Chapitre premier
Mythographie et géographie de l’Extrême Occident méditerranéen
Des discours et des parcours sur les pas d’Héraclès
Texte intégral
1Par où entrer dans l’étude d’un espace aux limites mouvantes, sans cesse retracées par l’Histoire ? Faut-il d’abord se concentrer sur les frontières de cet espace, redessinées à la fois par les rapports de force politiques, les échanges commerciaux ou les mobilités humaines ? Faut-il tâcher de dégager des « faciès culturels », des traits communs et éternels aux deux rives du détroit de Gibraltar ? La première voie court le risque d’oublier l’objet d’étude initial, l’Extrême Occident, le nec plus ultra de la Méditerranée, pour aller se perdre dans des problèmes connexes beaucoup plus généraux, tels que la constitution des frontières de l’Empire ou la circulation des produits de l’économie. La deuxième possibilité, apparemment beaucoup plus directe, peut-être beaucoup plus attendue aussi, rencontre rapidement des obstacles frontaux : qu’est-ce qu’un « marqueur identitaire » ou un « faciès culturel » susceptible d’être suivi pendant plusieurs siècles ? Peut-on jamais voir apparaître un sentiment d’appartenance au détroit de Gibraltar ?
2Ces deux points de départ ne semblant guère praticables pour ces raisons, le voyage peut débuter de façon plus sûre par les discours dont l’objet est l’Extrême Occident méditerranéen. Par discours, il faut non seulement entendre les relations de voyage ou les descriptions de l’Extrême Occident, dont le recours est évident. Il faut aussi prendre en considération les documents plus parcellaires, mais signifiants que sont les mises en scène mythologiques ou les excursus ethnologiques concernant le détroit de Gibraltar et ses parages immédiats. Ces discours ont presque tous en commun une origine exogène à l’Extrême Occident : si l’on excepte le chorographe du ier siècle de notre ère Pomponius Mela, né sur la rive hispanique du détroit de Gibraltar, les écrits concernant l’Extrême Occident sont le fait d’auteurs grecs ou romains qui rédigèrent leurs œuvres dans les bibliothèques d’Alexandrie ou de Rome. Cet éloignement explique donc l’assignation du détroit de Gadès et des colonnes d’Héraclès à cette place de « confins », d’eschatiai : pour ces auteurs anciens, les rivages océaniques étaient d’irréductibles finistères de l’œkoumène, même si leur nature a considérablement évolué entre l’époque grecque archaïque et l’Antiquité tardive. Aucune description de ces espaces océaniques écrite par un navigateur lixitain ou gaditain n’est parvenue jusqu’à nous. Dans de tels ouvrages, le point de vue adopté aurait été différent, puisque les confins auraient été sans doute repoussés encore plus loin à l’ouest et au sud, vers les territoires d’autres peuples légendaires. Le centre est le point d’où part le regard ; les confins, ce sont toujours « les autres ». Mais devant cette absence d’un point de vue autre que grec ou romain1, force est de se concentrer sur une littérature abondante et variée, qui chante, mesure et dépeint ces confins océaniques de la Méditerranée, depuis les poètes de l’époque archaïque jusqu’aux auteurs latins de la seconde moitié du ive siècle.
3En outre, pour comprendre la construction impériale romaine dans ces espaces de l’Extrême Occident à partir de la deuxième guerre punique, il est nécessaire de prendre en considération les récits mythiques et les apports de la géographie hellénistique, qui constituaient un horizon commun, voire une source explicite, pour les hommes d’État et les géographes de la République et du Haut-Empire. Si l’éclairage de la géographie hellénistique sur les colonnes d’Héraclès semble un passage obligé, pourquoi « digresser » en accordant une place aux mythes ? Les discours mythiques ne sont pas à écarter pour l’historien2, car « le » discours mythique ne doit plus être envisagé aujourd’hui comme un « mode de la pensée humaine » primitif et prélogique, qui mettrait en scène des schémas actanciels et ethnologiques communs à toutes les civilisations3. Les lectures fonctionnalistes, structuralistes ou psychanalytiques « du » mythe des années 1930 à 19804 ont tendu à creuser un fossé entre le discours mythique, complexe système de symboles et de traditions, et la science historique, fondée sur un discours rationnel radicalement distinct5. L’historiographie ancienne ou la philologie historique ont donc adopté face aux mythes une attitude historiciste cherchant à extraire quelques éléments « vrais » d’une gangue légendaire6. Les structuralistes ont vivement critiqué ces lectures, en les accusant de manquer l’essentiel du discours mythique.
4Depuis une trentaine d’années, ce fossé entre les mythes et l’histoire semble peu à peu se combler. L’approche comparative et historique des mythes a montré que pour les Grecs, « le » mythe n’évoque ni un genre poétique particulier, ni un mode de la pensée distinct du logos7. Le récit mythique est quelquefois appelé hieros logos8. Hécatée de Milet, au vie siècle av. J.-C., n’hésite pas à utiliser le verbe mutheîstai pour qualifier son discours dans l’ouverture de ses Généalogies ; il le considère pourtant comme plus proche de la vérité que les « fables » de ses contemporains qualifiées, elles, de logoi9. Les mythes, sans cesse racontés, chantés, modifiés, réécrits, ont une histoire et sont une histoire, un récit qui légitime des politiques, oppose des cités, explique des paysages et des revendications contemporaines10.
5En outre, pour l’historien, force est de prendre en considération ce qui figure dans les sources disponibles : sans tomber dans la citation béate et muette, comment ignorer les poètes mentionnés par Strabon ou les contes rapportés par Pline ? Dans les récits mythiques, si les descriptions des paysages ou des habitants des parages océaniques sont certes chargées de significations symboliques, les mythes de fondation représentaient aussi une référence constante, un horizon commun aux géographes anciens et aux lecteurs11, comme une source de légitimation politique12. Pour reprendre Roland Barthes, le mythe est aussi « une parole choisie par l’histoire13 », parole qui ne s’est d’ailleurs conservée quelquefois que par le truchement des historiens ou des géographes. Il est donc vain de vouloir distinguer mythes et histoire pour des écrits et des sociétés qui en faisaient usage de façon indissociable14. Strabon, Agrippa, Pomponius Mela, Pline ou même Avienus étaient tributaires, mais aussi passeurs, des chants d’Hésiode et de Pindare, des calculs de Dicéarque et d’Ératosthène, des mentions de Polybe et de Poseidônios. Pour suivre et comprendre la démarche de ces auteurs — démarche fondée sur la correction ou la glose de leurs sources —, il est donc nécessaire de commencer par le commencement, c’est-à-dire par les premiers vers consacrés à la Méditerranée extrême-occidentale.
I. — L’extrême occident et les mythes de confins
Héraclès et l’île rouge de Géryon
6Les rivages atlantiques de la péninsule Ibérique et de l’Afrique sont traditionnellement le théâtre de plusieurs exploits d’Héraclès. Sur une île rouge à proximité de l’Ibérie, Héraclès aurait affronté Géryon, monstre à trois têtes, pour lui prendre ses troupeaux de bœufs rouges et les ramener au roi Eurysthée de Tirynthe, son cousin commanditaire des travaux. Il aurait par la suite créé le détroit entre Europe et Afrique et élevé des colonnes à cet endroit, pour marquer la fin de la mer Intérieure. Enfin, après être passé en Afrique, il aurait tué un roi gigantesque et xénophobe Antée, avant de voler les fabuleuses pommes d’or gardées par un serpent monstrueux dans le jardin des nymphes Hespérides.
7Ce serait Hésiode qui, au viie siècle av. J.-C., aurait été le premier poète à mentionner dans sa Théogonie les îles et les rivages de l’Extrême Occident, ainsi que leurs habitants. Ces derniers seraient notamment le monstre tricéphale Géryon et les Hespérides. Quatre courts passages de la Théogonie font référence à ces lieux océaniques que sont Érythée, l’île de Géryon, le séjour des Hespérides, ainsi qu’aux créatures divines et monstrueuses qui les peuplent :
1. Χρυσάωρ δ᾽ἔτεκεν τρικέφαλον Γηρυονῆα / μειχθεὶς Καλλιρόῃ κούρῃ κλυτοῦ Ὠκεανοῖο. / Τὸν μὲν ἄρ᾽ ἐξενάριξε βίη Ἡρακληείη / βουσὶ παρ᾽ εἰλιπόδεσσι περιρρύτῳ εἰν Ἐρυθείῃ / ἤματι τῷ ὅτε περ βοῦς ἤλασεν εὐρυμετώπους / Τίρυνθ᾽ εἰς ἱερὴν διαβὰς πόρον Ὠκεανοῖο / Ὄρθον τε κτείνας καὶ βουκόλον Εὐρυτίωνα / σταθμῷ ἐν ἠερόεντι πέρην κλυτοῦ Ὠκεανοῖο. | 1. Chrysaor engendra Géryon aux trois têtes après s’être uni à Callirhoé, fille de l’illustre Océan. Celui-là [Géryon], Héraclès le Fort le tua, près de ses bœufs à la démarche torse, dans Érythée qu’entourent les flots, le jour où il poussa ses bœufs au large front vers la sainte Tirynthe [capitale du royaume d’Eurysthée], après avoir franchi le cours d’Océan et tué ensemble Orthos [chien à trois têtes de Géryon, parent de Cerbère] et Eurytion le bouvier, dans leur parc brumeux, au-delà de l’illustre Océan. [vv. 288-294] |
2. [Κούρη δὨκεανοῦ, Χρυσάορι καρτεροθύμῳ / μιχθεῖσ᾽ ἐν φιλότητι πολυχρύσου Ἀφροδίτης, / Καλλιρόη τέκε παῖδα βροτῶν κάρτιστον ἁπάντων, / Γηρυονέα, τὸν / κτεῖνε βίη Ἡρακληείη / βοῶν ἕνεκ᾽ εἰλιπόδων ἀμφιρρύτῳ εἰν Ἐρυθείῃ.]. | 2. La fille d’Océan, unie à Chrysaor au cœur violent par l’amour qu’inspire Aphrodite scintillante d’or, Callirhoé, enfanta un fils puissant entre tous les mortels, Géryon, que tua Héraclès le Fort, pour des bœufs aux jambes torses, dans Érythée qu’entourent les flots. [vv. 979-983] |
3. Ἑσπερίδας θ᾽, ᾗς μῆλα πέρην κλυτοῦ Ὠκεανοῖο / χρύσεα καλὰ μέλουσι φέροντά τε δένδρεα καρπόν. | 3. [Et Nuit enfanta] les Hespérides, qui, au-delà de l’illustre Océan, ont soin des belles pommes d’or et des arbres qui portent tel fruit. [vv. 215-216] |
4. Γοργούς θ᾽, αἳ ναίουσι πέρην κλυτοῦ Ὠκεανοῖο / ἐσχατιῇ πρὸς Νυκτός, ἵν᾽ Ἑσπερίδες λιγύφωνοι, / Σθεννώ τ᾽ Εὐρυάλη τε Μέδουσά τε λυγρὰ παθοῦσα. | 4. Et Kétô [divinité primitive, fille de Flot] enfanta [avec Phorkys, son frère, aussi fils de Flot] également les Gorgones qui habitent au-delà de l’illustre Océan, à la frontière de la nuit, au pays des Hespérides sonores, Sthennô, Euryale, Méduse à l’atroce destin. [vv. 274-276] |
Source : Hésiode, Théogonie, vv. 288-294 ; vv. « interpolés » 979-983 ; vv. 215-216 ; vv. 274-276 ; trad. Mazon, 1928.
8L’historiographie contemporaine a cité Hésiode comme point de départ de cette tradition mythique15 qui fait de l’Extrême Occident méditerranéen le lieu de deux des derniers travaux d’Héraclès, le vol des troupeaux de Géryon et celui des pommes d’or des Hespérides. Mais dans les quatre passages qui viennent d’être cités, Hésiode ne mentionne pas le vol des pommes et ne localise pas précisément le meurtre de Géryon : il met l’accent sur la généalogie des êtres divins et monstrueux qui habitent ces rivages océaniques. L’historiographie a pris l’habitude d’attribuer à Hésiode la paternité du cycle des derniers travaux d’Héraclès, alors qu’elle revient en fait à des auteurs postérieurs, qui ont établi le séjour de Géryon près de Gadès en s’inspirant de la Théogonie d’Hésiode. En effet, si le poème d’Hésiode se caractérise par une absence d’ancrage géographique, quelques indices dans le texte ont permis à ses continuateurs de faire des développements plus précisément situés. Hésiode utilise des expressions similaires pour décrire Érythée, l’île de Géryon et le séjour des nymphes Hespérides, dont l’une d’ailleurs se nomme aussi Érythée. Or, tous ces noms propres de la Théogonie indiquent un lien avec l’Occident : les Hespérides signifient littéralement les « Nymphes du Soir » ; Eurytion (le nom du bouvier de Géryon), Érythée (l’île de Géryon et la nymphe) viennent tous deux d’eruthainomai, « rougir ». En outre, l’île d’Érythée et le séjour des Hespérides sont situés « au-delà de l’illustre Océan », et les Gorgones, voisines des Hespérides, vivent « à la frontière de la Nuit ». Cette dernière expression « à la frontière de la Nuit » signifie à la fois une limite territoriale entre l’île des Gorgones (et des Hespérides) et la demeure de la déesse Nuit, ainsi qu’une eschatia. Une eschatia est une fin du monde, non seulement du monde connu, mais même une fin du cosmos, du monde organisé16. Hésiode place l’île de Géryon et les Hespérides au milieu des flots de l’Océan primitif qui entoure l’œkoumène, tout près du séjour d’une des déesses de la première génération, la Nuit. La valeur symbolique et cosmologique de ces lieux transparaît clairement : Hésiode les décrit comme des points situés à la limite même du monde des hommes, du monde diurne à la géographie organisée par Zeus17. Ce franchissement de l’Océan effectué par Héraclès pour se rendre dans les îles de Géryon et des Hespérides est un périple accompli par d’autres héros désireux d’atteindre les Enfers. Ulysse, sur les conseils de Circé, fille du Soleil, doit se rendre chez Hadès pour interroger Tirésias aux chants X et XI de l’Odyssée. Ulysse doit comme Héraclès « franchir l’Océan », ce qui ne signifie pas en l’occurrence aborder sur sa rive extérieure, dont rien ne prouve d’ailleurs l’existence18. Il s’agit plutôt de naviguer autour du disque terrestre le long de ce fleuve océanique, d’ouest en est, comme le fait le Soleil pendant la nuit19. La localisation hésiodique des îles de Géryon et des Hespérides a donc une signification symbolique très forte : Héraclès vainc des monstres vivant dans les parages infernaux, sur des îles de l’Océan circumterrestre.
9Le rapprochement entre l’île rouge « au-delà » de l’Océan, le séjour des Nymphes du Soir et la demeure de Nuit a conduit les successeurs d’Hésiode à placer les pâturages de Géryon et le jardin des Hespérides au couchant, à l’endroit des « portes d’airain » que passe chaque jour le Soleil avant de disparaître dans l’Océan20. Le périple d’Héraclès n’est pas donné explicitement dès Hésiode comme un voyage vers l’ouest, mais il a été interprété comme tel par la suite grâce aux références au couchant : ainsi, en devenant orienté vers l’ouest, vers les confins infernaux, ce voyage du héros récompensé par l’immortalité s’enrichissait encore de signification21. Dans le mythe hésiodique, l’île de Géryon et le jardin des Hespérides apparaissent comme des lieux de « l’au-delà » en raison non seulement de leur emplacement occidental, mais aussi des créatures qui les peuplent22. Ainsi, le tricéphale Géryon, son chien Orthos frère de Cerbère et le serpent gardien des pommes d’or des Hespérides appartiennent aux descendances des divinités primordiales Pontos et Gaïa, le Flot et la Terre23. Les Nymphes du Soir, qui sont tout sauf rassurantes chez Hésiode, renvoient aussi à cette cosmologie primordiale : comme le géant Atlas, elles ont « la voix sonore », un terme qui évoque le fracas de l’Océan, elles sont filles de la Nuit et sœurs de Thanatos, la Mort, elles vivent près d’une des entrées des Enfers. Héraclès, héros cosmocrator, organisateur du monde, est donc voué à tuer ces créatures ou à prendre leurs richesses. Sa mission est de continuer l’œuvre de son père Zeus, qui avait lui-même réussi à dominer les divinités primordiales (la Terre, la Nuit, le Temps, le Flot…) pour créer le cosmos.
10Si l’identité et la filiation des créatures qu’affronte Héraclès proviennent bien d’Hésiode, ce sont d’autres auteurs qui ont eu l’idée de « placer » les adversaires d’Héraclès près du détroit de Gibraltar. Stésichore d’Himère, poète du vie siècle av. J.-C., pourrait être à l’origine de cette localisation extrême-occidentale. Il est l’auteur d’un poème intitulé Geryoneis (ou Géryonéide), consacré à l’épisode de l’affrontement entre Géryon et Héraclès, aujourd’hui presque intégralement perdu24. Un fragment de Stésichore cité par Strabon situe heureusement le lieu de naissance du bouvier de Géryon, Eurytion,
en face, ou peu s’en faut, de l’illustre Érythée
vers la source profonde où plongent, infinies,
les racines d’argent du fleuve Tartessos, dans le creux d’un rocher25 […]
11Cette localisation d’Érythée par rapport au fleuve Tartessos26, donc au mythique royaume du même nom, pose une série de problèmes supplémentaires. La situation exacte de Tartessos était l’objet de controverses jusqu’au ier siècle de notre ère, où certains auteurs, comme Strabon27, font de Tartessos le nom ancien de Gadès, colonie phénicienne pourtant bien distincte de la civilisation tartessienne28. Le fleuve Tartessos serait le Betis, soit l’actuel Guadalquivir. À l’époque de Stésichore, le nom de Tartessos renvoie à un emporion florissant situé à l’Extrême Occident, au-delà des colonnes d’Héraclès, qui entretient d’importants échanges avec des commerçants venus de Libye notamment, si l’on en croit Hérodote29. Des Samiens égarés y auraient abordé par hasard au viie siècle et seraient revenus dans leur cité considérablement enrichis30. Des Phocéens, un siècle plus tard, auraient imité leur entreprise et auraient conclu une alliance avec Arganthonios, le roi de Tartessos31. Au vie siècle av. J.-C., Stésichore d’Himère, un poète sicilien, situe donc l’épisode de la lutte entre Héraclès et le monstre tricéphale Géryon dans l’Extrême Occident méditerranéen, à proximité de Tartessos, un royaume connu pour ses richesses minières et son ouverture commerciale. Mais à part ce rapprochement littéral entre le séjour de Géryon et Tartessos, l’état trop fragmentaire du poème de Stésichore ne permet pas de développer davantage l’analyse sur un possible ancrage géographique des derniers travaux d’Héraclès dès le milieu du vie siècle.
12C’est en fait Hérodote qui aurait le premier situé en Méditerranée extrême-occidentale la lutte d’Héraclès contre Géryon32. Ce fait ne lasse pas de surprendre : en effet, Hérodote, faute de sources orales, a explicitement renoncé à décrire les confins occidentaux et septentrionaux de l’Europe33. Dans le quatrième livre de ses Histoires, Hérodote s’intéresse aux « confins des confins », aux confins de l’Asie et de la Libye. Sur ces régions méconnues du monde, il procède selon sa méthode habituelle, en exposant des récits et des témoignages de « choses merveilleuses » sans forcément y croire, mais en les portant à la connaissance du lecteur et en les sauvant ainsi de l’oubli34. C’est dans ce cadre qu’il relate l’exploit d’Héraclès contre Géryon, en rapportant une version transmise par les Grecs du Pont-Euxin. Ceux-ci font revenir Héraclès après la capture des troupeaux de Géryon non pas directement à Tirynthe, mais dans un pays d’Asie encore désert, où le héros fondera la dynastie des rois scythes :
[…] Γηρυόνεα δὲ οἰκέειν ἔξω τοῦ Πόντου, κατοικημένον τὴν Ἕλληνές λέγουσι Ἐρύθειαν νῆσον τὴν πρὸς Γαδείροισι τοῖσι ἔξω Ἡρακλέων στηλέων ἐπὶ τῷ Ὠκεανῷ. Τὸν δὲ Ὠκεανὸν λόγῳ μὲν λέγουσι ἀπὸ ἡλίου ἀνατολέων ἀρξάμενον γῆν περὶ πᾶσαν ῥέειν, ἔργῳ δὲ οὐκ ἀποδεικνῦσι. | [Les Grecs de la mer Noire disent…] que Géryon demeurait par-delà le Pont, habitant dans une île que les Grecs appellent Érythie, située près de Gadès, au-delà des colonnes d’Hercule, dans l’Océan. Ils prétendent aussi que l’Océan commence à l’est, et environne toute la terre de ses eaux ; mais ils se contentent de l’affirmer sans en apporter de preuves. |
Source : Hérodote, IV, 8, 2 ; trad. Legrand, 1945.
13Les Grecs du Pont-Euxin situeraient l’île de Géryon dans le même Océan qui baigne les terres asiatiques des Scythes, mais à l’autre opposé du monde. Même si Hérodote lui-même prend fréquemment ses distances avec la vision homérique de l’Océan circumterrestre qui entourerait une « Terre toute ronde, comme faite au tour », il ne dément pas la localisation de l’île de Géryon près de Gadès, au-delà des colonnes d’Héraclès. Dans cette version du mythe, Héraclès doit donc parcourir l’œkoumène une fois d’est en ouest pour aller à Érythée, puis une nouvelle fois en sens inverse pour ramener les troupeaux et s’unir à une souveraine mi-femme mi-serpent, mère d’un fils prénommé Scythe. À la différence d’Hésiode, dont le propos reste purement cosmogonique, le voyage d’Héraclès chez Hérodote se précise et prend une consistance géographique. Si le périple reste fortement symbolique, puisque le héros parcourt longitudinalement le monde comme le Soleil, les termes employés « près de Gadès, au-delà des colonnes d’Hercule » permettent d’ancrer le périple dans le monde connu. Deux remarques doivent être faites sur ce passage des Histoires. D’abord, l’identité des extrêmes soulignée par les Grecs de la mer Noire : les confins orientaux et occidentaux, situés dans le même Océan primordial, tendent à se confondre, à se rejoindre35. Gadès est située « par-delà » le Pont, les peuples des confins asiatiques et africains — Scythes et Éthiopiens notamment — sont voisins, voire apparentés chez les premiers cosmographes grecs et dans les récits mythiques. En outre, le fait qu’Hérodote attribue aux Grecs du Pont-Euxin ce développement de la geste héracléenne semble traduire ici les aspirations et représentations coloniales des Grecs de la mer Noire. Héraclès, héros pacificateur, ordonnateur des confins et fondateur de colonies, aurait le premier exploré l’Asie de retour de l’Extrême Occident et y aurait là aussi fondé une dynastie et un peuple, les Scythes. La localisation de Géryon à Gadès ne serait pas le fruit de colons grecs d’Occident paradoxalement, mais de ceux d’Orient. Les Grecs de la mer Noire auraient conservé la situation occidentale de l’antépénultième travail d’Héraclès inspirée par la lecture hésiodique, tout en la complétant par une nouvelle traversée de la Méditerranée jusqu’au Pont-Euxin. Le récit d’Hérodote coïncide avec le développement des cités grecques de la mer Noire qui, telle Héraclée du Pont — fondée au vie siècle par des colons mégariens —, adoptent le héros comme divinité tutélaire de leurs entreprises coloniales et commerciales dans ces régions orientales. À une époque bien plus tardive, Héraclée du Pont, dans des monnaies et des inscriptions du iie siècle apr. J.-C., se prétend « Première des cités » ou « Mère des cités fondées par elle »36. Compléter le mythe d’Héraclès, faire passer le héros fondateur de la cité directement du détroit de Gibraltar au Bosphore, serait une autre manière d’asseoir davantage son antériorité et donc sa supériorité sur les peuples et cités voisins.
14À partir des vie-ve siècles donc, avec Stésichore et Hérodote, l’Extrême Occident et le dixième travail d’Héraclès se rencontrent. L’île de Géryon, décrite comme océanique et occidentale chez Hésiode, s’ancre au large de Gadéira, la Gadès romaine, l’actuelle Cadix. Cette situation fait de l’île de Géryon la voisine de la mythique Tartessos, encore synonyme d’Eldorado occidental plusieurs siècles après sa disparition. Le nom des colonnes d’Héraclès commence également à apparaître, comme on le lit chez Hérodote, ou encore dans Pindare. Mais la résidence des fameuses Hespérides, voisines des Gorgones et de Géryon chez Hésiode, reste encore mystérieuse comme l’emplacement des colonnes d’Héraclès. La localisation des colonnes sur le détroit de Gibraltar et des Hespérides à Lixus, sur la côte atlantique du Maroc, est largement admise à l’époque romaine ; elle ne semble pourtant pas faire consensus de façon ancienne. Est-il toujours possible de voir dans les localisations divergentes, « successives » du mythe d’Héraclès une « traduction » des avancées coloniales grecques ?
Le jardin des Hespérides, de la Cyrénaïque à la Maurétanie
15Si Hésiode évoque déjà les Nymphes du Soir, l’épisode du vol des pommes d’or entre tardivement dans le mythe d’Héraclès. Ce travail n’est bien attesté dans la série des tâches héracléennes qu’au ve siècle, à travers les tragiques comme Euripide37 et les mythographes Panyasis38 et Phérécyde39. La production artistique ne permet guère de donner une datation plus précoce : les Hespérides ne seraient représentées qu’à partir du dernier quart du vie siècle dans la céramique attique40. Même si des découvertes plus récentes peuvent toujours faire évoluer cette datation41, reste que l’épisode du vol des pommes d’or serait entré de façon systématique dans le canon de la légende héracléenne seulement à la période hellénistique, plus tardivement que la lutte contre Géryon42. Sa localisation est sujette à débat : il semble que le jardin des Hespérides, séjour atlantique des Nymphes du Soir, ait longtemps été situé en Cyrénaïque43. Vers 500 av. J.-C., la cité de Cyrène fonde une colonie appelée de façon significative Euhesperides (plus tard Bérénikè, actuelle Benghazi)44 ; elle frappe des monnaies dont le droit montre le pommier chargé de fruits et entouré du serpent, avec à ses côtés une Hespéride et Héraclès45. Les colons grecs de Cyrène diffusaient largement cet épisode mythique pour placer sur leur territoire ce jardin merveilleux où poussaient des fruits d’or, gages d’immortalité et cadeaux des dieux. Cette identification de la Cyrénaïque et du jardin des Hespérides aurait survécu à la monarchie battiade : ont été retrouvées dans cette région plusieurs céramiques attiques du ive siècle qui représentent l’épisode du vol des pommes de façon totalement irénique, sans figuration du meurtre du serpent ou du désespoir des Hespérides46. Des acheteurs cyrénéens de céramique attique auraient donc été particulièrement sensibles à cet épisode du mythe d’Héraclès censé s’être déroulé sur leur territoire. Même si l’on retrouve ce travail d’Héraclès figuré assez largement en Méditerranée à partir des ive et iiie siècles (notamment en Apulie, sur certaines œuvres du Peintre de Darius), la récupération de ce mythe sur le monnayage de Cyrène montre l’intérêt local très précoce suscité par cet épisode. Cette localisation du jardin des Hespérides à Cyrène devient fréquente à l’époque hellénistique : tandis que Diodore de Sicile reste prudemment dans une région indéterminée de la Libye47, la Bibliothèque du pseudo-Apollodore, qui emprunte largement à des récits classiques et hellénistiques, s’en fait notamment l’écho.
16Cependant, à partir de l’époque augustéenne, une autre localisation semble s’imposer. Pline l’Ancien consacre quelques remarques à cet épisode mythique, à propos de la cité maurétanienne de Lixus :
Ibi regia Antaei certamenque cum Hercule et Hesperidum horti. Adfunditur autem aestuarium e mari flexuoso meatu, in quo draconis custodiae instar fuisse nunc interpretantur. Amplectitur intra se insulam, quam solam e uicino tractu aliquanto excelsiore non tamen aestus maris inundant. Exstat in ea et ara Herculis nec praeter oleastros aliud ex narrato illo aurifero nemore. | C’est là [à Lixus] qu’on a placé le palais royal d’Antée, son combat avec Hercule et les jardins des Hespérides. De fait, l’estuaire est pénétré par les flots de la mer en un cours sinueux, en quoi on reconnaît à présent que ce fut l’équivalent du dragon montant la garde. Cet estuaire embrasse une île qui, au milieu d’une région sensiblement plus élevée, ne laisse pas d’être soustraite seule à l’inondation de la marée. Dans l’île se dresse un autel d’Hercule et rien d’autre que les oléastres ne rappelle l’histoire du fameux bosquet aux pommes d’or. |
Source : Pline l’Ancien, V, 3-5 ; trad. Desanges, 1980.
17Si Pline n’ignore pas la version cyrénéenne de l’épisode (« car souvent les théâtres des fables grecques varient », dit-il), sa préférence va à la localisation du séjour des Hespérides en Maurétanie tingitane, près de l’ancienne cité phénicienne de Lixus48. À la suite d’interprétations données comme récentes, il rationalise le mythe en comparant les méandres du fleuve Loukkos aux sinuosités d’un serpent. L’île au milieu d’un estuaire sur la côte océanique, quoique très décevante avec ses « simples » oliviers sauvages, rappellerait les principaux éléments du séjour des Hespérides du poème hésiodique, comme l’ancien culte à Hercule, en fait à Héraclès-Melqart. La distance critique que Pline affecte envers ces récits « fabuleux entre tous » (« fabulosissime narrata ») qui concernent Lixus est un positionnement à la fois politique et littéraire : politique, car Pline semble ici condamner par avance les éventuelles prétentions de Lixus, faite colonie par Claude, à revendiquer un passé glorieux de puissance supérieure à celle de Carthago Noua, dont Lixus aurait été le « pendant » tingitan. Il s’agit également d’un positionnement littéraire, car Pline, qui n’a pourtant pas pour habitude d’éviter tout récit mythique, montre ici une liberté de passer ses sources au crible de la critique rationnelle et de privilégier une description réaliste, quoique décevante, de Lixus et de son fleuve. Il se distingue notamment de Cornelius Nepos qui, lui, aurait « gobé avidement » (« auidissime credidit ») tous ces « énormes mensonges » (« portentosa Graeciae mendacia ») à propos de la gloire passée de Lixus ou du fleuve prodigieux que serait le Loukkos.
18Cette localisation du jardin en Maurétanie tingitane s’impose pendant l’Empire : Ovide, Virgile, Pomponius Mela ou Solin situent le séjour des Hespérides sur la côte océanique du Maroc actuel49. Le jardin des Hespérides, passé de la Cyrénaïque aux époques classique et hellénistique à la Maurétanie tingitane au ier siècle apr. J.-C., aurait donc subi un « glissement vers l’ouest », une « transmigration occidentale ». Jérôme Carcopino a ainsi tenté de mettre en parallèle le glissement des Hespérides du rivage des Syrtes à l’Atlantique et la fixation d’Érythée à Gadès avec la progression des Grecs vers l’Occident méditerranéen50. Comme les dernières aventures d’Héraclès se déroulaient dans les confins occidentaux du monde, il paraissait logique qu’il y ait une translation de ces mythes au fur et à mesure de l’ouverture des horizons géographiques et des explorations de plus en plus poussées en Méditerranée occidentale. Cette théorie largement reprise, pour séduisante et claire qu’elle paraisse, ne reflète pas la complexité des interprétations des travaux héracléens, qui préexistent au phénomène colonial grec51. On a déjà vu que l’une des premières localisations du mythe à Gadès telle que la relate Hérodote serait le fait des colons grecs de la mer Noire, non de ceux d’Occident52. En outre, la Bibliothèque du pseudo-Apollodore, œuvre d’un compilateur de l’époque impériale fondée sur des sources hellénistiques, place toujours les Hespérides en Cyrénaïque, alors qu’à cette époque, l’Afrique orientale ne représente plus les confins du monde connu53. De même, certains auteurs, comme Hécatée, cité par Arrien, préfèrent placer Érythée au large de l’Épire, en suivant une tradition ancienne, du vie siècle54. Ces auteurs ne situent pas pour autant l’Océan primitif au large de la Grèce, mais ils préfèrent la localisation ionienne du mythe, car selon eux, l’Ibérie serait trop lointaine pour qu’Héraclès ait pu y faire l’aller-retour en ramenant des troupeaux de bœufs55. Il s’agit en fait d’une tentative de rationalisation du mythe, sans doute motivée par les revendications des cités ioniennes sur les différents épisodes de la geste héracléenne.
19Les différentes localisations du jardin des Hespérides témoignent en fait moins d’un « progrès » de la colonisation vers l’Occident et des connaissances géographiques que de choix poétiques et politiques. Le choix de Lixus pour le jardin des Hespérides est le fait d’auteurs d’époque impériale, qui écrivent au ier siècle apr. J.-C. Ces auteurs justifient cette localisation en rationalisant les éléments fabuleux, en invoquant des éléments du paysage (les méandres, l’île, les cultes locaux à Héraclès…), à la différence des mythographes grecs, qui insistent sur les circonstances des événements et les personnages rencontrés. Les sources et les buts de ces ouvrages sont très différents : la Bibliothèque du pseudo-Apollodore est un ouvrage de compilation, qui cherche à donner une version cohérente de l’histoire d’Héraclès en puisant aux sources les plus anciennes, puisque l’auteur cite ou reprend pas moins de 78 auteurs différents56. La localisation en Cyrénaïque, majoritairement suivie par des auteurs anciens, s’impose donc sous sa plume, qui se fait volontiers archaïsante. Pline et Pomponius Mela, dont les objectifs sont chorographiques et dont les sources sont plus récentes, invoquent tous les deux la Maurétanie tingitane, en relativisant fortement pour le premier l’intérêt représenté par les fables grecques. Strabon se contente prudemment de citer la richesse mythologique des rivages océaniques près de Gadès57, de souligner l’importance de l’autel consacré à Héraclès à Lixus58, et d’évoquer la situation potentielle du jardin en Cyrénaïque, près de Bérénice. Ces géographes de l’époque impériale préfèrent à l’ancienneté de la tradition cyrénéenne les paysages océaniques et la présence d’un culte à Héraclès-Melqart. Ils utilisent fréquemment une source géographique récente dont l’autorité vient de son haut rang et de sa proximité avec le pouvoir impérial romain, à savoir le roi Juba II de Maurétanie59. Pline n’omet jamais son statut royal pour mieux accréditer les propos de Juba60. Juba II revendiquait par ailleurs sa qualité de descendant direct d’Héraclès via Tingé, la veuve du roi monstrueux Antée. Un fragment de Juba est apparemment consacré à la description d’une production de son royaume nouvellement connue à Rome, les citrons, dont la couleur renvoie à l’or et qui pourraient être une traduction rationalisée des fameuses pommes des Hespérides61. Les écrits de Juba II seraient-ils à l’origine de cette localisation maurétanienne du mythe des Hespérides, ou du moins, auraient-ils contribué à diffuser cette version océanique du dernier travail d’Héraclès ? En l’état actuel des sources, il n’est pas permis de l’affirmer avec certitude, mais cette idée paraîtrait extrêmement cohérente avec la popularité grandissante de cette version à l’époque augustéenne. Ainsi, les deux localisations possibles du jardin merveilleux des Hespérides coïncideraient avec deux tentatives locales de récupération du mythe à des fins de propagande, l’une par la monarchie battiade de Cyrène vers 600 av. J.-C., l’autre par le roi de Maurétanie mis sur le trône par Auguste. Pour les auteurs de l’époque impériale, choisir entre Cyrène et Lixus pour la situation d’un jardin divin et paradisiaque est un acte politique autant que scientifique. Il s’agit en effet d’accorder un degré supérieur de vérité soit à des sources anciennes et sans doute plus nombreuses (donc plus fiables62) dans le cas de Cyrène, ou, dans le cas maurétanien, plus récentes mais dotées d’une auctoritas plus grande, car royale et liée au pouvoir du Prince.
20La localisation en Méditerranée occidentale des derniers épisodes du mythe héracléen n’est pas la simple traduction mythologique de l’avancée ou des frustrations coloniales grecques, mais bien plutôt l’expression d’un mirage, d’un fantasme de confins occidentaux situés au-delà de l’atteinte humaine. En revanche, les historiens et les géographes de l’époque impériale cherchent par la suite à démontrer le bien-fondé géographique de cette localisation symbolique. Ils tiennent à expliquer les origines du mythe, au besoin en enrichissant encore la geste de nouveaux détails ou en soulignant à l’appui de leur analyse le rôle du culte local du dieu phénicien Melqart, assimilé à Héraclès. Le succès de la localisation maurétanienne du jardin des Hespérides à l’époque impériale s’explique sans doute par l’effet de symétrie des deux travaux autour des colonnes d’Hercule, qui ont fini par être implantées de part et d’autre du détroit de Gibraltar. La situation des deux cités de Gadès et Lixus en fait donc des candidates idéales pour l’implantation de l’île de Géryon et du jardin des Hespérides. Si Gadès et Lixus ne sont pas à proprement parler deux finistères, puisque ces cités sont situées non sur des caps, mais sur des côtes ouvertes à l’Océan, elles s’alignent sur un même méridien et représentent les cités les plus occidentales de l’œkoumène63. Gadès est implantée sur un archipel, et dans les deux cités phéniciennes sont observés des cultes anciens à Héraclès-Melqart. Comme le souligne Strabon, elles sont situées à équidistance du seuil de passage entre la mer Intérieure et la mer Extérieure, le détroit où sont localisées les fameuses colonnes d’Héraclès dont la nature posait déjà problème aux Anciens. À propos de ces colonnes, Strabon synthétise toutes les théories antérieures pour en conclure que l’expression devait faire référence à des monuments disparus à son époque, des autels ou des bornes implantés sur les monts Calpe en Europe et Abila en Libye. Il reste à comprendre pourquoi le nom de « colonnes d’Héraclès » a été donné au détroit64.
Les colonnes d’Héraclès et la construction des mythes de création du détroit
21À la différence des épisodes de Géryon et des Hespérides, la création des colonnes n’est pas un travail imposé à Héraclès par Eurysthée : c’est l’une des nombreuses parerga, une des « figures libres » en marge des douze travaux qu’accomplit le héros de son propre chef pour organiser la nature65. Si des colonnes d’Atlas qui séparent le Ciel et la Terre apparaissent dans l’Odyssée66, les premières attestations littéraires des colonnes d’Héraclès sont largement postérieures. Pindare, dans les années 470 av. J.-C., est l’un des premiers poètes à mentionner ces colonnes d’Héraclès à deux reprises dans ses odes dédiées aux vainqueurs de jeux panhelléniques67. Ces mentions relèvent de l’allusion digressive : les colonnes, décrites sous le terme de stêlai ou de kiones, sont les bornes mais aussi les témoins des navigations les plus lointaines en Méditerranée. Au-delà, les mortels ne peuvent s’aventurer dans l’Océan dont les périls sont trop grands. La gloire ou le bonheur des vainqueurs des jeux s’étendent sur la surface de la terre, jusqu’aux fameuses bornes fixées par Héraclès, qui a rendu possible la navigation en Méditerranée68. Aimé Puech paraphrase justement cette image en écrivant que le vainqueur chanté par la troisième Néméenne, Aristocleidès d’Égine, « a atteint les colonnes d’Hercule de la félicité69 ». Les exploits indépassables accomplis par les vainqueurs des jeux confinent au nec plus ultra, à l’instar des travaux d’Héraclès. Ces mentions des colonnes d’Héraclès s’inscrivent dans la vaste métaphore du poète comme navigateur et chantre de la mer Intérieure, filée tout au long du corpus pindarique. Elles témoignent également de l’hommage rendu à Héraclès, fondateur des Jeux olympiques et modèle de tous les héros, comme Théron, tyran d’Agrigente. Dans le premier tiers du ve siècle, les colonnes qu’Héraclès aurait placées pour marquer le terme de la Méditerranée représentent une image diffusée au sein d’auditoires panhelléniques, pour qualifier les exploits de citoyens d’Égine ou d’Agrigente. Leur localisation n’est pas définie avec exactitude, puisqu’elles sont situées au terme des navigations d’Héraclès, au « point qui oblige le retour » vers l’Europe. Mais dans la quatrième Néméenne, ode qui suit la plus grande digression sur les colonnes d’Héraclès, Pindare reprend la même idée de « point de non-retour » pour dire que les navigations ne peuvent dépasser Gadès70. Les colonnes seraient donc situées dans la région gaditaine, à l’entrée du golfe atlantique, près de l’île rouge de Géryon.
22Ces premières traces du nom de « colonnes d’Héraclès » sont finalement peu signifiantes sur le plan historique, car elles relèvent de la digression poétique et de la métaphore épique. Cependant, certains auteurs, au premier rang desquels Adolf Schulten, ont fait de ces trois passages la traduction d’une fermeture du détroit de Gibraltar à la navigation grecque à la fin du vie siècle71. Cette interprétation ancienne historicisait totalement les épisodes de la légende héracléenne en Occident pour en faire un véritable décalque des relations entre Grecs, Phéniciens et Tartessiens à l’époque archaïque72. Pour le savant allemand, l’épisode de la lutte entre Héraclès et Géryon témoignait de la découverte de Tartessos et de ses mines au viie siècle par les Phocéens, ainsi que d’une première colonisation grecque de la péninsule Ibérique73. Dans son interprétation, les images de Pindare qualifiant les colonnes d’Héraclès de bornes de la Méditerranée sont lues au sens propre comme une fermeture physique du détroit par les Puniques, qui auraient détruit Tartessos74, interdit tout commerce atlantique aux cités grecques et pris le contrôle du Sud de la péninsule Ibérique à la toute fin du vie siècle75. Les Hespérides auraient donc été logiquement placées en Cyrénaïque, ultime région de Méditerranée occidentale que les Grecs, victimes du « blocus » carthaginois, pouvaient connaître aux vie et ive siècles. Cette interprétation schultéenne, qui reposait en grande partie sur une conception erronée de l’Ora maritima d’Avienus et sur une vision impériale de la colonisation grecque en péninsule Ibérique au début du xxe siècle76, est abandonnée aujourd’hui, mais çà et là quelques réminiscences subsistent. La vision d’Héraclès comme « champion des Grecs » en l’Extrême Occident reste notamment prégnante : s’il est vrai que la légende héracléenne est un récit grec repris par la littérature latine, qui intéresse peu les populations locales d’Hispanie ou de Maurétanie, il ne traduit pas strictement des avancées ou des frustrations coloniales grecques en Extrême Occident, ni des résistances indigènes à la conquête phocéenne. Si le mythe a pu par la suite être utilisé comme une métaphore historique, ce n’est qu’a posteriori, dans des variantes datant de plusieurs décennies ou siècles après sa création.
23Cette tradition historiciste resurgit de façon régulière à propos des colonnes d’Héraclès, par exemple à propos de l’opposition assez factice entre colonnes de Briarée et colonnes d’Héraclès. Ce nom de « colonnes de Briarée » est uniquement mentionné par Claude Élien qui cite Aristote pour qui « les colonnes que nous appelons aujourd’hui d’Héraclès, avant de porter ce nom, portaient celui de colonnes de Briarée77 ». Le géant Briarée (aux cent bras selon certaines traditions) recevait notamment un culte important en Eubée, et il se trouve que les céramiques grecques les plus anciennes retrouvées à Huelva viendraient de l’aire eubéo-pythécusaine78. Des Eubéens ou des Pythécusains auraient eu des contacts commerciaux avec les rives du détroit de Gibraltar, détroit qu’ils auraient baptisé du nom de leur géant local, capable comme Héraclès de modifier les paysages. Le nom de « colonnes de Briarée » ne s’est guère popularisé et se serait perdu sans cette citation d’Aristote, sans doute car les contacts entre l’Eubée et le détroit de Gibraltar ont été ponctuels et d’importance limitée. Mais dans l’historiographie contemporaine, ce nom de colonnes de Briarée est devenu le symbole d’une antériorité de la présence eubéenne en Extrême Occident, antériorité combattue et passée sous silence par les Phocéens qui auraient promu Héraclès au détriment de Briarée. Faire de Briarée la traduction d’une divinité locale aujourd’hui inconnue ou une « pièce clé dans l’assimilation et le syncrétisme entre Héraclès et Melqart79 » sont des interprétations qui semblent bien aventureuses en l’état des connaissances. Dire que l’imaginaire grec a « hellénisé la mythologie relative aux confins occidentaux » en imposant la légende d’Héraclès aux dépens de mythes antérieurs comme celui de Briarée témoigne d’un double présupposé. En effet, cette idée d’« hellénisation » induit déjà l’existence d’une mythologie de confins locale antérieure à la légende héracléenne, existence qui n’est qu’une hypothèse. En second lieu, la légende d’Héraclès est ici pensée comme une simple traduction symbolique des navigations et explorations grecques en Extrême Occident. Sur cette deuxième idée, en retraçant les différentes évolutions des épisodes héracléens, nous avons montré que les variantes dans les aventures d’Héraclès préexistent aux fondations coloniales grecques, et que leur localisation ne suit pas une « Conquête de l’Ouest » difficile, mais inéluctable. Les versions diverses du mythe d’Héraclès aux Portes du Soir proviennent d’un jeu complexe non seulement de choix poétiques et symboliques, mais aussi de récupérations politiques, encouragées bien souvent par les monarchies locales.
24Quant aux « mythes de confins indigènes » en Extrême Occident, supposer leur existence est bien sûr possible, mais rien ne permet d’affirmer que ces légendes locales auraient été forcément oblitérées par les mythes grecs. Briarée est un géant eubéen, que l’on retrouve dans la mythologie archaïque grecque. Le nom de colonnes de Briarée n’est pas une version locale, « indigène » des colonnes d’Hercule, mais une tentative des Grecs de l’île d’Eubée ou d’une colonie eubéenne de proclamer leur passage en Extrême Occident en nommant un détroit d’après le nom de leur divinité fondatrice. Le nom de colonnes de Briarée est donc autant une marque d’hellénisation du paysage que celui de colonnes d’Héraclès.
25Enfin, y avait-il des mythes locaux concernant la création du détroit de Gibraltar et/ou la position extrême-occidentale de ces rivages atlantiques ? Il est possible de les imaginer et d’incriminer la perte des récits phéniciens ou indigènes pour expliquer notre méconnaissance de ces récits. Mais il est aussi vraisemblable de penser que ces mythes de confins élaborés par les populations de Gadès ou de Lixus ne concernaient pas forcément les rives du détroit de Gibraltar. Un mythe de confins est par essence un discours qui vise à expliquer des territoires de marges et de limites, situées aux extrémités du monde connu, au-delà des confins de son propre territoire. Les navigateurs gaditains, capables de naviguer jusqu’en Égypte si l’on en croit Eudoxe de Cyzique, ont sans doute élaboré des légendes concernant des rivages lointains80. Mais il est permis de douter de l’existence de mythes de confins gaditains concernant le détroit de Gibraltar : le détroit ne constitue pas pour les habitants de Gadès une fin du monde connu. Pour les Grecs, les colonnes d’Héraclès représentaient un passage lointain vers la mer Extérieure ; pour les habitants de Tanger ou de Gadès, le détroit n’était que leur horizon quotidien, dont les rivages bien connus étaient peut-être moins susceptibles d’abriter les exploits de héros que ceux de la Méditerranée orientale. Les confins, et donc les mythes qui expliquent leur création, sont relatifs : un mythe de confins « local » est un oxymore dont l’existence reste à prouver.
26Les colonnes d’Héraclès seraient donc une invention grecque antérieure aux années 470. Elles seraient situées à proximité de Gadès, qui correspond aussi à la limite des navigations méditerranéennes, si l’on suit Pindare81. La tradition figurée antique n’a semble-t-il pas représenté cet épisode d’édification des colonnes, peu frappant visuellement. Diodore livre les détails les plus nombreux concernant cette création mythique des colonnes, sans malheureusement citer ses sources :
Ἡμεῖς δ´ ἐπεὶ περὶ τῶν Ἡρακλέους στηλῶν ἐμνήσθημεν, οἰκεῖον εἶναι νομίζομεν περὶ αὐτῶν διελθεῖν. Ἡρακλῆς γὰρ παραβαλὼν εἰς τὰς ἄκρας τῶν ἠπείρων τὰς παρὰ τὸν ὠκεανὸν κειμένας τῆς τε Λιβύης καὶ τῆς Εὐρώπης ἔγνω τῆς στρατείας θέσθαι στήλας ταύτας. Βουλόμενος δ´ ἀείμνηστον ἔργον ἐπ´ αὐτῷ συντελέσαι, φασὶ τὰς ἄκρας ἀμφοτέρας ἐπὶ πολὺ προχῶσαι· διὸ καὶ πρότερον διεστηκυίας ἀπ´ ἀλλήλων πολὺ διάστημα, συναγαγεῖν τὸν πόρον εἰς στενόν, ὅπως ἁλιτενοῦς καὶ στενοῦ γενομένου κωλύηται τὰ μεγάλα κήτη διεκπίπτειν ἐκ τοῦ ὠκεανοῦ πρὸς τὴν ἐντὸς θάλατταν, ἅμα δὲ καὶ διὰ τὸ μέγεθος τῶν ἔργων μένῃ ἀείμνηστος ἡ δόξα τοῦ κατασκευάσαντος· ὡς δέ τινές φασι, τοὐναντίον τῶν ἠπείρων ἀμφοτέρων συνεζευγμένων διασκάψαι ταύτας, καὶ τὸν πόρον ἀνοίξαντα ποιῆσαι τὸν ὠκεανὸν μίσγεσθαι τῇ καθ´ ἡμᾶς θαλάττῃ. Ἀλλὰ περὶ μὲν τούτων ἐξέσται σκοπεῖν ὡς ἂν ἕκαστος ἑαυτὸν πείθῃ. | Nous allons nous arrêter un moment sur les colonnes d’Hercule dont nous venons de faire mention. Arrivé aux extrémités de la Libye et de l’Europe, Hercule érigea ces colonnes sur les bords de l’Océan. Pour laisser un souvenir immortel de son expédition, il rapprocha, dit-on, par une digue, les extrémités des deux continents, qui étaient autrefois très distants l’un de l’autre, et il ne laissa aux eaux de la mer qu’un passage étroit, empêchant les cétacés de l’Océan d’entrer dans la mer Intérieure : ouvrage immense, qui perpétua la mémoire d’Hercule. Quelques-uns prétendent, au contraire, que les deux continents étant joints, Hercule perça l’isthme, et forma ainsi le détroit qui fait aujourd’hui communiquer l’Océan avec notre mer. Chacun est libre d’adopter l’une ou l’autre de ces deux opinions. |
Source : Diodore, IV, 18, 4-5 ; trad. Hoefer, 1846.
27Les colonnes n’ont pas vraiment de consistance physique chez Diodore : elles ne sont que des traces du travail réalisé par Héraclès, à savoir la séparation des mers ou des continents que constitue le détroit. En effet, l’important est de laisser une postérité, un souvenir, terme qui revient à deux reprises. Les colonnes sont donc un monument au sens d’« empreinte », au sens latin du terme monumentum. La localisation des colonnes est désormais claire : « aux extrémités de la Libye et de l’Europe, sur les bords de l’Océan ». Le détroit de Gibraltar est ici nettement désigné, d’autant que cette digression prend place après le vol des troupeaux de Géryon en Ibérie et le meurtre d’Antée en Libye. Dans le vaste travail de classement et d’explicitation historique du mythe d’Héraclès entrepris par Diodore, la création des colonnes, ou plutôt du détroit de Gibraltar, occupe un espace relativement important82. Diodore compare cette création aux travaux de drainage dans la vallée de Tempé ou d’irrigation en Béotie accomplis par Héraclès83 : le héros façonne ainsi le paysage pour faciliter la vie des hommes tout autour de la Méditerranée. Ici, il rapproche les continents pour éviter la présence de grands animaux marins dans « notre mer », ou il perce une voie de communication entre l’Océan et la mer Méditerranée.
28La première version de rapprochement des continents rejoint un autre fait d’armes attribué à Héraclès : l’éradication des monstres marins en Méditerranée, figurée dans l’art céramique grec et décrite dans les odes pindariques84. Créer un détroit pour éviter la prolifération d’animaux marins peut sembler un motif bien fantaisiste et purement anecdotique au lecteur actuel. Cependant, les monstres marins dans la littérature ancienne sont une des marques de fabrique des espaces de confins, et donc un thème fréquent dans la géographie des extrêmes85. Les héros organisateurs du cosmos que sont Héraclès ou Persée86 ont libéré les rivages méditerranéens de ces animaux, qui hantent désormais les espaces océaniques ou leurs parages immédiats. Le monde océanique, symboliquement lié au mouvant, à l’informe, à l’illimité, abrite des créatures surnaturelles, descendantes des géants et des divinités marines87. La présence d’animaux de grande taille dans l’Océan, qui représentent un danger pour les navires, est par conséquent un topos de la littérature ancienne88. Pline l’Ancien, pourtant critique envers les fables grecques89, consacre le début du livre IX de son Histoire naturelle aux mirabilia, aux animaux « merveilleux » (au sens de « qui suscitent l’étonnement, voire l’effroi ») que sont les monstres de l’Océan90. Il énumère une série d’animaux attestés par des témoins dignes de foi près des côtes gauloises ou du détroit de Gadès, ainsi que dans la mer des Indes. Ces phénomènes, pour des raisons religieuses et politiques, sont pris en considération et rapportés à Rome. Les autorités des cités littorales ou les gouverneurs provinciaux informent régulièrement le Prince de la présence constatée de ces animaux fabuleux, tritons, néréides, espadons perceurs de coques, poulpes géants ou encore « hommes de la mer » qui surgissent la nuit pour couler les navires91.
29La deuxième version de création des colonnes d’Héraclès, celle du percement d’un isthme ou d’un chenal entre deux montagnes, semble la plus couramment adoptée pendant l’époque impériale. Pomponius Mela préfère, par exemple, donner cette explication à la création du détroit, qui précède sa description générale de l’Afrique :
Deinde est mons praealtus, ei quem ex aduerso Hispania adtollit obiectus : hunc Abilam, illum Calpen uocant, Columnas Herculis utrumque. Addit fama nominis fabulam, Herculem ipsum iunctos olim perpetuo iugo diremisse colles, atque ita exclusum antea mole monitum oceanum ad quae nunc inundat admissum. Hic iam mare latius funditur, submotasque uastius terras magno impetu inflectit. | Ensuite il y a une montagne très élevée qui fait face à celle que l’Espagne dresse de l’autre côté ; on l’appelle Abila, l’autre Calpe, colonnes d’Hercule les deux. La tradition ajoute, contant l’histoire légendaire du nom, que c’est Hercule en personne qui a séparé les monts formant jadis une chaîne continue, et qu’ainsi l’Océan, arrêté auparavant par la masse montagneuse, a eu accès aux terres qu’il submerge maintenant. Ici la mer commence à s’étaler plus largement et sous sa puissante poussée, refoule les terres qui se retirent sur une grande distance. |
Source : Pomponius Mela, I, 25 ; trad. Silberman, 1988.
30Pomponius Mela insiste sur l’homogénéité du relief montagneux qu’Héraclès aurait séparé : c’est en effet le même arc montagneux, l’arc bético-rifain, qui s’étend sur les rives nord et sud du détroit. Les deux colonnes, les deux montagnes, Abila sur la rive africaine et Calpe sur la rive espagnole, sont présentées comme des pendants par le balancement des démonstratifs hunc et illum, « ce mont-ci et celui-là ». La création des colonnes serait donc l’ouverture d’un chenal entre deux espaces morphologiquement homogènes. Cette version du mythe, dénuée de « couleur » narrative, témoigne d’un besoin rationnel d’explication des formes du relief : les deux colonnes sont des montagnes interchangeables qui se font face, et qui étaient auparavant unies. Cette ouverture d’un chenal entre les terres aurait provoqué une hausse du niveau de la mer en Méditerranée : Strabon se fait lui aussi l’écho de cette montée des eaux92. À l’époque augustéenne, ces deux géographes mentionnent rapidement Hercule et la création des colonnes afin d’expliquer l’origine de l’expression. Pour ce faire, ils choisissent la version du mythe la plus rationnelle, celle qui se fonde et débouche sur des observations géomorphologiques.
31Que le détroit soit le résultat de l’ouverture d’une brèche ou de la fermeture d’un isthme, dans ces deux versions du mythe, c’est la création de ce chenal maritime qui est le véritable résultat de la prouesse d’Héraclès. Aucun de ces récits de création ne mentionne l’érection de monuments édifiés par le héros, contrairement aux images qui se diffusent à la fin de la période médiévale93. Héraclès, en faisant apparaître presque par accident les « colonnes » qui marquent l’entrée du détroit, se contente de modeler de nouveau la morphologie terrestre à l’avantage de l’humanité, avant de vaquer à de nouveaux travaux. Le détroit qui se dessine est un étroit passage entre deux reliefs montagneux, deux continents : il représente un point de repère essentiel dans la distinction des deux entités séparées que sont l’Europe et la Libye. Ces passages de Pomponius Mela et de Strabon, qui mentionnent brièvement l’action d’Héraclès, permettent de se pencher sur un autre type de discours que le mythe, à savoir le discours géographique. Si les rivages de l’Extrême Occident fournissent une ample matière à des récits mythiques, ils sont également connus à travers des mentions de leur position terrestre et des descriptions scientifiques. Ces discours ne se construisent pas en opposition avec le mythe d’Héraclès, mais plutôt en parallèle ou en complément des références mythologiques. Ce sont ces discours géographiques qu’il convient à présent d’étudier.
II. — Des reperes, des portes et des trophees : les colonnes d’Heracles et le detroit de Gades dans les traditions geographiques
32À l’aube de l’Empire, plusieurs traditions de connaissance du monde cohabitent : aux périples94 transmis depuis plusieurs siècles s’ajoutent les représentations mathématiques alexandrines95, les excursus géographiques des ouvrages historiques96 et enfin les chorographies, ces revues générales de l’œkoumène qui énumèrent des divisions territoriales et politiques97. Il faut éviter d’opposer et surtout de hiérarchiser ces diverses traditions géographiques, qui tendent à cohabiter en se juxtaposant98. Dévaloriser l’approche « romaine » du monde par rapport à la tradition grecque en taxant les géographes tardo-républicains d’ignorance mathématique et géométrique est erroné99. Au contraire, accuser les géographes grecs de manque absolu de pragmatisme serait méconnaître les liens tissés entre ces traditions et les schématiser à l’extrême100. En effet, si les savants romains n’ont pas traduit les ouvrages d’Euclide, ce n’est pas en raison d’un mépris pour la géométrie, mais au contraire en raison d’une pratique courante de la langue grecque qui rendait la traduction inutile101. Cicéron lui-même, disciple du grec Poseidônios, s’était intéressé à la géographie scientifique alexandrine, mais, malgré les encouragements de son ami Atticus, il abandonna ses projets d’écriture dans le domaine, faute de temps et de connaissances suffisantes par rapport à celles d’autres condisciples grecs102… Cette abstention romaine envers la science physique grecque ne témoigne pas d’une ignorance ou d’un mépris mais, au contraire, d’un respect certain pour la tradition géométrique de mesure et de représentation du monde. Presque deux siècles plus tard, l’œuvre de Ptolémée montre que Rome n’a pas complètement oublié cette approche géométrique de représentation du monde, mais l’a développée et corrigée pour aboutir à cette œuvre fondamentale qu’est la Géographie. Il faut toutefois reconnaître qu’aux deux premiers siècles de l’Empire, l’air du temps a changé : à l’exception des travaux de Ptolémée, qui se sent d’ailleurs bien seul, la géographie physique, avec ses calculs de latitude et ses relevés d’ombre, semble passée de mode103. L’heure est aux descriptions des territoires, des cités et des peuples, dans lesquelles Strabon ou Pline s’illustrent, chacun dans un genre différent. Si Strabon expose et commente les différentes propositions cosmographiques et les données chiffrées de ses prédécesseurs alexandrins, il distingue clairement le champ de la physique et celui de la géographie104. La première, un peu essoufflée à l’époque augustéenne, se consacre à la compréhension astronomique et mathématique du monde ; la géographie, l’objet central de la synthèse de Strabon, représente l’étude du monde habité, de la terre comme oîkos, domaine des hommes105. Pline, qui cite — en les hiérarchisant — ses sources romaines et grecques106, n’ignore ni « l’exquise subtilité » de la science mathématique grecque107, ni l’approche chiffrée romaine incarnée par Agrippa, cet auteur qu’il décrit un peu fielleusement comme « plus proche de la rusticité que des raffinements108 ». Entre ces deux jalons que sont les travaux des cosmographes alexandrins et ceux des hommes d’État romains, la géographie impériale, qu’elle soit de langue grecque ou latine, prétend ouvrir une voie médiane, qui profite de tous les acquis des disciplines connexes (physique, astronomie, gromatique) pour décrire des territoires, des espaces peuplés, parcourus et transformés par les hommes.
33Par conséquent, opposer abruptement les données de la pratique et le discours géographique n’a pas beaucoup de sens. Certes, nombre de savants des époques tardo-républicaine et impériale répètent à l’envi leur méfiance envers les récits de marins, qui cherchent davantage à s’inventer une gloire de découvreurs de créatures et de contrées mythiques qu’à faire avancer la science109. Cependant, les géographes anciens n’ignorent pas pour autant les données de l’expérience, que nous ne connaissons d’ailleurs que par leur truchement. Bien au contraire, les distances mentionnées par Polybe ou plus tard par Strabon sont la plupart du temps issues d’un choix délibéré, voire d’une construction par synthèse110, entre des mesures scientifiques et des durées moyennes fournies par des explorateurs dignes de confiance, c’est-à-dire soit d’autres géographes, soit des amiraux et généraux chargés de missions d’État111. Les géographes et naturalistes anciens ne pouvaient ignorer les récits de la pratique, qu’ils nous ont d’ailleurs transmis ; ils ont cependant exercé un travail critique sur ces données.
Les colonnes d’Héraclès, bornes « flottantes » de l’œkoumène méditerranéen
34Ces précisions liminaires ainsi données, il convient de nous attacher à notre point d’ancrage : les colonnes d’Héraclès, ainsi que le détroit voisin que les sources anciennes qualifient de « détroit des colonnes » ou « détroit de Gadès »112. Les colonnes d’Héraclès, Herakleíous stélai ou Herculis columnae113, sont un véritable lieu commun de la géographie ancienne : les descriptions du monde, les chorographies, les périples commencent, terminent et ponctuent les parcours décrits par une mention de ces fameuses colonnes. Les colonnes d’Hercule sont un terme récurrent de la littérature ancienne : sur un corpus de 1 058 mots se référant à l’Extrême Occident méditerranéen114, répertoriés dans les sources anciennes d’Homère à Isidore de Séville, le mot « colonnes » représente 328 occurrences, soit un peu plus de 30 % du corpus. Seule Gadès est encore plus fréquemment citée. Tous ces écrits sont bien sûr loin d’avoir la même portée géographique : dans ce chapitre, il convient de s’intéresser aux mentions des colonnes faites dans une perspective de description et de compréhension du monde. Comme le terme de mon étude est la toute fin du iiie siècle, je m’intéresserai ici aux écrits antérieurs à cette date115.
35Les colonnes représentent tout d’abord un point d’ancrage habituel pour les périégèses et les descriptions de la terre sous forme de périples116. Les périples grecs, si l’on excepte les œuvres tardives ou trop fragmentaires, se réfèrent régulièrement aux colonnes d’Hercule : près de 40 % des auteurs les mentionneraient, si l’on suit les calculs de Francisco Javier González Ponce117. Les périples qui ne citent pas ces colonnes sont, de manière fort logique, ceux qui s’intéressent uniquement aux régions orientales, comme le Périple de la mer Érythrée118, le Périple du Pont-Euxin d’Arrien, ou l’ouvrage anonyme du même nom119. Cependant, sur la soixantaine de mentions du détroit de Gibraltar qui apparaissent dans la périplographie grecque, du vie siècle av. J.-C. au ve siècle apr. J.-C., plus de 80 % se réfèrent aux colonnes d’Hercule comme à une délimitation : les colonnes séparent l’Afrique de l’Europe, l’océan Atlantique de la Méditerranée, ou représentent le terme de la péninsule Ibérique120. Mais elles ne sont pas décrites plus avant dans ce genre du périple, ce qui est compréhensible étant donné les limites de ce type de littérature. Les colonnes représentent un point de départ des périples qui suivent les côtes méditerranéennes dans un sens antihoraire en général : la mention des colonnes précède la description des côtes de l’Ibérie, de la Gaule et de l’Italie. Si le périple s’aventure dans la mer Extérieure, le passage des colonnes fait place aux rivages de la Libye atlantique ou de l’Ouest de la péninsule Ibérique, pays des Celtes ou des Lusitaniens121. Dans ce genre littéraire, les colonnes sont de simples repères vus depuis la mer. Le vaisseau imaginaire du périple laisse Calpe ou Abila « à main gauche » ou « à main droite » avant de longer les rives et de situer par rapport aux colonnes des cités et des ports, vrais lieux d’intérêt des récits122. Si un terme est utilisé pour décrire plus précisément Calpe ou Abila, c’est simplement le mot courant d’ákra, de saillie, de promontoire : depuis la mer, les colonnes forment un point visible, sans que l’on sache bien à quelle dimension s’applique ce caractère saillant. Les colonnes forment-elles des monts élevés ou des caps s’avançant loin dans la mer, voire des îles, comme celle de Gadès ? À la lecture des seuls périples, nul ne saurait le dire avec précision.
36Dans la littérature périplographique, les colonnes d’Hercule sont des amers utiles aux calculs de distance, en jours de navigation ou en stades : ces colonnes ne représentent pas d’intérêt intrinsèque autre que celui de simples repères123. Il faut attendre les développements beaucoup plus conséquents des ouvrages à visée scientifique — que cette visée soit physique, historique ou géographique — pour qu’une figure de ces colonnes apparaisse. Dans ces ouvrages scientifiques, elles représentent traditionnellement un repère fondamental. Ératosthène, selon Strabon, traçait à partir des colonnes jusqu’à l’Inde via Rhodes et Issos une ligne ouest-est qui partageait en deux sa carte de l’œkoumène124. Cet axe primordial, parallèle à l’Équateur, est repris dans les ouvrages géographiques sous divers noms, comme la largeur, le parallèle, le diaphragme de la Méditerranée. Cette ligne passerait successivement par les colonnes, Rhodes — où elle coupe le méridien d’Alexandrie — et le Gange125 ; elle permet d’orienter commodément toutes les descriptions et représentations de la terre habitée, en situant les lieux décrits sur des séries de parallèles et de perpendiculaires à cet axe. Si ce diaphragme est relativement exact126, puisque la rive nord du détroit se situe sur le même degré de latitude que Rhodes, là encore les colonnes marquent surtout l’extrémité occidentale de l’œkoumène méditerranéen. D’autre part, si la latitude des colonnes est déterminée avec exactitude, la longitude reste encore un point d’achoppement pour la géographie des Anciens. Faute de moyens techniques suffisants (notamment pour mesurer l’écoulement du temps sur les bateaux), l’évaluation du temps entre deux points du parallèle de référence reste imprécise, ce qui fausse les calculs. Si la mesure de la largeur de l’œkoumène est quasiment exacte, celle de la longueur est surestimée par Ératosthène, qui attribue au parallèle de référence 20 à 30 % de longueur supplémentaire127. L’œkoumène apparaît ainsi comme une sorte de bande deux fois plus longue que large : la latitude des colonnes est donc exacte, mais les calculs de distance sont faussés par une appréhension « flottante » de leur longitude, située « quelque part » entre Gadès et Malaca. Les colonnes sont le point de départ occidental du diaphragme méditerranéen, mais la longitude de ce point occidental n’étant pas située avec précision, la position des colonnes reste relative, alors que les géographes les utilisent comme repère absolu dans les descriptions de l’œkoumène. Les diverses hypothèses de positionnement des colonnes seront vues plus longuement par la suite, mais il convient déjà de souligner ce paradoxe : les colonnes d’Héraclès, marqueur absolu de début et fin de l’œkoumène, ont à l’époque hellénistique une longitude mouvante et une position relative.
37Les colonnes servent également de délimitation des ensembles continentaux, Europe et Afrique. Dans les descriptions globales du monde parvenues presque intégralement jusqu’à nous, à savoir les œuvres de Strabon, Pomponius Mela et Pline l’Ancien, ainsi que les coordonnées de Ptolémée, les colonnes sont mentionnées au moins trois fois, la première dans les divisions générales de l’œkoumène et des mers128, la deuxième dans les chapitres consacrés à l’Europe et à l’Ibérie129, l’autre dans ceux traitant de l’Afrique130. Les colonnes dans ces œuvres sont traitées comme un ensemble : Calpe et Abila, quelle que soit leur nature, sont citées en regard l’une de l’autre, comme une double porte, ou un seuil131, entre les ensembles continentaux d’une part, entre les mers Extérieure et Intérieure d’autre part. Ces saillants que sont les colonnes marquent les divisions entre les mers et entre les continents depuis Ératosthène selon Strabon132 : l’usage s’est donc imposé de commencer et clore les descriptions des ensembles maritimes et continentaux par la mention de ces points.
38Cependant, Calpe et Abila ne représentent pas exactement l’extrémité occidentale de l’œkoumène : la connaissance approfondie que commencent à acquérir les administrateurs romains de l’Ibérie au iie siècle av. J.-C. amène peu à peu à placer des points plus occidentaux que les colonnes au sud de la péninsule Ibérique. Si Polybe ne semble guère s’avancer au-delà des colonnes dans une région qui est encore inconnue, Artémidore, un quart de siècle plus tard, utilise les colonnes parmi d’autres repères, pour délimiter précisément la péninsule Ibérique comme les provinces qu’elle porte.
39Mentionner Artémidore, c’est bien évidemment s’exposer d’abord à la question de l’authenticité du fameux « papyrus d’Artémidore », sur lequel le débat fait rage depuis une décennie. Je me contenterai ici de résumer très brièvement les principales positions sur le texte en lui-même, avant de m’intéresser à la description des colonnes chez Artémidore, dans ses principaux fragments et dans le fameux papyrus. Le texte du papyrus édité en 2008133 se présente sous la forme d’un éloge de la géographie sur deux colonnes (I et II), éloge qui précède une carte inachevée et difficilement attribuable134, suivie d’une description de l’Ibérie, également sur deux colonnes (IV-V). Sur les zones laissées libres du papyrus figurent également une série de dessins, une quarantaine de figures animalières et deux portraits d’hommes, accompagnés de légendes : le papyrus, à un ou plusieurs moments de son histoire, aurait servi de « papier brouillon ». Avant même la parution de l’édition critique, Luciano Canfora a suscité la controverse en affirmant que le papyrus était une forgerie moderne, œuvre de Constantin Simonidès, paléographe et faussaire grec du xixe siècle135. Si le matériau en lui-même est bien antique136, le texte présente un certain nombre de problèmes de langue et de contenu qui remettraient en cause son authenticité137. Selon ses détracteurs, le texte du papyrus aurait été commis par un fin connaisseur de Strabon et d’Étienne de Byzance, qui aurait agrégé entre eux des fragments de documents sans aucun rapport pour produire un faux, un pastiche savant très vraisemblable. À ces arguments, les éditeurs du papyrus, ainsi que d’autres spécialistes, ont répondu à leur tour138, déclenchant une véritable bataille de plumes et des hésitations certaines dans la communauté scientifique, sommée de choisir son camp « pour » ou « contre » le « papyrus d’Artémidore »139. Ce débat s’est récemment étendu aux conditions de découverte matérielles du papyrus dans les années 1990 : ont été successivement remises en question l’authenticité du Konvolut (la « liasse » de papyrus découverts avant la restauration du papyrus d’Artémidore) et même celle de la première photographie parue de ce Konvolut140. Que retenir de cet intense débat ? Si les premiers doutes ont permis de nuancer certaines affirmations de départ, s’il faut penser aujourd’hui que les textes du papyrus sont plutôt à mettre au compte d’un abréviateur du ier siècle que d’Artémidore lui-même, la négation de l’authenticité totale du document pose beaucoup plus de problèmes qu’elle n’en résout. Aucun argument décisif n’a pu être avancé par les détracteurs du papyrus sans recevoir de réponse des tenants de son authenticité : tant que la preuve du contraire n’est pas établie en toute certitude, il convient donc de considérer que ce document est vrai. D’autre part, malgré les amples et savants développements sur Constantin Simonidès, à qui la paternité de ce faux a été attribuée dès le départ, le mobile et la trajectoire de cette forgerie n’apparaissent pas clairement : ce paléographe faussaire a fabriqué en général des copies de documents déjà existants et d’une tout autre importance que les textes figurant sur ce papyrus, comme de faux évangiles ou un faux périple d’Hannon. Pourquoi déployer une énergie considérable et des moyens techniques avancés — à commencer par trouver plusieurs mètres de papyrus antique vierge — pour fabriquer un faux crédible d’un géographe grec relativement peu connu ? Il est également piquant de constater que cette forgerie présumée ne semble avoir connu aucune vente ni diffusion du vivant de son auteur putatif.
40Ce papyrus, associé aux fragments d’Artémidore, constitue donc désormais une source pour l’histoire de la géographie antique, et sa représentation des colonnes d’Héraclès représente un « chaînon manquant » intéressant à mi-chemin entre les représentations hellénistiques et la géographie de Strabon. Les colonnes d’Héraclès sont citées dans le texte pour caractériser les limites de la péninsule Ibérique, et notamment ses « côtés ». Dans une partie baptisée perigraphê, qui fait une présentation des limites générales et provinciales de l’Ibérie, la péninsule est décrite comme un parallélépipède à quatre côtés : le côté le plus méridional, celui qui est baigné par « notre Mer », la Méditerranée, va « jusqu’à Gádeira » et s’étend « en deçà des colonnes d’Héraclès141 ». Gadès est également désignée comme le point le plus méridional du côté occidental, c’est-à-dire l’angle sud-ouest de la péninsule. Artémidore sait pourtant que Gadès n’est pas le saillant le plus occidental de la péninsule Ibérique : le promontoire Sacré est plus à l’ouest que les colonnes, mais il est situé sur le côté méridional du parallélépipède, pas à son extrémité méridionale142. D’autre part, toujours dans cette phrase définissant le côté méridional de la péninsule, Gadès serait le strict équivalent des colonnes, ou plutôt les colonnes seraient placées à Gadès, comme Marcien d’Héraclée l’avait également compris143. Cette assimilation entre les colonnes et Gadès ne va pas sans poser problème : Artémidore, qui connaît ces régions, n’est pas sans ignorer que Gadès n’est pas baignée par la Méditerranée, mais par l’océan Atlantique. Les chiffres donnés dans la suite du papyrus (qui forment une sorte d’itinéraire côtier appelé paraploûs) mentionnent la distance de 544 stades entre Gadès et le détroit, preuve que les deux points ne sont pas totalement confondus144. D’autre part, Strabon dit qu’Artémidore place une colonne d’Héraclès sur « l’île d’Héra », c’est-à-dire sur le promuntorium Iunonis, le cap Trafalgar, situé au bout d’un tombolo et pouvant parfaitement passer pour une île145.
41Comment Artémidore peut-il placer les colonnes d’Héraclès à la fois à Gadès, comme dans la colonne IV du papyrus, et au cap Trafalgar, comme dans la citation de Strabon ? Où fait-il commencer le détroit des colonnes et la Méditerranée ? Plutôt que d’utiliser cette difficulté pour conclure immédiatement à l’inauthenticité du papyrus146, il convient de souligner que ce flou dans la localisation des colonnes d’Héraclès est récurrent dans la littérature géographique jusqu’à Strabon, et même un peu au-delà. Dans un passage étudié plus loin, Strabon résume longuement les différentes hypothèses concernant les colonnes, leur localisation, leur nature et il justifie son choix de situer les colonnes à Calpe, sur le détroit, entre diverses opinions qui, selon lui, n’ont « rien de déraisonnable147 ». Un peu plus tard, Pline associe dans la même phrase Gadès et les colonnes d’Hercule quand il veut parler des limites de la Méditerranée et du monde atlantique148 : comme le fait remarquer Pierre Moret149, quand le regard du Naturaliste considère le monde dans sa globalité, la cité de Gadès et les colonnes sont utilisées indifféremment pour désigner la fin de l’œkoumène ou l’extrémité occidentale du diaphragme méditerranéen. Quand Pline décrit en revanche plus précisément les limites de l’Europe et en particulier de la péninsule Ibérique, il définit et localise en les différenciant la cité gaditaine, le détroit du même nom et enfin Calpe et Abila, les deux montagnes appelées colonnes d’Hercule150. Pour le lecteur du ier siècle av. ou apr. J.-C., la renommée de Gadès éclipse totalement celle de Calpe ou Abila, ces deux repères assez obscurs : dans le cadre d’une description générale de la terre habitée, les colonnes et Gadès peuvent donc être parfois employées de façon interchangeable même par des auteurs qui, comme Pline, ne les situent pas forcément au même endroit.
42D’autre part, si Artémidore situe la colonne septentrionale à proximité de Gadès, au cap Trafalgar, et non à Calpe 120 km plus à l’est, ce n’est pas la preuve d’une erreur géographique : une grande partie de la géographie antique se représente les colonnes non comme deux points précisément situés, mais comme une zone de passage, de chenal entre Méditerranée et Atlantique151. Si Strabon cherche à montrer que les colonnes sont bien des lieux précis qui se trouvent encore en Méditerranée, à Calpe et Abila, et non à Gadès, ses motivations semblent autant politiques que géographiques ; Strabon, comme on le verra plus loin, ne se contente pas de délimiter des espaces : il attribue des territoires. Cependant, pour une grande partie de ses prédécesseurs, dont Artémidore ou Poseidônios, Gadès et les colonnes font partie du même ensemble de transition entre Méditerranée et océan Atlantique : les colonnes sont utilisées comme limites des « côtés » de l’Ibérie ou de l’œkoumène, sans être encore clairement distinguées de Gadès. Le fragment d’Artémidore à propos d’Abilyx cité par Strabon est également révélateur de cette conception « occidentale » des colonnes et du détroit : si Artémidore pense que l’île et le sanctuaire d’Héra constituent la colonne septentrionale, il nie l’existence d’un mont appelé Abilyx en face, ou d’une ethnie métagonite, contrairement aux hypothèses d’Ératosthène152. La deuxième colonne serait pour Artémidore une île située à l’aplomb du cap Trafalgar, peut-être localisée à proximité du promontoire baptisé Ampelusia, l’actuel cap Spartel153. Quoi qu’il en soit, les colonnes, pour Artémidore comme pour une partie de la tradition antique, ne sont pas les deux monts Calpe et Abila, qui se trouvent sur le versant méditerranéen du détroit, mais plutôt des repères aux contours plus flous et à proximité immédiate de Gadès. Cette assimilation n’est en rien la preuve d’une erreur attribuable à un faussaire : elle concourrait plutôt à montrer l’ancienneté relative des données contenues dans le texte. Les hypothèses d’Artémidore quant à la nature et à la situation des colonnes seraient antérieures à la mise au point strabonienne qui remet en cause cette localisation gaditaine assez mouvante des colonnes d’Héraclès et tient à les fixer.
Les colonnes d’Héraclès chez Strabon : des trophées impériaux enfin fixes
43La tradition géographique sur les colonnes doit beaucoup au long passage que Strabon leur consacre au début de son troisième livre, qui consiste en une chorographie de l’Ibérie, c’est-à-dire une description physique et politique des territoires de la péninsule Ibérique154. Les colonnes d’Héraclès sont un passage obligé de cette description, car elles sont l’une des limites du « promontoire Lygustique », autre nom de la péninsule Ibérique. Avant de décrire les colonnes d’Héraclès en elles-mêmes, Strabon commence par narrer la légende de fondation de la tyrienne Gadir, désignée par le pluriel Gadéira. Ce pluriel Gádeira renverrait aux îlots multiples qui constituent le site de Gadès, ou à l’ensemble formé par la cité et le sanctuaire. En effet, selon l’oracle de fondation de la cité rapporté par Strabon, Gádeira devait être construite par les colons phéniciens à l’emplacement des colonnes d’Héraclès.
44Cette légende de fondation lie donc intimement Gadès aux colonnes :
Περὶ δὲ τῆς κτίσεως τῶν Γαδείρων τοιαῦτα λέγοντες μέμνηνται Γαδειτανοὶ χρησμοῦ τινος, ὃν γενέσθαι φασὶ Τυρίοις κελεύοντα ἐπὶ τὰς Ἡρακλέους στήλας ἀποικίας πέμψαι. τοὺς δὲ πεμφθέντας κατασκοπῆς χάριν, ἐπειδὴ κατὰ τὸν πορθμὸν ἐγένοντο τὸν κατὰ τὴν Κάλπην, νομίσαντας τέρμονας εἶναι τῆς οἰκουμένης καὶ τῆς Ἡρακλέους στρατείας τὰ ἄκρα ποιοῦντα τὸν πορθμόν, ταῦτα δ’ αὐτὰ καὶ Στήλας ὀνομάζειν τὸ λόγιον, κατασχεῖν εἴς τι χωρίον ἐντὸς τῶν στενῶν, ἐν ᾧ νῦν ἔστιν ἡ τῶν Ἐξιτανῶν πόλις ἐνταῦθα δὲ θύσαντας, μὴ γενομένων καλῶν τῶν ἱερείων, ἀνακάμψαι πάλιν. Χρόνῳ δ’ ὕστερον τοὺς πεμφθέντας προελθεῖν ἔξω τοῦ πορθμοῦ περὶ χιλίους καὶ πεντακοσίους σταδίους εἰς νῆσον Ἡρακλέους ἱερὰν κειμένην κατὰ πόλιν Ὀνόβαν τῆς Ἰβηρίας, [καὶ] νομίσαντας ἐνταῦθα εἶναι τὰς στήλας θῦσαι τῷ θεῷ, μὴ γενομένων δὲ πάλιν καλῶν τῶν ἱερείων ἐπανελθεῖν οἴκαδε. Τῷ δὲ τρίτῳ στόλῳ τοὺς ἀφικομένους Γάδειρα κτίσαι καὶ ἱδρύσασθαι τὸ ἱερὸν ἐπὶ τοῖς ἑῴοις τῆς νήσου, τὴν δὲ πόλιν ἐπὶ τοῖς ἑσπερίοις. | Sur la fondation de Gádeira, voici ce que racontent les Gaditains. Un oracle adressé aux Tyriens leur ordonna d’envoyer des colonies aux colonnes d’Hercule. Les hommes chargés de reconnaître les lieux atteignirent d’abord le détroit du mont Calpe. Supposant que les contreforts montagneux qui le dessinent marquaient la limite de la terre habitée et de l’expédition d’Héraclès, ils s’arrêtèrent donc à l’intérieur du détroit, à l’endroit où s’élève aujourd’hui la ville des Saxitains, et y accomplirent un sacrifice. Mais, les présages tirés des victimes ne se révélèrent pas favorables et ils durent s’en retourner. Après quelque temps, une nouvelle expédition fut envoyée, qui franchit le détroit et poussa jusqu’à quelque 1 500 stades au-delà, où elle aborda une île consacrée à Héraclès à la hauteur de la ville d’Onoba en Ibérie. Croyant pouvoir identifier ce lieu aux colonnes, les Tyriens y firent le sacrifice au dieu. Mais, pour la seconde fois, les présages tirés des victimes ne se montrèrent pas favorables et ils durent retourner chez eux. À la troisième expédition, Gádeira fut fondée là où leur voyage prit fin : le temple fut bâti à l’orient de l’île, la ville à l’occident. |
Source : Strabon, III, 5, 4 ; trad. Lasserre, 1966, modifiée.
45Selon la tradition locale qui circule à Gadès au ier siècle apr. J.-C., soit neuf cents ans après la fondation de la cité, la ville et le temple de Gádeira devaient être situés à l’emplacement des colonnes d’Héraclès, vues comme le « terme de la terre habitée ». Pourquoi Strabon raconte-t-il ce mythe ? C’est d’abord Poseidônios — hôte des Gaditains au début du ier siècle av. J.-C. et source principale de Strabon pour cette partie d’ouvrage155 — qui a rapporté cette légende de fondation156. Strabon, fidèle à sa méthode de compilation de sources choisies, commence donc par reprendre ce mythe fondateur. Il n’y a pas vraiment lieu de penser que ce récit soit une pure invention grecque : sa structure ternaire est tout sauf exceptionnelle, les sites évoqués semblent effectivement avoir abrité des implantations phéniciennes précoces, et ce type de récit fourmille dans les « informations touristiques » à destination des visiteurs étrangers, reprises dans les œuvres géographiques. En outre, tel qu’il est raconté, ce mythe est une « cheville » pratique dans le texte de Strabon, qui lui permet d’évoquer à la fois l’origine tyrienne de Gadès, l’existence de plusieurs implantations phéniciennes près du détroit des colonnes, et surtout d’expliquer les difficultés de localisation de ces fameuses bornes de l’œkoumène que sont les colonnes d’Héraclès. Les expéditions phéniciennes légendaires du ixe siècle auraient hésité entre des sites trop en aval ou trop en amont du détroit des colonnes, avant de finalement fonder la cité de Gádeira à son emplacement actuel, à proximité du détroit, sur l’Atlantique. Les deux tentatives précédentes de fondation n’auraient pas abouti en raison de présages défavorables : les divinités consultées, dont Strabon ne donne pas le nom, n’auraient pas agréé les deux premiers sites choisis par les Phéniciens pour fonder Gádeira, sans que la raison de ces refus divins soit mentionnée157. Cette légende de fondation semble toutefois donner raison aux tenants de l’hypothèse de localisation des colonnes à Gadès même : Strabon doit continuer sa démonstration pour expliquer ses raisons d’infirmer cette hypothèse, alors qu’il a jusque-là repris sans opposition ce mythe de fondation.
46Avant de continuer l’étude de cette démonstration, il faut revenir un instant sur les sites écartés pour fonder Gadès : le premier serait celui de la cité des Saxitains, Seks* ou Firmum Iulium Sexi à l’époque de Strabon, l’actuelle Almuñecar, et le second celui d’Onoba, Huelva. Ces sites se trouvent dans des zones éloignées du détroit de Gibraltar : Seks est à près de 200 km à l’est de l’actuelle Tarifa, tandis qu’Onoba est à 200 km à l’ouest cette fois du détroit, à 100 km au-delà de Gadès158. Strabon place la première fondation « à proximité du mont Calpe », ce qui semble sous-estimer la première distance, et il surévalue la seconde, puisque Onoba est à moins de 200 km de Gibraltar et pas à quasiment 300, comme l’indique le chiffre de 1 500 stades. Connaissant le passé phénicien de ces deux cités, il est très probable que Strabon ou l’une de ses sources aient attribué a posteriori les deux sites de ces premières expéditions à Seks et Onoba, au mépris des distances, qui sont pourtant connues. Ce flou de Strabon — ou plutôt ce flou de Poseidônios — dans sa façon de mentionner des sites proches du détroit des colonnes est également révélateur du sens large accordé à ce détroit jusqu’aux travaux du iie siècle de notre ère. Si des auteurs comme Ptolémée et Marcien d’Héraclée précisent que le détroit en lui-même s’étend des caps de Junon et d’Ampelusia à l’est jusqu’à Calpe et Abila à l’ouest, pour les sources de Strabon, le détroit se confond encore avec la zone côtière phénicienne entière, de la région d’Huelva à celle de Málaga. Cette imprécision avait gêné les premiers commentateurs modernes comme Gossellin, qui n’hésitait pas à corriger les « erreurs de Poseidônios » en proposant d’autres lieux plus crédibles et situés sur le détroit pour les premières fondations phéniciennes aux colonnes d’Héraclès159.
47Ce mythe, qui établit une équivalence entre le lieu de fondation de Gadès et les colonnes d’Hercule, explique probablement les hésitations des auteurs anciens, dont beaucoup veulent placer lesdites colonnes au niveau de la cité de Gadès, sur l’île d’Érythée dans le golfe ibéro-marocain160, voire faire correspondre les colonnes161 aux colonnes d’airain du temple d’Héraclès-Melqart. Strabon énumère ces différentes théories dans la suite de son passage :
Διὰ δὲ τοῦτο τοὺς μὲν δοκεῖν τὰ ἄκρα τοῦ πορθμοῦ τὰς Στήλας εἶναι, τοὺς δὲ τὰ Γάδειρα, τοὺς δ’ ἔτι πορρώτερον τῶν Γαδείρων ἔξω προκεῖσθαι. Ἔνιοι δὲ Στήλας ὑπέλαβον τὴν Κάλπην καὶ τὴν Ἀβίλυκα, τὸ ἀντικείμενον ὄρος ἐκ τῆς Λιβύης, ὅ φησιν Ἐρατοσθένης ἐν τῷ Μεταγωνίῳ νομαδικῷ ἔθνει, ἱδρῦσθαι οἱ δὲ τὰς πλησίον ἑκατέρου νησῖδας, ὧν τὴν ἑτέραν Ἥρας νῆσον ὀνομάζουσιν. Ἀρτεμίδωρος δὲ τὴν μὲν τῆς Ἥρας νῆσον καὶ ἱερὸν λέγει αὐτῆς, ἄλλην δέ [οὒ] φησιν εἶναί τινα, οὐδ’ Ἀβίλυκα ὄρος οὐδὲ Μεταγώνιον ἔθνος. Καὶ τὰς Πλαγκτὰς δὲ καὶ τὰς Συμπληγά δας ἐνθάδε μεταφέρουσί τινες, ταύτας εἶναι νομίζοντες Στήλας, ἃς Πίνδαρος καλεῖ πύλας Γαδειρίδας, εἰς ταύτας ὑστάτας ἀφῖχθαι φάσκων τὸν Ἡρακλέα. Καὶ Δικαίαρχος δὲ καὶ Ἐρατοσθένης καὶ Πολύβιος καὶ οἱ πλεῖστοι τῶν Ἑλλήνων περὶ τὸν πορθμὸν ἀποφαίνουσι τὰς Στήλας. Οἱ δὲ Ἴβηρες καὶ Λίβυες ἐν Γαδείροις εἶναι φασίν οὐδὲν γὰρ ἐοικέναι στήλαις τὰ περὶ τὸν πορθμόν. Οἱ δὲ τὰς ἐν τῷ Ἡρακλείῳ τῷ ἐν Γαδείροις χαλκᾶς ὀκταπήχεις, ἐν αἷς ἀναγέγραπται τὸ ἀνάλωμα τῆς κατασκευῆς τοῦ ἱεροῦ, ταύτας λέγεσθαί φασιν ἐφ’ ἃς ἐρχόμενοι οἱ τελέσαντες τὸν πλοῦν καὶ θύοντες τῷ Ἡρακλεῖ διαβοηθῆναι παρεσκεύασαν, ὡς τοῦτ’ εἶναι καὶ γῆς καὶ θαλάττης τὸ πέρας. Τοῦτον δ’ εἶναι πιθανώτατον καὶ Ποσειδώνιος ἡγεῖται τὸν λόγον, τὸν δὲ χρησμὸν καὶ τοὺς πολλοὺς ἀποστόλους ψεῦσμα Φοινικόν. | D’après ce récit, les colonnes seraient pour les uns les contreforts qui dessinent le détroit, pour d’autres Gádeira elle-même ; d’autres encore les situeraient plus loin que Gádeira au sein de la mer Extérieure. Quelques auteurs identifient aussi les colonnes avec le mont Calpe et la montagne qui lui fait face, le mont Abilyx. Ératosthène situe cette dernière dans le Métagonion, qui appartient à une peuplade numide. D’autres les identifient aux petites îles voisines de ces montagnes et dont l’une est connue sous le nom d’île d’Héra. Quant à Artémidore, il propose l’île d’Héra, avec le temple de la déesse, et admet l’existence d’une autre île, mais il nie qu’il y ait un mont Abilyx et un peuple du Métagonion. D’autres auteurs encore transportent à cet endroit les Planctes et les Symplégades et supposent qu’elles constituent les colonnes, que Pindare, à cause de l’étroitesse du détroit, appelle les Portes Gadirides, quand il montre Héraclès atteignant avec elles la fin de la terre. Dicéarque, Ératosthène, Polybe et la plupart des auteurs grecs placent simplement les colonnes à proximité du détroit. Les Ibères et les Libyens prétendent au contraire qu’elles sont à Gádeira parce que les bords du détroit ne ressemblent en rien à des colonnes. Pour quelques-uns même, les colonnes seraient les piliers d’airain de huit coudées du sanctuaire d’Héraclès à Gádeira sur lesquels on a gravé le compte des frais de construction du temple : les navigateurs qui viennent y sacrifier à Héraclès pour s’assurer son aide au terme de leur traversée auraient créé l’opinion qu’ils marquent la limite extrême de la terre et de la mer. Poseidônios juge que cette explication est la plus plausible tandis que l’histoire de l’oracle et des expéditions répétées serait une fable phénicienne. |
Source : Strabon, III, 5, 5 ; trad. Lasserre, 1966.
48Ce passage nous fait toucher du doigt l’un des principaux paradoxes de la littérature géographique ancienne concernant les bornes extrêmes occidentales du monde : s’il est évident que l’œkoumène méditerranéen s’arrête aux colonnes d’Hercule, que ce point sert donc de référence essentielle aux périples comme aux calculs de distance, la situation de ces colonnes est mouvante. Ces colonnes se situent par convention à un point indéterminé sur un long chenal d’une centaine de kilomètres, entre Carteia et Gadès au nord, entre le djebel Moussa et le cap Spartel au sud. Avant que des auteurs comme Diodore de Sicile162 et Strabon, dans ce passage, ne fassent le bilan des interprétations antérieures et ne choisissent de fixer la colonne européenne à Calpe, près de Carteia, et la colonne libyque sur le mont Abíluka, « en face », vers le djebel Moussa, la localisation des colonnes à Gadès reste une hypothèse assez suivie jusqu’au ier siècle de notre ère. Les conséquences de ce débat sont loin d’être anodines sur le plan géographique, car près de 100 km séparent Cadix du détroit. Les rivages africains semblent eux aussi difficiles à nommer et à définir : Ératosthène appelle cap Metagonion le djebel Moussa actuel, dans l’arrière-pays de Ceuta, alors que la majorité des auteurs postérieurs distinguent le mont Abilyx, du cap Metagonion, situé lui dans l’actuelle Oranie163, à 600 km de distance. Strabon est apparemment conscient du problème géographique que soulève cette identification, puisqu’il précise que les Métagonides sont une ethnie numide, et non maure : le cap Metagonion en Oranie ne serait donc pas la colonne libyque des colonnes d’Hercule pour lui.
49La mise au point de Strabon, en plus de clarifier et d’exposer les positions antérieures des géographes, montre en sus le décalage entre l’approche des hommes de science alexandrins ou grecs et les opinions locales partagées par les Ibères ou les Libyens. Pour quelques-uns de ces derniers, l’expression de colonnes d’Hercule est à prendre au sens littéral : il s’agit des piliers de bronze inscrits du sanctuaire d’Héraclès-Melqart à Gadès. L’un des seuls géographes à s’être rendu dans la région, Poseidônios d’Apamée, partage cette interprétation : selon lui, les colonnes d’Hercule devraient se situer dans la puissante cité phénicienne, et le récit des essais de fondation de la colonie de Gadès est une fable. Cette théorie est d’autant plus en vogue que le sens de l’inscription sémitique qui ornait les colonnes de bronze du temple d’Héraclès-Melqart semble s’être perdu, au moins pour les voyageurs grecs et romains, et peut-être même pour les Gaditains eux-mêmes. Apollonios de Tyane, qui se déplace à Gadès en pèlerin avec ses élèves, prétend traduire l’inscription et la « parole de la divinité164 », alors que le prêtre de l’Herakleion s’y est refusé, sans que l’on sache si ce refus est dû à un motif religieux ou à la méconnaissance du phénicien ancien.
50Pour Strabon — qui prend Poseidônios ici à contrepied —, si l’on peut croire ce mythe de fondation phénicien, les colonnes d’Hercule et la colonie tyrienne de Gadès sont deux lieux résolument différents, et cette vision, partagée par Diodore de Sicile, s’impose au cours du ier siècle de notre ère165. La cité de Gadès, qu’il décrit également lors de son développement sur l’île d’Érythée166, est située sur un golfe ouvert167 qui ne s’apparente absolument pas à une « porte » entre Méditerranée et Atlantique et entre la Libye et l’Europe (carte 2). Strabon souligne les distances qui séparent Gadès du détroit en lui-même ; il surévalue même de 100 km la distance située entre Onoba et Calpe, la colonne ibérique, située à proximité de Carteia. Enfin, pour Strabon, il est fort peu probable que les colonnes d’Hercule soient les colonnes de bronze qui ornent l’entrée de l’Heracleum gaditain, car les colonnes n’ont pas pour lui de consistance physique dans le paysage, mais sont des marqueurs symboliques.
Κἀνταῦθα δὴ τοὺς μὲν πρώτους οὐκ ἂν ἀπιστήσαι τις ὅροις χρήσασθαι χειροκμήτοις τισὶ βωμοῖς, ἢ πύργοις ἢ στυλίσιν ἐπὶ τῶν τόπων, εἰς οὓς ὑστάτους ἧκον τοὺς ἐπιφανεστάτους (ἐπιφανέστατοι δὲ οἱ πορθμοὶ καὶ τὰ ἐπικείμενα ὄρη καὶ αἱ νησῖδες πρὸς τὸ ἀποδηλοῦν ἐσχατιάς τε καὶ ἀρχὰς τόπων), ἐκλιπόντων δὲ τῶν χειροκμήτων ὑπομνημάτων μετενεχθῆναι τοὔνομα εἰς τοὺς τόπους, εἴτε τὰς νησῖδας τις βούλεται λέγειν εἴτε τὰς ἄκρας τὰς ποιούσας τὸν πορθμόν. Τοῦτο γὰρ ἤδη διορίσασθαι χαλεπὸν, ποτέροις χρὴ προσάψαι τὴν ἐπίκλησιν, διὰ τὸ ἀμφοτέροις ἐοικέναι τὰς Στήλας. Λέγω δὲ ἐοικέναι, διότι ἐν τοῖς τοιούτοις ἵδρυνται τόποις, οἳ σαφῶς τὰς ἐσχατιὰς ὑπαγορεύουσι, καθ’ ὃ καὶ στόμα εἴρηται ὁ πορθμὸς καὶ οὗτος καὶ ἄλλοι πλείους· τὸ δὲ στόμα πρὸς μὲν εἴσπλουν ἀρχή ἐστι, πρὸς δὲ ἔκπλουν ἔσχατον. Τὰ οὖν ἐπὶ τῷ στόματι νησίδια, ἔχοντα τὸ εὐπερίγραφόν τε καὶ σημειῶδες, οὐ φαύλως στήλαις ἀπεικάζοι τις ἄν· ὡς δ’ αὕτως καὶ τὰ ὄρη τὰ ἐπικείμενα τῷ πορθμῷ καὶ ἐξοχήν τινα τοιαύτην ἐμφαίνοντα, οἵαν αἱ στυλίδες ἢ αἱ στῆλαι. Καὶ ὁ Πίνδαρος οὕτως ἂν ὀρθῶς λέγοι πύλας Γαδειρίδας, εἰ ἐπὶ τοῦ στόματος νοοῖντο αἱ στῆλαι· πύλαις γὰρ ἔοικε τὰ στόματα. | Il n’y a donc pas lieu de douter, dans le cas de Gádeira, que les premiers arrivants aient marqué le terme de leur exploration par quelque autel de leur fabrication, par une tour ou par une petite colonne élevée à l’endroit à la fois le plus avancé qu’ils aient atteint et le plus en vue — j’appelle en vue un accident de terrain signalant le commencement ou la fin d’un lieu, par exemple un goulet, ou la montagne qui le domine, ou une petite île — et que le nom de ces monuments faits de main d’homme ait été reporté après leur disparition sur l’endroit même, qu’on l’identifie aux petites îles que nous avons évoquées ou aux promontoires qui dessinent le détroit. Ce raisonnement admis, il reste, en effet, difficile de distinguer si la dénomination de Colonnes convient mieux aux îles ou aux promontoires, puisqu’elle s’applique avec autant de justesse dans les deux cas, en ce sens qu’on peut ériger des colonnes aux endroits qui font clairement penser à un terme. C’est dans le même sens qu’on a pu appeler embouchure le goulet du détroit qui nous occupe, et non seulement celui-ci, mais encore plusieurs autres, ce mot d’embouchure désignant pour qui entre dans notre mer le commencement et pour qui en sort la fin du détroit, du fait qu’elles présentent chacune une sorte de pic assez semblable à une colonne ou un pilier. C’est ainsi que Pindare a raison de parler des « Portes Gadirides » si l’on pense que les colonnes sont à l’embouchure du détroit, car toute embouchure est pareille à une porte. |
Source : Strabon, III, 5, 6 ; trad. Lasserre, 1966.
51Pour Strabon, les colonnes seraient un seuil géographique qui marquerait l’avancée extrême d’Héraclès en Méditerranée. Le détroit situé entre deux montagnes opposées, les monts Calpe (Gibraltar) et Abilyx ou Abila (djebel Moussa), correspondrait parfaitement pour Strabon à cette « porte gadiride ». En plus d’être un lieu de seuil géographique, ce serait pour lui l’emplacement idéal pour mettre en exergue le terme d’une entreprise de conquête, pour placer une tour ou une « colonnette ». Les montagnes qui entourent le détroit, Calpe et Abilyx168, comme les petites îles qui se trouvent à l’entrée du porthmos169, pourraient correspondre à ces fameuses colonnes d’Héraclès, le sommet de montagnes ou d’îlots pouvant être comparé à de véritables colonnes. Pour étayer une troisième théorie, Strabon énumère un ensemble de monuments disparus faisant office de bornes de conquête, comme les autels d’Alexandre en Orient170 — lequel aurait repris la tradition inaugurée par Dionysos —, l’autel des frères Philènes entre les deux Syrtes171, ou encore la colonne de l’isthme de Corinthe, qui aurait porté sur chacune de ses faces une inscription de délimitation entre l’Ionie et le Péloponnèse172. Pour lui, les colonnes d’Héraclès, probablement sises sur les monts de part et d’autre du détroit de Calpe, étaient des monuments érigés à la gloire des premiers conquérants de l’Extrême Occident, afin de signifier la fin de l’œkoumène et l’entrée dans le monde atlantique. Ces monuments, détruits par le temps comme l’autel des frères Philènes ou la colonne de l’isthme de Corinthe, n’auraient laissé que leur nom à leur ancien emplacement173.
52Ces colonnes d’Héraclès, toujours selon Strabon, ne pourraient correspondre aux colonnes de l’Herakleion de Gadès : en plus de leur position éloignée du détroit, les piliers du sanctuaire auraient porté une inscription énumérant les dépenses faites pour l’édification du temple. Le géographe oppose ces comptes de marchands aux dédicaces élevées sur les monuments commémorant des conquêtes174. Strabon, à travers cette remarque, ne se fait pas le simple écho de l’ancienne rivalité gréco-phénicienne pour le contrôle de l’Extrême Occident. Certes, s’il accorde assez peu de crédit aux légendes locales, « ibères et phéniciennes », il ne les méprise pas175 : s’il combat l’identification des colonnes d’Hercule à celles du temple gaditain, il prend en considération le récit de fondation de Gádeira par exemple, en estimant avec raison qu’il n’existe aucun argument rationnel pour infirmer l’existence de cet oracle et de ces expéditions176.
53Plus largement, la démarche critique de Strabon ne témoigne pas d’une simple volonté de compilation de la tradition antérieure dans une portée uniquement limitée vers la localisation des lieux évoqués. De façon beaucoup plus ambitieuse, le géographe d’Amasée tente de définir ce qui constitue un monument marqueur de confins. Son analyse montre que l’édification de ce genre de limites symboliques, qui peuvent prendre des formes variées d’autels, de colonnes ou d’inscriptions, répond à deux caractères majeurs : une localisation sur un lieu de bornage indiscutable, de seuil géographique ou politique177, et une commémoration d’une conquête178. Ces éléments se retrouvent dans une pratique romaine, celle des trophées, pratique qui rejoint en grande partie celle de l’élévation de ces marqueurs de confins179. Pour Strabon, peu importe que les colonnes d’Héraclès soient des îles, des montagnes ou des monuments élevés par l’homme et disparus sous l’action du temps : il souligne qu’elles représentent à la fois une porte ouverte sur l’Atlantique et des marques de conquête politique. Selon le géographe, les colonnes d’Héraclès ne peuvent pas se réduire à de simples piliers de bronze à l’entrée d’un temple, même s’il s’agit d’un sanctuaire ancien et universellement honoré par les navigateurs de toute origine180. Les colonnes correspondraient en fait au seuil d’un espace stratégique, espace qui n’est plus, comme à l’époque de Pindare, contrôlé par Gádeira, mais désormais passé sous influence romaine. Il est significatif que ce soit notamment sur l’interprétation des colonnes d’Hercule que Strabon s’écarte de Poseidônios, sa principale source en ce qui concerne l’Hispanie méridionale. Si le philosophe d’Apamée a pu soutenir la thèse gaditaine d’assimilation des colonnes d’Hercule à celles de l’Herakleion, Strabon, lui, s’y oppose résolument. Pour un géographe écrivant sous Tibère, il paraît inconcevable que les conquérants des limites du monde habité soient des marchands phéniciens.
54En réaffirmant avec force détails la localisation des fameuses colonnes au niveau du détroit, Strabon ne se contente pas de revenir sur un débat géographique. Il s’agit de situer les limites de la Méditerranée et du monde connu : en 17 apr. J.-C.181, ce n’est plus la puissante cité phénicienne de Gádeira qui est jugée la plus crédible pour accueillir cette borne, mais deux amers désormais bien connus des Romains. Si Poseidônios avait pu ajouter foi aux récits de ses hôtes gaditains, un siècle plus tard, Strabon reprend l’examen de la question sans se laisser séduire par la splendeur des colonnes de bronze ou l’existence pluriséculaire d’un sanctuaire et d’une cité partout renommés. L’argument impérial et politique l’emporte désormais sur la tradition géographique qui avait cours sous la République, au temps où Gadès était une vénérable et puissante cité fédérée et pas un simple municipe de droit romain. L’existence et la localisation du mont Abila en Libye sont désormais connues, ou tout du moins affirmées : Strabon tient à dépasser les hésitations de ses prédécesseurs et à fixer pas simplement des espaces, mais un territoire impérial, qui se confond avec les limites du monde connu. Si la Maurétanie de Juba II ne constitue pas encore une province, l’une des cités les plus proches de la deuxième colonne d’Héraclès est Tingi, qui est, comme Gadès, un municipe de droit romain182. La rive septentrionale du détroit fait partie d’une province romaine, le littoral méridional est celui d’un royaume allié de Rome : les deux colonnes d’Hercule ne sont plus la chasse gardée des Gaditains, mais font partie de l’horizon stratégique romain. Les géographes de l’époque impériale définissent les bornes symboliques des confins du monde en corrigeant librement la tradition, sans se contenter d’opinions locales. Les espaces du détroit de Gibraltar forment un tout uni, qui est en train de passer d’une domination gaditaine à l’inclusion dans un ensemble plus vaste, celui de l’Empire romain : les géographes du début du Principat comme Strabon se font l’écho de ce changement de perspective à la fois géographique et politique.
Le détroit des colonnes, ses cités et ses conquérants : les seuils symboliques du monde et de l’empire
55Peu importe que les colonnes d’Hercule soient des monuments invisibles dans le paysage, leur simple évocation au début de l’Empire sert à marquer la fin du monde connu et de la domination romaine. Leur état de marqueurs essentiellement symboliques rend difficile une quelconque représentation figurée ; les termes mêmes pour décrire le détroit peuvent varier, de stèlai pour désigner les colonnes, à porthmós qui désigne l’embouchure de la mer, en passant par pylè, la « porte », le « seuil ». Ces variations du vocabulaire montrent la difficulté à caractériser précisément ce lieu du détroit, certes un lieu commun géographique, mais en réalité un passage physiquement flou, dont les rives ne sont pas ornées d’un sanctuaire particulier ni de monuments saillants. Cette relative imprécision n’empêche pas les géographes impériaux d’utiliser ces marqueurs traditionnels : chez Pomponius Mela183, chez Pline184, comme chez des auteurs plus tardifs et plus confidentiels comme Ampelius185, le détroit des colonnes marque le début de la Méditerranée, le passage vers l’Océan. Dans cette fonction circulatoire, ce passage répond à d’autres détroits — dont l’un d’entre eux s’appelle aussi colonnes d’Hercule186 — et il permet les grandes explorations océaniques circumterrestres. Strabon, dans le premier livre de sa Géographie consacré à la physique, explique qu’avant l’ouverture du détroit de Gibraltar, l’Ibérie et l’Afrique étaient unies par un isthme, semblable à celui qui sépare la Méditerranée de la mer Rouge. Une déchirure de cet isthme se serait produite, due au gonflement des eaux de la Méditerranée, et les mers Extérieure et Intérieure communiquent au niveau du détroit de Gibraltar depuis le jour de cette « déchirure187 ». Cette ouverture permet depuis lors les navigations circumterrestres : les échecs relatifs de ces expéditions, qui n’ont abouti qu’à faire des tours partiels de certains continents, ne sont pas dus à une fermeture de l’Océan, mais aux difficultés posées par des navigations au très long cours dans des déserts maritimes188.
56Aux époques archaïques et classiques, le détroit des colonnes a en effet été le théâtre de départ ou d’arrivée de plusieurs périples destinés à faire le tour de l’Afrique : au viie siècle, le pharaon Néchao aurait chargé des navigateurs phéniciens de contourner le continent africain d’est en ouest, ce qu’ils seraient parvenus à faire en plusieurs années189. Au ve siècle, le général carthaginois Hannon aurait exploré l’Afrique atlantique190. À la fin du iie siècle avant notre ère, Eudoxe de Cyzique aurait entrepris, lui aussi, une circumnavigation de l’Afrique, depuis Gadès jusqu’à l’Inde, mais des difficultés rencontrées sur le littoral atlantique de la Maurétanie font échouer l’aventure191. À la toute fin de la République et au début du Principat, ces périples légendaires constituent des références connues, voire des précédents à de nouvelles tentatives : après Actium, Cléopâtre et Antoine, réfugiés en Égypte, auraient envisagé une fuite « vers l’Océan192 », et auraient fait construire — ou fait passer — à cet effet une flotte en mer Rouge, détruite par les Nabatéens de Pétra193. Cette possibilité de circumnavigation autour de l’Afrique est encore évoquée lors de l’expédition dans le golfe d’Arabie de Caius César, fils d’Auguste, qui découvrit des épaves de vaisseaux provenant d’Hispanie194. À l’époque impériale, si ces périples sont connus et abondamment relayés par la littérature géographique, ces récits de navigation atlantique, de circumnavigation de l’Afrique ou de franchissement de l’Équateur passent avant tout pour des fables195. La vision que la géographie ancienne diffuse de la Libye est celle d’une terre qui se termine en ligne droite ouest-est entre le Sud maurétanien et l’Afrique, à hauteur de l’Équateur. La profondeur du continent africain, comme l’existence d’îles comme Madère ou les Canaries, ne semblent plus fasciner les auteurs comme aux derniers siècles avant notre ère196. Rome, à la différence des Grecs, s’est imposée face aux puissances phénicienne et carthaginoise : elle contrôle donc l’intégralité de l’œkoumène et de ses confins, fixés à Gadès et en Inde pour l’ouest et l’est, à la Bretagne et à l’Atlas pour le nord et le sud. Même les sources du Nil se perdent dans un inconnu qu’à part Néron, les princes ne chercheront plus tellement à éclaircir, laissant quelques marins grecs s’intéresser à la question197. Si l’exploration proprement dite a connu ses heures de gloire entre le vie et le début du ier siècle av. J.-C., elle marque le pas à l’époque impériale, heure des grandes synthèses géographiques ou de la stabilisation des conquêtes plus que des tentatives exploratoires.
57À l’époque impériale, le détroit des colonnes, davantage que le moyen d’aller explorer l’Océan198, est décrit comme un passage entre l’Europe et l’Afrique, deux continents désormais considérés comme étant globalement sous domination romaine. Pline donne et critique les dimensions de ce « seuil de la Méditerranée » :
Terrarum orbis uniuersus in tres diuiditur partes, Europam, Asiam, Africam. Origo ab occasu solis et Gaditano freto, qua inrumpens oceanus Atlanticus in maria interiora diffunditur. […] XV p. in longitudinem quas diximus fauces oceani patent, in latitudinem, a uico Mellaria Hispaniae ad promunturium Africae Album, auctore Turranio Gracile iuxta genito. 4. T. Liuius ac Nepos Cornelius latitudinis tradiderunt minus VII p., ubi uero plurimum, X : tam modico ore tam inmensa aequorum uastitas panditur. Nec profunda altitudo miraculum minuit. Frequentes quippe taeniae candicantis uadi carinas territant. Qua de causa limen interni maris multi eum locum appellauere. Proximis autem faucibus utrimque inpositi montes coercent claustra, Abila Africae, Europae Calpe, laborum Herculis metae, quam ob causam indigenae columnas eius dei uocant creduntque perfossas exclusa antea admisisse maria et rerum naturae mutasse faciem. | Le globe terrestre dans son ensemble est divisé en trois parties, l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Le point de départ est à l’occident, au détroit de Gadès, par où l’océan Atlantique fait irruption et se répand dans les mers intérieures. […] Le passage de l’océan dont nous avons parlé s’ouvre sur une longueur de 15 milles et une largeur de 5, du village de Mellaria [Tarifa ?] en Espagne au cap Blanc en Afrique, au témoignage de Turranius Gracilis qui naquit près de là ; 4. mais Tite-Live et Cornélius Népos ont indiqué une largeur de moins de 7 milles et, là où elle est la plus grande, de 10 milles : c’est à partir d’une ouverture aussi modeste que se déploie une aussi vaste étendue des eaux. Et nulle profondeur importante ne diminue notre étonnement, car de nombreuses lignes de hauts-fonds blanchissants y terrifient les navires, et pour cette raison beaucoup ont appelé cet endroit le seuil de la Méditerranée. Là où le passage est le plus étroit s’élèvent de part et d’autre des montagnes qui enserrent le détroit, Abila en Afrique, Calpe en Europe. Ce sont les bornes des travaux d’Hercule ; et pour cette raison les habitants du pays les appellent les colonnes de ce dieu et croient qu’une fois le détroit percé entre elles, elles laissèrent pénétrer les mers jusqu’alors retenues à l’extérieur, ce qui changea l’aspect de la nature. |
Source : Pline l’Ancien, III, 3, 3-4 ; trad. Zehnacker, 1998.
58Si Pline donne, mais n’explicite pas davantage la longueur du détroit, estimée autour de 22 km — une distance considérablement sous-évaluée —, il détaille et discute sa largeur, en faisant appel à trois sources différentes. L’intérêt au cours du ier siècle s’est donc déplacé vers la distance séparant les rives de la mer Intérieure, au détriment de la longueur du chenal vers l’Océan : désormais, les navigations en Méditerranée et la recherche d’une durée moindre pour les trajets intercontinentaux sont prioritaires par rapport aux expéditions atlantiques. Cette largeur du détroit est estimée entre 5 milles (7,5 km pour un mille équivalent à 1 482 m) et 7 milles (10,4 km) au point le plus étroit et 10 milles (14,5 km) en son point le plus large. Si la transmission des chiffres est bien établie, le chiffre donné pour la largeur maximale est en fait celui qui correspond à la réalité actuelle d’environ 14 km (de la Punta Paloma de Tarifa à Tanger). Cette relative sous-évaluation de la largeur et ces hésitations du simple au double tiennent sans doute aux différences des temps de traversée du détroit, qui semblent considérablement varier en fonction des conditions météorologiques199. Cette faible largeur permet également de souligner un paradoxe : la « bouche » de la Méditerranée et de l’Océan est très peu large, alors qu’elle permet l’ouverture sur l’immensité. Cette bouche est non seulement peu large, mais elle est étonnamment peu profonde. La présence de hauts-fonds est en effet soulignée par Pline : c’est une constante des descriptions du détroit des colonnes, depuis le Timée de Platon200.
59La description de Pline se conclut sur une phrase évasive à propos de la nature et de la localisation des colonnes : celles-ci se trouvent au « terme des travaux d’Hercule », là où l’embouchure du détroit est la plus étroite. Pour Pline, comme pour la majeure partie des auteurs impériaux, les colonnes ne se trouvent plus à Gadès, mais elles ne constituent pas des amers strictement localisés non plus. Les colonnes ne seraient que le point le plus avancé des gorges, fauces, qui constituent le détroit : ces deux montagnes ne seraient que les contreforts de l’ancien isthme, qui aurait été étroitement percé pour laisser passer une étendue d’eau paradoxalement considérable.
60À l’époque impériale, le détroit des colonnes représente la fin occidentale des terres : même si le promontoire Sacré — l’actuel cap Saint-Vincent — est désormais connu comme le point le plus occidental de l’Europe, sa renommée ne dépasse visiblement pas l’échelle des cultes locaux201. Les colonnes restent le seuil de la Méditerranée et l’extrémité méridionale de la péninsule Ibérique. Cependant, au ier siècle de notre ère, ce détroit n’est qu’un seuil de la mer Extérieure parmi d’autres, comme le détroit de Bretagne, la Baltique, les « colonnes d’Hercule » de la Caspienne, le détroit de Bâb el Mandeb… Le détroit des colonnes est même le détroit océanique le plus connu et le plus accessible : quelques semaines suffisent pour voyager de Rome à Gadès, alors que les explorations vers la Baltique ou la mer Erythrée se font plus rares après l’époque julio-claudienne. Si cette fin du monde est désormais fréquentée, si l’absence de colonnes réelles, de monuments visibles ou d’amers vraiment remarquables rend difficiles la localisation des colonnes et leur figuration, le détroit des colonnes et Gadès restent associés à une image de « bout du monde », de fin de l’œkoumène qui coïncide avec une borne de l’Empire.
61Cette fin occidentale du monde suscite l’intérêt des imperatores de la fin de la République, puis des princes, qui se plaisent à évoquer les souvenirs de la geste héracléenne, afin de s’inscrire dans les pas du héros. Héraclès est le premier à s’être aventuré aux Portes du Soir : nombre d’ambitieux lui emboîtent le pas afin de légitimer leurs entreprises occidentales. Dans ce cadre, les cités rivalisent également pour rappeler leurs origines mythiques, leur ancienneté et leurs liens avec l’épopée héracléenne. Les « merveilles » de l’Océan sont rappelées avec force détails par ces cités qui se plaisent dans une image de seuils de la mer Extérieure.
62Si les colonnes d’Héraclès sont parfois mouvantes dans la géographie ancienne, le point de repère essentiel de l’Extrême Occident est constitué par la cité phénicienne de Gadès. Gadès202, alliée à Rome depuis 206 av. J.-C., devenue un municipe romain à la fin du ier siècle avant notre ère, apparaît d’abord comme un nom qui, à Rome, évoque « le bout du monde203 ». Les fameux gobelets de Vicarello, qui exposent aux yeux de tous les limites de l’Empire, offrent aux pèlerins venus de tous les horizons le trajet de Rome à Gadès, terme de la nouvelle Via Augusta, voie nouvelle dont le dernier tronçon, de Castulo à Gadès, est achevé au tournant de notre ère. Sur les bornes milliaires élevées sous Auguste et Tibère, les distances par rapport au point d’arrivée de la voie, le port de Gadès, sont indiquées par un nombre de milles suivi de « jusque vers l’Océan », usque ad Oceanum204. La cité phénicienne représente à la fois une des bornes de l’œkoumène et un point de départ vers l’au-delà : Gadès a joué par le passé un grand rôle dans l’exploration maritime, et notamment dans les circumnavigations de l’Afrique. En effet, les marins gaditains avaient la réputation d’être capables de longer les côtes africaines jusqu’à arriver en mer Rouge, en Perse et même en Inde, ce qui représentait une prouesse de navigation, mais aussi un intérêt politique quand la fiscalité lagide établie à Alexandrie émettait des taxes importantes sur les produits venus d’Orient205.
63En outre, Gadès servait de point d’observation des marées, non seulement pour les géographes comme Poseidônios206, mais également pour les hôtes de marque méditerranéens, comme le roi maure Syphax d’après Silius Italicus207. Même si la venue de Syphax à Gadès est fortement sujette à caution, le fait que le poète ait pu insérer ce motif touristique dans son récit montre l’attrait des Romains pour ce phénomène atlantique. Gadès s’enorgueillit encore au ier siècle apr. J.-C. d’être la borne du monde méditerranéen, le seuil de l’Océan et de ses mystérieuses marées.
64L’Herakleion de Gadès, ce grand sanctuaire aujourd’hui disparu et dédié au culte syncrétique d’Héraclès-Melqart, jouait visiblement sur la renommée œcuménique du mythe d’Héraclès pour attirer les pèlerins. Les Gaditains eux-mêmes semblaient avoir abondamment développé l’analogie entre les fameuses colonnes introuvables du héros et les colonnes d’airain du temple, sur lesquelles se trouvaient des caractères phéniciens anciens devenus visiblement intraduisibles au ier siècle apr. J.-C.208. Suétone met en relation ce temple et les présages montrant l’accession à l’empire de César : en effet, César aurait visité l’Herakleion pendant sa questure en Hispanie ultérieure en 68 av. J.-C. et il aurait été ému devant la statue d’Alexandre le Grand, qui au même âge que lui avait déjà conquis le monde. Les prêtres de l’Herakleion interprètent alors le songe d’inceste avec sa mère que César avait eu la nuit précédente comme un signe de domination universelle209. Même si l’existence de cette visite de César au temple d’Héraclès n’est pas attestée par tous les auteurs210, le fait que Suétone place dans le sanctuaire de Gadès ce songe, cette statue d’Alexandre211 et cette visite prémonitoire montre combien, encore à l’époque d’Hadrien, la cité phénicienne reste liée aux confins de l’Empire et à des symboles de conquête œcuménique. Unir dans le même sanctuaire dédié à Héraclès le héros qui s’est aventuré le plus loin à l’occident, la statue d’Alexandre le Conquérant et le jeune César est un moyen pour Suétone de fixer à Gadès la borne de l’Empire des Césars. Auguste et ses successeurs, qui eux aussi dominent la Méditerranée jusqu’à la cité seuil de l’Atlantique, sont les continuateurs de tous ces héros conquérants, d’Héraclès à César via Alexandre. Si cet épisode suétonien de double dévotion à la divinité conquérante de l’Occident et à Alexandre vainqueur de l’Orient est bien connu, la volonté césarienne de s’inscrire dans les pas d’Héraclès apparaît en filigrane chez Diodore de Sicile. Dans la Bibliothèque historique en effet, les travaux occidentaux d’Héraclès sont décrits beaucoup plus longuement que les autres exploits du héros, et dans une perspective assez nouvelle. Le mythe de Géryon y est ici complètement relativisé : Héraclès n’affronte pas un monstre tricéphale, mais les trois fils du roi d’Ibérie, Chrysaor, nommé ainsi en raison de ses richesses212. Héraclès ne ramène pas les troupeaux fabuleux, mais un solide butin. Il profite de son retour pour passer longuement en Celtique, pacifier les tribus, fonder Alésia et supprimer quelques souverains massacreurs d’étrangers213. Le parallèle fait par Diodore avec César est clair : la riche Hispanie conquise, la Celtique pacifiée, la Maurétanie débarrassée d’Antée. Les étapes occidentales d’Héraclès ressemblent très étrangement au parcours césarien. Et la conclusion de Diodore montre l’étendue de son programme idéologique : César mériterait comme Héraclès d’être divinisé pour ses exploits214.
65Un autre élément fait de Gadès une cité de confins du monde connu et habitable : ses célèbres monstres marins. La présence au large de Gadès de monstres issus de la mer Extérieure, fléaux attachés à la légende de création du détroit, permettait à Cadix et aux cités voisines de faire valoir jusqu’à Rome leur statut de bornes de l’œkoumène. Si la domination des espaces terrestres hispaniques et maurétaniens s’achève au début du Haut-Empire, l’Océan reste assez largement inexploré et est la source d’une intense fascination. Dans le livre IX de son Histoire naturelle consacré aux animaux des mers, Pline l’Ancien commence par les créatures les plus fabuleuses : or, presque tous ces exemples proviennent de deux mers, la mer des Indes et le golfe de Cadix215. Encore au ier siècle de notre ère, même sur des rivages que l’on pourrait supposer connus, l’Atlantique apparaît comme une mer regorgeant de créatures monstrueuses. Un arbre sous-marin et des roues géantes pourvues d’yeux se trouvent dans l’Océan, près de Gadès : leur taille les empêche de franchir le détroit216. Les « fables des Grecs », les néréides, les animaux géants, existent ; Pline s’en fait l’écho et les décrit sans émettre de doute. Apparaît clairement chez Pline la volonté des propres habitants ou des légats impériaux de témoigner de ces phénomènes devant les plus hautes autorités de l’État : une délégation d’Olisippo (Lisbonne), probablement composée de magistrats et de décurions, se déplace spécialement jusqu’au prince pour raconter avoir vu et entendu un triton jouer de la conche sur le rivage217. Cette démarche devait probablement être motivée par un quelconque espoir de récompense pour la cité lusitanienne. Un légat des Gaules écrit à Auguste pour lui signifier que des néréides se sont échouées sur la côte ; les apparitions de ces créatures, aussi appelées éléphants de mer, seraient fréquentes sur le territoire des Santons218. Des chevaliers ont constaté la présence d’un homme marin qui monte la nuit à bord des navires et peut les couler, encore dans le golfe de Cadix219. Pline cite également Turranius Gracilis, source doublement crédible puisque Turranius est un membre de l’ordre équestre originaire de la région concernée, la Bétique220 : Turranius rapporte dans une étude sur sa région natale qu’un cachalot de taille peu commune est entré en Méditerranée221. Une autre des sources de Pline, Trebius Niger, qui appartient au personnel du proconsul de Bétique L. Lucullus222, raconte qu’à Carteia un poulpe géant venait piller nuitamment les bassins de salaisons : après qu’il fut tué à grand-peine, sa tête fut envoyée au proconsul et son corps conservé223. On voit dans ces exemples l’attention des administrations provinciales situées sur les rivages atlantiques : les faits sont établis et vérifiés par des témoignages écrits, des mesures, voire des envois de corps. Pline souligne la qualité de ses sources, ces auctores in equestri ordine splendentes, ces chevaliers et procurateurs équestres qui servent l’État en décrivant les régions qu’ils administrent224.
66Pline, très enclin à nous livrer des dimensions et des descriptions extraordinaires, réaffirme l’autorité de ses sources et montre que l’existence de telles créatures est soigneusement reportée et consignée au plus haut niveau de l’État. Ces créatures peuvent certes être annonciatrices de prodiges ou de calamités ; on pourrait également voir dans cette volonté de connaître, de mesurer et de garder trace de ces phénomènes une façon de proclamer l’existence de périls particuliers dans cette mer des confins mais aussi de les maîtriser symboliquement en en rendant compte. Devant la délégation d’Olisippo accourant spécialement auprès de Tibère pour lui faire part de la vision du triton musicien, on peut voir le fort pouvoir de fascination exercé par ces légendes maritimes abondantes dans des eaux qui s’ouvrent sur un univers inconnu. Le pouvoir des empereurs romains s’étend jusqu’à l’Océan, les créatures qui le peuplent doivent être connues de ces derniers, et même massacrées par eux, comme l’orque égarée dans le port d’Ostie auquel Claude livre une véritable bataille navale225. La domination des confins océaniques passe au début de l’Empire par l’exploration physique, mais aussi par la connaissance scientifique que se doivent d’avoir les princes, premiers souverains du monde connu226. L’existence d’êtres et d’animaux extraordinaires déjà décrits dans les mythes grecs est rationalisée et passée au crible des connaissances scientifiques pour être ainsi maîtrisée par les princes, aussi les continuateurs de l’œuvre ordonnatrice d’Héraclès.
67Gadès n’est cependant pas la seule cité à pouvoir se prévaloir d’être la fin occidentale du monde : les cités de Maurétanie, Lixus en premier lieu, mais également Tanger, revendiquent toutes deux d’être des hauts lieux de la légende héracléenne. Lixus serait le siège possible des Hespérides et de leur fameux jardin, ainsi que la cité d’Antée227. Tanger se targue aussi d’être la capitale d’Antée, roi légendaire des Maures, fils de la déesse Terre à la taille gigantesque, qui selon le mythe héracléen tuait les étrangers entrant dans son royaume et couronnait de leurs crânes les autels à Poséidon228. Antée ne pouvait être tué facilement car dès qu’il tombait à terre, sa mère lui donnait la force de se relever : Héraclès l’aurait vaincu en le soulevant de terre. Cette scène est figurée dans un groupe de statuettes en bronze découvertes à Lixus, dans le sous-sol d’une domus détruite par un incendie au iiie siècle229. Tanger, cité nommée d’après Tingè, la veuve d’Antée épousée par Héraclès, rivalise avec Lixus comme dépositaire du souvenir d’Antée. Pomponius Mela affirme qu’à Tanger, on conserve encore un bouclier ayant appartenu au géant :
In eo est specus Herculi sacer, et ultra specum Tinge oppidum peruetus et ab Antaeo, ut ferunt, conditum. Extat rei signum parma elephantino tergori exsecta ingens et ob magnitudinem nulli nunc usuro habilis, quam locorum accolae ab illo gestatam pro uero habent traduntque et inde eximie colunt. | Là [le promontoire Ampélusia] se trouvent une grotte consacrée à Hercule et, au-delà de cette grotte, la très antique place de Tingè, fondée, à ce qu’on dit, par Antée. Il en reste comme preuve un bouclier rond, énorme, découpé dans du cuir d’éléphant, et que, à cause de sa grandeur, nul aujourd’hui ne saurait manier ; c’est celui-ci, à ce que croient et racontent les habitants des alentours, que le héros a porté, d’où leur vénération extraordinaire à son égard. |
Source : Pomponius Mela, I, 26 ; trad. Silberman, 1988.
68Les reliques du roi Antée, son bouclier gigantesque, sont donc vénérés comme autant de preuves de son existence et de la lutte avec Héraclès ; la toponymie de la « grotte d’Hercule » inscrit dans le paysage tingitan la présence du héros. Ce passage est l’une des rares attestations littéraires d’un culte véritablement local dans la région des colonnes : il est surprenant de noter que ce culte est adressé non à Hercule, mais au héros Antée, honoré à travers son bouclier immense en peau d’éléphant, un animal encore courant en Maurétanie tingitane à l’époque romaine. La différence entre ce culte local à Antée — et non à Hercule — et les versions gréco-latines du mythe, qui décrivent l’adversaire d’Héraclès comme un souverain monstrueux, frappe à la lecture de cette chorographie : Pomponius Mela est originaire de la région, et il est visiblement soucieux d’en montrer les traditions authentiques. C’est également à proximité de Tanger que Sertorius, selon Plutarque, recherche la tombe du géant Antée230. Ses ossements gigantesques furent en effet enfouis à proximité de sa capitale. Sertorius fait fouiller une construction ressemblant à un tumulus maure ; il y aurait trouvé des ossements gigantesques qu’il aurait fait recouvrir. La présence de ces ossements et leur longueur étonnante ne seraient pas un pur produit d’affabulation. René Rebuffat propose une autre interprétation, celle de l’enfouissement, à une époque ancienne, dans le tumulus d’os de dinosaures, plus précisément de diplodocus, en se fondant sur des comparaisons de monuments et mausolées élevés en l’honneur de « géants » et renfermant des squelettes de baleines ou de dinosaures231. L’activité du héros en Maurétanie, plus précisément à Tanger, est ainsi prouvée. L’imperator réaffirme symboliquement ses liens avec Héraclès et son œuvre ordonnatrice des confins occidentaux de la Méditerranée. Il célèbre les exploits du héros et permet à tous ses contemporains d’admirer la véracité de la légende en contemplant les ossements gigantesques. Sertorius s’inscrit dans les pas d’Hercule et, en mettant au jour ses exploits maurétaniens, il affirme à la fois que le périple héracléen serait passé, lui aussi, par la Maurousie et qu’il entend bien continuer lui-même cette œuvre civilisatrice du héros pourfendeur de souverains monstrueux et xénophobes232.
69Les habitants de Gadès, Lixus et Tanger continuent de se référer au mythe héracléen et à exhiber les « merveilles » (les monstres marins ou les ossements gigantesques) offertes par leur position de seuil atlantique de l’Empire. Parallèlement, les imperatores comme Sertorius ou César mettent en scène leur passage et leurs actions dans ces régions pour montrer leur caractère de prédestination à une domination œcuménique. L’un des derniers « continuateurs » de l’œuvre d’Héraclès en Occident présente la particularité d’être lui-même un auteur, dont l’œuvre aujourd’hui perdue a largement inspiré les géographes et historiens postérieurs : il s’agit de Juba II, souverain du royaume-client de Maurétanie233. Insister sur les traces laissées par Héraclès en Maurétanie permettait en effet de donner une légitimité historique au royaume comme au souverain, qui se targue d’être un de ses descendants. Le territoire composite et marginal de ce royaume récemment entré dans l’orbite romaine se voyait unifié et grandi par les étapes du héros, qui le pacifie et l’organise en cités234. Le roi lui-même fait remonter sa généalogie à Héraclès, comme d’autres souverains africains : la légitimité de son pouvoir et de sa dynastie se fonde sur la figure tutélaire du héros ordonnateur des confins occidentaux de la Méditerranée235.
70Au ier siècle avant notre ère, le mythe d’Héraclès aux Portes du Soir est donc soigneusement repris, enrichi et rationalisé à des fins de justification idéologique. La figure pacificatrice et civilisatrice d’Héraclès conforte la légitimité et l’action des imperatores romains qui luttent dans les régions occidentales du Bassin méditerranéen. Le récit mythique héracléen n’est pas directement issu de l’histoire de la Méditerranée occidentale, mais les auteurs du début de l’époque impériale proposent une reconstruction historique à partir du matériau mythique. Sertorius, César, Juba s’offrent une dimension héroïque en étant présentés comme des continuateurs de l’œuvre d’Héraclès : la réactivation du mythe des confins occidentaux permet ici de mettre en relief leurs qualités de cosmocratores.
71À l’époque impériale, les bornes de l’Empire sont fixées là où les aventures d’Héraclès se sont arrêtées, à Gadès et à Lixus, en Hispanie et en Maurétanie. Des « merveilles » et des traces de son passage ou de ses adversaires sont conservées et font l’objet de cultes parfois mis en vogue par les imperatores du ier siècle av. J.-C. Mais ce processus de délimitation symbolique de l’Empire aux colonnes d’Héraclès n’est pas sensible seulement à travers le souvenir du mythe héracléen. La fixation de limites à l’extension impériale passe également par la volonté de borner les expéditions lointaines, d’imposer un nec plus ultra physique et symbolique aux explorations. Comme on l’a vu, le temps des grandes explorations semble révolu après Auguste : l’existence des Canaries tombe peu à peu dans l’oubli, et l’on renonce à découvrir les sources du Nil.
72Non seulement les grandes expéditions marquent le pas, mais, de façon plus significative encore, les auteurs de l’époque impériale remettent régulièrement en doute les récits antérieurs d’explorations atlantiques lointaines, semblant ainsi signifier qu’il a toujours été impossible d’atteindre les confins de la Libye ou Thulé, au nord. Ainsi, à l’époque antonine, le rhéteur Aelius Aristide fustige en ces termes les « contes pour endormir les enfants » de l’explorateur Euthymènes de Marseille (vie siècle) :
Je me suis bien diverti de la mer d’eau douce qui coule au-delà de la Libye vers l’intérieur sous l’action des vents étésiens et aussi des crocodiles de cette mer et des fables massaliotes, succédané des sybariques. Car, très plaisant Euthymènes, à supposer qu’Éphore dise vrai en t’attribuant cette doctrine, si tu ne t’aperçois pas que tu ne résous pas une difficulté, mais en suscites une plus grande et plus absurde qu’à l’origine, comment ne dira-t-on pas à juste titre, en raillant, que tu as l’esprit au-delà des colonnes et de Gadès236 ?
Les colonnes d’Hercule sont devenues synonymes de fin du monde connu et réellement connaissable : au-delà de ces marqueurs de confins ne se sont aventurés que les affabulateurs de Marseille comme Pythéas ou Euthymènes, qui prétend avoir vu dans le Chrémètès (l’actuel fleuve Sénégal ou Niger) les sources du Nil. Chez Aelius Aristide, ce reproche d’« avoir l’esprit au-delà des colonnes » signifie en fait qu’Euthymènes, s’il a cru en ses propres récits, a l’esprit égaré : les colonnes d’Héraclès représentent les bornes de la raison, celui qui les dépasse s’aventure dans la folie. Le monde connu et connaissable s’arrête à Gadès ; les grandes explorations des siècles passés sont des fables de marins, qui ne peuvent être scientifiquement défendues.
73Aux premiers siècles de notre ère, les colonnes d’Héraclès s’imposent donc, dans des contextes très divers, comme une fin du monde. Ainsi, une épigramme de l’Anthologie palatine évoque en ces termes une femme très laide, une certaine Antipatra (peut-être l’épouse du sophiste phocéen Hermocratès, qui a vécu vers 167-204) : « Antipatra, si on l’eût aux Parthes montrée nue, au-delà des colonnes d’Hercule les eût fait fuir237 ». Dans cette saillie, pour des Parthes des confins orientaux du monde, les colonnes d’Hercule sont autant de synonymes anciens de nos modernes Tombouctou, Tataouine ou du diable vauvert.
74La cité de Gadès peut, elle aussi, revêtir le sens de « bout du monde ». Il s’agit en ce cas, non d’un simple point marquant un au-delà lointain, mais plutôt d’un finistère de l’Empire et de sa civilisation : un lieu lointain certes, qui est aussi le siège d’une opulente cité dont les citoyens sont des hommes de grande culture. Pline l’Ancien fait remarquer avec humour que, dans des affaires de droit privé où un as revêt un intérêt symbolique, bien plus que matériel, on est capable d’aller chercher des juges jusqu’à Gadès238 : l’unité de l’Empire et de son système judiciaire permet de faire venir des juges depuis les extrémités du monde. Pline le Jeune raconte à son correspondant Nepos, pour le prier de venir à la rencontre d’un poète, qu’un Gaditain a fait un jour l’aller-retour de sa cité du bout du monde « ab ultimo terrarum orbe » juste pour rencontrer Tite-Live239.
75C’est donc un fait entendu à l’époque impériale : les colonnes d’Hercule, ainsi que Gadès, représentent l’extrémité du monde connu et connaissable, la borne ultime de l’Empire avant un au-delà atlantique dans lequel il n’est ni possible, ni souhaitable de s’aventurer davantage. Cependant, la figuration par l’image de cette borne semble demeurer un problème. En effet, malgré les efforts de clarification de Strabon, ces colonnes en elles-mêmes — entre montagnes opposées, colonnes inscrites disparues, îles ou promontoires — restent un semi-mystère, et leur représentation figurée, en l’absence de monuments réels inscrits dans le paysage, est malaisée. La figure d’Héraclès finit donc par s’imposer symboliquement. Le héros, vainqueur des monstres installés aux confins occidentaux du monde, créateur des colonnes et divinité tutélaire de Gadès, désigne l’Extrême Occident selon un procédé métonymique.
76La seule monnaie représentant le détroit de Gibraltar lui laisse en effet une place centrale (pl. I) : sur cet aureus de 119240, Héraclès, appuyé sur sa massue, se trouve entre deux personnages féminins et surplombe un personnage barbu couché devant une proue de bateau. Le groupe est encadré par deux colonnes surmontées d’un linteau : cet édifice stylisé pourrait être une évocation du temple d’Héraclès-Melqart à Gadès241 ou un simple écho aux fameuses colonnes de la divinité. Les deux personnages féminins seraient des représentations provinciales, thème cher à l’empereur Hadrien, quoique cette monnaie soit émise deux ans avant les premiers voyages impériaux. En effet, le personnage de droite est coiffé d’une tête d’éléphant, ce qui permet de l’identifier comme une personnification de l’Africa, ou peut-être plutôt de la Maurétanie, comme l’indiquent les conclusions d’une étude récente242, tandis que le personnage féminin de gauche serait l’Hispania. Le personnage couché devant une proue de bateau, aux pieds des allégories provinciales et d’Hercules Gaditanus, serait une représentation de l’Océan243, plus précisément du détroit de Gibraltar en lui-même, ce bras de mer qui baigne et unit les deux continents aux environs de Gadès. Cette monnaie est une synthèse complète des attributs mythico-géographiques du détroit de Gibraltar : Héraclès en ses colonnes ou en son temple, la Maurétanie, l’Espagne et l’Océan qui permet la circulation des navires, en résumé tous les symboles qui définissent cette région de l’Extrême Occident sont présents sur cette monnaie.
77Cette monnaie témoigne cependant d’une mythologie exogène aux cités et aux peuples qui habitent les parages des colonnes d’Héraclès. Contrairement aux monnaies émises par la cité d’Abydos, qui représentent les vagues du détroit du Bosphore avec Léandre nageant jusqu’à la tour d’Héro située sur l’autre rive244, cet aureus a été frappé à Rome, pour évoquer les régions de l’Extrême Occident sur lesquelles s’étend la domination impériale. Jusqu’au règne de Tibère, les cités d’Hispanie et de Maurétanie battaient leurs propres monnaies : la symbolique utilisée était alors bien différente. Les monnaies de Gadès et de Tanger par exemple utilisent certes des éléments communs (revers frappés de blés ou de thons) ainsi qu’une métrologie proche, la représentation d’Hercule dans les monnaies de Gadès est celle d’un homme jeune et imberbe vu de profil, plus proche du Melqart tyrien que de l’Héraclès thébain, tandis que les monnaies de Tanger montrent une face d’homme barbu et hirsute, davantage assimilable au masque d’Océan qu’à Hercule245. Aucune colonne n’est présente sur les monnayages des cités du détroit de Gibraltar : les deux colonnes unies par un linteau ou un listel n’apparaissent dans les représentations figurées qu’à partir de 119, de façon encore très rare. Les deux colonnes entrelacées, symbole de synthèse des extrémités occidentales du monde, ne sont donc représentées qu’à l’époque impériale, époque pendant laquelle Rome domine l’Hispanie et la Maurétanie. Dans cette monnaie, la divinité tutélaire de l’Extrême Occident, l’Hercule romain, se tient comme un personnage pivot entre deux provinces conquises et pacifiées, dont les allégories se répètent dans les émissions monétaires d’Hadrien entre 121 et 128. L’Océan, autrefois face hirsute à l’aspect redoutable, apparaît ici comme un petit personnage barbu couché aux pieds du groupe central, adossé à une proue de navire. Les deux colonnes augmentent encore l’impression de stabilité et de clarté géométrique de l’ensemble : les provinces de l’Extrême Occident se rejoignent au niveau du détroit de Gibraltar, sous la protection de l’Hercule romain.
78Si cette monnaie est l’une des seules représentations antiques des colonnes d’Héraclès, il reste à savoir comment l’image des colonnes entrelacées par une inscription a pu jaillir dans l’esprit de l’entourage de Charles Quint. L’une des origines les plus probables est l’épisode du voyage d’Ulysse imaginé par Dante, voyage qui prend fin aux colonnes d’Héraclès, vues comme des portes de l’abîme au chant XXVI de son Enfer. Cette interprétation est bien sûr possible, mais on peut peut-être voir également le souvenir d’une référence romanesque antique dans cette inscription qui marque un terme, dans cette colonne ou cette « stèle » gravée signifiant la fin des voyages héroïques. En effet, Lucien de Samosate, dans ses Histoires vraies, narre un début d’expédition atlantique en ces termes :
Ὁρμηθεὶς γάρ ποτε ἀπὸ Ἡρακλείων στηλῶν καὶ ἀφεὶς εἰς τὸν ἑσπέριον ὠκεανὸν οὐρίῳ ἀνέμῳ τὸν πλοῦν ἐποιούμην. Αἰτία δέ μοι τῆς ἀποδημίας καὶ ὑπόθεσις ἡ τῆς διανοίας περιεργία καὶ πραγμάτων καινῶν ἐπιθυμία καὶ τὸ βούλεσθαι μαθεῖν τί τὸ τέλος ἐστὶν τοῦ ὠκεανοῦ καὶ τίνες οἱ πέραν κατοικοῦντες ἄνθρωποι. […] [6] Ἡμέραν οὖν καὶ νύκτα οὐρίῳ πλέοντες ἔτι τῆς γῆς ὑποφαινομένης οὐ σφόδρα βιαίως ἀνηγόμεθα, τῆς ἐπιούσης δὲ ἅμα ἡλίῳ ἀνίσχοντι ὅ τε ἄνεμος ἐπεδίδου καὶ τὸ κῦμα ηὐξάνετο καὶ ζόφος ἐπεγίνετο καὶ οὐκέτ´ οὐδὲ στεῖλαι τὴν ὀθόνην δυνατὸν ἦν. Ἐπιτρέψαντες οὖν τῷ πνέοντι καὶ παραδόντες ἑαυτοὺς ἐχειμαζόμεθα ἡμέρας ἐννέα καὶ ἑβδομήκοντα, τῇ ὀγδοηκοστῇ δὲ ἄφνω ἐκλάμψαντος ἡλίου καθορῶμεν οὐ πόρρω νῆσον ὑψηλὴν καὶ δασεῖαν, οὐ τραχεῖ περιηχουμένην τῷ κύματι· καὶ γὰρ ἤδη τὸ πολὺ τῆς ζάλης κατεπαύετο. […] [7] Προελθόντες δὲ ὅσον σταδίους τρεῖς ἀπὸ τῆς θαλάττης δι´ ὕλης ὁρῶμέν τινα στήλην χαλκοῦ πεποιημένην, Ἑλληνικοῖς γράμμασιν καταγεγραμμένην, ἀμυδροῖς δὲ καὶ ἐκτετριμμένοις, λέγουσαν Ἄχρι τούτων Ἡρακλῆς καὶ Διόνυσος ἀφίκοντο. Ἦν δὲ καὶ ἴχνη δύο πλησίον ἐπὶ πέτρας, τὸ μὲν πλεθριαῖον, τὸ δὲ ἔλαττον —ἐμοὶ δοκεῖν, τὸ μὲν τοῦ Διονύσου, τὸ μικρότερον, θάτερον δὲ Ἡρακλέους. | Étant parti un jour des colonnes d’Héraclès, je cinglais vers l’océan d’Hespérie et naviguais avec un vent favorable. La cause et l’objet de mon voyage étaient la curiosité d’esprit, le désir de voir du nouveau et l’envie de savoir quelles sont les bornes de l’Océan et quels hommes habitent sur l’autre rive. […] Donc, pendant un jour et une nuit, secondés par le vent nous naviguâmes assez doucement vers la haute mer, sans perdre encore tout à fait la terre de vue. Mais le lendemain, au lever du soleil, le vent fraîchit, les flots se gonflèrent, l’obscurité survint et il ne fut même plus possible de carguer les voiles. Forcés de nous confier au vent de nous laisser aller, nous fûmes ballottés par la tempête pendant soixante-dix-neuf jours. Le quatre-vingtième, le soleil ayant soudainement reparu, nous apercevons à peu de distance une île élevée et couverte de végétation […] Nous y abordons et nous y débarquons […]. Après nous être avancés d’environ trois stades de la mer à travers une forêt, nous apercevons une colonne d’airain qui portait cette inscription en caractères grecs usés et peu lisibles : « Héraclès et Dionysos sont venus jusqu’ici. » Il y avait aussi près de là sur le rocher deux traces de pas, l’une d’un phlètre [30 m], l’autre plus petite ; la plus petite était, à ce qu’il me semble, celle de Dionysos, l’autre, celle d’Héraclès. |
Source : Lucien, Histoires vraies, I, 5-7 ; trad. Chambry, Billault, Marquis, 2015, p. 121.
79Dans ce passage, il est bien question d’une colonne gravée par Héraclès et située aux confins de l’Océan atlantique. Mais cette inscription n’interdit en rien le voyage, qui se prolonge au-delà de cette île atlantique, et surtout, cet épisode s’inscrit dans une fantaisie littéraire malicieuse. Lucien, rhéteur d’origine syrienne, qui parcourt l’empire dans les années 150 et 160, entreprend dans ses Histoires vraies un voyage ouvertement fictif (la seule vérité émise par le narrateur au début du récit est que les aventures qu’il va raconter sont fausses) et éminemment parodique, en puisant à de nombreuses sources dont l’Odyssée, puisque Ulysse est pour Lucien le premier des charlatans et que les aventures contées dans les périples n’auraient jamais dû être crues. Le départ du voyage est fixé aux colonnes d’Hercule : un voyage lointain qui appareille pour « l’autre rive » de l’Occident circumterrestre (donc un mystérieux continent de l’autre côté du globe) ne peut partir que des bornes du monde connu. Après un épisode classique du récit de voyage, à savoir la tempête qui désoriente totalement le navire, mais qui dure bien au-delà des capacités de résistance humaine (quatre-vingts jours), le narrateur et ses compagnons abordent sur une île, un refuge après leur première grande épreuve. Et sur cette île, à quelques kilomètres du rivage, se trouve une colonne inscrite, un trophée de confins où les deux héros explorateurs du monde, Héraclès et Dionysos, ont marqué ensemble leur passage. Les héros ont même laissé des empreintes de pas, pour signer leur venue, mais la première trace, celle de Dionysos, mesure 30 m ! La parodie est évidente : les mystérieux caractères grecs difficilement lisibles, qui ne sont pas sans rappeler l’inscription phénicienne indéchiffrable des colonnes du temple de Gadès, ne contiennent finalement qu’un graffito touristique décevant, les empreintes des héros sont bien sûr gigantesques, et Lucien termine ensuite en affirmant avoir été convaincu d’atteindre les bornes du monde quand il trouve sur l’île un miraculeux fleuve de vin où il s’enivre. Tous ces détails concourent à souligner la fausseté et le caractère incroyable de tous les périples antérieurs, d’Hannon à Hérodote et d’Homère à Pline. Lucien, dans sa parodie aussi érudite qu’irrévérencieuse, mêle les détails extravagants et les récits concernant les colonnes occidentales d’Héraclès et celles, orientales, de son pendant et concurrent Dionysos. Au iie siècle, les rivages atlantiques des provinces hispaniques et maurétaniennes, désormais bien connus, ne peuvent plus abriter de récits fantastiques : le terme des voyages d’Héraclès est donc logiquement encore décalé sur une île au cœur de l’Atlantique, une île imaginaire, mais pourtant vraie selon la logique de Lucien, dont les voyages fantaisistes ne sont pas sans évoquer ceux d’un Cyrano de Bergerac. Tandis que les auteurs « sérieux », comme Aelius Aristide, accusent les explorateurs marseillais de l’époque archaïque d’avoir eu « l’esprit égaré au-delà des colonnes d’Hercule », un amuseur érudit, Lucien de Samosate, commence son voyage imaginaire en se moquant de la colonne, ce fameux trophée de confins, et de cette inscription prétendument laissées par Héraclès aux bornes de l’œkoumène dont Strabon lui-même ne remettait pas vraiment en cause l’existence. Le voyage de Lucien se poursuit ensuite jusque sur la Lune et dans les entrailles d’une baleine. La fin du monde connaissable par les récits véridiques et scientifiques est donc bien fixée désormais à la fin de la Méditerranée, au détroit de Gibraltar : au-delà de cette limite, les voyages réels n’ont plus cours et font place aux fictions parodiques et à la fantaisie, qu’il ne faudrait surtout pas prendre pour argent comptant. Après six siècles de recherche des confins et de tentatives exploratoires sur les pas d’Héraclès, les bornes du monde connu et de l’Empire se confondent sur les rives du détroit des colonnes, qui représentent désormais autant les limites du monde réel et tangible, que celles du pouvoir impérial.
80À la toute fin de l’époque républicaine, les espaces de l’Extrême Occident sont loin d’être ignorés des travaux des géographes. Les périples anciens, les ouvrages historiques comme ceux de géographie mathématique prennent couramment les colonnes d’Hercule comme point de départ des récits ou des descriptions. La géographie ancienne procédant par diorthôse, c’est-à-dire par l’imitation autant que par la correction d’un modèle246, l’usage de faire du détroit de Gadès une référence, voire le début de revues générales de l’œkoumène orientées ouest-est, est largement diffusé. Mais si les termes de colonnes d’Hercule, de détroit de Gadès sont souvent employés dans la littérature géographique, cela ne signifie pas que leur sens et leur localisation soient évidents : au contraire, jusqu’au ier siècle de notre ère, les colonnes ont suscité d’importantes controverses dans les travaux géographiques. Ces débats savants entretiennent des rapports complexes avec la politique d’expansion impériale, rapports que reflètent notamment les écrits de Strabon, publiés pendant le règne de Tibère. Au début du ier siècle de notre ère, les bornes de la connaissance rationnelle se confondent avec celles du pouvoir des princes au niveau des colonnes d’Héraclès : Gadès et les colonnes deviennent synonymes de finistères atlantiques du monde connu, de seuils infranchissables de l’Océan extérieur. Seuls les voyages imaginaires, comme celui relaté par Lucien de Samosate, osent s’aventurer au-delà de la prétendue colonne inscrite laissée par Héraclès au terme de ses exploits. Des symboles marqueurs de confins (la présence de monstres, la commémoration des héros, les images d’Héraclès) s’attachent peu à peu à ces espaces du détroit des colonnes.
81Par conséquent, au début de l’époque impériale, les espaces du détroit de Gibraltar sont à la fois bien connus — c’est-à-dire parcourus depuis sept à huit siècles par les Phéniciens, les Grecs, les Carthaginois — mais sont toujours envisagés comme un « far west » de l’œkoumène, dont les différents espaces sont étroitement solidaires et se répondent d’une rive à l’autre. Si l’intérêt commercial des littoraux méditerranéens et atlantiques n’est plus à démontrer, l’exploration de l’intérieur du continent africain n’est plus envisagée comme une priorité, et sa représentation géographique n’accomplit plus vraiment de progrès notables, jusqu’à la synthèse magistrale de Ptolémée, dont le système de notation ne corrige malheureusement pas le problème antérieur des longitudes247. Au-delà de ces représentations géographiques, qui en fait restent bien souvent des spéculations de géographes de cabinet, il faut s’interroger sur les chemins parcourus par les Romains en Extrême Occident, sur les routes choisies et quelquefois créées pour découvrir, conquérir et gouverner ces confins impériaux.
III. — L’extrême Occident : des rivages parcourus
82L’un des premiers problèmes auxquels les Romains sont confrontés lors de la conquête de la péninsule Ibérique, puis de celle de la Maurétanie, est avant tout celui de la distance. En effet, Gadès représente, pendant les deux derniers siècles avant J.-C., la limite du monde connu et habité. À partir de la conquête du royaume de Maurétanie, des cités comme Sala, des lieux comme Mogador sur la côte atlantique de la Maurétanie ou la chaîne de l’Atlas deviennent à leur tour les confins du monde civilisé. L’étape initiale de la conquête de ces espaces consiste à réussir à les approcher. Il s’agit donc de prendre le contrôle des voies de communication existantes, d’en tracer d’autres, et enfin d’organiser un service efficace de transmission des informations le long de ces itinéraires248. Contrairement à une idée communément répandue, la mise en place du réseau terrestre n’est pas le premier moyen d’approche utilisé par les troupes romaines249. Ce dernier est en revanche le mieux connu, notamment grâce à la diversité des sources qui le décrivent. C’est en fait la voie maritime qui a d’abord permis aux Romains de nouer des relations avec les confins ibériques et maurétaniens. La conquête de l’Hispanie lors des deux derniers siècles avant notre ère, puis celle du royaume maurétanien entre 40 et 42 apr. J.-C. ont commencé toutes deux par l’emprunt de ce même réseau maritime, qui est loin d’être le plus documenté250. En outre, ce sont bien sûr les infrastructures de communication maritimes qui permettent l’existence de relations entre des espaces ibériques et maurétaniens situés de part et d’autre de la Méditerranée.
Naviguer vers et depuis les provinces hispaniques : des voyages compartimentés pour conquérir et gouverner (218-27 av. J.-C.)
83L’étude des moyens de communication disponibles se heurte d’abord à l’écueil des sources. En effet, les grands itinéraires de la fin du Haut-Empire ou de l’Antiquité tardive se contentent d’énumérer les voies terrestres existantes en précisant les distances pour aider les voyageurs à se déplacer principalement sur la terre ferme. L’Itinéraire antonin cite, il est vrai, quelques voyages par mer. L’Itinerarium maritimum, document datant sans doute du règne de Caracalla, mentionne les distances entre les différentes escales qui jalonnaient des trajets maritimes de cabotage essentiellement251. Les autres types de sources susceptibles de livrer des informations sur ces voies maritimes sont essentiellement de rares et courts passages d’œuvres littéraires antiques. En effet, les données archéologiques, notamment les épaves ou les installations portuaires, renseignent sur les échanges commerciaux par voie de mer, sur les flux commerciaux, bien davantage que sur les routes suivies par les transports de troupes ou de voyageurs252. C’est essentiellement l’étude des géographes antiques comme Strabon ou Pline, ainsi que celle des historiens comme Tite-Live, Tacite, qui donnent les éléments nécessaires à un travail sur les échanges maritimes entre les territoires du Sud-Ouest de la Méditerranée à la fin de la République et pendant le Haut-Empire253.
84Si la nécessité d’emprunter la voie maritime pour conquérir le royaume de Maurétanie situé de l’autre côté de la Méditerranée semble évidente, il n’en est pas de même pour l’Hispanie. En effet, la péninsule Ibérique peut être rejointe uniquement par voie de terre depuis l’Italie et ce, depuis le début du iie siècle av. J.-C. : l’exemple d’Hannibal faisant ce chemin en sens inverse avec une armée et des éléphants le prouve amplement. En outre, on associe plus volontiers l’emprunt de la voie terrestre à l’expansion romaine : l’armée romaine est célèbre pour son infanterie, non pour sa marine254. Et pourtant, la mer à la fin de la République et au début de l’Empire n’a pas servi qu’aux liaisons commerciales. Tant qu’un réseau routier viable et un service de courriers performants ne sont pas mis en place, et même au-delà, la voie maritime reste le moyen le plus rapide et pas nécessairement le moins sûr pour transporter hommes et informations, d’autant que les grandes voies d’Hispanie méridionale commencent seulement à être tracées et empruntées par les troupes romaines au iie siècle av. J.-C. Cependant, le tournant considérable dans l’histoire routière de l’Hispanie est constitué par le règne d’Auguste, qui achève la construction de la Via Augusta, des Pyrénées à Gadès. Celle-ci reprend en partie l’itinéraire de l’ancien Camino de Anibal, mais en évitant les zones les plus dangereuses en raison du brigandage, comme le Saltus Castulonensis255. Jusqu’à la fin de la construction de cette Via Augusta, le trajet de Rome à Gadès ou de Gadès à Rome empruntait généralement la voie maritime, au moins pour une partie du trajet, de Carthagène à Gadès par exemple. Même après la fin de cette construction de la Via Augusta, la voie maritime présente toujours l’avantage de la vitesse : si les allures varient en fonction des navires et surtout des vents rencontrés, selon Lionel Casson, elles peuvent aller de 2 nœuds (3,5 km/h) à 4, voire 6 nœuds (7-11 km/h)256. Pascal Arnaud démontre que l’on peut estimer la vitesse moyenne à 3,5 nœuds, vitesse qui varie peu sur l’ensemble de la période, les améliorations techniques n’apportant pas d’augmentation sensible dans ce domaine257. Ces estimations de vitesse pure sont sujettes à caution : les sources ne retiennent que les durées record dans un sens ou l’autre, que les voyages calamiteux ou les traversées particulièrement rapides, et surtout les distances sont elles-mêmes, la plupart du temps, estimées d’après les durées de navigation. L’estimation de la vitesse par rapport à des distances elles-mêmes calculées par rapport à la durée des voyages est donc un exercice souvent tautologique et parfois périlleux.
85L’utilisation de la voie maritime présente aussi des contraintes, parmi lesquelles la période de mare clausum, c’est-à-dire l’apparente impossibilité juridique de faire des navigations hauturières pour les navires gros-porteurs à la mauvaise saison, de mi-novembre à début ou mi-mars. Cette contrainte doit immédiatement être nuancée. D’une part, la durée de cette fermeture juridique de l’espace maritime pour les gros-porteurs semble être limitée à quelques mois : selon Pline, cette fermeture a lieu du 11 novembre au 8 février ; selon Végèce, l’ouverture n’aurait lieu que vers le 10 mars258. Devant ces hésitations, certains auteurs isolaient deux saisons, l’une de fermeture totale, de mi-novembre à début mars, saison où les gros navires de commerce évitent absolument la navigation, et une saison intermédiaire au printemps et à l’automne. Pendant cette saison intermédiaire, la navigation connaîtrait des risques liés aux perturbations, mais le régime des vents, qui n’est pas aussi fixe qu’en été, permet d’aller plus facilement à l’encontre des vents dominants, donc de gagner du temps pour certains trajets259. Les travaux plus récents nuancent encore davantage cette idée de fermeture maritime : il semblerait que pour les courts trajets d’une journée, ou pour les navires militaires équipés de rames, l’impossibilité de naviguer n’existe tout simplement pas260. Le légat de César en péninsule Ibérique, Cassius Longinus, fait d’ailleurs naufrage dans l’estuaire de l’Èbre en plein hiver, alors qu’il essayait de fuir précipitamment l’Hispanie261. Il ne faudrait donc pas négliger les choix effectués par les navigateurs et voyageurs en fonction des conditions et des saisons : il n’y aurait donc pas de « désertification » totale de la surface des mers pendant l’hiver262. La saisonnalité est certes une contrainte, mais aussi une chance pour les marins, car elle offre des régimes de vents différents susceptibles de permettre plus facilement des trajets de retour.
86La présence de pirates, qui sévissent aussi en Méditerranée occidentale263, comme les fléaux naturels, tels que les tempêtes ou les raz-de-marée, sont autant d’éléments qui contribuent à donner de la mer une image de milieu hostile, image largement répandue dans la Rome des deux premiers siècles de notre ère264. Cependant, il ne faut pas conclure immédiatement de cette mauvaise réputation du voyage maritime que les Romains n’utilisaient la mer comme moyen de transport qu’en cas d’absolue nécessité. En effet, dans le cas d’un empire centré sur la Méditerranée, le besoin de traverser une étendue maritime est extrêmement fréquent ; d’autre part, les voyages maritimes offrent des avantages considérables par rapport aux voyages terrestres, comme notamment ceux de la rapidité et de capacités de transport bien plus importantes265. Ce mode de déplacement est donc utilisé de préférence avant tout autre pour les voyages commerciaux, puisqu’il est de loin le plus économique266. Mais il faut voir s’il en est de même pour les transports de troupes ou le courrier impérial dans les régions de l’Extrême Sud-Ouest de la Méditerranée aux deux premiers siècles de notre ère.
87De la deuxième guerre punique jusqu’au milieu du iie siècle avant notre ère, les liaisons entre Rome et la péninsule Ibérique se faisaient essentiellement par voie maritime, au moins pour la dernière partie du trajet267. En effet, les peuples gaulois du Languedoc interdisaient le passage aux troupes romaines, qui à l’ouest ne dépassaient pas le territoire de Marseille, cité alliée de Rome, d’où elles s’embarquaient pour Ampurias268 ou Tarragone : c’est le trajet effectué par le jeune Scipion, le futur Africain pendant la deuxième guerre punique. Certains généraux préféraient faire un trajet entièrement maritime de Rome à Tarragone, ce qui présentait l’avantage d’éviter le dangereux pays ligure269. Cette prédominance absolue du trajet par voie de mer pour joindre l’Hispanie dure au moins jusqu’aux années 150 av. J.-C.270, si ce n’est jusqu’à la conquête de la Transalpine et l’achèvement de la Via Domitia trente ans plus tard271.
88Après cette date, si les gouverneurs de l’Hispanie citérieure utilisent cette nouvelle voie terrestre, ceux d’Ultérieure gagnent généralement d’abord Tarragone par mer avant de continuer jusqu’à leur province par voie de terre. On ne sait avec certitude si cette route maritime était la seule entre Rome et l’Hispanie, ou si les Romains ont cherché à diversifier et aménager les liaisons maritimes pour les rendre plus directes et plus sûres. Cette deuxième hypothèse semble la plus probable ; on connaît par ailleurs l’existence, au milieu du ier siècle avant notre ère, d’une route maritime établie entre Rome et l’Espagne ultérieure. En effet, Cicéron reproche à Publius Vatinius, nommé légat du proconsul d’Ultérieure en 62, d’avoir emprunté sans l’autorisation du Sénat un chemin inédit pour se rendre dans sa province, puisqu’il est passé par la Sardaigne, l’Afrique, les royaumes d’Hiempsal et de Mastanesosus — c’est-à-dire le royaume de Sosus, qui s’étend sur le Maroc et une partie de l’Oranie —, avant d’arriver en Hispanie par le détroit de Gadès :
Cum illud iter Hispaniense pedibus fere confici soleat, aut si quis nauigare uelit, certa sit ratio nauigandi, uenerisne in Sardiniam atque inde in Africam, fuerisne — quod sine senatus consulto tibi facere non licuit — in regno Hiempsalis, fuerisne in regno Mastanesosi, uenerisne ad fretum per Mauretaniam ? Quem scias unquam legatum Hispaniensem istis itineribus in illam prouinciam peruenisse ? | Quoique l’on aille en général par terre en Espagne ou que, si l’on préfère la route maritime, on suive le parcours régulier, qui est fixé, n’es-tu pas allé tout d’abord en Sardaigne et de là en Afrique ? N’es-tu pas allé dans le royaume d’Hiempsal, ce que tu n’aurais pas dû faire sans une décision du Sénat ? N’es-tu pas allé dans le royaume de Mastanesosus ? N’as-tu pas gagné le détroit [de Gibraltar] en traversant la Maurétanie ? Connais-tu un autre légat d’Espagne qui ait suivi une telle route pour gagner sa province ? |
Source : Cicéron, Contre Vatinius, V, 12 ; trad. Cousin, 1965.
89Cet épisode montre que deux trajets étaient fixés par le Sénat pour se rendre dans le Sud de l’Hispanie : une voie terrestre, consacrée par l’habitude selon Cicéron, et une voie maritime, que l’on peut préférer. Les escales et le port de destination de ce trajet maritime ne sont pas connus avec certitude encore. Cicéron accuse Vatinius d’avoir, sans autorisation du Sénat, cherché à rencontrer les rois numides et maures, en passant par la Sardaigne et l’Afrique du Nord au lieu de se rendre directement dans sa province : le précédent de Publius Sittius est visiblement présent à l’esprit de l’accusateur de Vatinius. En effet, Sittius, agent de Catilina en 65 av. J.-C., était allé en Hispanie via la Maurétanie pour rencontrer le roi maure et essayer de le gagner à la cause du conspirateur272. Vatinius, qui pouvait voyager pour des raisons d’affaires, est ainsi associé par son accusateur aux anciens partisans de Catilina, et son étrange trajet est brandi comme un motif de suspicion. Si l’existence d’un itinéraire maritime recommandé par le Sénat pour les détenteurs de l’imperium est prouvée, ses escales et ses segments ne sont pas connus. On peut supposer que la Sardaigne ou les Baléares et les ports de la côte levantine espagnole, comme Carthagène, fournissent des escales ou une destination commode pour se rendre à Cordoue, la capitale de province. Dans le cas de Vatinius, qui passe par l’Afrique du Nord et par le détroit, des trajets maritimes, éventuellement relayés par l’utilisation de la route ou des voies d’eau, lui ont sans doute permis de rejoindre l’Hispanie. Pour rencontrer les rois numides puis maures, des escales maritimes dans certaines capitales royales représentaient sans doute la voie la plus sûre et la plus rapide : ainsi, Vatinius a pu rencontrer le roi numide Hiempsal à Cirta (Constantine) ou à Iol, future Caesarea (Cherchell), le roi Mastanesosus à Siga (à proximité de l’actuelle Oran), et ensuite passer à Tanger pour franchir le détroit vers l’Hispanie.
90Pour l’Hispanie ultérieure à la fin de l’époque républicaine, on peut penser que la colonie latine de Carteia (San Roque), fondée en 171 av. J.-C., offre un site extrêmement propice pour les troupes romaines273. Son port, abrité au fond de la baie d’Algésiras, est placé sur un estuaire de cours d’eau navigable ; en outre, la position stratégique de la cité, à 40 stades du mont Calpe274, c’est-à-dire juste à l’entrée du détroit de Gibraltar, et au débouché d’une vallée permettant un accès facile vers l’intérieur, semble être un atout sans équivalent sur les côtes de l’Hispanie méridionale. La situation semble évoluer avec le Principat : Carteia, à l’attitude très fluctuante lors des guerres civiles, se voit concurrencée par de nouvelles fondations dans sa baie, comme Iulia Traducta275. D’autre part, le « port de vitesse » de Baelo (Bolonia), qui devient le municipe romain de Baelo Claudia sous Claude, semble supplanter à partir du milieu du ier siècle de notre ère Carteia comme lieu de franchissement du détroit276. De Carteia, la route peut continuer soit par voie maritime jusqu’à Gadès et jusqu’à l’embouchure du Betis, navigable jusqu’au port d’Hispalis, qui disposait vraisemblablement d’un arsenal et de bassins susceptibles d’accueillir jusqu’à cent navires armés pour les expéditions militaires dans les années 40 avant notre ère277.
91Un autre témoignage illustre l’existence d’une route maritime entre Rome et le Sud de la péninsule Ibérique. Asinius Pollion, ami et partisan de César, est proconsul d’Hispanie ultérieure pendant l’année 43 av. J.-C. En mars, il adresse une lettre à Cicéron depuis Cordoue, sa capitale :
Minime mirum tibi debet uideri nihil me scripsisse de re publica, postquam itum est ad arma. Nam saltus Castulonensis qui semper tenuit nostros tabellarios, etsi nunc frequentioribus latrociniis infestior factus est, tamen nequaquam tanta in mora est quanta qui locis omnibus dispositi ab utraque parte scrutantur tabellarios et retinent. Itaque, nisi nave perlatae litterae essent, omnino nescirem quid istic fieret. Nunc uero nactus occasionem postea quam nauigari coetum est, cupidissime et quam creberrime potero scribam ad te. | Tu ne dois pas t’étonner que je n’aie pas écrit une ligne concernant la politique depuis qu’on a eu recours aux armes ; de fait, le massif de Castulo, qui a toujours retardé mes courriers, a beau constituer aujourd’hui une menace aggravée par la multiplication des brigandages, il ne cause pas autant de retard que les guetteurs postés en tous lieux par les deux parties et qui recherchent et retiennent les courriers. C’est pourquoi, si des lettres ne m’étaient pas parvenues par bateau, j’ignorerais tout de ce qui se passe en Italie. Mais maintenant que j’en ai trouvé l’opportunité, depuis l’ouverture de la navigation, je t’écrirai avec le plus vif empressement, le plus fréquemment possible. |
Source : Cicéron, Correspondance, X, DCCCXLIX (= Ad Familiares, X, 31), trad. Beaujeu, 1991.
92Asinius Pollion nous apprend ainsi que la route terrestre des courriers officiels traversait le Saltus Castulonensis, c’est-à-dire la sierra Morena occidentale au nord de Castulo278. Or, cette région du Saltus Castulonensis étant coupée par des brigands, Asinius Pollion précise qu’il serait resté sans nouvelle aucune de Rome si des lettres n’avaient transité par bateau. En mars, avec la réouverture de toutes les liaisons maritimes, il peut répondre à Cicéron en confiant sa missive à un navire. Cette lettre est un exemple, quoique à prendre avec précaution, du manque de fiabilité de la liaison terrestre entre Rome et Cordoue à la fin de la République279. Encore à cette époque, la voie maritime revêt un caractère inévitable pour les liaisons officielles entre Rome et l’Hispanie méridionale, malgré l’inconvénient du mare clausum, qui rend difficiles les communications pendant la mauvaise saison. Il convient toutefois de nuancer les informations contenues dans cette missive : Asinius Pollion, désireux d’éviter toute prise de partie hâtive en ces temps extrêmement troublés, justifie son retard mis à répondre aux courriers de Cicéron et du Sénat par les impossibilités matérielles. D’autre part, la présence de soldats disposés par les différents camps engagés dans la lutte pour intercepter les courriers, danger beaucoup plus problématique que les brigands selon Asinius Pollion, indique qu’il existait un nombre réduit de routes que les courriers de l’administration pouvaient emprunter et que les itinéraires des courriers officiels étaient connus à l’avance à Rome.
93Les exemples de Vatinius et d’Asinius Pollion montrent que dès les années 60 av. J.-C., l’emprunt des voies terrestres comme maritimes par les courriers de l’administration et les gouverneurs de province est possible : les conditions matérielles et politiques déterminent l’emploi des unes ou des autres, voire plutôt d’une combinaison des deux. Si la voie maritime est plus rapide, elle n’est pas possible en toute saison. D’autre part, les deux types de déplacement présentent des dangers : si les tempêtes et les pirates guettent les voyageurs qui empruntent la voie de mer, ceux qui voyagent à pied risquent aussi de rencontrer des brigands. Dans ces deux exemples, les choix des acteurs politiques peuvent encore primer sur les itinéraires simplement conseillés par le Sénat : naviguer ou recourir à la voie terrestre est un choix partiellement autonome, quoique sous contrôle des sénateurs, à la fin de la République, et les inconvénients ou avantages matériels sont d’excellents prétextes invoqués pour dissimuler des décisions éminemment politiques.
94Dans les dernières années du ier siècle av. J.-C., un tournant se produit. Auguste fait construire un deuxième accès de la Citérieure vers la vallée du Guadalquivir : il s’agit de la Via Augusta, certes plus longue que l’itinéraire antérieur, le Camino de Anibal, mais beaucoup plus sûre, puisqu’elle évite le problématique Saltus Castulonensis280. Cette voie devient l’itinéraire officiel emprunté par les courriers, les troupes et les fonctionnaires en mission dûment autorisés281 : elle est jalonnée par un système de coursiers, de gîtes d’étape et de relais (les stationes et mansiones) du cursus publicus, ce système de poste impérial mis en place par Auguste282. Les troupes comme les nouvelles peuvent désormais rallier sans encombre et sans interruption Cordoue et même Gadès depuis Rome et ce, uniquement par voie terrestre, en empruntant notamment la Via Domitia pour traverser la Gaule du Sud et la Via Augusta pour gagner l’Hispanie méridionale.
95Si les transports commerciaux entre Rome et le Sud de l’Hispanie continuent en général à se faire par la voie maritime, la plupart des voyages officiels à but administratif ou militaire à destination de Cordoue ou de Séville se font désormais par voie de terre. Les ports comme Carthagène, Gadès ou Carteia ne semblent pas perdre pour autant tout intérêt stratégique durant le Haut-Empire. En effet, les liaisons avec les colonies fondées en Maurétanie sous le règne d’Auguste et rattachées à l’Hispanie se font nécessairement par voie maritime ; les ports du Sud de la péninsule Ibérique sont donc particulièrement bien placés pour assurer ces échanges. Le port de Baelo, que Pline décrit comme étant l’endroit d’où l’on embarque habituellement pour Tanger283, et qui devient le municipe de Baelo Claudia justement sous le règne de Claude, semble avoir été le point de passage obligé des troupes envoyées en Maurétanie lors de la conquête de l’ancien royaume de Ptolémée284. Les faveurs et promotions de Claude en péninsule Ibérique, assez limitées, se concentrent sur les façades atlantique et méditerranéenne : elles semblent correspondre à la politique de conquête claudienne, tournée vers la Maurétanie et la Bretagne285. En outre, lorsque Caligula, puis Claude se livrent à la conquête du royaume maurétanien entre 40 et 42, les troupes de conquête, la première armée de garnison et leur ravitaillement arriveraient depuis la Bétique, puisque c’est le proconsul de cette province, Umbonius Silo, qui est ensuite poursuivi pour manquement à cette mission pendant sa promagistrature qui suit immédiatement la conquête286. Ces réseaux logistiques mis en place au milieu du ier siècle de notre ère doivent perdurer en grande partie pendant le Haut-Empire, et peut-être même au-delà287.
Conquérir et naviguer dans le détroit des colonnes
96L’étude des échanges et des liaisons entre ces régions de l’Empire romain se heurte à une documentation partielle. En effet, la plupart des sources ne décrivent que les situations particulières souvent engendrées par les périodes de conflit. Or, mise à part la courte période de conquête, pour laquelle quelques indices nous permettent de conclure que l’essentiel des envois de troupes s’est fait depuis les ports de Bétique, les quelques périodes de troubles que connaissent les Maurétanies ou l’Hispanie méridionale n’offrent pas suffisamment d’éléments précis sur les trajets militaires. Si l’on sait que des renforts peuvent être appelés à voyager de part et d’autre du détroit de Gibraltar en cas de problème, les ports d’embarquement et de débarquement ne sont pas systématiquement précisés288. Les sources littéraires et archéologiques fournissent certes des informations non négligeables, mais en général surtout valables pour les déplacements commerciaux289. On peut cependant supposer que des trajets courts et sûrs étaient volontiers adoptés par les troupes ou le personnel administratif en déplacement, d’autant plus que les modes de transport n’étaient pas toujours différents de ceux des transports marchands : un gouverneur invité à se déplacer rapidement pouvait sans doute emprunter le même bateau de commerce que des negotiatores290. Les conditions de navigation doivent d’abord être explorées, avant d’envisager les différents types d’itinéraires empruntés. Les routes entre Hispanie et Maurétanie peuvent être réparties en deux groupes : d’une part, celles qui jalonnent le golfe ibéro-marocain, espace maritime qui s’ouvre au sud de la Lusitanie, englobent le fretum Gaditanum et s’achèvent aux monts Calpe et Abila291, et d’autre part, les routes de la mer Ibérique, qui baignent les côtes de l’Hispanie et des Maurétanies à l’ouest du détroit de Gibraltar (carte 3).
97Les environs du détroit de Gibraltar, la limite occidentale de l’œkoumène, ont suscité la fascination mais aussi la peur chez les navigateurs de l’Antiquité292. Certes, chez la plupart des peuples vivant des ressources et des activités maritimes, le même genre de mythes existe, mais dans cette zone du détroit de Gibraltar, ces légendes abondent tout particulièrement. Ce phénomène est largement expliqué : tout d’abord, ce seuil entre la Méditerranée, mer connue et parcourue, et le vaste Océan inexploré représentait un lieu susceptible de provoquer à la fois terreur et attirance et donc de servir de cadre parfait pour l’action d’êtres surhumains, qu’il s’agisse de héros comme Hercule ou de monstres293. Une interprétation ancienne de l’Ora maritima d’Avienus et de ses sources a eu tendance à accuser les Carthaginois d’utiliser ces légendes à des fins de propagande : ils auraient, en effet, profité de ce terrain psychologique favorable pour diffuser et orchestrer ces légendes, afin de détourner les convoitises des explorateurs grecs et de s’imposer comme les maîtres absolus des confins occidentaux de la Méditerranée294. Enfin, la rencontre entre les flots de l’Atlantique et ceux de la Méditerranée dans ce goulet d’étranglement qu’est le détroit de Gibraltar engendre des conditions naturelles particulières, des phénomènes climatiques et liés aux courants jamais observés ailleurs en Méditerranée.
98Ce milieu particulier du golfe ibéro-marocain n’offre pas des conditions de navigation optimales pour des embarcations sans moteur. Certes, l’étroitesse du détroit toujours soulignée, et parfois exagérée par les auteurs antiques295, aurait dû permettre des franchissements aisés et ce, en presque toute saison. En fait, les conditions de navigation sont particulièrement difficiles et dangereuses aux fauces Oceani, c’est-à-dire aux points où la distance entre les continents est la plus courte. En effet, les vents d’est et d’ouest — ce dernier souvent porteur de tempêtes — connaissent une importante accélération dans le détroit en forme de trouée entre deux massifs montagneux : la chaîne bétique sur la rive nord et le Rif au sud296. Ces vents, d’auxiliaires indispensables à la navigation à voile, peuvent donc facilement se convertir dans le détroit en responsables de tempêtes et de naufrages297. Le régime des précipitations est lui aussi particulièrement important, notamment à Tanger, cité la plus arrosée du Maroc. Les courants sont également dangereux298 : une masse d’eau considérable, de 70 000 à 95 000 m3 par seconde, déferle de l’Atlantique dans la Méditerranée. Sa vitesse est encore favorisée par une pente des fonds marins vers l’est. Ces courants se manifestent dès l’entrée du golfe ibéro-marocain, pour atteindre leur maximum vers Tarifa. S’ils rencontrent des courants de marée contraires, de redoutables tourbillons peuvent se former299. Enfin, les récifs sont extrêmement fréquents, notamment sur la côte ibérique, et responsables de nombreux naufrages : Pascal Arnaud rappelle avec raison que, pour le marin, le danger vient presque toujours de la terre plus que de la mer300. La navigation dans le détroit de Gibraltar est donc loin d’être possible toute l’année et offre des inconforts certains. La traversée de l’Atlantique vers la Méditerranée est souvent plus rapide aux saisons intermédiaires, grâce aux renforts des courants et aux vents d’ouest favorables ; quand le régime des vents et celui des courants sont inverses en revanche, la traversée du détroit est malaisée et doit se faire en utilisant les contre-courants des côtes.
99Les dangers du détroit de Gibraltar, s’ils n’ont jamais été insurmontables, ne sont pas seulement chimériques. Pour réussir à les éviter, les itinéraires se font tortueux et évitent les trajets les plus courts en distance301. Ces errances apparentes s’expliquent en fait par la difficulté des liaisons nord-sud directes d’une rive à l’autre du détroit. Pour traverser le détroit de Gibraltar, le trajet qui présente la plus courte distance n’est pas le plus rapide, car il faut tenir compte davantage des vents et des courants entre deux points que du nombre de stades à parcourir. La ligne droite n’est en outre quasiment jamais adoptée, car présenter le flanc des navires aux forts courants longitudinaux est dangereux et contribue à ralentir la marche. En revanche, certains phénomènes de contre-courants amplifiés par les marées de l’Atlantique permettent aux bateaux de naviguer vers l’ouest en accélérant considérablement leur vitesse, et ce, même par vent contraire. Ces cabezas de agua, si elles étaient déjà connues dès l’Antiquité, expliqueraient en partie l’attrait exercé par le port de Baelo, qui offre un site propice à ces particularités naturelles302. Le caractère apparemment tortueux des trajets conseillés par les auteurs antiques ne doit donc plus surprendre ; en fait, ces itinéraires prennent en considération avant tout le temps réel du trajet303. En outre, un autre élément est également essentiel dans le choix du chemin : la présence suffisante de ports et d’escales sûrs.
100Les communications maritimes sont certes déterminées par la proximité, mais aussi et surtout par un régime favorable des vents et des courants ainsi que par la présence de lieux adaptés aux installations portuaires. Ces sites se caractérisent à la fois et de façon paradoxale par leur double ouverture sur la mer et sur leur hinterland, comme par leur capacité à fournir une protection contre les tempêtes et contre les pirates304. Or, peu de lieux sur le détroit de Gibraltar peuvent prétendre réunir toutes ces conditions. Les côtes africaines et hispaniques du détroit offrent un grand nombre de baies et de criques abritées, qui peuvent servir de mouillages temporaires et d’embarcadères pour des bateaux de taille réduite destinés au cabotage, mais peu de véritables ports à proprement parler. Il faut ici rappeler la distinction entre la statio, le débarcadère de bateaux de pêche susceptible de fournir un refuge au moment d’une tempête, et le portus, le site capable à la fois d’abriter des navires de fort tonnage durant les mois de mare clausum305 et d’assurer une fonction commerciale régulière et développée306. Si les stationes et les installations de pêche sont assez largement réparties le long des côtes de la Bétique, on ne peut y dénombrer actuellement que quatre grands ports susceptibles d’avoir maintenu des relations suivies avec les cités de l’autre rive de la Méditerranée. Il s’agit de Gadès, Baelo, Iulia Traducta (ou plutôt son port, encore non identifié avec certitude) et Carteia, ouverts sur le golfe ibéro-marocain307. La rive africaine de la Méditerranée est encore moins bien lotie en sites portuaires : seules Tingi, Septem Fratres et Rusaddir — cette dernière cité n’étant pas localisée dans le détroit de Gibraltar proprement dit, mais à l’embouchure de la mer d’Alboran — semblent avoir été capables d’accueillir des échanges importants avec le Sud de la péninsule Ibérique à l’époque romaine308. Les liaisons sont reconstituées principalement grâce aux sources littéraires, numismatiques309 et archéologiques310, ces deux derniers types de sources donnant surtout des informations sur les flux économiques entre cités311.
101S’il est vrai que les côtes de l’Extrême Occident sont pauvres en véritables sites portuaires susceptibles d’abriter des flottes de guerre par exemple, et que le seul port qualifiable de militaire est Cherchell312, il ne faudrait pas pour autant minimiser l’importance commerciale de la région, ni les possibilités de la côte levantine hispanique ou de la région du Betis. Robert Étienne et Pierre Rouillard313 avaient fait un inventaire de ces places de commerce dédiées à l’exportation citées par Strabon314 : sur les vingt « grands emporia » que comptent la Méditerranée et la mer Noire selon Strabon, trois (Gadès, Cordoue et Carthagène) appartiennent à la péninsule Ibérique, et sur les vingt-six emporia ordinaires, quatre sont situés en Méditerranée extrême-occidentale (Belo, Hispalis, Malaca et le « Golfe empirique » du Sud maurétanien). Je ne reviendrai pas sur la fonction portuaire de Gádeira, bien connue depuis l’époque phénicienne. Cordoba (Cordoue) est une place de commerce sans être un port maritime, comme Hispalis (Séville) : des flottes peuvent certes être acheminées depuis le Betis jusqu’à la mer. Carthago Noua est, elle, implantée sur un excellent site portuaire315. Située sur un golfe abrité et ouvert en direction du sud, la création barcide possède un lac qui peut servir d’annexe pour son port. En outre, elle se trouve au cœur de la région spartaria, productrice de sparte utilisé pour les cordages des navires. C’est, selon Strabon, « l’emporion des produits venus de la mer pour les habitants de l’intérieur et celui des produits de l’intérieur pour les habitants des pays au-delà des mers316 ». Cet emporion par excellence se trouve être la tête de ligne pour les liaisons avec Cherchell : il s’agit du « marché » vers lequel se dirigent principalement les « Numides de la côte opposée ». Málaga offre également un relais intermédiaire sûr sur la côte méditerranéenne et permet d’assurer la liaison avec la capitale maure de Siga, située « en face » d’après les sources anciennes, qui pallient le problème d’appréciation des longitudes en utilisant les données de la pratique et les routes commerciales anciennes entre ces deux ports de la mer d’Alboran.
102L’un des principaux problèmes est la relative disparition des infrastructures en elles-mêmes, érodées par l’action maritime ou envasées en raison de l’évolution du tracé des côtes. Les travaux récents commencent à mettre au jour à Carteia ou Gadès les infrastructures portuaires, les quais composés de tessons d’amphores, voire les systèmes de digues317. Les arsenaux qui devaient logiquement se trouver en Méditerranée extrême-occidentale, notamment à Gadès, Hispalis, voire dans d’autres ports tingitans, ne sont pas encore mis au jour. Exception faite du port de Caesarea, où stationnait une flotte provinciale, les autres points de relâche des navires militaires en Méditerranée extrême-occidentale sont encore mal connus : on a soupçonné récemment l’existence d’un port militaire plus tardif à Portus Magnus, d’après la présence d’un triéarque318. Sans doute les grands ports civils, comme ceux de Gadès, de Tanger ou de Carteia, pouvaient-ils accueillir des galères. Existait-il cependant d’autres points où une flotte militaire pouvait stationner pour patrouiller dans le golfe ibéro-marocain ou dans la mer d’Alboran ? Cette hypothèse est probable, mais impossible à préciser dans l’état actuel des connaissances.
103Si la question des ports reste encore largement mystérieuse, celle des routes paraît plus claire. La liaison principale entre la Maurétanie tingitane et la Bétique sous le Haut-Empire semble être le trajet Tingi-Baelo. En effet, Strabon précise que « Baelo est le port où l’on s’embarque généralement pour traverser le détroit à destination de Tingi en Maurousie319 ». Il suggère ainsi l’existence d’autres itinéraires, mais mentionne que celui-ci est utilisé en priorité, sans doute car il est plus rapide et plus sûr320. Pline nous donne une indication de distance supplémentaire : « Elle [Tanger] est à une distance de 30 milles de la ville de Baelo en Bétique, par le trajet le plus court321 ». Or, Tanger ne se trouve pas à 30 milles de Baelo, soit un peu plus de 44 km, mais à 34 seulement. Pourquoi cette évaluation erronée ? La durée du voyage est plus importante que prévu en fait, car les courants imposent une trajectoire en ellipse, dont la longueur correspondrait aux 30 milles de Pline322. Cette liaison Belo-Tanger se faisait toutefois beaucoup plus rapidement que le trajet Tarifa-Tanger, cités qui ne sont distantes que de 29 km, mais qui ne peuvent être reliées que par un itinéraire en double ellipse. Le trajet Belo-Tanger devait être réalisé en moins d’une journée, appareillage et débarquement compris, lorsque le temps était favorable : par gros temps, les liaisons pouvaient donc être reportées sans risque.
104On trouve dans le golfe ibéro-marocain deux autres liaisons assez fréquentées entre la Bétique et la Tingitane : il s’agit, d’une part, des trajets entre Gadès et les cités de la côte atlantique du Maroc comme Lixus (Larache), Zilil (Dchar Jdid) ou Sala (Rabat) et, d’autre part, de la liaison Carteia (San Roque) ou Iulia Traducta (Algésiras ?)-Septem Fratres (Ceuta). Ces trajets ne connaissent toutefois pas la même fréquentation sous le Haut-Empire que l’itinéraire Belo-Tanger. En effet, Lixus, autrefois cité jumelle de Gadès pendant l’époque phénico-punique, a vu son rayonnement fortement diminuer en raison de la concurrence de cités romaines sur l’Atlantique comme Zilil ou Sala323. En outre, l’intérêt de ces liaisons entre Gadès et les cités de l’Atlantique semble essentiellement commercial, car Gadès n’a pas de statut colonial au début du Haut-Empire, et des cités comme Sala ou même Zilil sont loin d’avoir l’importance politique de Tanger. À l’extrémité orientale du détroit, la liaison qui part de Carteia ou de sa voisine Traducta Iulia vers la côte africaine à destination de Septem Fratres est visiblement une liaison commerciale d’importance, d’après les sources numismatiques, mais elle reste secondaire par rapport à l’itinéraire Belo-Tanger324. En effet, le franchissement du détroit à ce niveau n’est pas sans danger ; en outre, la position relativement isolée de Septem Fratres, cité qui ne compte qu’un très petit nombre de pistes susceptibles de la relier à l’intérieur de la province, ne facilite pas le développement d’échanges économiques intenses avec des cités lointaines (carte 3).
105Cependant, le détroit de Gibraltar n’est pas le seul lieu qui permette de naviguer entre la péninsule Ibérique et les Maurétanies. Les rives de la mer d’Alboran — ou Mare Ibericum pour les Romains — offrent des sites portuaires intéressants pour effectuer des traversées sans encombre vers l’autre continent. La mer d’Alboran est parsemée de quelques îles qui permettent de trouver des refuges en cas de tempêtes ; elle est venteuse, et la visibilité y est relativement dégagée : par beau temps, la terre y est constamment visible, que ce soit la rive nord ou sud de la Méditerranée. La liaison Malaca-Siga notamment semble particulièrement active pendant le Haut-Empire. Déjà, Strabon parle de Malaca comme d’un marché qui attire les « Numides de la côte opposée325 ». Pline précise que Malaca et Siga se trouvent en face l’une de l’autre : « La ville de Siga, à l’opposé de Malaca dans l’aire de l’Espagne, résidence royale de Syphax, appartient déjà à l’autre Maurétanie326 ». Cette mention est inexacte : Siga, sur la côte de Maurétanie césarienne, se trouve à 300 km à l’est de Malaca. En plus d’une erreur sur le calcul des longitudes327, il faut probablement voir dans cette erreur de Pline l’étroitesse des liens qui unissent ces deux ports et ce, depuis de nombreux siècles sans doute328.
106À cette liste des cités du Levant hispanique en contact étroit avec les Maurétanies, il faut également ajouter Carthago Noua (Carthagène), Ilici (Elche) et l’île d’Ebusus ou Ebusos (Ibiza). Les Barcides ont en effet choisi d’implanter au iiie siècle avant notre ère leur colonie de la « nouvelle Carthage » sur un site de la côte hispanique qui présentait d’importantes facilités de communication avec l’Afrique329. Pendant le Haut-Empire, ce chef-lieu de conuentus de la Tarraconaise semble en relation constante avec Iol-Caesarea (Cherchell), ancienne résidence royale de Maurétanie devenue capitale de la Césarienne330, cité dont Strabon souligne d’ailleurs l’excellence du site portuaire331. Pline ne se contente pas de préciser la présence d’une liaison entre les deux ports, mais indique également la distance qui les sépare : il y aurait selon lui 197 milles entre le promuntorium Saturni de Carthagène et Césarée332. Cette information indique la fréquentation de cette voie maritime pendant le Haut-Empire ; elle est également mentionnée dans l’Itinerarium maritimum qui date du iiie siècle333. L’intérêt fourni par cette voie Carthago Noua-Caesarea est en outre son passage à proximité de l’île d’Ebusus, plaque tournante du commerce depuis l’époque punique et étape fréquemment utilisée par les navires ralliant les cités de la côte maurétanienne334. À la fin de l’Antiquité, l’expression Mauretanicum pelagus apparaît d’ailleurs pour désigner la portion de mer qui baigne le Sud et le Sud-Ouest des îles Baléares335 : cet emploi montrerait la fréquence des rapports entre ces îles et la terre maurétanienne336. Ces voyages entre la Citérieure et la Maurétanie césarienne prennent en effet un jour et demi dans des conditions climatiques optimales, et jusqu’à deux fois plus si les vents ne sont pas favorables. Il n’est donc pas rare qu’une étape à Ebusus ou dans une île des Baléares s’impose, d’autant plus que ces îles sont rattachées administrativement au conuentus de Carthagène, ce qui entraîne des flux de voyageurs supplémentaires. Enfin, il faut conclure ce chapitre des liaisons maritimes entre l’Hispanie et la Maurétanie par le cas de l’itinéraire Ilici-Icosium. En effet, la numismatique vient confirmer l’importance commerciale de cette route dont je soulignerai par la suite le rôle politique et social337.
107Pendant le Haut-Empire, les voies maritimes de la Méditerranée occidentale ne servent pas uniquement d’appoint aux routes terrestres. En effet, certains itinéraires ne visent pas à relier des continents séparés par la mer, contrairement aux liaisons entre l’Hispanie et les Maurétanies, mais à unir des régions contiguës et pourtant difficiles à joindre par voie de terre.
Voyager d’une Maurétanie à l’autre
108Dans les espaces concernés par cette étude, ce cas de figure est représenté par la situation des deux provinces de Maurétanie, qui sont certes limitrophes sur le strict plan administratif, mais qui ne sont pas aisément joignables par voie terrestre. En effet, sous le Haut-Empire, ces provinces ne sont pas occupées de façon continue de l’Atlantique jusqu’à la Proconsulaire. Cette discontinuité de l’occupation ne signifie certes pas absence totale de communications entre les deux provinces, mais il est vrai qu’elle ne facilite pas les échanges, notamment ceux par voie terrestre338 : comment voyage-t-on entre les deux Maurétanies ?
109Cette question des relations entre les deux Maurétanies a suscité un débat fourni339 qui dure depuis plus de soixante ans. Pour saisir cette question des voies de communication entre les deux provinces maurétaniennes, un résumé des positions concernant l’existence d’une « solution de continuité » entre Tingitane et Césarienne s’impose. En effet, les travaux sur l’histoire du Maroc romain parus dans les années 1940 envisageaient les deux Maurétanies comme deux provinces voisines communiquant par le biais d’une liaison terrestre normale, qui permettait des contrôles militaires réguliers et effectifs de part et d’autre des frontières provinciales340. Cette idée d’une liaison étroite entre les deux Maurétanies s’appuyait notamment sur l’existence d’une liste de onze gouverneurs chargés des deux provinces, devant donc circuler aisément et rapidement entre les deux capitales. Cette liste s’est aujourd’hui considérablement réduite à moins de cinq gouverneurs sur trois siècles : la plupart des procurateurs-gouverneurs chargés des deux provinces maurétaniennes étaient en poste de façon successive et non simultanée en Maurétanie tingitane puis césarienne341. Cette vision de la continuité des deux Maurétanies a été remise en cause dès la fin des années 1950 par les résultats négatifs des prospections aériennes et pédestres : l’Est de la Tingitane et l’Ouest de la Césarienne ne présentaient quasiment pas de traces d’occupation romaine, encore moins de signes d’une voie terrestre unissant ces deux territoires342. Cette constatation a entraîné un certain nombre d’études niant l’existence de relations par voie de terre entre les deux Maurétanies343. Ce point de vue a été nuancé par la suite : d’autres auteurs ont contesté cette négation totale de toute liaison terrestre et l’ont fortement relativisée en soulignant le rôle de certaines tribus alliées dans le maintien des relations entre Tingitane et Césarienne344. Les positions adoptées actuellement dans ce débat sont modérées : la présence d’un hiatus entre les zones d’occupation romaine de Tingitane et de Césarienne comme l’existence de relations maritimes et terrestres entre ces deux zones sont désormais couramment admises345.
110Il existe en effet entre les deux Maurétanies une frontière administrative, chargée de séparer la sphère de compétence du gouverneur de Tingitane de celle de Césarienne346. Cette limite se trouve probablement le long de l’oued Moulouya, la Malua ou Mulucha des auteurs antiques347. Cependant, cette frontière est essentiellement théorique : les zones d’occupation de Tingitane et de Césarienne sont en fait très éloignées l’une de l’autre. En Césarienne, la présence romaine effective, c’est-à-dire avec des contrôles militaires réguliers et des emplacements de troupes, s’arrête au niveau de la vallée de la Tafna, c’est-à-dire à 70 km de la prétendue « frontière ». En Tingitane, les limites réelles de l’occupation romaine semblent encore plus restreintes : sur un territoire qui s’étend jusqu’à 300 km à l’ouest de Volubilis, on ne constate presque aucune trace d’occupation romaine durable348. De plus, le dispositif militaire de protection mis en place au ier siècle de notre ère n’évolue pas : aucun accroissement de la zone de contrôle romain n’est perceptible en Tingitane sous le Haut-Empire. Dans ces conditions, l’existence d’une voie romaine surveillée et protégée unissant les deux Maurétanies est fortement remise en question. On peut certes déceler la présence de pistes, grâce notamment aux précisions de Ptolémée349. Cet auteur énumère en effet une série de villes en Maurétanie orientale qui sont en fait autant de jalons placés le long de deux itinéraires précis, l’un empruntant la vallée de l’Ouerrha, l’autre celui de l’Innaouène jusqu’à la trouée de Taza350. Les sources littéraires font parfois des allusions à ces itinéraires terrestres situés entre les deux Maurétanies. Dans le corpus césarien notamment, certains courts passages décrivent des opérations militaires effectives ou envisagées qui empruntent ces pistes351. À l’époque sévérienne, l’épitaphe de Sex. Iulius Iulianus, réétudiée par Michael P. Speidel, montrerait que la mission de ce tribun du Numerus Syrorum Maluensium, mort à Cherchell, aurait été de conduire mille recrues thraces de Césarienne en Tingitane par la voie terrestre352.
111On ne peut donc nier l’existence de liens terrestres entre les deux Maurétanies. Cependant, ces pistes ténues ne constituent pas une uia militaris, c’est-à-dire une voie équipée pour assurer des liaisons officielles permanentes353, de la même façon que la « frontière » de la Moulouya n’est pas un espace de seuil à franchir matérialisé par des fortifications et des sentinelles, mais une limite administrative théorique placée dans un territoire où la présence romaine est presque invisible. Cet examen rapide des relations par voie de terre entre les Maurétanies montre encore une fois la bipolarisation de ces territoires : si les Romains n’ont pas cherché à établir une route surveillée en permanence entre ces territoires, c’est que le jeu n’en valait pas la chandelle en quelque sorte. Le relief de ces régions est en effet très accidenté, alors que l’axe entre les deux Maurétanies n’est pas d’une importance essentielle354. En effet, l’Afrique Mineure355 présente deux pôles nettement distincts et attirés chacun par des directions différentes ; la Tingitane est tôt tournée vers la péninsule Ibérique, alors que la Césarienne est beaucoup plus proche de l’Afrique et surtout de la Numidie356. Le besoin d’édifier un couloir terrestre protégé entre ces différents territoires compartimentés ne se fait donc pas tellement sentir. En revanche, la liaison maritime, beaucoup moins coûteuse à établir et à défendre qu’une voie terrestre, semble fréquemment utilisée entre ces « îles » de l’Afrique du Nord que sont les Maurétanies357.
112La voie maritime entre les Maurétanies est un moyen précocement usité par les Romains pour circuler sans encombre et rapidement entre les cités d’Afrique Mineure. Cette voie reste la plus fréquentée sous le Haut-Empire : ainsi, l’Itinéraire antonin ne donne qu’une liaison de cabotage maritime entre la Tingitane et la Césarienne358. Cette voie maritime n’est pas qu’un recours destiné aux bateaux de commerce : un épisode raconté par Tacite359 révèle toute l’importance de cette voie pour les trajets officiels également. En 69 apr. J.-C., Lucceius Albinus, partisan d’Othon, est en charge des deux provinces de Maurétanie ; sa politique active inquiète Cluvius Rufus, légat de la Tarraconaise, qui redoute une éventuelle tentative de conquête de l’Hispanie à partir de l’Afrique Mineure360. L’assassinat de Lucceius Albinus est donc planifié et réalisé dans des circonstances particulières : « Albinus lui-même, qui se rendait de la province de Tingitane en Maurétanie césarienne, fut égorgé au débarquement ; sa femme, qui s’offrit aux coups des meurtriers, fut tuée en même temps que lui361 ».
113Albinus est probablement tué sur un rivage proche de Cherchell, alors qu’il revenait sans aucun doute de Tanger, point le plus proche de l’Hispanie qu’il est censé convoiter362. Certes, comme le rappelle si bien Rebuffat, ce passage ne prouve pas l’inexistence d’une voie terrestre entre les deux Maurétanies363. En effet, le gouverneur de Maurétanie choisit de s’embarquer alors qu’il est en mauvaise posture. Lucceius Albinus se trouve menacé (trois de ses lieutenants sont morts), sans doute bloqué à Tanger — c’est-à-dire dans une province qu’il gouverne depuis moins longtemps que la Césarienne364 —, accompagné de surcroît par sa femme365 et probablement par une suite de serviteurs et de civils. Il prend alors la décision de ne pas emprunter des pistes lentes et peu sûres, mais tient à s’embarquer au plus vite pour Caesarea. S’il ne faut certes pas détourner le sens de ce passage pour en faire une preuve d’inexistence de la liaison terrestre entre Tingitane et Césarienne, il faut cependant reconnaître qu’il illustre parfaitement l’importance de la voie maritime entre ces deux provinces. Toutefois, malgré cet épisode, l’hypothèse d’une utilisation fréquente de la mer pour relier Tingitane et Césarienne a fréquemment été mise en doute. L’argument le plus souvent invoqué à l’appui de cette thèse est celui de l’inhospitalité de la côte rifaine, qui ne présenterait aucune installation portuaire de Septem Fratres (Ceuta) à Rusaddir (Melilla)366. Cependant, les stationes cités par l’Itinéraire antonin permettent de faire de rapides étapes367 ; en outre, les recherches menées sur la côte rifaine semblent sur le point d’invalider cet argument couramment repris368.
114Les voies maritimes sont donc des infrastructures de communication essentielles pour ces régions de l’Extrême Sud-Ouest méditerranéen. Leur importance a été souvent minimisée au profit des voies terrestres, censées incarner davantage le génie romain. Leur rôle a été régulièrement ramené à de seules fonctions commerciales, qui sont souvent plus faciles à discerner dans les sources, mais qui sont loin d’être incompatibles avec des fonctions officielles administratives ou militaires. Comme pour les voies terrestres, la longueur et l’importance des itinéraires maritimes choisis sont variables et soumises aux évolutions politiques et économiques. Pour passer des espaces ibériques aux espaces maurétaniens, il est certes indispensable d’emprunter une route maritime à un moment donné au moins, mais pas nécessairement pendant toute la durée du voyage. Infrastructures maritimes et terrestres doivent donc être étudiées le plus possible conjointement pour comprendre les échanges entre divers territoires. Les voies fluviales sont également intéressantes à prendre en considération, car elles représentent bien souvent le « chaînon manquant » entre itinéraires terrestres et maritimes ; cependant, leur étude archéologique et historique n’est encore bien souvent qu’à l’état d’ébauche, notamment en Afrique Mineure. L’étude des ports, des voies et des routes terrestres et maritimes, si elle est rendue difficile par le caractère parcellaire des sources, permet de montrer comment les Anciens vivaient les espaces du détroit de Gibraltar : cette région de l’Extrême Occident méditerranéen semble particulièrement bien reliée à la fois entre ses différentes composantes ainsi qu’avec l’ensemble du monde méditerranéen.
115Au terme de ce chapitre, les mythes et les récits merveilleux, les descriptions géographiques et les itinéraires anciens nous ont permis de définir, de délimiter et de parcourir ces espaces de l’Extrême Occident méditerranéen. Le voyage peut se poursuivre, à travers l’examen chronologique de l’entrée progressive de ces espaces dans l’horizon politique de Rome : la deuxième guerre contre Carthage, à l’occasion de l’expédition d’Hannibal, va mettre en contact ces royaumes et ces peuples de l’Extrême Occident avec la puissance romaine.
Notes de bas de page
1 Si les populations phéniciennes, ibères, puniques ou libyques de la Méditerranée extrême-occidentale ont laissé de nombreux artefacts ainsi que des inscriptions, nous ne connaissons aucun récit mythographique ou géographique directement écrit par l’un ou l’autre de ces peuples. Le périple d’Hannon, réputé être la traduction grecque d’une inscription punique relatant les hauts faits d’un amiral carthaginois, n’a été transmis que par un manuscrit du ixe siècle, lui-même copie d’un original grec datant au plus tôt du ier siècle av. J.-C. : en dernier lieu Desanges, 2006, pp. 21-22.
2 Même si certains auteurs refusent le recours aux mythes, ceux-ci constituent un matériau inévitable de la réflexion historique : voir de Hoz, 2010, p. 218, qui prétend écarter les fables, mais qui cite pourtant par la suite le poète Stésichore d’Himère et sa Géryonéide à propos de Tartessos.
3 Cette vision ontologique du mythe s’est considérablement développée jusqu’au milieu du xxe siècle, notamment à travers l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss ou l’ethnologie de Bronislaw Malinowski (voir Lévi-Strauss, 1958 et Malinowski, 1980). La philologie a également abondé en ce sens jusque dans les années 1950-1960 : Pierre Grimal opposait de façon très classique en 1968 mûthos et logos comme « la fantaisie à la raison, la parole qui raconte à celle qui démontre » (Grimal, 2007, pp. 6-7).
4 Pour des panoramas détaillés et critiques des approches des mythes, voir Jourdain-Annequin, 1989a, pp. 24-47, et plus récemment Calame, 2011, pp. 19-89.
5 Pour Malinowski, le mythe « n’a rien d’une explication destinée à satisfaire l’intérêt scientifique, mais constitue une résurrection narrative d’une réalité ancienne, destinée à satisfaire de profonds besoins religieux, des aspirations morales, à appuyer des exigences et des revendications sociales, voire à venir en aide à des nécessités pratiques » (Malinowski, 1980, p. 103).
6 Cette dimension historiciste, qui a prêté le flanc à des critiques justifiées (Vernant, 1974, pp. 221-224), est sensible dans nombre de travaux des années 1940-1960 : voir, par exemple, les analyses de Jean Bérard (1941) à propos des Nostoi ou l’interprétation « réaliste » donnée par Roger Dion aux travaux d’Héraclès, qui auraient été ordonnés par le roi Eurysthée pour « l’amélioration de sa cavalerie, de ses troupeaux, de ses vergers » (Dion, 1962, p. 388).
7 Calame, 2011, pp. 19-89.
8 Vernant, 1974, p. 196.
9 Hécatée, Généalogies, I, 1.
10 Calame, 2011, p. 261.
11 C’est par exemple grâce au géographe Strabon que nombre de fragments poétiques nous sont parvenus, comme ceux de Stésichore, voir ci-dessous.
12 À propos de l’interprétation des mythes de fondation et à la suite de l’ouvrage de Claude Calame sur Cyrène, voir par exemple Lafond, 2005, sur les cités du Péloponnèse.
13 Barthes, 1957, p. 194.
14 « en Grèce classique, [la] mémoire collective qui ne distingue pas entre mythe et histoire s’inscrit dans une subtile dialectique entre le local et le global, entre la pluralité des cultures des cités et la conscience du Hellenikón » (Calame, 2011, p. 261).
15 Pour les références mythologiques et l’intégralité des sources littéraires, voir d’abord l’ouvrage vieilli mais non remplacé de Grimal, 2007, s. v. « Géryon », pp. 165-166 ; s. v. « Héraclès », pp. 193-196 ; s. v. « Hespérides », p. 209. Sur Géryon, voir Blázquez, 1984, p. 22 ; Jourdain-Annequin, 1989a, pp. 11-12.
16 Casevitz, 1995, pp. 19-30.
17 A. Ballabriga, qui embrassait un vaste ensemble de textes poétiques grecs archaïques dans un ouvrage de référence, tendait à rapprocher les sorties du cosmos, les eschatiai, et ses points centraux, les omphaloi, comme des réalités similaires où se confondent les extrêmes, l’est et l’ouest, le nord et le sud, la mort et la vie (Ballabriga, 1986, pp. 10, 84). Dans le cas précis de l’Extrême Occident dépeint par Hésiode, Colette Jourdain-Annequin nuance ces propos, en montrant qu’Érythée, les Hespérides et le séjour des Gorgones restent bien des finistères au-delà du cosmos. Ce serait davantage le héros en lui-même qui, en triomphant des monstres et en ramenant les gages d’immortalité au centre de l’œkoumène méditerranéen, fait se confondre les extrêmes et joue le rôle d’omphalos (Jourdain-Annequin, 1992, p. 47).
18 Cousin, 2012, pp. 43-49.
19 Karl, 1967, pp. 95-106.
20 Hésiode, Théogonie, vv. 748-750.
21 Jourdain-Annequin, 1989b, pp. 41-45, 47-48.
22 Pour un développement sur cet aspect, voir Bernard, 2012, pp. 80-81.
23 Hésiode, Théogonie, vv. 306-336.
24 Les passages retrouvés de la Géryonéide dans les papyrus et les citations représenteraient 5 % du poème : voir en dernier lieu l’édition de Curtis, 2011.
25 Strabon, III, 2, 11 ; trad. Lasserre, 1966, légèrement modifiée. Pour l’analyse de ce passage de Stésichore, voir Curtis, 2011, pp. 152-160.
26 Sur Tartessos, la surabondance de l’historiographie et les controverses multiples concernant sa localisation (à proximité de l’embouchure du Guadalquivir, dans les vastes étendues lagunaires du Lacus Ligustinus des Anciens) rendent vaine une tentative de recension exhaustive, vouée à être immédiatement dépassée. Le lecteur peut toutefois se reporter aux travaux généraux de Gras et alii, 1995 ; González de Canales Cerisola, 2004 ; de Hoz, 2010.
27 Strabon, III, 2, 12-13.
28 Cette confusion (ou plutôt ce rapprochement commode, Tartessos ayant disparu plusieurs siècles avant l’Empire) de Tartessos et de Gadès est sensible notamment chez Avienus, dans son Ora maritima, vv. 269-274.
29 Hérodote, IV, 196.
30 Ibid., 152.
31 Ibid., 162.
32 FGrH 3, F, 18b : Phérécyde cité par Strabon, II, 5, 4 et III, 2, 11.
33 « Ce sont là les extrémités du monde en Asie et en Libye. De celles qui se trouvent en Europe vers le couchant, je ne puis parler avec exactitude ; car je n’admets pas, quant à moi, que des Barbares appellent Éridan un fleuve se jetant dans la mer septentrionale, d’où, à ce qu’on dit, viendrait l’ambre ; et j’ignore l’existence d’îles Cassitérides, d’où nous viendrait l’étain. Pour celui-là, son nom même — l’Éridan — se dénonce comme étant un nom grec et non barbare, forgé par quelque poète ; pour celles-ci, j’ai beau donner mes soins à la question, je ne puis entendre dire par personne qui l’ait constaté de ses yeux qu’il existe une mer à ces confins de l’Europe » (Hérodote, III, 115 ; trad. Legrand, 1939).
34 Pollini, 2012, pp. 118-121. L’auteur montre comment l’intensité du regard d’Hérodote sur les confins du monde varie en fonction de la dimension historique ou géographique de son œuvre : « En ce qui concerne la géographie, tout ce qui ne doit pas tomber dans l’oubli est situé surtout dans les marges du monde : c’est une espèce d’inversion par rapport à l’histoire dont l’intérêt principal se place entre les Grecs et les Perses. Les extrémités sont d’une importance “démesurée” pour la géographie, tandis que pour l’histoire du conflit entre Grecs et Perses, elles sont sans aucune portée » (ibid., p. 121).
35 Ballabriga, 1986, pp. 10, 84.
36 Pour les inscriptions et l’analyse, voir Dana, 2011b, n. 23-24 et p. 5. L’auteur souligne que le titre de « mère de colonies » notamment est un moyen de « se pousser du col » pour Héraclée du Pont, une métropole au sens ancien et littéral du terme, mais qui n’est cependant pas une métropole au sens impérial donné par Rome, soit une capitale de province. Voir également Heller, 2006, p. 299.
37 Euripide, Hippolyte, vv. 741-751 (pour cet auteur, le jardin signe la borne extrême des routes maritimes et la fin du ciel).
38 Dans cette version, Héraclès fait irruption lui-même dans le jardin et tue le serpent. Ce fragment est connu par des sources indirectes : Testimonia Hispaniae Antiqua II A, 25.
39 FGrH 3, F, 16-17 : Phérécyde : ici, Héraclès se fait aider du géant Atlas, qu’il soulage du poids du monde. Atlas pénètre dans le jardin, tue le serpent et rapporte les pommes à Héraclès.
40 Jourdain-Annequin, 1989a, pp. 539-540.
41 Pausanias cite Héraclès et le motif des pommes d’or des Hespérides comme l’une des décorations qui auraient orné le coffre de Cypsélos, futur tyran de Corinthe que sa mère aurait caché enfant dans un coffre précieux afin de le soustraire à ses assassins. Si l’on ajoute foi à la relation de Pausanias, de huit siècles postérieure aux événements, les pommes d’or des Hespérides seraient apparues dans la légende héracléenne dès le vie siècle à Corinthe. Mais cet indice reste incertain et très indirect : mieux vaut donc s’appuyer sur des témoignages plus assurés, qui font donc entrer cet épisode dans le mythe héracléen à partir de la toute fin du vie siècle à Athènes.
42 Diodore de Sicile, au ier siècle avant notre ère, cite cet épisode dans sa Bibliothèque historique comme étant le dernier exploit d’Héraclès : placer la visite au jardin des Hespérides après la capture de Cerbère et juste avant la mort et l’accès à l’immortalité amène à renforcer encore plus l’importance de l’épisode du vol des pommes, vu comme un dernier échelon avant la divinisation du héros. Pour la Bibliothèque du pseudo-Apollodore (texte du ier ou iie siècle apr. J.-C. fondé sur une compilation de sources grecques anciennes), le vol des pommes est, de façon sans doute plus classique, l’avant-dernier travail d’Héraclès, avant la descente aux Enfers qui clôt le cycle des travaux.
43 Cette localisation est notamment donnée par le périple du pseudo-Scylax (Desanges, 1978, pp. 404-416 (406), avec la description du jardin). Plusieurs auteurs dont Ptolémée (Ptolémée, IV, 4, 5) reprennent cette situation du jardin des Hespérides en Cyrénaïque, et Pline, même s’il en préfère une autre, ne l’ignore pas (Pline l’Ancien, XIX, 41).
44 Chamoux, 1953, pp. 280-285 ; Diez de Velasco, 2000, pp. 198-210.
45 Ibid., p. 199.
46 Ibid., pp. 198-199.
47 Diodore de Sicile situe le fameux jardin en « Libye » (Diodore, IV, 26-27) ; dans une tradition évhémériste, les pommes (mêla) sont ici assimilées à des brebis. Diodore donne plusieurs versions du mythe, dont l’une, considérablement romancée, fait des Hespérides les filles d’Atlas enlevées par des pirates sous les ordres du roi égyptien Busiris… La distance prise avec les mythes traditionnels et la transformation de la geste épique en roman sont ici particulièrement importantes : voir Giovannelli-Jouanna, 2001, pp. 92-93.
48 Sur Lixus, voir École française de Rome, Lixus, 1992.
49 Οvide, Métamorphoses, IV, vv. 627-662 ; Virgile, Énéide, vv. 480-485 ; Pomponius Mela, III, 100, commentaire p. 321 ; Solin, LVI, 13.
50 Carcopino, 1943, p. 69.
51 Le premier matériau du mythe est fourni par Hésiode, qui écrit un siècle avant les premières tentatives grecques en Méditerranée occidentale. L’épopée d’Héraclès a ensuite servi de modèle à des réinterprétations multiples, des re-sémantisations du mythe de la part de nombre de colonies d’Asie Mineure, du Pont, de Grande-Grèce ou de Sicile, mais les derniers travaux n’ont pas été inventés par les Grecs d’Occident.
52 Hérodote, IV, 8, 1-3. Certes, Stésichore d’Himère, poète de Sicile, consacre un long poème à Géryon qu’il situe près de Tartessos, un poème qui serait fréquemment cité. Mais ce poème étant largement perdu, les spéculations sur sa postérité sont assez aventureuses.
53 Pseudo-Apollodore, II, 5, 11.
54 Arrien, Anabase, 2, 16, 5.
55 Jourdain-Annequin, 1989a, p. 92.
56 Ibid., pp. 227-250, avec notamment le tableau des sources du pseudo-Apollodore, pp. 237-240.
57 Strabon, III, 2, 13, où il fait référence à des poètes postérieurs à Homère qui placent dans l’Océan proche de Gadès Géryon, les Hespérides et les fameuses pommes d’or, ainsi que les îles des Bienheureux.
58 Ibid., XVII, 3, 3.
59 Sur Juba historien et géographe, voir Schettino, 2002.
60 Sur la question de la vérité et de l’autorité chez les géographes anciens, voir Arnaud, 2013, pp. 46-47.
61 FGrH 275, F, 6 : Juba, cité par Athénée, III, 83.
62 Arnaud, 2013.
63 Strabon, XVII, 3, 2.
64 Ibid., III, 5, 5-6.
65 Chuvin, 1992, p. 169.
66 Homère, Odyssée, I, 52-55. Pour ces colonnes, au rôle plus cosmogonique que géographique, voir notamment Jourdain-Annequin, 1989a, pp. 78-79.
67 Pindare, Néméennes, III, vv. 19-28 ; id., Olympiques, III, vv. 75-81.
68 Pour un commentaire plus détaillé, voir Bernard, 2012.
69 Puech, 1923, p. 36.
70 Pindare, Néméennes, IV, vv. 69-72.
71 Schulten, 1945, pp. 132-133.
72 Voir Bernard, 2012, pp. 76-77.
73 Schulten, 1945, pp. 102-105.
74 Selon Schulten toujours, les Carthaginois se seraient vengés d’une aide tartessienne aux Phocéens lors de la bataille d’Alalia (ca 540-530), aide qui reste aujourd’hui une pure spéculation.
75 Ibid., pp. 123-135.
76 Id., 1922 ; Bernard, Guillaumin, à paraître.
77 Élien, Histoire variée, 5, 3.
78 Blánquez, Jiménez Vialás, Roldán, 2012, p. 235.
79 Ibid.
80 Strabon, II, 3, 4 ; Pline l’Ancien, II, 169 racontent tous deux le périple d’Eudoxe d’Arabie à Gadès sur la foi de Poseidônios.
81 Pindare, Néméennes, III, vv. 19-28 et IV, vv. 69-72 ; id., Olympiques, III, vv. 75-81. Une hypothèse de localisation des colonnes d’Héraclès sur les rives du canal situé entre la Sicile et la Tunisie a été élaborée par Sergio Frau (Frau, 2002) : l’auteur accumule une quantité impressionnante de textes et de témoignages décousus et sortis de tout contexte pour prouver son intuition de départ, à savoir que sa Sardaigne natale serait l’Atlantide de Platon. L’Atlantide serait en effet une grande île située au-delà des colonnes d’Héraclès : si les colonnes se trouvaient entre la Sicile et la Tunisie, la Sardaigne serait donc l’Atlantide. Si l’auteur part d’un constat exact, à savoir que les colonnes d’Héraclès n’ont pas reçu dès l’époque archaïque une localisation très sûre, le raisonnement pseudo-scientifique ne vise pas à expliciter réellement les textes, mais à accumuler une série d’arguments pour prouver une thèse posée a priori.
82 Giovanelli-Jouanna, 2001, pp. 92-98 : l’épisode du retour de Diodore ramenant les bœufs de Géryon constitue une véritable Géryonide enchâssée dans le récit. La création des colonnes prend un paragraphe, soit davantage que l’épisode du vol de Cerbère.
83 Diodore, IV, 18, 6-8.
84 Le thème d’Héraclès exterminant les monstres de la Méditerranée revient chez Pindare, Néméennes, III, vv. 19-28 et est présent dans l’art céramique grec, comme le montre une coupe à figures noires du vie siècle, conservée à Tarquinia, provenant de l’atelier du peintre de Xénoclès, qui figure Héraclès, reconnaissable à sa léontè, luttant contre un triton (voir Jourdain-Annequin, 1989a, p. 524, fig. 36). Dans les versions les plus tardives de son mythe, Héraclès libère d’un monstre marin la princesse troyenne Hésione, fille de Laomédon (pseudo-Apollodore, II, 5, 9 ; II, 6, 4 ; III, 12, 7). Ce thème d’Héraclès contre les monstres est figuré plus volontiers que la création des colonnes en elle-même, un épisode peu parlant sur le plan visuel : Jourdain-Annequin, 1989a, p. 79.
85 Bernard, 2012.
86 Persée est le plus célèbre des héros exterminateurs de monstres marins, en éliminant celui que Poséidon avait envoyé contre Andromède (Ovide, Métamorphoses, IV, vv. 663-764 ; pseudo-Apollodore, II, 4, 3-5). Pline rapporte que les ossements de ce monstre, de 40 pieds de long, conservés dans la cité de Jaffa, en Judée, avaient été ramenés à Rome pour y être exposés sous la questure de M. Aemilius Scaurus en 58 av. J.-C. (Pline l’Ancien, IX, 4, 3).
87 Jourdain-Annequin, 1989a, pp. 521, 524 ; Romm, 1994, pp. 22-26.
88 Pour les environs des colonnes d’Hercule, on peut citer notamment Pindare, Néméennes, III, vv. 19-28 ; Pline l’Ancien, IX, 4-5 ; IX, 11 ; IX, 93 ; Avienus, Ora maritima, vv. 123-128 et 404-406.
89 Pline l’Ancien, V, 4.
90 Ces mirabilia peuvent dans certains cas être interprétés comme des prodiges. Le prince doit avoir connaissance des phénomènes surnaturels qui se tiennent aux marges atlantiques de l’empire, leur existence doit être consignée avec soin, étudiée et conservée. Voir Bernard, 2012 ; Arnaud, 2013.
91 Bernard, 2012, pp. 90-92.
92 Strabon, I, 3, 13 ; voir éd. d’Aujac, 1966, pp. 155-156.
93 Scafi, 2001, pp. 339-365.
94 Notamment le périple dit d’Hannon ou le périple grec du pseudo-Scylax. Sur la périplographie grecque, l’édition de référence reste celle de K. Müller (Geographi Graeci minores, 1860-1861) ; pour des travaux contemporains sur le périple, voir González Ponce, 1992, 1994, 2008a et b ; Marcotte, 2000 ; Counillon, 2004. Pour le périple d’Hannon, qui intéresse particulièrement notre étude, voir la traduction et l’étude toponymique les plus récentes faites par Desanges, 2006, pp. 21-34.
95 D’Ératosthène d’Alexandrie jusqu’à Ptolémée. Sur Ératosthène, voir notamment Jacob, 1992 ; Aujac, 2001. Sur Ptolémée, voir également Aujac, 1993 et 1998.
96 C’est le cas de Polybe, dont le livre XXXIV des Histoires consistait en une description de la Gaule, de l’Espagne et de l’Afrique, connue à travers des fragments transmis notamment par Strabon et Pline.
97 Sur la chorographie, voir notamment Prontera, 2006, pp. 75-92 ; Arnaud, 2007, p. 39 ; Le Roux, 2012, pp. 31-35.
98 « La juxtaposition des opinions […] et la coexistence de plusieurs systèmes de représentation de l’espace ont permis l’intégration de données nouvelles sans remettre en cause en profondeur des dogmes géographiques porteurs d’idéologie, ni les mythes sur lesquels s’appuyait cette idéologie » (Arnaud, 2007, p. 40). Sur la vanité de l’opposition entre géographie mathématique grecque et représentation chorographique romaine, voir également Traina, 2007, p. 95.
99 Certains auteurs spécialistes de cartographie ancienne ont également souvent tendance à opposer un peu trop abruptement les tenants d’une tradition « scientifique » grecque et les géographes « descriptifs » romains : voir Bianchetti, 2008.
100 Les géographes alexandrins, pour élaborer la théorie de la climatologie, se livraient à des voyages fréquents et à des « relevés d’ombre » : les données de l’expérience étaient à la base de leurs calculs. Voir Marcotte, 1998, pp. 263-277 ; Haushalter, 2015.
101 Traina, 2007, p. 95.
102 Cicéron, Correspondance, I, XXXI, 1, 3 ; I, XXXIII, 1 ; I, XXXIV, 1, cité par Arnaud, 2007, p. 16, n. 1.
103 Haushalter, 2015.
104 Par exemple, à propos du problème du tracé des côtes de la mer Extérieure, au-delà de Gibraltar, Strabon juge que : « La question échappe au domaine proprement géographique (τῆς γεωγραφικῆς μερίδος ἔξω πίπτει) ; peut-être donc vaut-il mieux laisser ce genre de recherche à quiconque se propose d’écrire une étude sur l’Océan » (Strabon, II, 3, 3).
105 Marcotte, à paraître, particulièrement dernière page : « Les choses se passent comme si la géographie de Strabon, par-delà la synthèse ample qu’elle offrait sur le monde, était une réponse à une certaine aporie ; confrontée à la difficulté de se renouveler dans une de ses composantes premières, elle tendait à se limiter à l’étude de l’oîkos terre, domaine de l’homme en société. »
106 Les auteurs romains sont qualifiés d’auctoritates, d’autorités, et cités en premier, les auteurs grecs sont eux rangés parmi les externi, les « extérieurs » : voir Naas, 2002, pp. 181-184.
107 Pline l’Ancien, II, 247 ; VI, 211.
108 Ibid., XXXV, 26.
109 Ainsi, Strabon critique ainsi de façon répétée Pythéas : Strabon, I, 4, 2-3 ; II, 4, 2 ; II, 5, 8 ; IV, 5, 5 ; VII, 3, 1. Toujours selon Strabon, II, 1, 4, Hipparque aurait instruit un véritable procès en imposture contre Patrocle, et Marin de Tyr, selon Ptolémée, I, 11, soupçonne les marchands d’exagérer les distances par fanfaronnade.
110 Arnaud, 2005, pp. 61, 67-68.
111 Sur les témoignages directs pouvant faire autorité, voir id., 2007, pp. 18-20.
112 Pour nommer le détroit, Strabon utilise le plus souvent l’expression « détroit des colonnes » (Strabon, I, 3, 17), puis uniquement le mot de colonnes pour désigner la zone environnante, tandis que Pline, lui, recourt à l’expression de détroit de Gadès (fretum Gaditanum : Pline l’Ancien, III, 5 et 74), ainsi qu’au simple mot de fretum, mentionné à proximité de l’Océan ou de Gadès. Si E. Papi a raison de montrer que l’expression fretum Gaditanum se popularise beaucoup pendant l’Antiquité tardive, le « détroit gaditain » n’est cependant pas une invention du ve siècle apr. J.-C. : voir Papi, 2016. Sur le détroit en lui-même dans les géographies anciennes, voir ci-dessous.
113 Les sources sont unanimes quant à l’emploi de ces deux expressions : convient-il par conséquent de traduire par « Stèles d’Hercule » comme le fait E. Foulon dans sa traduction du livre III de Polybe ? Il est permis d’en douter.
114 Ces relevés ont répertorié des mots comme « détroit », « colonnes » ou la mention des villes de cette zone (Gadès, Tanger, Lixus, etc.). Ces décomptes ont été faits dans le cadre de l’ANR « Détroit » (Casa de Velázquez — équipe ITEM de l’université de Pau) par Robin Ségalas, doctorant de l’université de Pau, sous le contrôle de Françoise Des Boscs-Plateaux (état de 2013). J’adresse ici mes plus vifs remerciements aux auteurs ainsi qu’à Laurent Callegarin pour m’avoir permis de consulter ces données extrêmement utiles.
115 Pour les auteurs postérieurs, comme Avienus ou Marcien d’Héraclée, voir pour le premier Bernard, Guillaumin, à paraître ; pour Marcien, Pastor Muñoz, 1978.
116 Le périple est une description géographique des rivages, qui suit un principe unidirectionnel d’un point de départ à un point d’arrivée : González Ponce, 1992 et 1994 ; Marcotte, 2000.
117 González Ponce, 2008b, p. 62.
118 Ibid., p. 61.
119 Arrien, Périple du Pont-Euxin, cité par González Ponce, 2008a, no 4, [Arr.] ; Anonyme, Pont-Euxin, cité par González Ponce, 2008a, no 8 [Eux.].
120 González Ponce, 2008b, pp. 63-65.
121 Voir les périples dits d’Hannon et du pseudo-Scylax : Desanges, 1978, pp. 393-395 et 411-415.
122 Exemple du périple d’Hannon (Codex Palatinus, 398, fo 55r) : « ἔδοξεν Καρχηδονίοις Ἄννωνα πλεῖν ἓξω στηλῶν Ἡρακλείων καὶ πόλεις κτίζειν Λιβυφοινὶκοων· » (« Il a paru bon aux Carthaginois qu’Hannon naviguât en dehors des colonnes d’Héraklès et fondât des villes de Libyphéniciens » [trad. Desanges, 1978, pp. 393-395]), et du pseudo-Scylax (111-112) : « 111. Ἡράκλειος στήλη ἡ ἐν Λιβύῃ, ἀκρα Ἀβιλίκη καὶ πόλις ἐν ποταμῷ καὶ ἀντίον αὐτῆς τὰ Γάδειρα νῆσοι. […] 112. Μετὰ δὲ Ἡρακλείους στήλας εἰς τὸ ἔξω πλέοντι, ἔχοντι τὴν Λιβύην ἐν ἀριστερᾶ, κόλπος ἐστὶ μέγας μέχρι Ἑρμαίας ἄκρας. Ἔστι γὰρ καὶ ἐνταῦθα Ἑρμαία ἄκρα. » (« 111. la colonne libyque d’Héraclès, à savoir le promontoire d’Abila, et une ville sur un fleuve et, en face d’elle, les îles de Gadès. […] 112. Pour qui navigue au-delà des colonnes d’Héraclès vers l’extérieur, avec la Libye à gauche, il y a un grand golfe jusqu’au cap d’Hermès, car il y a, là aussi, un cap d’Hermès » [ibid., pp. 411-412]). Pour le commentaire de cette situation des colonnes dans ce périple du pseudo-Scylax, voir en dernier lieu id., 2013, notamment pp. 69-72.
123 Sur les distances chiffrées, voir ci-dessous.
124 Strabon, I, 4, 5-6, voir Aujac, 1969, pp. 217-218.
125 Voir notamment Strabon, II, 5, 14.
126 Cette ligne est née notamment des observations de l’étoile Canope, que Poseidônios aurait vue à Gadès selon Strabon (ibid.). Si Calpe et Rhodes sont bien situées sur le même degré de latitude, Messine est située deux degrés plus au nord.
127 Sur ces questions, voir la synthèse déjà ancienne, mais à la clarté rarement égalée de Beaujeu, 2004, pp. 83-84.
128 Strabon, I, 3, 31 ; I, 3, 4-5 ; II, 5, 14-15 (parmi d’autres mentions du détroit des colonnes dans les deux premiers livres de la Géographie de Strabon consacrés à la forme générale de l’œkoumène) ; Pomponius Mela, I, 27 ; Pline l’Ancien, II, 167 et 242.
129 Strabon, III, 5, 3-7 ; Pomponius Mela, II, 95 ; Pline l’Ancien, III, 5 ; Ptolémée, II, 4, 6.
130 Strabon, XVII, 3, 2 et 7 ; Pomponius Mela, III, 107 (l’ouvrage se clôt sur le promontoire d’Ampelusia, associé par l’auteur à la cité de Tanger et à la colonne africaine) ; Pline l’Ancien, V, 2 ; Ptolémée, IV, 3.
131 Strabon, III, 5, 5 a d’ailleurs plaisir à reprendre l’expression de Pindare des « Portes Gadirides », car l’embouchure de la Méditerranée est comparable à une porte ou à un seuil.
132 Voir fin livre I et la critique d’Ératosthène intéressante à bien des titres : Strabon critique le détail et le principe de ces divisions traditionnelles, notamment en accablant les sources d’Ératosthène, comme Pythéas, mais il reprend globalement cette démarche, et donc l’usage des colonnes comme marqueurs premiers.
133 Gallazi, Kramer, Settis, 2008. La découverte du papyrus elle-même a eu lieu en 1990 dans un amas de vieux papyrus recyclés à la fin du ier siècle pour fabriquer un cartonnage funéraire.
134 D’abord considérée comme une représentation de la Bétique, cette carte inachevée et sans légendes serait peut-être une figuration de la Basse-Égypte d’après de récentes hypothèses : voir Moret, 2012, pp. 33-40.
135 Je ne reprendrai ici que les principaux titres dans l’abondante production de L. Canfora sur le sujet : Canfora, 2007, 2008, 2011.
136 Les analyses C14 indiquent une datation entre 40 av. J.-C. et 130 apr. J.-C.
137 Certains mots semblent inconnus au ier siècle av. J.-C. et ne se trouvent que dans des œuvres tardo-antiques ou médiévales : voir la réponse de Pajón Leyra, 2014. Certains toponymes lusitaniens n’auraient pas existé à l’époque d’Artémidore. D’autre part, le contenu du texte géographique concernant l’Ibérie présente des divergences avec les fragments déjà connus d’Artémidore, notamment le fragment Stiehle 21 : voir Stiehle, 1856, pp. 193-244 et la réponse de Moret, 2012, pp. 41-84.
138 Gallazi, Kramer, Settis, 2012.
139 Avec des sensibilités diverses (pro ou contra), voir trois bilans du débat dans Marcotte, 2010 ; Condello, 2011, pp. 161-248 ; Haushalter, 2014.
140 La question de l’authenticité de la photographie a même suscité l’implication de la police scientifique italienne, dont un expert a conclu à un photomontage. Le feuilleton scientifico-judiciaire européen ne s’arrête pas là, puisque l’expert italien a été à son tour démenti par un membre de la police scientifique allemande, pour qui la photographie est authentique : voir Gallazi, Kramer, Settis, 2012.
141 Pap. Artemid., IV, 34-37.
142 Voir le commentaire et les cartes de Moret, 2012.
143 Marcien d’Héraclée, II, 4 = GGM, I, p. 543. Voir Pastor Muñoz, 1978, pp. 89-128 pour une traduction en castillan.
144 Pap. Artemid., V, 24-36.
145 Strabon, III, 5, 5. Voir ci-dessous sur ce passage.
146 Ce que fait Canfora, 2009, pp. 287-289.
147 Strabon, III, 5, 5-6.
148 « A Gadibus columnisque Herculis Hispaniae et Galliarum circuitu totus hodie nauigatur occidens » (« Aujourd’hui, à partir de Gadès et des colonnes d’Hercule, on navigue dans tout l’Océan Occidental en faisant le tour de l’Espagne et des Gaules » [Pline l’Ancien, II, 167]). « longissime ab ortu ad occasum patet, hoc est ab India ad Herculis columnas Gadibus sacratas » (« [l’œkoumène] a sa plus grande extension d’Est vers l’Ouest, de l’Inde aux colonnes consacrées à Hercule, à Gadès » [ibid., 242]).
149 Moret, 2012, pp. 52-53.
150 Pline l’Ancien, III, 3-4.
151 Voir ci-dessous pour les références de cette vision du détroit des colonnes comme chenal de Trafalgar-Spartel à l’ouest jusqu’à Calpe-Abila à l’est. Cependant, il est peut-être un peu hâtif de faire d’Artémidore le premier jalon de cette tradition.
152 « Ἀρτεμίδωρος δὲ τὴν μὲν τῆς Ἥρας νῆσον καὶ ἱερὸν λέγει αὐτῆς, ἄλλην δέ φησιν εἶναί τινα, οὐδ’ Ἀβίλυκα ὄρος οὐδὲ Μεταγώνιον ἔθνος » (« Quant à Artémidore, il propose l’île d’Héra, avec le temple de la déesse, et admet l’existence d’une autre île, mais il nie qu’il y ait un mont Abilyx et un peuple du Métagonion » [Strabon, III, 5, 5]).
153 Sur Ampelusia, voir notamment Pline l’Ancien : « Promunturium oceani extumum Ampelusia nominatur a Graecis » (« Le promontoire qui constitue l’extrême limite de l’océan est nommé par les Grecs Ampelusia » [Pline l’Ancien, V, 2]).
154 Strabon, III, 5, 5-6.
155 Poseidônios d’Apamée est cité à de multiples reprises dans ce livre par Strabon : ce savant d’Apamée aurait résidé dans le sanctuaire de Melqart à Gadès pour observer le phénomène des marées vers 100 av. J.-C. Strabon semble avoir eu de Poseidônios une connaissance directe, mais il le cite essentiellement quand son propre avis diffère, comme sur l’existence de remontées d’eau salée dans les puits gaditains. Voir Lasserre, 1966, p. 86, n. 1. Sur Poseidônios, voir notamment Laffranque, 1964 et l’édition plus récente en anglais des fragments : Edelstein, Kidd, 1972, 1988 et 1999.
156 Poseidônios aurait même qualifié ce récit de pseûma phoinikón, de « mensonge phénicien » : voir Strabon, III, 5, 5.
157 S’agissant d’un récit qui semble avoir circulé à Gadès même, on pense bien sûr à un oracle et à des présages de Melqart, divinité tutélaire de la métropole tyrienne adorée dans la colonie occidentale de Gadès, qui aurait même conservé des reliques du dieu : Pomponius Mela, III, 46 ; Arnobe, Contre les gentils, I, 36. Sur le transfert en Espagne des objets de culte de Melqart, voir Justin, Philippiques, IV, 15. Voir Bonnet, 1988, pp. 203-207, et plus récemment sur le culte de Melqart en Méditerranée et particulièrement à Gadès, id., 2008, pp. 16-19, et 2009.
158 Voir la carte 1 de cet ouvrage. Sur la chronologie de ces implantations phéniciennes, et notamment de Sexs, les dates de la fin du ixe siècle av. J.-C. ou de la seconde moitié du viiie siècle sont désormais avancées : voir Pellicer Catalán, 2007, pp. 33-37. En outre, cette version gaditaine de la légende de fondation s’inscrit probablement dans un contexte d’émulation des colonies phéniciennes d’Ibérie, qui essaient de rivaliser d’ancienneté : voir Mederos Martín, Ruiz Cabrero, 2002, p. 42.
159 Gossellin, 1815, p. 126.
160 En plus de Poseidônios déjà cité, on peut penser à Timée, mais aussi à Éphore : Lasserre, 1966, p. 86, n. 1.
161 Philostrate de Lemnos, Les images, II, 333 ; pseudo-Apollodore, II, 5, 10.
162 Diodore, IV, 18, 4-5.
163 Strabon (XVII, 3, 6) situe le cap Metagonion près de la Moulouya, dans le pays des Numides Massaesyles (ou Masaesyles), et non au niveau du détroit de Gibraltar comme le fait Ératosthène. Au sujet du Metagonion, il semble que ce nom soit utilisé pour au moins deux régions africaines dans l’Antiquité, l’une pour un promontoire côtier situé dans l’actuelle Oranie (région de Melilla), l’autre dans le Constantinois. Les commentateurs de Polybe ou encore de Pline penchent plutôt pour une localisation principale occidentale, près de Rusaddir (Melilla) : voir notamment Walbank, 1957, p. 363 ; Desanges, 1980, p. 188. Mais il n’est pas impossible que chez certains auteurs, ce terme soit aussi utilisé pour désigner la région de Tanger-Zilil, peut-être pour traduire la saillie représentée par l’inflexion de la côte atlantique africaine, ou que les Métagonites soient l’ethnonyme d’un peuple de la région de Tanger-Zilil : voir Haushalter, « Les colonnes d’Héraclès et l’Occident dans la Géographie de Ptolémée », à paraître. En effet, au iiie siècle avant notre ère, donc sensiblement à l’époque d’Ératosthène, le roi Syphax essaie de rallier des « Maures Numides » situés « près de l’Océan, en face de Gadès » (Tite-Live, XXIV, 49) : la frontière entre ses Massaesyles et les Maures semble très ténue. Ce n’est qu’après la défaite de Syphax à la fin de la deuxième guerre punique que le royaume massaesyle diminue et se replie vers l’est (Pline l’Ancien, XVII, 2). Mais des traces de cette présence massaesyle en Maurétanie occidentale subsisteraient puisqu’une épitaphe latino-libyque de Jarda, sans doute du iie siècle apr. J.-C., parle d’un défunt Tacneidir ex Masaisulis, issu des « Masaisyles » (IAM, 2, 52, Jarda).
164 Philostrate d’Athènes, Vie d’Apollonios de Tyane, 5, 4.
165 Voir notamment Diodore, IV, 18, 4-5 ; Pomponius Mela, I, 27 ; FGrH 2, 103, 35 : Charax de Pergame, 16.
166 Strabon, III, 5, 4.
167 Le site de Gádeira ne fait aucunement penser à une limite géographique, à une eschatia, puisque la cité se trouve sur des îles en face d’une côte allongée, en fond de baie : Strabon, III, 5, 6.
168 C’est également l’interprétation de Diodore, XVIII, 4-5 ; Pomponius Mela, I, 27 ; et bien plus tard de Charax de Pergame, 16 : voir FGrH 2, 103, 35.
169 Cette variante serait celle d’Euctémon, d’après Avienus, Ora maritima, v. 350, ou celle du pseudo-Scymnos, 143-145. Apparemment, Artémidore la partage également, au moins pour ce qui concerne « l’île d’Héra ».
170 Les douze autels de la rive de l’Hypanis, dont parlent également Arrien et Diodore : Arrien, Anabase, 5, 29 ; Diodore, XVII, 95.
171 Strabon, III, 5, 5 et XVII, 3, 20. Sur ces autels, la bibliographie est abondante : voir récemment Lefebvre, 2014, pp. 115-148.
172 Strabon, III, 5, 5 et IX, 1, 6.
173 Ibid., III, 5, 6.
174 Ibid.
175 Il défend le point de vue des Gaditains contre l’opinion de Poseidônios sur l’explication du niveau des puits inverse à celui des marées sur les îles par exemple : ibid., 5, 8.
176 Ibid., 5, 5.
177 D’où le goût répété de Strabon pour l’expression de Pindare les « Portes Gadirides ». Il utilise également les termes de bouche (stóma), de détroit (porthmós), de borne (eschatia) pour caractériser ce seuil géographique : ibid., 5, 6.
178 L’inscription qui figurerait sur les colonnes du temple de Gadès ne relate pas les hauts faits de la divinité, mais les dépenses des Phéniciens selon Strabon (ibid.) : il est donc inconcevable qu’elles soient les fameuses colonnes marquant les limites des explorations du héros.
179 Sur les trophées, après les travaux fondateurs de G.-C. Picard, voir Roddaz, 2005, pp. 34-38 et 2012, pp. 95-108.
180 Strabon, III, 5, 5.
181 Date probable de la rédaction du troisième livre, étant donné que la réorganisation des légions de péninsule Ibérique faite par Tibère mentionnée dans l’Ibérie (ibid., 3, 18) date de 17 : Lasserre, 1966, p. 3.
182 Voir le chap. iv de cet ouvrage.
183 Pomponius Mela, I, 25, 27 ; voir ci-dessous.
184 Pline l’Ancien, III, 3-5.
185 Ampelius, Aide-Mémoire, 7, 2.
186 Ce détroit des colonnes purement spéculatif unirait la mer Caspienne à l’Océan tout au nord de l’œkoumène : voir Pajón Leyra, à paraître.
187 Strabon, I, 2, 31 ; I, 3, 4-5 ; I, 3, 7 ; I, 3, 13 ; I, 3, 17. Par la description de cette « déchirure », Strabon semblerait avoir pressenti le Mega flood qui suit la crise de salinité messalienne : voir l’introduction de cet ouvrage ; Marcotte, à paraître.
188 Strabon, I, 2, 26.
189 D’après le récit d’Hérodote, IV, 42, qui doute de la véracité des faits.
190 Sur le périple d’Hannon déjà cité ci-dessus, voir Desanges, 1978, pp. 39-85 et 392-396 ; id., 2006, pp. 21-34 ; Domínguez Monedero, 2008 ; González Ponce, 2008b.
191 Strabon, II, 3-4.
192 Florus, II, 21, 9.
193 Plutarque, Antoine, LXIX, 4-5. Ce projet est alternatif à une tentative de soulèvement de l’Espagne : Dion Cassius, LI, 6, 3.
194 Pline l’Ancien, II, 168.
195 Beaujeu, 2004 (1re éd. 1954), pp. 81-82, 102-104.
196 Sur les Canaries, Juba II en aurait laissé une importante description, source du récit de Plutarque : voir le chap. ii de cet ouvrage. Sur ce qui semble être Madère, seul Diodore de Sicile décrit une île qui lui ressemble, découverte par hasard par un navire carthaginois vers le vie siècle, mais celle-ci reste visiblement à l’écart de l’expansion romaine : Beaujeu, 2004, p. 55.
197 Sur l’expédition de Néron, connue notamment grâce à Sénèque, et les tentatives d’exploration des sources du Nil, voir Beaujeu, 2004, pp. 104-107.
198 Une ambition « océanique » qui tend d’ailleurs à diminuer sous Auguste et pendant l’époque julio-claudienne : l’Océan est considéré désormais comme « pacifié ».
199 Voir ci-dessous.
200 Platon, Timée, 20 : ces hauts-fonds seraient dus à la submersion de l’Atlantide dans le mythe platonicien.
201 Strabon, III, 1-4 ; voir Romero Recio, 1999, pp. 69-82 pour le curieux culte des pierres retournées.
202 Sur Gadès, on ne prétendra surtout pas à une exhaustivité impossible, on indiquera juste une synthèse commode pour l’époque phénicienne : Niveau de Villedary, 2014. Pour l’époque romaine, voir en premier lieu Rodríguez Neila, 1980.
203 Seston, 1968, p. 1 [1980c, p. 397].
204 Cordoue, CIL, II, 4701 et 4711. Voir en premier lieu Sillières, 1976, pp. 29-30.
205 Id., 1990, pp. 35-40 et les rectifications de France, 1993, pp. 919-926.
206 Strabon, III, 5, 5-8 ; Lasserre, 1966, p. 86, n. 1.
207 Voir le chap. ii de cet ouvrage.
208 Voir le chap. i de cet ouvrage.
209 Suétone, Vie de César, VII.
210 Dion Cassius, XXXVII, 52, 3 relate l’épisode de la même manière que Suétone. Le récit de Plutarque (César, XII) est assez différent : César aurait pleuré non devant la statue d’Alexandre, mais en lisant une biographie du Conquérant, non pas en 68 mais en 61 av. J.-C. lors de sa propréture en Citérieure. L’épisode du songe incestueux est, lui, placé par Plutarque en janvier 49 avant le franchissement du Rubicon (ibid., XXXVIII). La version de Plutarque n’invalide pas totalement celle de Suétone, suivie par Dion Cassius : il est plus crédible de penser que César ait eu un accès de mélancolie en 68 av. J.-C., soit comme simple questeur à 32 ans, presque l’âge d’Alexandre à sa mort, plutôt qu’à 40 ans, où César s’est déjà distingué et où l’âge de 33 ans est largement dépassé… La version de Suétone est donc plutôt plus vraisemblable que celle de Plutarque, souvent présentée comme concurrente.
211 L’éventuelle présence de cette statue reste un mystère : selon Gagé, 1940, pp. 425-438, elle aurait été placée là par Fabius Aemilius vers 145 av. J.-C. Mais la dédicace de cette statue n’est pas forcément l’œuvre d’un gouverneur romain : Alexandre pourrait avoir été honoré par les Gaditains eux-mêmes comme conquérant de leur métropole Tyr.
212 Diodore, IV, 19, 1.
213 Ibid. ; 19, 4.
214 Jourdain-Annequin, 1989a, pp. 246, 310, 638.
215 Pline l’Ancien, IX, 4, 3 ; 6, 5.
216 Ibid., 4, 4.
217 Ibid., 5, 4.
218 Ibid., 5, 4, 3 et 5.
219 Ibid., 5, 4, 4.
220 Sur Turranius Gracilis, premier préfet de l’annone, voir notamment Pavis d’Escurac, 1976, pp. 51, 85, 293-294 et 317-319 ; Des Boscs-Plateaux, 2005, pp. 622-623.
221 Pline l’Ancien, IX, 5, 4, 6.
222 Ce personnage n’est pas clairement identifié : un L. Lucullus est en charge de l’Ultérieure en 151 av. J.-C., mais le terme de Bétique fait penser davantage à un homonyme du début de l’époque du Haut-Empire.
223 Ibid., 30, 3-5.
224 Traina, 2007, pp. 106, 109.
225 Pline l’Ancien, IX, 6, 3.
226 Nicolet, 1988, p. 108.
227 Pline l’Ancien, V, 3-4 ; Ribichini, 1992, pp. 131-136.
228 Pindare, Isthmiques, IV, vv. 87-93.
229 Voir Tarradell, 1953, pp. 59-81 ; Boube-Piccot, 1969, I, no 383, pl. 242-243.
230 Plutarque, Sertorius, IX, 4-5.
231 Rebuffat, 1999b.
232 Pailler, 2000, pp. 50-51.
233 Coltelloni-Trannoy, 1997 et 2002, p. 51.
234 Ibid., pp. 43, 55.
235 Ibid., pp. 43, 48 et 55.
236 Aelius Aristide, Discours sacrés, XXVI, 95-96.
237 Anthologie palatine, XI, 201 : voir Puech, 2002, pp. 305-306 et n. 3 pour l’identification et la traduction.
238 Pline l’Ancien, XXIX, 1, 18.
239 Pline le Jeune, Lettres, II, 3, 8.
240 Alexandropoulos, 1988, p. 7, fig. 1.
241 García y Bellido, 1963, pp. 113, 145.
242 Certaines monnaies d’Hadrien figurant une amazone coiffée d’une tête d’éléphant seraient davantage imputables aux provinces maurétaniennes qu’à une allégorie de l’Afrique : voir Kasdi, 2015.
243 Moreno Pulido, 2013, pp. 54-55, avec quelques réserves sur la diffusion un peu trop pléthorique de la représentation d’Océan que fait cet auteur.
244 Photographies et descriptions disponibles sur le site ancient coin search engine aux pages : <http://www.acsearch.info/record.html?id=2682> et <http://www.acsearch.info/record.html?id=2145> [consultées le : 1/04/2015].
245 Voir Alexandropoulos, 1988, pp. 8-9.
246 Sur la diorthosis ou diorthôse, les références sont trop abondantes pour faire ici une revue exhaustive, voir en dernier lieu Arnaud, 2007, pp. 14-15 : « La diorthôse — et a fortiori l’épanorthôse — sont au moins autant une force de conservation que d’innovation. »
247 Desanges, 2006, pp. 22-24.
248 Sillières, 1993, pp. 37-38 ; Andreau, Virlouvet, 2002.
249 Pour le cas de la conquête de l’Hispanie et de l’antériorité de la voie maritime, voir ci-dessous.
250 Pour le problème de la documentation, voir ci-dessous.
251 Roldán Hervas, 1975, pp. 60-62.
252 Arnaud, 2005, pp. 10-12.
253 Voir les travaux anciens de Rougé, 1966, pp. 11-27 ; Chevallier, 1988, p. 83.
254 Voir Reddé, 1986.
255 Voir Roldán Hervas, 1975 ; Sillières, 1976, 1977 et 1990, pp. 275-315 et 580-599.
256 Casson, 1971, pp. 281-291.
257 Arnaud, 2005, pp. 98-106.
258 Pline l’Ancien, III, 122 ; Végèce, IV, 32.
259 Rougé, 1966, pp. 32-34.
260 Gózalbes, 2003, p. 96.
261 Voir le chap. ii de cet ouvrage.
262 Arnaud, 2005, pp. 26-28.
263 En effet, les pirates ne sont pas systématiquement crétois ou ciliciens ; la piraterie sévit aussi en Méditerranée occidentale, avant d’être en partie enrayée par Pompée, puis par Auguste, même s’il existe toujours un danger lié à la piraterie endémique au Haut-Empire : voir Gózalbes, 1988, pp. 769-778, ainsi qu’Álvarez-Ossorio Rivas, Ferrer Albelda, García Vargas, 2013.
264 Tacite est particulièrement désabusé quant aux dangers de la navigation et aux peurs qu’ils engendrent ; Tacite, Annales, II, 24.
265 Voir Chevallier, 1988, pp. 105-108, pour les tonnages des épaves retrouvées ; Arnaud, 2005, pp. 34-38.
266 Voir Gózalbes, 2003, p. 90 : l’auteur calcule que le prix des marchandises transportées par voie de terre est multiplié par deux tous les 120-150 km parcourus.
267 Sillières, 1993, pp. 37-38.
268 C’est le trajet effectué notamment en 210 par Scipion, le futur Africain : voir Tite-Live, XXVI, 19.
269 En 189 et en 173, deux généraux y trouvèrent la mort : Tite-Live, XXXVII, 57 ; XLII, 4.
270 En effet, la route neuve et sûre dont parle Polybe, III, 39, 8 aurait peut-être été déjà en partie construite à la fin des années 150 av. J.-C. Pour une discussion détaillée, voir Sillières, 1993, pp. 38-39.
271 Id., 1990, pp. 770-772.
272 Cicéron, Sulla, 56 ; Salluste, Conjuration de Catilina, XX, 3.
273 Sillières, 1990, pp. 773-774.
274 Ce mont devait d’ailleurs faire partie du territoire de la colonie, puisque l’Itinéraire antonin la désigne sous le nom de Calpe Carteia ; Itinéraire antonin, 406, 3.
275 Voir la fondation de Iulia Traducta, chap. iii de cet ouvrage.
276 L’expression « port de vitesse » pour Baelo Claudia se trouve notamment sous la plume de Sillières, 1995, pp. 28-30. Sur la transformation de l’agglomération de hauteur de la Silla del Papa, habitée par des Phéniciens et des populations locales, au municipe portuaire de Baelo Claudia, voir Moret, Prados, 2014 ; Moret et alii, 2017.
277 Voir le chap. ii de cet ouvrage.
278 Cette route est ce que l’on désigne communément depuis le xviiie siècle sous le nom de Camino de Anibal : Sillières, 1977, pp. 31-83.
279 Id., 1993, p. 41.
280 Id., 1976, pp. 27-67.
281 Id., 1990, pp. 783-790.
282 Id., 1976, pp. 42-43 ; Crogiez-Pétrequin, 2014. Le texte de l’édit de Sagalassos, au commencement du règne de Tibère, vient marquer les débuts de cette institution de fondation récente : Mitchell, 1976, pp. 106-131 = AE, 1976, 653.
283 Pline l’Ancien, V, 2.
284 Sur l’histoire politique de Baelo Claudia, voir notamment Sillières, 1995, pp. 15-17 et 28-30. Il est effectivement tentant de voir dans cette promotion municipale une récompense des services rendus par la cité portuaire lors de la conquête des Maurétanies : Roddaz, 2002, p. 207 ; Gózalbes, 2002c, p. 13.
285 Nony, 1968, pp. 51-72.
286 Dion Cassius, LX, 24.
287 Arce, 1990, pp. 35-40.
288 Pour l’Hispanie, aucun élément ne semble pouvoir désigner avec une absolue certitude l’itinéraire du franchissement du détroit par le cursus publicus, contrairement à celui de la Manche étudié notamment par Rebuffat, 1994, mais de fortes présomptions conduisent à indiquer que la liaison Baelo-Tingi serait celle préconisée et habituellement fréquentée.
289 Chevallier, 1988, p. 83.
290 Ibid., pp. 113-114.
291 Vanney, Ménanteau, 2004, pp. 25-28.
292 Gózalbes, 2003, p. 21.
293 Pastor Muñoz, Olmedo Jiménez, 1987, pp. 149-171 ; Farrés, 1987, pp. 174-175 ; Bernard, 2012 ; chap. i de cet ouvrage.
294 Ponsich, 1974, p. 257, qui reprend les théories d’A. Schulten ; pour une mise au point sur Avienus, voir Bernard, Guillaumin, à paraître.
295 Strabon l’évalue à 60 ou 70 stades, soit entre 11 et 13 km (Strabon, II, 5, 9 ; XVII, 3), soit 2 km de moins que sa largeur minimale, qui est de 13,5 km.
296 Ponsich, 1974, pp. 262-263.
297 Ibid., p. 262.
298 Voir le schéma des courants dans Ponsich, 1974, fig. 1.
299 Sur toutes ces questions de courants, houles et marées, voir Vanney, Ménanteau, 2004, pp. 99-129.
300 Arnaud, 2005, pp. 28-29 ; id., à paraître.
301 Ponsich, 1974, pp. 269-271.
302 Vanney, Ménanteau, 2004, p. 104.
303 Ponsich, 1974, pp. 271-273.
304 Gózalbes, 2002a.
305 Le portus, contrairement à la statio, comporte des bassins où peuvent hiverner les navires de fort tonnage, que l’on ne peut faire hiverner en cale sèche.
306 Isidore de Séville, Étymologies, XIV, 8, pp. 39-40. Rougé, 1966, pp. 117-119, sur la terminologie latine des ports, très pauvre en comparaison de la grecque. Voir également Gózalbes, 2003, p. 99. Sur l’emporion, qui désigne en fait une « place de commerce », la bibliographie est abondante : voir en premier lieu Bresson, Rouillard, 1993, pp. 9-46.
307 Gózalbes, 1993b, pp. 163-176.
308 Id., 2002a, pp. 562-567.
309 Le décompte des monnaies trouvées dans d’autres cités que celles de leur émission est un des moyens principaux de reconstitution des flux commerciaux.
310 L’archéologie est principalement utile dans trois domaines en matière d’échanges maritimes : l’étude des épaves, celle des amphores et de leurs timbres, et les fouilles d’installations portuaires.
311 Mais comme vu plus haut, les trajets à caractère commercial et ceux à caractère administratif ne s’excluent pas systématiquement, bien au contraire.
312 Laporte, 2008.
313 Bresson, Rouillard, 1993, pp. 9-46.
314 Pour reprendre la définition livrée par un des auteurs de ce même volume : « L’emporion est donc le plus souvent un point sur une route commerciale, un nœud où elles se croisent (Corinthe) et où se rencontrent ces “gens du voyage” que sont les emporoi. […] L’emporion est tout à la fois la place de commerce, le point de rassemblement des marchandises, le lieu où les choses s’échangent pour être réparties ensuite » (Counillon, 1993, p. 52).
315 Rougé, 1966, p. 143 ; Muñiz Cuello, 1975 ; Rodríguez Oliva, 1987.
316 Strabon, III, 158.
317 Voir les travaux de Bernal Casasola, 2012 et à paraître.
318 Portus Magnus, AE, 2008, 1704 ; voir Laporte, 2009, pp. 44, 55.
319 Strabon, III, 1, 8.
320 Ponsich, 1974, p. 272.
321 « Abest a Baelone oppido Baeticae proximo traiectu XXX » (Pline l’Ancien, V, 2, 1 ; trad. Desanges, 1980). Ce chiffre XXX est surligné.
322 Ponsich, 1974, pp. 271-272.
323 Gózalbes, 2002a, pp. 562-563.
324 Id., 1988, pp. 1047-1067.
325 Strabon, III, 4, 2.
326 « Siga oppidum ex aduerso Malacae in Hispaniae situ, Syphacis regia, alterius iam Mauretaniae » (Pline l’Ancien, V, 19).
327 Voir le chap. i de cet ouvrage.
328 Desanges, 1980, pp. 151-152.
329 Gózalbes, 1993b, pp. 175-176.
330 Leveau, 1984.
331 Strabon, XVII, 3, 2.
332 Pline l’Ancien, V, 19.
333 Itinerarium maritimum, 496, 1-2 ; 512, 3-4.
334 Gózalbes, 1993b, p. 174.
335 Paul Orose, Contre les païens, 1, 2, 104 ; Cosmographie d’Aethicus, 55 (voir Geographi Latini Minores, 102).
336 Desanges, 1999, p. 99.
337 Sur la contributio d’Icosium à Ilici, voir le chap. iii de cet ouvrage.
338 Voir Hamdoune, 2002, p. 1426.
339 Voir ibid., p. 1427, n. 1, pour une bibliographie exhaustive et commentée.
340 Carcopino, 1943, pp. 233-244 ; Chatelain, 1944, pp. 21, 136.
341 Voir Christol, Magioncalda, 1989 et Magioncalda, 2006.
342 Baradez, 1955, pp. 295-296 ; Marion, 1957, pp. 117-173.
343 Id., 1960, pp. 442-449 ; Euzennat, 1962, pp. 595-610.
344 Thouvenot, 1962, pp. 82-88 ; Rebuffat, 1971, pp. 33-64.
345 Coltelloni-Trannoy, 1997, pp. 76-77.
346 Hamdoune, 2002, p. 1427.
347 Cette identification semble aujourd’hui très probable, malgré les difficultés du texte de Ptolémée (IV, 4, 1, 3).
348 Hamdoune, 2002, pp. 1426-1428.
349 Ptolémée, IV, 1, 7.
350 Thouvenot, 1962, pp. 85-86 ; Rebuffat, 1971, pp. 52-54.
351 Pour un inventaire de ces passages, voir Hamdoune, 2002, p. 1435, n. 40.
352 Caesarea (Cherchell), CIL, VIII, 9381 = CIL, VIII, 20945 = ILS 2763. Voir Speidel, 1977a.
353 Par uia militaris, on n’entend pas une chaussée romaine construite par les légionnaires pour les légionnaires, réalité qui semble n’avoir existé que dans l’esprit de certains historiens, mais un itinéraire surveillé, équipé avec des relais et entretenu pour permettre le passage sûr et rapide des courriers officiels : Rebuffat, 1987b. Dans l’état actuel des connaissances, il est impossible de dire si une telle route terrestre existait entre les deux Maurétanies, ou si la mer était toujours préférée pour relier au plus vite Tanger et Césarée. En tout cas, il ne faut surtout pas subordonner l’existence d’une voie militaire à la présence de légions : la Bétique, province inermis, possède une voie militaire sous Domitien : Sillières, 1990, pp. 783-790. Pour l’Hispanie à l’époque républicaine, voir le bilan de Cadiou, 2008, pp. 433-435.
354 Hamdoune, 2002, pp. 1441-1442.
355 J’utilise cette expression d’« Afrique Mineure » pour désigner l’ensemble compris de l’Atlantique jusqu’à l’Ampsaga, c’est-à-dire les Maurétanies et la Numidie, par opposition à la « grande » province d’Afrique et à l’ensemble constitué par la Cyrénaïque et l’Égypte : voir Desanges, 1993 pour la définition de la notion.
356 Hamdoune, 2002, pp. 1442-1443.
357 Cette expression d’« îles de la Méditerranée » pour désigner les différentes régions du Maghreb est utilisée notamment par Shaw, 2005.
358 Itinéraire antonin, 9, 1.
359 Tacite, Histoires, II, 59, 1.
360 Voir le chap. iii de cet ouvrage.
361 « ipse Albinus, dum e Tingitana prouincia Caesariensem Mauretaniam petit, <in> adpulsu litoris trucidatus ; uxor eius, cum se percussoribus obtulisset, simul interfecta est » (Tacite, Histoires, II, 59, 1 ; trad. Wuillemier, Le Bonniec, 1987).
362 « Hispaniae […] imminebat » (« il [Albinus] menaçait l’Hispanie » [Tacite, Histoires, II, 58, 1 ; trad. Wuillemier, Le Bonniec, 1987]).
363 Rebuffat, 1998a, pp. 56-60.
364 Tacite, Histoires, II, 58, 1.
365 Ibid., 59, 1.
366 Roxan, 1973, pp. 841-842.
367 Itinéraire antonin, 9, 1 ; voir Hamdoune, 2002, carte p. 1435.
368 Kbiri Alaoui, Siraj, Vismara, 2004, p. 993.
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