Chapitre viii
1854‑1862 : Carthagène au péril de l’assoupissement
p. 141-157
Texte intégral
1En 1854, Roux sait parfaitement qu’il ne reviendra plus vivre à Carthagène, mais il pense avoir tout fait pour y maintenir une présence solide, et même prééminente. Cette confiance dans l’avenir s’appuie sur quatre piliers. Le premier est une fonderie aux techniques innovantes pour le traitement des matières pauvres qui dominent localement, avec des coûts de production sensiblement inférieurs à ceux des autres établissements locaux et une capacité de production plus importante, étendue même, depuis peu, au métal argent. Le second est une connaissance des ressources de la sierra et une grande familiarité avec ses pratiques minières grâce à des années d’immersion dans le petit monde des mineros : même à distance, on ne pourra duper Roux, parce qu’il connaît les usages, écrits et non écrits, et donc aussi les ruses des détenteurs de concessions, des actionnaires de sociétés et des partidarios. Le troisième pilier est le maintien de la conjonction entre la mine et la banque pour asseoir la puissance de la maison Roux. Le maître du crédit, donc des dettes, sera toujours en appui de l’industriel, pour forcer l’entrée dans une société ou attirer le minerai. Le quatrième, présenté au chapitre précédent, est tout simplement son beau‑frère. Par ses origines, il connaît bien la société de Carthagène. Même si les affaires de mines imprègnent le milieu local depuis le début des années 1840, Roux a très probablement amélioré la culture de Simón en ce domaine. Plus sûrement, c’est bien Roux qui lui a permis d’acquérir une compétence métallurgique et l’a formé au métier de banque. Simón, tellement redevable à Hilarion, a vocation à être toujours son œil, sa voix et sa plume, et parfois son cerveau lorsqu’il s’agit de décisions urgentes.
2Un socle solide, capable de répondre à toutes les nécessités, d’autant plus que Roux a dû laisser des instructions précises sur les dossiers et des directives sur la stratégie à suivre, pour la conduite et la progression des affaires. Mais peut‑on verrouiller l’avenir ? J’ai évoqué la déloyauté passagère de Simón une dizaine d’années plus tard, mais là n’est pas l’essentiel : Roux est assez puissant pour ramener l’ordre d’une main de fer dans un gant de velours. Les vraies interrogations sont extérieures à la société et au réseau. Leur horizon n’est pas très vaste, puisque, en dépit d’ondulations, toujours modérées, en dépit des craintes des mineros, les cours du plomb, par essence internationaux, ne sont jamais un problème. Pour percevoir les risques, peut‑être les périls, il faut restreindre la focale, à l’Espagne et même au seul périmètre de Carthagène et de sa sierra minera.
3L’étude de la stratégie locale du tandem Roux‑Aguirre et de ses résultats peut s’appuyer sur plusieurs ensembles documentaires. Le premier est l’activité du service des mines, rapportée par le bulletin officiel de la province (Boletín Oficial de la provincia de Murcia). Compte tenu de l’empilement des formalités exigées par la loi de 1849, les informations sont d’interprétation délicate. Elles sont surtout insuffisantes, notamment pour Carthagène. La sierra minera est déjà largement sortie de la phase de démarcation des concessions pour entrer dans celle des transactions. L’autre ensemble est celui des archives notariales de Carthagène. À défaut de pouvoir consulter les actes de l’ensemble des notaires de la place, j’ai choisi de suivre les principaux notaires de Roux, simultanés ou successifs, ceux auprès desquels il signe notamment toutes ses procurations importantes. L’ensemble des transactions n’y figure pas, mais les grandes orientations peuvent en être dégagées.
4Le dernier bloc est celui des publications, en fait surtout des rapports des ingénieurs chefs du district. La grande figure en demeure Monasterio, mais, à la fois par obligation professionnelle et par intérêt personnel, chacun de ses successeurs produit un ou plusieurs écrits, comme si le mémoire sur la sierra minera, avec une présentation détaillée de chacune des étapes de l’activité, de la mine aux fours, était devenu une figure imposée de la fonction. Deux textes se distinguent, le rapport d’Anselmo Tirado pour l’année 1859 et l’ouvrage de Federico Botella. Ce dernier, éminent géologue, fut aussi un grand ingénieur, successeur de Tirado à la tête du district de Murcie de 1861 à 1863. C’est alors qu’il recueillit l’essentiel de la documentation pour son œuvre la plus connue, la Descripción geológico minera de las provincias de Murcia y Albacete1. Complétée ou rectifiée au cours des années suivantes avant publication en 1868, elle propose une lecture, à la fois synthétique et rigoureuse, des modes de fonctionnement technique et économique de la minería régionale. Tirado et Botella : deux ennemis jurés, à titre personnel, pour des raisons d’avancement dans le Corps des mines. Le premier a exprimé sa rancœur dès 1849, a dû la ravaler pendant dix ans au terme d’une piteuse dérobade devant le duel réclamé par Botella, avant de lancer une nouvelle attaque juridique en 1859 définitivement réglée en 1866 par une décision du Conseil d’État en sa défaveur2. Cette rancœur ne peut marquer son rapport, écrit avant la nomination de son successeur, mais lorsque Botella arrive, l’animosité atteint un nouveau sommet et, sous certains aspects, plusieurs passages de la Descripción peuvent se lire comme une mise en texte, et peut‑être surtout en images parce que Botella est un génial dessinateur, de la différence de niveau entre deux collègues d’un même corps. Roux au prisme du mépris pour l’observateur précédent. La remarque est anecdotique, mais elle éclaire aussi la nature de l’information fournie par chacun : d’une part, un mémoire long, besogneux, mais riche de la méticulosité de son auteur, d’autre part, un ouvrage qui refuse de se situer au niveau du médiocre rapport annuel. Botella ne traite pas d’une année : il veut au contraire s’inscrire dans le temps long de la sierra. Il n’écrit pas pour être lu puis oublié, mais pour devenir une référence. Cette posture n’est pas forcément une chance pour l’historien : la priorité donnée à l’établissement d’une typologie rigoureuse des techniques à l’œuvre dans la sierra s’exerce au détriment d’une présentation complète de chacune des grandes fonderies, et masque quelque peu la nervosité et la multiplicité des adaptations ponctuelles, le temps court d’une sierra toujours en mouvement. En revanche, le texte de Botella est riche de l’acuité du regard, de la capacité à décrypter le détail important, à donner un sens économique aux différences d’équipements ou de procédés. Le cas de San Isidoro affleure parfois. Par affinité de Botella avec Aguirre ou parce que la fonderie est encore unique ? Ce sera, avec d’autres, l’un des objets de la réflexion.
5Depuis 1854, Simón de Aguirre se trouve investi d’une double mission, d’une part maintenir et même affermir le socle de la puissance de Roux, de l’autre anticiper les évolutions et leur proposer des réponses. L’acquis et le mouvement : en fait la solidité du premier paraît telle que les risques inhérents au second ne sauraient inquiéter, d’autant plus que la sierra est largement dominée par la fragmentation, aussi bien minière que métallurgique. Cette situation peut même se révéler favorable à un renforcement des positions, minières notamment, puisque l’industriel possède toujours les ressources du banquier. Le problème est que Roux ne dispose d’aucun monopole, d’aucune garantie réelle contre des modernisations, des ambitions concurrentes, locales ou d’origine extérieure : Carthagène est le premier fournisseur de plomb sur les marchés internationaux et cela se sait — à Madrid, Londres, Paris ou Marseille. 1862, choisi comme terme de ce premier bilan, n’est nullement le terme de l’évolution. Le soulèvement cantonaliste de 1873 et surtout les initiatives de Roux de 1877, concomitantes du début de la grande crise du plomb, clôturent véritablement le cycle. La date n’en demeure pas moins importante, pour la position même de Roux à Carthagène et, plus largement, pour sa stratégie dans le domaine du plomb, puisque le projet grec se prépare activement dès l’année suivante. Le Laurium, un élargissement ou un transfert de ses ambitions ?
I. — L’impossible priorité minière
6Hilarion Roux dispose d’une fonderie puissante. Si, comme le soulignait Monasterio, il veut continuer à contrôler ses matières, en termes de coût, et peut‑être surtout de régularité et de qualité d’approvisionnement, il lui reste à développer sa démarche vers l’amont, de la fonderie vers la mine. En dépit d’un certain frémissement à partir de 1851, ses initiatives sont demeurées jusque‑là modérées, sans doute insuffisantes dans la durée, mais sa puissance financière et la familiarité de Simón avec les arcanes de la sierra pourraient permettre des avancées significatives. Est‑il encore temps ? Depuis une décennie au moins, la sierra connaît une frénésie de démarcations et créations de sociétés. Il en est résulté un paysage confus et même anarchique, avec un enchevêtrement de concessions aux dimensions inégales, souvent très modestes. Dans ces conditions, que peut faire Roux, désormais premier fondeur de la sierra : soutenir l’émergence, certes difficile, de quelques ensembles cohérents, ou s’insérer dans le pullulement des microsociétés locales ? Au demeurant, la position géographique de la fonderie est moins favorable au contrôle du minerai qu’on ne pourrait le croire : Escombreras est remarquablement située dans la baie de Carthagène, mais elle n’est pas au cœur d’une sierra dont les ressources minières sont plus à l’est ou au nord‑est, dans une région fragmentée en cerros, ramblas et barrancos. Reste la question de la nature et de la teneur des minerais : familier des matières pauvres, Roux doit‑il privilégier les dépôts de carbonates de faible teneur ou s’intéresser aussi au minerai d’avenir, les sulfures beaucoup plus riches, mais aussi plus délicats à traiter ? Doit‑il enfin se limiter au plomb ou élargir la stratégie à d’autres minerais, de fer, de cuivre et surtout de zinc, puisque les calamines abondent dans la sierra ? La politique minière devrait devenir une priorité, par la demande de concessions dans des espaces encore vierges, par des acquisitions ou par des affermages de mines.
Des demandes de concessions de plus en plus extérieures à la sierra
7Les données issues du service officiel des mines sur les demandes de concessions appellent plusieurs distinctions. La première, la plus délicate, tient à l’empilage des étapes administratives, prévu par la loi de 1849 : un représentant du service doit en principe se rendre trois fois sur le terrain avant l’octroi de la concession3. L’objet des visites n’étant pas toujours précisé dans le Boletín Oficial, le risque de double comptage existe. La seconde est géographique, entre la Sierra de Cartagena, déjà en voie de saturation, et les bassins plus éloignés — Águilas, Lorca, Mazarrón —, inclus dans la même circonscription administrative. Les deux dernières distinctions sont plus spécifiques à la sierra minera. Il ne faut pas confondre une concession complète et la démarcation d’interstices de faible superficie, extensions appelées « demasías ». Par ailleurs, à côté des mines stricto sensu, le service est en charge aussi de la concession des restes, antiques ou contemporains, haldes (terreros) ou amas de scories (escoriales). Le comptage global présenté ci‑dessous ne procure donc qu’une image assez approximative, en partie exagérée, parce que j’ai dû renoncer à distinguer reconnaissances et démarcations (tableau 1) :
Tableau 1. — Opérations du service des mines relatives à des demandes de concessions de Roux
Sierra de Cartagena | Autres bassins | ||||
Année | Mines | Demasías | Escoriales | Terreros | |
1853 | 2 | 1 | – | 1 | – |
1854 | 1 | – | 1 | 1 | 2 |
1855 | 1 | – | – | 1 | – |
1856 | 2 | – | 2 | – | 5 |
1857 | 0 | – | – | – | – |
1858 | 1 | – | 1 | – | 4 |
1859 | – | 2 | – | – | 2 |
1860 | 0 | – | – | – | – |
1861 | 3 | – | – | – | – |
1862 | 4 | – | – | – | – |
8Le démarrage, ou redémarrage, des demandes de Roux analysé au chapitre v se confirme au cours des années suivantes : à l’exception de 1857, il présente chaque année plusieurs sollicitations, jusqu’à neuf en 1856. Le total, 37, peut paraître considérable. Il doit être relativisé. Si l’on exclut demasías, haldes et scories, ce sont, en huit ans, 27 mines, demandées ou obtenues, dont treize hors de la Sierra de Cartagena. Il s’agit très probablement de concessions de faibles dimensions, surtout dans la sierra. Les chiffres relatifs à celle‑ci auraient même pu être revus à la baisse si j’avais pris en compte plusieurs renoncements. Seconde observation, les initiatives hors de la sierra minera comptent autant que celles proches de San Isidoro, comme si Roux était déjà en quête de zones vierges pour échapper à la saturation minière locale. À noter que le métal importe peu : sur les bassins « extérieurs », Roux démarque alors des concessions de minerais de fer ou de cuivre plus souvent que de plomb. La mine est une aventure globale.
Les transactions dans la sierra
a) Une dynamique faible
9Dans ces conditions, le suivi des principaux notaires de Roux ou Aguirre n’est pas un simple complément. C’est une nécessité, surtout pour la sierra où la phase de première occupation cède le pas à celle des transactions. Il faut néanmoins avoir conscience des limites de la source parce qu’elle sous‑estime les opérations sur d’autres bassins, signées chez des notaires du lieu. Faute de moyens pour situer toutes les concessions dans la sierra et apprécier l’activité effective des différentes sociétés, ces remarques méthodologiques ont vocation à rester en partie formelles. Elles invitent à la retenue dans les ambitions de la recherche, qui se réduisent à une question simple : à défaut de pouvoir solliciter beaucoup de démarcations nouvelles, Roux a‑t‑il su, ou simplement voulu, mettre en œuvre une politique d’acquisitions conciliant les besoins de la fonderie avec les modes de fonctionnement de la sierra minera ?
10Par prudence, je me limiterai à une seule série de chiffres : ceux du nombre de créations de sociétés, de transactions de propriété ou d’exploitation signées par Roux ou Simón de Aguirre chez le notaire Alcaraz, à l’exception des achats de terrains et des règlements de conflits d’exploitation4 :
- 1855 : 5
- 1856 : 9
- 1857 : 8
- 1858 : 0
- 1859 : 6
- 1860 : 5
- 1861 : 4
- 1862 : 8
11Chacun de ces chiffres peut être discuté à la marge, mais le mouvement d’ensemble suggère deux observations. Roux est beaucoup plus présent dans les transactions minières que dans les demandes de concessions et sauf cas marginal, il ne vend pas : il achète ou exploite des mines. Le second aspect, en contrepoint du précédent, est que, jusqu’à 1862, cette dynamique n’a rien d’une offensive. Dans une sierra marquée par le microfundisme minier et la multiplicité des transactions, les chiffres demeurent modestes — en huit ans, moins de 50 opérations avec l’extension la plus généreuse du mot. Le changement n’est pas flagrant par rapport aux années précédentes. Une certaine progression mais aucun envol, encore moins de boulimie minière : le mouvement de 1856‑1857 prend fin dès l’année suivante.
b) Une cohérence limitée des acquisitions
12Sans que cela ne soit jamais formulé, ni même sans doute pensé comme tel, trois axes se dessinent : quelques opérations importantes étalées dans la durée, des coups liés à des aubaines, enfin des affermages de mines. La première opération significative est l’acquisition, par une douzaine d’actes étalés de septembre 1855 à mars 1856, de 73,5 des 100 actions de la société Isabel Segunda, concessionnaire de plusieurs mines à El Garbanzal, pour un montant total de 108 000 réaux, soit le double du prix du grand escorial d’Águilas5. En janvier 1857, il acquiert six actions de plus, pour 9 000 réaux, et enfin, une dernière, pour 1 000 réaux seulement en janvier 18606. Quelques mois plus tôt, en juin 1856, il a commencé une autre opération, qu’il poursuit jusqu’à novembre de la même année en consacrant 125 000 réaux à l’achat d’actions de la société Emilia7. Comme pour Isabel Segunda, l’objectif est poursuivi pendant plusieurs années. D’avril 1859 à mars 1861, Roux consacre encore 11 000 réaux à l’achat d’actions de la société8. Le coût total des deux opérations dépasse largement le montant du prêt — 60 000 F — de la banque Roux à Brun qui avait conduit à la prise de contrôle de l’usine d’Escombreras9. Peu d’objectifs, mais poursuivis dans la durée avec des moyens financiers conséquents : ces trois aspects devraient pouvoir s’interpréter comme le signe d’une politique minière volontariste et cohérente.
c) Une majorité de simples opportunités
13En réalité, tous les signes ne vont pas dans le même sens. Les achats suivis dans le temps sont l’exception. La majeure partie des transactions est constituée d’opérations isolées, ou sans suite, comme les deux achats successifs, en octobre 1857, d’actions d’une mine à El Algar, sur le versant opposé de la sierra par rapport à Escombreras10. La grande majorité des transactions concernent des mines situées à El Garbanzal, mais d’autres sont plus éloignées, à El Algar, à Mazarrón, il est vrai facilement reliées par mer à Escombreras, et même à Lorca. Les acquisitions portent sur des objets très différents : actions de mines ou de terreros de plomb, de la Sierra de Cartagena jusqu’à Mazarrón et Lorca, mais aussi, par exemple en 1854, une mine de fer à Águilas et la création d’une société marbrière à Mazarrón. Tout se passe comme si le tandem Roux‑Aguirre restait inséré dans le mouvement de la sierra, mais presque a minima, simplement à l’affût d’une aubaine. Et il n’y a pas que la mine : en janvier 1856 et avril 1857, Aguirre effectue des ventes de blé pour le compte de son beau‑frère. J’ai déjà souligné, pour les années 1840, cette obsession de Roux à saisir toutes les opportunités. Les temps ont pourtant changé : le jeune loup qui devait faire ses preuves est devenu le premier industriel de la cité et la logique serait qu’il appelle son représentant à se concentrer sur l’essentiel, la filière du plomb. Mais voilà : le minero est resté banquier, et même négociant à l’ancienne. Roux ou le maintien des appétits, le refus de choix, l’empilage des fonctions.
Une voie rapide à peine explorée : les contrats a partida
14Il faut néanmoins rester prudent. L’intégration verticale amont de la fonderie vers la mine peut s’effectuer par une autre voie que la propriété : l’affermage. D’où l’intérêt du dernier bloc d’actes, celui des contrats a partida que Roux a déjà utilisés, notamment en 1850 et 1852. Il paraît se désengager quelque peu de la pratique, jusqu’à confier lui‑même quelques extractions à des partidarios, jusqu’en juillet 1856. Le mouvement s’inverse à partir de septembre avec un contrat suivi de deux ou trois autres dans les premiers mois de 1857. La réorientation vers la fonction d’opérateur minier paraît encore hésitante : aucun nouveau contrat jusqu’en janvier 1859 (terrero), mais on observe une accélération certaine à partir de 1860, avec plusieurs contrats en juillet, d’autres en septembre, puis en avril 1861, avant une nouvelle pause.
15La présentation rapide des trois types d’opérations peut appeler des conclusions contrastées et même opposées. On peut en déduire que, ni avant la rénovation de San Isidoro, ni pendant la décennie suivante, Roux et Aguirre n’engagent de politique minière forte et cohérente : les quelques exemples d’achats suivis n’en sauraient tenir lieu. Certes, les acquisitions ne sont pas terminées : elles vont se poursuivre encore une bonne dizaine d’années. Le paysage de 1877, au moment du transfert des propriétés et droits miniers de Roux à la Compagnie d’Escombreras, n’est pas encore figé11. Pour l’heure, on ne peut pressentir qu’un patchwork constitué de manière plus aléatoire que rationnelle. On peut aussi conclure, à l’inverse, que le tandem Roux‑Aguirre ne pouvait faire autrement que s’adapter à l’état de la sierra : il a dû entrer dans les jeux du microfundisme et des contrats a partida pour faire progresser la sécurité de l’approvisionnement. Dans cette perspective, les résultats observés ne seraient pas l’expression d’une quelconque inertie ou facilité, mais d’un réalisme avisé. Cette interprétation peut s’appuyer sur une lecture de ce type de contrat : s’engager ainsi dans l’extraction était à la fois un archaïsme et l’un des moyens les plus sûrs de contrôler le minerai. Le duo de Roux et de son beau‑frère ne pouvait guère faire autrement. Cette lecture « réaliste » est recevable, mais elle appelle au moins deux nuances. La première est que la politique, tout juste ébauchée, de sécurisation des approvisionnements proches ne paraît guère volontariste, comme si, pour l’heure, le minerai n’était pas un problème. La seconde est que Roux ne paraît alors nullement se préoccuper de modernisation de l’extraction et surtout du transport du minerai à l’intérieur ou à la sortie de la mine. Or des voies ferrées commencent à être construites dans certaines mines de la sierra. Le rapport de l’année 1859 en donne deux exemples, dont aucun ne concerne une mine contrôlée par Roux12.
16L’étude des engagements miniers de Roux débouche sur des conclusions inattendues et suggestives. Inattendues tant paraissait s’imposer la logique de l’investissement régressif, de la fonderie à la mine. Suggestives parce qu’elles invitent à la fois à concentrer et à élargir la focale. Double injonction, paradoxale : concentrer le regard sur ce qui a déjà fait la réussite de Roux, le traitement du minerai, l’élargir à d’autres établissements et d’autres espaces. La fonderie toujours, mais plus seule et aussi, désormais, d’autres minerais ?
II. — Le traitement du minerai : une banalisation en trompe l’œil
Le privilège perdu de la modernité
17À la différence de l’extraction, le traitement du minerai n’appelle pas le doute, la demi‑mesure dans l’appréciation. C’est l’assise même de la réussite de Roux : produire à partir de matières pauvres, argentifères ou non. Le retour de Roux à Marseille n’empêche nullement la modernisation des installations. Ainsi, un nouvel atelier de lavage est monté en 1857, sur le modèle de celui en usage à Engis en Belgique, pour les minerais de plomb et de zinc13. Le mémoire de l’ingénieur du district Anselmo Tirado de 1859 cite toujours San Isidoro lorsqu’il traite des techniques de pointe, pour la concentration des résidus, carbonatés ou sulfureux, au moyen d’appareils plus perfectionnés que les techniques traditionnelles, et pour le lavage des carbonates14. Néanmoins, la fonderie n’est plus exceptionnelle. En 1857, une autre société, la Bilbaína, modernise aussi ses équipements de lavage des minerais, selon un modèle du Harz. Elle le fait avec l’appui de Monasterio, dont Roux n’a donc nullement l’exclusivité de la fonction de conseil technique. Deux ans plus tard, un autre établissement, Sol Segundo, récupère avec succès les résidus de faible teneur. Tirado considère que quatre entreprises sont dotées d’équipements de lavage modernes. San Isidoro en fait simplement partie, sans paraître se distinguer, aux côtés des deux précédentes et de la Virgen del Carmen15.
18Tirado fait ressortir une stabilité certaine des techniques de fusion des minerais en usage dans la sierra, y compris le maintien, surprenant à ses yeux, de la technique du horno de gran tiro, ce fourneau mis au point par Juan Martín Delgado et peu apprécié par Roux. C’est lui qu’utilisent la plupart des 57 fonderies en activité. San Isidoro continue à se distinguer, par ses fourneaux à ventilation forcée sur le modèle établi par Roux, et par ses chaudières de Pattinson pour le désargentage des plombs, les seules à fonctionner en 185916. Les procédés modernes n’ont guère évolué depuis le début de la décennie, mais, comme pour la préparation du minerai, ils se sont étendus à toutes les fonderies importantes, dont le rapport pour 1859 ne précise pas le nombre17. Sans que Tirado le dise explicitement, Roux aurait perdu le privilège de la modernité métallurgique.
Les tentations de la sierra
19Roux ne serait plus un pionnier solitaire, et il n’est pas toujours un modèle de modernité, puisqu’il n’a pas hésité à recourir à ce horno de gran tiro qu’il a pourtant naguère dédaigné. Certes, il avait rapidement renoncé à exploiter certaines petites fonderies pour le traitement de terreros, comme celle de los Cuatro Santos à El Algar18, mais il continue à en utiliser d’autres, comme Santa Justina, à El Albenque, aux environs de Alumbres. Elle est allumée, ou rallumée, de 1856 à 1858, et produit à peine 10 000 quintaux, soit 450 tonnes de plomb en trois ans. Elle est ensuite arrêtée, avant d’être louée en septembre 1860 pour deux ans à 600 réaux par mois19. Sans doute s’agit‑il de l’exploitation d’un dépôt de déblais, scories ou carbonates, mal relié à San Isidoro, d’une adaptation à la dispersion des ressources minières et aux difficultés de transport. Il n’en demeure pas moins que Santa Justina témoigne que la volonté d’innovation peut céder devant un réalisme d’aubaine. Roux et Aguirre jouent à la fois la rupture et la complicité avec les pratiques de la sierra.
Les statistiques à l’appui de Tirado
20La perte de primauté de San Isidoro se traduit dans les chiffres annuels de production, disponibles par entreprise de 1853 à 1859 (tableau 2). L’apogée de 1853 n’est plus retrouvé jusqu’à la fin de la décennie. Les tonnages produits baissent presque de moitié, avant de se redresser quelque peu pendant les deux dernières années. Compte tenu de la stabilité globale de la production de la sierra, San Isidoro perd rapidement de son importance relative. Aucun article n’évoque cette baisse, pourtant forte, de l’activité. Comme les industriels, les ingénieurs valorisent plus les performances que les difficultés. Il est impossible donc d’en connaître les raisons : problèmes techniques internes ou difficultés d’approvisionnements en matières minérales, difficultés d’importations de combustible que la guerre de Crimée aurait pu aggraver. En revanche, cette dégradation éclaire le rôle joué, pour le tandem Roux‑Aguirre, par Santa Justina et peut‑être d’autres petites fonderies qui m’auraient échappé : celui d’un complément de production, faible certes mais nécessaire pour maintenir des positions auprès de certains clients. Le redressement de San Isidoro en 1859 n’est peut‑être pas étranger à l’arrêt de Santa Justina.
Tableau 2. — Production de plomb des fonderies contrôlées par Roux dans la production totale de Carthagène (en quintaux castillans de 46 kg)
Années | Carthagène | San Isidoro | Santa Justina | % de la sierra | |
San Isidoro | San Isidoro + San Justina | ||||
1853 | 365 860 | 40 704 | – | 11,1 | – |
1854 | 297 564 | 23 975 | – | 8,1 | – |
1855 | 375 394 | 28 433 | – | 7,6 | – |
1856 | 339 054 | 21 037 | 4 516 | 6,2 | 7,5 |
1857 | 362 554 | 20 688 | 2 690 | 5,7 | 6,5 |
1858 | 319 408 | 26 328 | 2 591 | 8,2 | 9,1 |
1859 | 352 004 | 30 687 | – | 8,7 | – |
Source : Revista Minera, 1854, pp. 185‑187 ; 1855, pp. 221‑223 ; 1856, pp. 265‑268 ; 1857, pp. 324‑326 ; 1858, pp. 186‑188 ; 1859, pp. 160‑163 et pp. 496‑497 (1er semestre) ; 1860, pp. 202‑204 (2nd semestre) ; 1861, pp. 492‑493.
21Les données de production sont beaucoup plus fragmentaires pour l’argent, limitées à 1 853 et aux années 1858‑1860. En 1853, la position de San Isidoro n’est nullement prédominante. Avec 1 885 marcs, elle ne représente que 20,1 % de la production régionale, 9 360 marcs, largement devancée par la fonderie Lozana Primera, établie à Santa Lucía, 4 848 marcs, et la production d’Águilas, 2 627 marcs. À la fin de la décennie, la situation a profondément changé. Toutes les fonderies exportent leurs plombs sans les désargenter. San Isidoro est la seule à le faire encore et donc à vendre du plomb « doux »20. En 1859, elle expédie 14 604 marcs d’argent à Marseille21. L’argent métal provient de ses plombs et aussi, un temps, de terres argentifères de la mine algérienne de Kef Oum Theboul, contrôlée par Roux de Fraissinet. Ces terres, de faible teneur, sont expédiées par le port de La Calle et importées à Carthagène via Marseille. Enregistré à partir de 1858, ce dernier mouvement est alors de près de 5 000 tonnes22. Selon Monasterio, il dure depuis au moins cinq ans et porte sur environ 3 000 tonnes annuelles. En 1859, l’illustre ingénieur écrit un article d’une virulence exceptionnelle pour dénoncer la taxation de « ce minerai de plomb à l’état de carbonates, sulfates, arséniates », en comparant le droit prélevé à une pratique seigneuriale d’un autre temps23. Effet de cette taxe ou autre motif, l’importation s’effondre au cours des années suivantes : 738 tonnes en 1859, 74 en 1860. Il ne faut pas méconnaître le poids des simples habiletés dans ce tropisme de Roux vers l’argent métal, comme la moindre taxation du coke destiné au désargentage24. Néanmoins, cette politique est intéressante à plusieurs titres. On y voit s’esquisser, sans suite pour le moment, l’idée de concentrer le traitement sur une usine principale. On voit surtout l’idée de faire du désargentage le point fort de San Isidoro. Les raisons peuvent en être multiples : positives par la familiarité avec des matières argentifères pauvres en plomb, avec le marché du métal monétaire, négatives avec à l’amont une difficulté possible d’accès aux sulfures de l’intérieur de la sierra, ou à l’aval une forme de saturation du marché marseillais, par la montée en puissance de la concurrence des usines à plomb de la ville.
22Reste enfin une autre possibilité, compatible avec les précédentes, celle d’un renoncement à lutter pour la primauté dans le cœur du métier : le plomb. Question purement rhétorique ? Pas vraiment, si Roux avait les moyens de renforcer sa présence dans la métallurgie de Carthagène, ou tout au moins de freiner la concurrence. Tout pourrait se jouer alors autour de l’autre fonderie « lyonnaise », contemporaine de San Isidoro créée à Santa Lucía dans les années 1840 par Claude Pillet et son frère, la Franco‑Española. La société a très vite été en grande difficulté financière, incapable de rembourser le prêt obtenu des Rothschild par l’intermédiaire d’Hilarion Roux. Au début des années 1850, la veuve de Pillet — espagnole comme l’épouse de Roux — et sa fille, vendent, avec Isidore Brun, les bribes de la fortune — ou de l’infortune — de l’imprudent Lyonnais25. Un temps dirigée par Brun26, lui‑même fondateur malheureux de San Isidoro, la fonderie n’est plus en activité mais, dotée d’un bâtiment important, elle est devenue elle aussi propriété d’Hilarion Roux27. À défaut d’avoir pu retrouver l’acte de transfert du bien, j’ai découvert la destination que lui donne le banquier marseillais, en 1857 : une location à un homme d’affaires madrilène, un certain Gonzalo González. Le profil du personnage m’échappe, mais il pourrait s’agir d’un prête‑nom de la Compagnie Générale de Crédit, alors en plein démarrage de ses ambitions minières dans la Péninsule au travers de la Compañía General de Minas. La Compañía de Crédito figure dans les statistiques de production de 1858 à 1860, pour le plomb seulement et à un niveau modeste28. En 1859, ses installations de pattinsonage sont toujours à l’arrêt29. La concurrence est donc limitée, et provisoire, puisque les initiatives minières de la Compañía de Crédito sont emportées définitivement en 1864 par la déconfiture du groupe Prost‑Guilhou et aussi, plus profondément, par le caractère bancal de nombre d’opérations30. L’épisode n’en est pas moins significatif. Roux renonce à faire de l’ancienne Franco‑Española une seconde San Isidoro, tout comme il a renoncé aussi à constituer dans la sierra un ensemble minier important et surtout modernisé. San Isidoro reste son point d’ancrage, avec une volonté manifeste de s’inscrire dans la durée : en 1859, il achète 54 hectares de terrain à Escombreras pour l’extension de la fonderie et surtout pour le développement du village31.
Encore un temps d’avance ?
a) Sans doute pour le plomb
23San Isidoro toujours au cœur de la présence de Roux en Espagne, mais une fonderie devenue presque ordinaire, comme le suggère Tirado ? Quelques années après le rapport sur l’année 1859, avec des informations de terrain recueillies en 1862 et 1863, l’ouvrage de Botella propose un point sur sa position à la fin de la période présentée ici. Même s’il a l’inconvénient de ne pas décrire l’état de chaque entreprise, il a le mérite de jugements plus sûrs et plus nets — lui dirait plus intelligents et plus courageux — que ceux de Tirado. Ainsi, pour la préparation mécanique des minerais, il cite bien les quatre fonderies déjà mentionnées pour 1859, mais considère que deux se distinguent nettement : San Isidoro à Escombreras et Virgen del Carmen à El Garbanzal32. La même acuité d’observation se retrouve pour la présentation du traitement métallurgique. Il reprend la distinction de Tirado, banale dans la sierra, entre les fours de gran tiro et ceux à ventilation forcée, mais pour lui ce dernier bloc n’est pas homogène. San Isidoro se distingue sur deux points, chaque fois mentionnés en note : la composition des charges et les détails d’aménagement des fours33. Même si l’ingénieur est passionné par la technique, il ne s’agit pas seulement de cela, mais aussi et surtout d’économies et de rendements. L’image de l’entrepreneur qui aurait perdu le bénéfice de son innovation n’est donc pas tout à fait exacte. San Isidoro n’est plus en situation pionnière pour ses fours à plomb, mais elle conserve un temps d’avance. En métallurgistes empiriques, Roux et Aguirre savaient que, dans ce domaine aussi, le diable se loge dans les détails, dans ce qui fait la différence : la consommation du combustible — du coke importé donc cher —, le rendement en métal du minerai et la limitation des pertes. Botella l’a bien perçu, et le fait discrètement ressortir, avec sa passion pour la technique, et aussi la jubilation de sa supériorité personnelle. San Isidoro ne domine pas la sierra, mais les statistiques de production ne disent pas tout : pour lui, elle est toujours en avance, et toujours plus profitable que ses concurrentes de la sierra.
b) Mais plus pour le désargentage
24Cet avantage a déjà disparu pour le désargentage des plombs. Lorsque Botella effectue ses observations, en 1862 ou au début de 1863, la fonderie d’Escombreras est dépassée par San Ignacio : Tirado ne mentionne pas cette fonderie du faubourg de Santa Lucía, là‑même où avaient été créées les principales usines de traitement du minerai d’Almagrera, à l’exception de San Isidoro. Elle apparaît pour la première fois dans la statistique en 1858. Son nom renvoie au prénom du chef de la maison Figueroa, l’un des plus gros industriels marseillais du plomb. Gérée par la société Viuda de Valarino, la fonderie a repris les locaux d’une entreprise précédente, Lozana Primera ou une autre. En 1858, ce n’est qu’une modeste productrice de plomb : 782 quintaux — moins de 40 tonnes34. L’année suivante, elle cesse même de figurer du côté du plomb, mais elle est en passe de s’imposer localement pour le désargentage par le procédé de Pattinson. Cette année‑là, elle a traité près de 60 000 quintaux — 3 000 tonnes — de plomb remis par des fonderies de la sierra. San Isidoro elle‑même a fait traiter 2 374 quintaux35 — à peine 120 tonnes — pour 534 marcs d’argent, alors que San Ignacio en produit 9 243. Mais cela peut appeler des lectures ambivalentes : simple opportunité, partenariat limité, ou signe d’un premier renoncement — discret — à la prééminence, au moins dans le désargentage. L’ouvrage de Botella ne laisse aucune place au doute :
Les deux ateliers de désargentage travaillant avec une certaine constance à Carthagène sont celui d’Escombreras et celui de San Ignacio à Santa Lucía. Ce dernier, qui fonctionne de matière permanente et traite des quantités considérables, me servira d’exemple pour la description, même si je ne me limiterai pas exclusivement à lui36.
En dépit de sa relation personnelle avec Aguirre, Botella a changé d’exemple. L’emblème local du désargentage n’est plus San Isidoro, qui a cessé de le pratiquer de manière continue. Roux a manifestement renoncé à en faire un pôle méditerranéen dans ce domaine : les terres de La Calle n’arrivent plus. Le chemin est inverse pour San Ignacio. D’abord aux mains de la société Valarino, l’usine est restée modeste pendant un certain temps, avant d’affirmer une prépondérance que l’absence de statistique par entreprise pour les années 1859‑1862 empêche d’apprécier. Que dire de ce renoncement et de l’absence de réaction apparente de Roux devant l’irruption d’un concurrent, d’abord masqué, mais si peu, derrière une gérance, cet Ignacio Figueroa dont il connaît parfaitement les origines, les méthodes et la puissance ?
III. — À la veille de choix décisifs ?
25« Les années d’après… » : sans doute la meilleure expression pour désigner la décennie qui suit la rénovation de San Isidoro, des années qui suivent le retour de Roux à Marseille. Une tranche de vie sans histoire, au sens trivial du terme. Un bon signe, alors ? En fait, il n’en va pas de la vie des entreprises comme de celle des peuples. L’endormissement guette et peut être mortel dans un secteur aussi concurrentiel que la production des non‑ferreux. D’autant que les signaux d’alarme sont déjà là : San Isidoro reste, probablement d’assez loin grâce au plomb, la fonderie la plus lucrative de Carthagène, mais elle n’a conquis aucune primauté, ni régionale ni même locale, pour ce métal. Pour l’argent, elle est déjà dépassée par son plus grand concurrent. Depuis Marseille, Roux peut se sentir rassuré par la rentabilité, toujours forte, de San Isidoro. L’impression est trompeuse. Ce n’est pas perceptible, ou si peu : la charnière des années 1850‑1860 est pourtant un moment de vérité.
26Le premier enjeu, le plus visible, concerne l’argent, qui reste encore un métal monétaire, en dépit des premiers doutes sur le bimétallisme. Non seulement Roux n’est plus le premier à Carthagène, mais il a renoncé à disputer la primauté à Figueroa, comme s’il renonçait à suivre les améliorations techniques qui accompagnent les évolutions du système de Pattinson. Roux est resté figé sur la technique du début des années 1850. Le choix est simple : ou il s’engage dans une mise à jour technique, sans nul doute coûteuse, ou il renonce, à plus ou moins brève échéance, à conserver un poids significatif dans une filière sensible notamment pour les Rothschild.
27L’activité plombifère est confrontée à deux défis sur des fronts d’échelles très différentes. Le plus immédiatement perceptible est lié au basculement, déjà en cours, du centre de gravité du marché international du plomb de la Méditerranée vers l’Atlantique, à la faveur de la conversion de la Grande Bretagne en pays fortement importateur et de la progression des besoins américains. Marseille est en passe de se trouver excentré37. Hilarion Roux a toutes les raisons de se féliciter d’avoir maintenu son implantation à Carthagène et de pouvoir échapper au détour marseillais pour l’écoulement de ses plombs. Le second défi, propre à son entreprise, est que San Isidoro a déjà perdu en poids relatif et risque de perdre rapidement en compétitivité. Les deux défis peuvent avoir des effets convergents, par le souci d’autres industriels du plomb — en premier lieu Figueroa — de « s’évader » de Marseille pour être en prise directe avec les marchés atlantiques38. En termes clairs, le statu quo d’ensemble dans la gestion de San Isidoro ne peut être durablement maintenu.
28Jusque‑là, Roux a renoncé à pousser l’avantage que lui avait donné sa fonderie. On ne peut qu’émettre des conjectures, toutes compatibles entre elles, sur les raisons de ce relatif immobilisme. Ce peuvent être d’abord les tâches du banquier, singulièrement alourdies depuis qu’il a succédé à son père, en 1858. Dans cette perspective, la location de la fonderie Pillet peut se lire comme une solution d’attente. Ce peut être aussi un refus d’investissements nouveaux, au profit d’autres priorités. Ce peuvent être enfin les modalités de gestion de ses activités à Carthagène, ce qui revient à s’interroger sur le fonctionnement des relations entre les deux beaux‑frères sur deux terrains : l’information et la décision. Même si elle se veut loyale et éclairée, une information indirecte a du mal à remplacer le regard et les contacts personnels. Le problème majeur concerne sans doute la décision : Roux donne des pouvoirs élargis, laisse gérer le quotidien des affaires bancaires ou des prises de participations minières, mais l’homme de pouvoir, d’autorité même, ne saurait déléguer les décisions stratégiques. Rapprochons les deux terrains, l’information et la décision : une information de seconde main, reçue au prisme du début des années 1850, conduit à l’absence de remise en cause, à la gestion d’un acquis qui évolue à la marge. En clair, aussi confiante soit‑elle alors, la large délégation accordée au beau‑frère revient à une conservation de l’acquis, à une gestion de l’immobile, peut‑être même à une forme de fatalisme sur l’implantation à Carthagène. Le projet presque fou, à coup sûr utopique, de 1844, la réussite exceptionnelle du début des années 1850 sont‑ils en train de se transformer en simple héritage d’une vie antérieure, en patrimoine proche d’être converti en souvenir ?
29Il faut se garder de toute conclusion définitive, parce qu’il faut revenir à la personnalité de Roux, un homme de pouvoir, d’objectifs, toujours plus ambitieux. Il a conquis une belle position industrielle, mais il y a déjà dix ans. La sierra minera peut‑elle lui offrir d’autres succès ? Lui faut‑il sortir de Carthagène, sortir du plomb, sortir d’Espagne, sortir de la mine ? Sa situation en Espagne à la fin de 1862 rend toutes ces questions légitimes. L’indicateur fiscal leur donne même une vraie actualité. En 1861, Roux fait partie des « principaux contribuables, électeurs à la section de l’industrie de la Commission provinciale d’Agriculture, Industrie et Commerce39 ». Il est à la cinquième place provinciale, la deuxième pour Carthagène, derrière Tomás Valarino. Deux ans plus tard, son rang est identique pour les deux classements, mais sa contribution a sensiblement baissé, alors que celle de Valarino a largement doublé, le plaçant en tête du classement provincial40. Le début des années 1860 constitue bien un moment charnière, entre la fin d’un cycle extraordinaire et un avenir dont le succès supposerait Roux capable de s’évader de sa propre réussite.
Notes de bas de page
1 Botella y de Hornos, Descripción geológico minera.
2 Chastagnaret, 2020, pp. 44-48.
3 Chastagnaret, 2000, pp. 240‑242.
4 AHPM, Protocolos, Cartagena, notaire Alcaraz, vol. 6251 à 6263, janvier 1854 à décembre 1858, et vol. 11 201 à 11 216.
5 AHPM, Protocolos, Cartagena, notaire Alcaraz, vol. 6254‑6255, 1856. Le prix le plus fréquemment payé est de 1 500 réaux par action, mais il peut baisser jusqu’à 1 000.
6 AHPM, Protocolos, Cartagena, notaire Alcaraz, vol. 6258, 20 janvier 1857, et vol. 11 205, 5 janvier 1860.
7 De juin à novembre 1856, Roux réalise notamment une nouvelle opération de rachat d’actions, celles de la société Emilia : AHPM, Protocolos, Cartagena, notaire Alcaraz, vol. 6256‑6257.
8 AHPM, Protocolos, Cartagena, notaire Alcaraz, vol. 11202, 19 avril 1859, achat de deux actions de la société Emilia pour 6 000 réaux ; 6 mai 1859, achat de ¾ d’action de la même société pour 2 250 réaux ; vol. 11 209, 13 mars 1861, achat d’une action pour 2 750 réaux. En 1864, Roux achète encore une demi‑action pour 1 500 réaux (AHPM, notaire Alcaraz, vol. 11 223, 9 juillet 1864).
9 66 842 F en retenant l’équivalence de 19 réaux pour 5 F.
10 AHPM, Protocolos, notaire Alcaraz, vol. 6260, 19 octobre 1857 et 23 octobre 1857.
11 Excellente présentation cartographique dans Pérez de Perceval, López Morell, 2009. Plan des concessions de Roux dans la sierra p. 198.
12 Tirado, Anselmo, « Memoria sobre el estado de la minería en la provincia de Murcia durante el año de 1859 », Revista Minera, 1862, pp. 234‑235.
13 « Distrito de Cartagena », Revista Minera, 1857, p. 634.
14 Tirado, Anselmo, « Memoria sobre el estado de la minería en la provincia de Murcia durante el año de 1859 », Revista Minera, 1862, pp. 258 et 264.
15 Ibid., pp. 258‑259 et 263‑264.
16 Ibid., pp. 313-314.
17 Ibid., pp. 314-315.
18 AHPM, Protocolos, Cartagena, notaire Berri, vol. 6353, 21 mai 1849, et AHPM, Protocolos, notaire Alcaraz, vol. 11 223, 10 juillet 1864 : formalisation du renoncement.
19 AHPM, Protocolos, Cartagena, notaire Alcaraz, vol. 11 208, 31 octobre 1860, « Arrendamiento Roux a José Rufino Ortega y Cía ».
20 Tirado, « Memoria sobre el estado de la minería en la provincia de Murcia durante el año de 1859 », Revista Minera, 1862, p. 314.
21 Revista Minera, 1860, pp. 493-494.
22 101 174 quintaux castillans de 46 kg, soit 4 654 tonnes. « Producción y exportación por Cartagena », Revista Minera, 1859, p. 162.
23 Monasterio, José de, « Contribuciones en el ramo de minas. Abusos que se cometen en su exacción », Revista Minera, 1859, pp. 311‑317.
24 Les droits d’entrée sont de 1,4 réaux pour le coke destiné au désargentage, contre 2,1 pour celui destiné aux autres usages.
25 AHPM, Protocolos, Cartagena, notaire Alcaraz, vol. 6246, 17 septembre 1851 : vente d’une action de la mine Primera (El Garbanzal) par Isidore Brun, María Medina de Pillet et Claudia Pillet, « épouse et fille de Claude Pillet ».
26 AHPM, Protocolos, Cartagena, notaire Berri, vol. 6351, 29 mars 1847 : pouvoir donné à Brun pour diriger la fonderie Franco‑Española.
27 AHPM, Protocolos, Cartagena, notaire Alcaraz, vol. 6259, 18 juillet 1857, acte entre Roux et Gonzalo González (Madrid). Roux est le propriétaire de la « fonderie dite de Pillet, située dans le quartier de Santa Lucía, jouxtant la fonderie Lozana primera et la fabrique de vitres de la Veuve et fils de Ángal Valarino » (« fábrica de fundición titulada de Pillet, sita en el barrio de Santa Lucía […] colindante con la fábrica de fundición Lozana primera y la de elaboración de cristales de la Sra. Viuda e hijos de Ángel Valarino »).
28 Botella mentionne les essais effectués alors par l’ingénieur Alfonso Piquet dans « l’usine de désargentage de Santa Lucía affermée par le Crédito Mobiliario » (Botella y de Hornos, Descripción geológico minera, p. 101 : la « fábrica de desplatación de Santa Lucía arrendada por el Crédito Mobiliario »). Il peut s’agir d’une erreur de nom, parce qu’on n’a aucune trace de l’engagement du Crédito Mobiliario Español dans ce type d’affaires.
29 Tirado, Anselmo, « Memoria sobre el estado de la minería en la provincia de Murcia durante el año de 1859 », Revista Minera, 1862, p. 314.
30 Chastagnaret, 2000, pp. 369‑371.
31 Guillén Riquelme, 2020, p. 38 : notaire González, acte du 12 avril 1859.
32 Botella y de Hornos, Descripción geológico minera, pp. 68, 75‑80 et planches XII et XIII.
33 Ibid., notes pp. 90‑91 et pp. 93‑94. Les charges s’effectuent par deux portes au lieu d’une, et les fours comportent deux tuyères de ventilation au lieu de trois parce que la troisième provoquait des pertes de plomb emporté avec les scories.
34 « Producción y exportación por Cartagena », Revista Minera, 1859, pp. 160‑163
35 Tirado, Anselmo, « Memoria sobre el estado de la minería en la provincia de Murcia durante el año de 1859 », Revista minera, 1862 : « État du nombre de quintaux de plomb soumis à concentration dans les chaudières de Parttinson de la fonderie San Ignacio, à la charge de la Sra Veuve de Valeriano, avec mention du contenu en argent à l’entrée dans les chaudières » (« Estado que demuestra el número de quintales de plomo que ha sometido a concentración en las calderas de Pattinson la fábrica de San Ignacio a cargo de la Señora Viuda de Valeriano, con expresión de la plata que contenían antes de la entrada en calderas ») ; voir tableau page annexe à la p. 512 (« Fábricas que remiten »).
36 Botella y de Hornos, Descripción geológico minera, p. 107 : « Los dos talleres de desplatación que trabajan con alguna constancia en el término de Cartagena son el de Escombreras y el de San Ignacio en Santa Lucía. El último hallándose siempre en marcha y operando sobre cantidades considerables, me servirá como tipo para la descripción, aun cuando no ceñirme a él exclusivamente ».
37 Voir Chastagnaret, 1986.
38 Id., 1993.
39 Suplemento al Boletín Oficial de la provincia de Murcia, 7 octobre 1861 et Boletín Oficial extraordinario de la provincia de Murcia, 19 octobre 1863.
40 Ibid. : Roux paie 1 607 réaux de contribution industrielle en 1861, 1483 en 1863. Pour Valarino, les chiffres sont respectivement de 2 512 et 5 564 réaux.
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