qui composent le nom de Cacius Philargurus ; voir Bernard, Domergue, 1991, pp. 57 et 67-69.
30 Mais tout n’est pas si simple. Q. Caecilius est seul mentionné sur une série (la 4), composée de 7 lingots. A‑t‑il coiffé les deux casquettes à la fois ? Faut-il le considérer comme un « associé » de L. Fannius ? Difficile à dire.
31 Domergue, 1998, pp. 207-209.
32 Liou, Domergue, 1990, p. 68.
33 Voir dans le catalogue épigraphique « IV. — Les marques incisées », § 179.
34 La question qui se pose, de manière plus générale, est celle de savoir si l’ensemble de la cargaison (métal + amphores) appartenait au naviculaire ou si celui-ci avait passé un contrat avec plusieurs marchands. Rien ne permet de trancher. En revanche, les 95 (ou 100) lingots de plomb lui appartenaient bien.
35 Rico, 2011, pp. 49-51.
36 En fait, six séries assurées pour Sud-Perduto 2. Les séries 3 et 4 relèvent du même producteur Vacalicus et les 4 lingots portant la marque anépigraphe delphinus, gubernaculum, delphinus (série 7) pourraient être attribués à ce même Vacalicus (voir ci-dessus chap. IV, § 27) ; de même, les marques « publicitaires » Emptor eme gau[deas ?] (série 9 : 3 lingots) et Emptor salve (série 10 : 7 lingots) pourraient être rattachées à l’une ou l’autre des six séries individualisées par des noms personnels. On peut se demander si la série 10 ne provient pas de l’entreprise identifiée par les marques dorsales ANT palma // ANT palma (série 8, 1 lingot). Les deux séries en effet sont les seules frappées du cachet M.ACCI.ANT (identifié comme mercator 2).
37 Rico, 2011, p. 50.
38 De la même manière, tous les lingots d’une même série n’ont pas été systématiquement marqués au nom de celui qui les a collectés ; c’est le cas de la série 2, 4 lingots marqués TANNIBER, mais un seul portant le cachet Q.C‘AE’‘CIL’ ; dans la série 8, 4 lingots ne portent pas de cachet du collecteur 1, Q. Caecilius, à l’inverse des 4 et même 5 autres lingots de la même série. La même observation peut être faite sur certaines séries de Sud‑Perduto 2 (séries 1, 3, 9 et 10).
39 En Germanie (voir les lingots de Rena Maiore) et en Bretagne par exemple ; voir RIB II.1, 2404 (Lead Pigs), pp. 38‑66.
40 Voir dans le catalogue épigraphique §§ 177-178 (« IV. — Les marques incisées »).
41 Du même secteur — mais s’agit-il du même gisement ? — proviennent deux autres lingots, dont un du type D1, frappé du cachet AGRIP, derrière lequel on voit M. Agrippa. Il en sera question plus loin.
42 Long, Domergue, 1995 ; Riccardi, Genovesi, 2002 ; Raepsaet-Charlier, 2011.
43 Sur la question, voir Domergue, 2008, pp. 194-196 ; Andreau, 2010, p. 121 ; Hirt,2010, pp. 84-92.
44 La présence d’un cachet tout à fait particulier, AVC (voir la notice correspondante), sur les lingots de Cabrera 6 et de Cap d’en Font, irait dans ce sens, confirmant, si besoin est, que le métal produit par l’exploitant d’une mine du domaine public appartient en totalité à cet exploitant et que le fisc n’en retient pas une partie en vertu d’un soi-disant régime partiaire. Si l’administration impériale se procure bien sur le marché les métaux dont elle a besoin, le personnage de l’auctor que nous proposons d’identifier derrière le sigle AVC pourrait être une sorte d’expert reconnu, pas un agent officiel mais un intermédiaire indispensable au bon fonctionnement du commerce. Toutefois, le fait que le cachet AVC ne soit pas attesté sur tous les lingots aujourd’hui connus suggère que l’intervention d’un garant n’était pas systématique et qu’elle n’était peut-être nécessaire qu’à des ventes aux enchères, les auctiones. On peut donc se demander si les lots de Cabrera 6 et de Cap d’en Font n’avaient pas été acquis par l’administration impériale dans le cadre d’une vente de ce type. Mais pour quelles raisons ? Les lingots ne le disent pas.
45 Domergue, 1994a, pp. 80-81 ; et 1994b, p. 105.
46 Il y a peu de temps, on aurait pu encore solliciter l’inscription CIL XIV 52, mentionnant, à Ostie, l’existence de la procuratèle de la massa Mariana, traditionnellement mise en relation avec le domaine minier de Sextus Marius en Bétique confisqué par Tibère (Tacite, Annales, VI, 19). Il semble aujourd’hui qu’il faille abandonner cette interprétation, l’expression massa Mariana désignant plus vraisemblablement un domaine anciennement possédé près d’Ostie par ce même Sextus Marius et passé, comme toutes ses possessions, dans le patrimoine impérial ; voir Domergue, 2021, et tout particulièrement la note 18.
47 Et peut-être aussi l’un des deux lingots d’Herculanum, qui porte sur un de ses petits côtés, le cachet AVC ou AVG.
48 On y retrouve deux autres cachets, de lecture ou d’interprétation difficile, qui renvoient peut-être à des intermédiaires qui seraient intervenus une fois le lingot remis sur le marché, avec d’autres certainement. Rien n’interdit du reste de penser que ce lot fut cédé par l’autorité impériale pour aider la cité de Pompéi à se relever du terrible tremblement de terre qu’elle connut en 62 et qui endommagea certainement une partie du réseau d’adduction d’eau. Ce retour des lingots de plomb détenus par les services impériaux dans le circuit commercial habituel n’aurait été de fait que circonstanciel.
49 Rodà, 2004, p. 187.
50 Comme le voudrait Rodà, 2004, p. 190.
51 On rappellera que de ce même secteur de Cap d’en Font proviennent deux autres lingots, de type D4, découverts en 1967, qui portent, l’un le cachet AVC, le second le cachet IMP.CAES. Rien ne permet de dire que ces lingots et celui portant le cachet AGRIP proviennent du même gisement, d’autant plus qu’ils appartiennent à deux types différents qui, pour l’heure, n’ont jamais été observés ensemble dans une même cargaison. On retiendra donc que deux navires semblent, a priori, avoir fait naufrage, à des dates certainement différentes, dans le même secteur et portant tous deux des lingots de plomb propriété impériale. Une simple coïncidence apparemment.
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