Urbanisation, industrialisation et marché du travail
En Europe du xviiie siècle à nos jours
p. 23-44
Texte intégral
1Jusqu’au xixe siècle, le marché du travail a été essentiellement rural. Au cours de ce même siècle, tout a changé, à la fois parce que les campagnes ont offert de moins en moins d’emplois et parce qu’au contraire les villes en ont proposé de plus en plus, aussi bien par suite de leur croissance sans précédent qui a nécessité de plus en plus de personnes pour y répondre, que parce que les industries soit se sont installées en ville, soit ont fortement augmenté la taille de nombreuses cités, soit encore ont été créatrices de villes, même si souvent celles-ci restaient de taille réduite1. Naturellement, aussi bien le développement de ces industries que la forte croissance de la population urbaine ont nécessité un important développement des métiers du tertiaire, notamment le commerce, les services et la domesticité, ce à quoi s’est ajouté, à partir du milieu du xixe siècle, la multiplication des administrations, de leurs tâches et de leur taille. Le marché du travail urbain n’a donc cessé de s’accroître et les villes européennes ont, de ce fait, connu un énorme mouvement d’immigration2 dont on trouve les prémices au xviiie siècle, mais après 1820 on est bien au-delà de ce qui s’était passé alors :
Le xixe siècle est incontestablement celui du développement de la mobilité, du mouvement des campagnes vers les centres urbains et les cités industrielles, et des déplacements intercontinentaux qui ont emporté des millions d’Européens vers le nouveau monde3.
2En Europe même, le marché du travail urbain a proposé de plus en plus d’emplois, aussi bien sous la forme traditionnelle de la domesticité que sous celle tout à fait neuve des grandes industries, mais aussi des services, dont la croissance a également été sans précédent. Or il s’agissait d’un marché du travail beaucoup plus mobile qu’autrefois, avec pour conséquence que les considérables immigrations urbaines qui s’avérèrent indispensables, s’accompagnèrent aussi d’une mobilité très importante soit à l’intérieur des villes4, soit d’une cité à l’autre, ou des villes vers les campagnes, l’émigration urbaine, trop peu connue jusqu’ici, étant tout à fait importante5. N’hésitons pas à le reconnaître : l’ensemble a abouti à des changements tels qu’on peut les qualifier de bouleversements.
D’un marché du travail avant tout rural à la prédominance des emplois urbains
3Avant d’en venir directement au sujet stricto sensu, il nous faut bien comprendre ce qu’était autrefois, avant l’industrialisation, le marché du travail rural. En nombre de personnes, il était considérable, et l’était d’autant plus que jusqu’au xviiie siècle les grandes villes et même les villes importantes, au-delà de 20 000 habitants, étaient fort peu nombreuses. C’était donc dans les campagnes que se trouvait la très grande majorité des emplois. Le développement des protoindustries à partir du Moyen Âge, puis à nouveau à partir du xviie siècle, n’avait cessé de renforcer le poids des emplois ruraux, dont il est clair qu’ils n’étaient pas forcément des emplois agricoles, ou ne l’étaient que partiellement. Un bon exemple en est fourni par le textile bas-languedocien lequel connaît à partir de la seconde moitié du xviie siècle à la fois une forte croissance et une totale réorganisation dans l’espace. D’abord localisée à Nîmes et dans quelques autres cités, l’industrie textile régionale6 change considérablement son implantation : « après s’être déplacée de la grande ville vers les centres moyens et mineurs, la draperie a essaimé très largement des petites villes et bourgades vers leurs campagnes environnantes »7. À l’origine de ce déplacement, il y eut le fait que la montagne cévenole à la longue morte saison offrait une main-d’œuvre à la fois importante et bon marché. Autrement dit, la forte croissance des protoindustries textiles n’empêchait nullement l’augmentation de la population des villes et notamment de Nîmes, chef-lieu du district industriel, mais elle limitait cette augmentation en fixant la main-d’œuvre à la campagne et dans les bourgs ruraux, le contraire se produisant aux xixe-xxe siècles, principalement par suite des changements techniques, ce qui, d’ores et déjà, nous montre le changement de localisation géographique qui survient alors dans le marché du travail.
4Des structures du marché du travail à l’époque préindustrielle, il résultait plusieurs difficultés, les unes tenant au caractère peu élastique de l’offre de travail, les autres à la faible productivité qui résultait d’un aussi grand nombre de travailleurs agricoles, d’autres encore à l’existence de périodes importantes de l’année où les possibilités de travail étaient réduites. Cela s’accompagnait de gains très médiocres, voire très faibles, tels que l’enrichissement par le seul travail agricole ou par l’activité protoindustrielle n’était pratiquement pas possible, sauf à posséder déjà une exploitation d’une taille nettement au-dessus de la moyenne. On avait même tellement de mal à assurer des dots convenables aux filles à marier que nombreuses étaient celles qui allaient en ville se constituer, grâce à « leurs gains et épargnes », un pécule leur permettant de s’établir8. On mettait souvent toute une vie à toucher une dot ou une part d’héritage. Pour la plus grande partie de la population, les moyens monétaires restaient réduits, voire rares. Des activités complémentaires étaient donc recherchées qui, parfois, dans le cas des migrations saisonnières ou temporaires, amenaient à aller travailler pendant quelques semaines ou plusieurs mois loin du pays natal, en ville très souvent, parfois même à l’étranger. Elles pouvaient permettre à une minorité de migrants non seulement de faire face aux besoins de leur famille, ce qui était le but recherché par tous, mais encore de s’enrichir. Mais, majoritairement, ce n’était qu’un appoint9. On peut discuter l’idée du surpeuplement rural qui est en soi une notion relative, mais c’était pourtant une réalité qui n’a cependant débouché sur des catastrophes que dans des circonstances exceptionnelles telles celles qui survinrent en France en 1693-1694 et 1709-1710, ou en Irlande en 1846-1847. Dans le cadre de structures économiques et sociales restées traditionnelles, il y avait encore une marge de progression quantitative possible comme le montre justement l’exemple français puisque les campagnes furent capables de gagner 7 millions d’habitants entre le milieu du xviiie siècle et le milieu du xixe siècle, ce qui ne fut pas le cas des villes.
5En France, c’est donc à partir du Second Empire que changea véritablement le marché du travail. Il faut à cet égard souligner les considérables différences chronologiques à l’échelle de l’Europe, le changement étant intervenu nettement plus tôt en Angleterre, en Wallonie, et dans quelques régions plus limitées, et bien plus tôt encore — dès le xviie siècle — en Hollande. Ces modifications fondamentales du marché du travail se situent au moment où la population des villes et les emplois urbains d’abord s’accroissent plus vite que dans les campagnes, puis font plus que compenser les reculs que connaissent celles-ci, avant que l’on n’en arrive, au xxe siècle, à la situation qui est celle de nombreux pays européens et des États-Unis, à savoir la prédominance de plus en plus marquée du marché du travail urbain qui s’est accompagnée dès la seconde moitié du xixe siècle d’un débordement des villes sur les campagnes environnantes avec l’apparition des premières banlieues puis leur croissance très rapide, avant d’en venir depuis une quarantaine d’années, avec une accentuation rapide, à la rurbanisation. Dans le cas des banlieues comme de la rurbanisation ou de la périurbanisation, nous assistons à de nouvelles formes migratoires puisque le marché du travail est urbain, mais l’habitat rural ou banlieusard.
6Pour le sujet qui nous intéresse, d’un certain point de vue il paraît évident qu’il existe une unité de toute la période de l’histoire européenne qui va du début du xviiie siècle à la fin du xxe siècle : elle a été marquée par une croissance urbaine considérable. D’abord limitée et somme toute très progressive, la Grande-Bretagne exceptée, avant le milieu du xixe siècle, elle n’a cessé ensuite de s’accélérer. D’un point de vue relatif, déjà entre 1700 et 1850 le marché du travail s’accroît beaucoup plus vite en ville qu’à la campagne, à la fois par suite d’une première poussée urbaine et parce que la progression des zones rurales, où les protoindustries ont cessé de se développer, est désormais lente. Une deuxième étape va du milieu du xixe au milieu du xxe siècle. D’un côté, la croissance de la population urbaine de l’Europe devient considérable : évaluée par Paul Bairoch à 14,5 millions de personnes en 1700, elle se situait à 44,9 en 1850, ce qui signifie un triplement ; mais entre 1850 et 1950, cette même population urbaine, qui atteint à cette dernière date 344 millions d’habitants, a été multipliée par 7,7, ce qui veut dire que le chiffre de 1700, lui, l’a été par 23,7. D’un autre côté, alors qu’à la campagne, en chiffres absolus, la population et le nombre d’emplois n’évoluent plus que lentement, voire reculent, avant de décroître très fortement à partir du dernier tiers du xixe siècle, déclin qui s’accélère après 1920, non seulement l’emploi urbain assure seul désormais la croissance du marché du travail, mais encore, à des dates différentes suivant les pays, il devient majoritaire, et l’est de plus en plus. Dans tous ces domaines, la seconde moitié du xxe siècle est une phase d’accélération qui amène dans plusieurs pays le pourcentage de population agricole à des niveaux très bas, au point que, par exemple, aujourd’hui, en France comme en Angleterre, le nombre d’emplois proprement agricoles est extrêmement minoritaire.
7Ainsi se sont additionnés des besoins en main-d’œuvre des villes de plus en plus grands et le recul, parfois drastique, des emplois ruraux, soit que cela corresponde à des changements agricoles nécessitant moins de bras, soit que l’on ait affaire à la disparition, parfois progressive, parfois très rapide, des industries rurales, comme l’a souligné René Leboutte :
Dans la première moitié du xixe siècle, le déclin des industries rurales accélère la paupérisation. Dans les années 1840, on assiste à l’effondrement de l’industrie linière en Flandre, en Silésie, en Saxe…, en raison de la concurrence des toiles de lin anglaises fabriquées mécaniquement et importées en grandes quantités. En Irlande, dans les Flandres et les Pays-Bas, en Westphalie, en Silésie, la surpopulation relative entraîne un paupérisme généralisé qui pousse à une «émigration de la misère». L’industrialisation n’est évidemment pas étrangère à la crise des industries rurales, comme on l’observe dans le Cambrésis-Saint-Quentinois ou la région liégeoise. L’introduction des mécaniques dans l’industrie textile verviétoise à partir de 1800 plonge dans la misère les travailleurs à domicile des villages du Pays de Herve, ce qui entraîne un déferlement soudain en direction des nouvelles fabriques de Verviers10.
8Plusieurs nuances doivent cependant être apportées à cette constatation : tout d’abord, il existe de nombreux exemples de déclin des protoindustries dès le xviiie siècle, notamment en France, ce qui veut dire que le mouvement a commencé plus tôt que ne le retient René Leboutte. Par ailleurs, il ne s’agit pas seulement d’un déclin des industries rurales : le Sud-Ouest de la France propose un autre modèle dans lequel le recul des emplois ruraux vient d’une décroissance démographique entraînée par une faible natalité, ce qu’a bien mis en valeur Pierre Deffontaines. Celui-ci a, avec raison, souligné l’importance du déclin de l’artisanat rural dans les pays de la Moyenne Garonne11. Enfin, il est des cas assez nombreux où la résistance des industries rurales a été de longue durée, y compris dans le textile ; jusqu’aux années 1880, dans la région lyonnaise, la « fabrique » ne change guère :
Bien loin de concentrer la main-d’œuvre, [elle] relance sa dispersion autour des noyaux lyonnais, stéphanois, grenoblois ou roannais, dans le cadre inchangé de l’atelier familial ou de l’usine, à peine plus grande, du petit « façonnier ». Le travail va à la main-d’œuvre rurale au moins autant — plus même, sans doute — qu’il ne l’attire12.
9Il en est de même dans une région tout à fait différente : la Picardie. Philippe Pinchemel a montré qu’entre 1836 et 1936 le nombre d’emplois agricoles était loin d’y reculer partout, s’accroissant même dans certains cantons ; au contraire les effectifs des artisans et ouvriers d’usine ont été en chute libre, les pertes allant des deux tiers à 90 %13. Sauf exception, néanmoins, il y a à peu près partout décroissance des emplois ruraux et la crise que connaît à la campagne le marché du travail additionne ainsi ses effets et un appel urbain en main-d’œuvre de plus en plus fort.
Des immigrations urbaines de plus en plus considérables
10Le résultat en a été une très forte croissance des immigrations urbaines. Au départ, elles s’expliquent pour une part importante par des raisons purement démographiques : les villes depuis le Moyen Âge ne renouvellent pas leur population et ont besoin d’un afflux permanent en provenance des campagnes. Cela reste vrai, quoique d’une manière moins importante, jusqu’au début du xxe siècle. D’une part, au xixe siècle les niveaux atteints par la croissance urbaine n’auraient jamais pu l’être sans la venue de nouveaux habitants14 ; d’autre part, comme je l’ai déjà souligné, les villes ont depuis deux siècles fonctionné et fonctionnent toujours comme les endroits essentiels des créations d’emplois, toutes tailles urbaines confondues. C’est pourquoi la considérable croissance urbaine a nécessité une immigration non moins considérable. Pour une très large part, les cités européennes n’ont donc cessé d’abriter de nouveaux venus lesquels, pendant longtemps, étaient en quelque sorte transplantés de la campagne à la ville. Il s’agissait très majoritairement de gens en âge de travailler, même si les migrations familiales ne furent pas absentes. Ainsi, à Rostock, qui passe de 12 585 habitants en 1800 à 28 511 en 1867 et 54 735 en 1900 ; 70 % de ceux qui y sont en âge de travailler en 1900 viennent de l’extérieur, et il y a 54,2 % de femmes dans la population de la ville, tout ceci correspondant à une pyramide des âges « jeune »15. Ne nous trompons pas : la nouveauté n’est pas l’importance de la proportion de migrants dans la ville, car les cités préindustrielles y ont déjà plus que largement recours : Jean-Pierre Bardet a fait remarquer que la moitié des nouveaux époux dans les grandes villes provinciales françaises du xviiie siècle sont des immigrants16. En fait, « la ville a toujours été le nœud de la mobilité dans le monde préindustriel », et elle a en permanence connu « une présence constante des migrants »17. Ce qui change, c’est l’énorme croissance, en chiffres absolus, de l’immigration dans les villes par suite de la croissance non moins énorme du marché du travail urbain. Le Royaume-Uni a ouvert la voie. Ainsi,
en 1851, dans presque toutes les grandes villes, les nouveaux venus y dépassaient en nombre les natifs et, parmi la population adulte les immigrants étaient majoritaires. Dans des villes telles que Manchester, Bradford et Glasgow, plus de 75 % de la population au-dessus de vingt ans étaient nés ailleurs, et d’une manière plus générale dans la Grande-Bretagne urbaine le pourcentage se situait au-dessus de 66 %. Dans l’Entre-deux-guerres, la croissance des banlieues (suburbs) amena la création de lotissements dans lesquels la présence des migrants était spectaculaire : par exemple, la population de Hendon fit plus que doubler entre 1921 et 1931, jusqu’à atteindre 116 000 habitants ; la part de la migration dans cette croissance était de 92 %18.
11Pour prendre l’exemple différent d’une ville qui n’est pas une cité industrielle, Madrid, dans le quartier de La Prosperidad, à la fin du xixe et au début du xxe siècle, « seul un cinquième des chefs de famille sont madrilènes de naissance »19.
12Mais, de même que nous verrons qu’il n’y eut pas en fait un marché du travail mais des marchés du travail différents, seulement unis par leur localisation urbaine, de même il y eut des types très différents d’immigrations. Contrairement à ce que l’on a parfois avancé, la part des régions environnantes a toujours été considérable, et elles ont toujours été un bassin démographique de première importance pour les villes : ainsi, à Fourmies, entre 1860 et 1869, 70 % des chefs de famille qui y sont venus, sont nés à moins de 30 km de celle-ci20 ; à Littry, en Basse-Normandie, centre minier, 85,2 % des ouvriers sont nés dans un rayon de 8 à 10 km21. Bien sûr, au niveau des petites villes le recrutement dans le proche environnement est majoritaire, à cette nuance près qu’assez souvent les besoins en main-d’œuvre des nouvelles industries, comme d’autres activités génératrices d’emplois nouveaux et nombreux, ont entraîné un afflux de populations venues de loin, voire de l’étranger. Encore qu’à cet égard les situations soient très contrastées, y compris dans un cadre régional limité comme on le voit dans la Basse-Normandie « industrielle ». Un bon exemple est fourni par la petite ville métallurgique de Leioa, dans la ría de Bilbao, qui avait 600 habitants au milieu du xixe siècle, près de 2 500 à la veille de la Première Guerre mondiale, plus de 5 000 en 1930 et plus de 20 000 en 1980. Jusqu’à la fin du xixe siècle, 99,4 % des habitants sont de Leioa ou de ses environs. C’est alors que les besoins en ouvriers spécialisés et en cadres ont amené une centaine de Belges, dont les salaires étaient supérieurs à ceux des autres. Il y avait aussi un grand nombre d’autres immigrants venus de l’ensemble du Pays basque même si les environs de Bilbao dominaient. Bien entendu, après 1920 la part des populations immigrantes ne cesse de s’accroître, avec cette nouveauté que désormais les Castillans sont le groupe le plus nombreux : 40 % des immigrants dans les années 195022. Néanmoins, dans l’ensemble de la ría de Bilbao, les données sont différentes, sans aucun doute par suite de la présence de Bilbao23. Pour les deux périodes considérées dans le tableau ci-dessous, nous avons une forte présence de gens venus de la province de Burgos : 25 et 17 % des immigrants24.
Distance entre la résidence et le lieu d’origine des immigrants de la ría de Bilbao
Distance parcourue | 1880-1890 | 1920-1935 |
Moins de 25 km | 30,7 % | 34,9 % |
25-50 km | 12,1 % | 10,7 % |
50-100 km | 19,1 % | 14,1 % |
Plus de 100 km | 37,8 % | 40,1 % |
Source : García Abad, 2005, p. 156.
13En fait, on eut des situations très variables. Dans certains cas, comme dans les villes minières et industrielles du Pays de Galles, ou comme à Carmaux25, la population locale resta toujours prédominante ; dans de nombreuses petites villes minières de l’est de la France ou de la Ruhr, elle s’avéra très vite à la fois insuffisante et peu adaptée aux besoins, ou préférant garder d’autres activités : on eut donc rapidement une immigration lointaine, par exemple, en Lorraine, des Italiens et des Polonais26 ; dans d’autres cas, enfin, la croissance fut si fréquente et si importante que les bassins démographiques proches ne pouvaient répondre aux besoins, et qu’il y eut de plus en plus de migrants lointains, comme ce fut le cas dans les villes minières et industrielles de la région Nord-Pas-de-Calais, en France. Le marché du travail créa ainsi de fortes mixités de population, encore que, souvent, dès que les immigrés d’une nationalité étaient suffisamment nombreux, dans un premier temps au moins, ils ne se mêlaient guère à la population d’origine locale. Les Polonais, par exemple, à la première et en grande partie à la seconde génération, gardaient leur langue et leur encadrement religieux.
14Au niveau des grandes villes et des agglomérations ou métropoles, non seulement l’immigration lointaine a été forte mais encore elle a suscité la formation d’importants groupes de populations qui ont débouché fréquemment sur de considérables regroupements par quartiers ; en ce qui les concerne, le tournant du mouvement migratoire peut être ancien : tel est le cas du nombre très important d’Irlandais à Londres dès le xviiie siècle, avec de fortes réactions de rejet. Mais, globalement, les changements du mouvement migratoire ont été tardifs :
Jusque dans les années 1880, les mouvements migratoires induits par l’essor industriel ne diffèrent pas radicalement de ceux observés au xviiie siècle. Tant en Grande-Bretagne que sur le Continent, les migrations de contiguïté l’emportent largement27.
15Je l’avais montré voici un peu plus de vingt ans, en rappelant notamment que dès 1885 Ernst Georg Ravenstein l’avait souligné pour le Royaume-Uni28 — en 1881, 75 % de la population de l’Angleterre et du pays de Galles, 69 % de celle de l’Écosse vivaient dans leur comté natal —, ce qu’avait confirmé en 1926 Arthur Redford pour les nouveaux grands centres industriels britanniques (Lancashire, Midlands, région de Glasgow), lequel ajoutait « qu’à chaque fois l’aire concernée était grossièrement circulaire »29. Tous les exemples vont dans ce sens : ainsi à Verviers, beau cas de forte croissance industrielle dans la première moitié du xixe siècle, en 1846 60 % des immigrants proviennent de sa région économique dont le rayon est seulement de 8 km ; au-delà de 15 km, l’attraction est faible et l’immigration très dispersée30.
16Au demeurant, les exemples ne manquent pas pour lesquels le recrutement régional recule ou devient minoritaire. Deux causes l’expliquent : soit la population proche ne permet pas de faire face aux besoins de la croissance, soit celle-ci est tellement considérable que le recours à une immigration lointaine est inévitable, sans oublier en outre ces groupes de migrants très spécialisés pour lesquels la distance n’est plus qu’un facteur secondaire. Un bon exemple d’une croissance très au-delà des possibilités locales ou régionales est celui de Roubaix. Cette ville,
qui ne comptait que 8 000 habitants à l’aube du xixe siècle, franchit, dès 1886, le seuil des 100 000 habitants. Après le maximum de 124 661 Roubaisiens, atteint en 1896, la population stagna aux environs de 120 000 habitants jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Cette augmentation, exceptionnelle dans le cadre français, résulta largement de l’immigration […] [venue] de l’intérieur, mais surtout de l’immigration belge31.
17Or, ce qui est non moins exceptionnel, dans la seconde moitié du xixe siècle, les immigrés étrangers, essentiellement des Flamands, représentaient 47,7 % des habitants en 1866, 55,4 % en 1872, et encore 54 % en 1886. Il s’agissait d’une main-d’œuvre nécessaire pour les industries textiles de la ville en plein essor ; déjà formée, elle était notamment attirée par des salaires nettement supérieurs à ceux qu’elle trouvait dans la Flandre belge où, en outre, la crise économique touchait à la fois les villes textiles et les protoindustries rurales fort nombreuses jusque là dans ce même secteur32. La distance parcourue n’était pas très grande mais l’opposition entre le milieu de départ constitué majoritairement de campagnes où l’on parlait flamand, et le milieu d’accueil, urbain, industriel et francophone était forte.
18Mais, sans doute, dans ce domaine, le type d’évolution le plus intéressant est-il celui de la Ruhr, car il met parfaitement en valeur l’emprise du marché du travail sur la population urbaine. Pendant la plus grande partie du siècle, nous restons dans un cadre régional : « les migrations qui alimentent la croissance jusqu’en 1880 sont de courte distance ; la main-d’œuvre provient des zones rurales de la Rhénanie, de la Westphalie et de la Hesse ». Une première phase, qui correspond aux années 1800 à 1840, et qui est celle du développement de l’extraction charbonnière, se fait grâce « à la main-d’œuvre des environs immédiats », ce qui est toujours possible jusqu’à cette époque tant le marché du travail des campagnes dispose d’un nombre de bras beaucoup plus important que les besoins réels. Au cours des quarante années suivantes, le stock local étant désormais insuffisant, la Ruhr fait appel aux campagnes, mais on reste dans un environnement proche. À partir des années 1880, la croissance industrielle, loin de ralentir, ne cesse d’accélérer : il faut alors faire appel massivement à des Allemands de la partie orientale du Reich (près de 400 000) et à des Polonais de Haute-Silésie, de Mazurie, de Posnanie (environ 450 000), qui viennent s’ajouter à une arrivée toujours massive d’immigrants originaires de la Rhénanie (675 000) et de la Westphalie (610 000). Or, « la majorité des immigrants se dirigent vers les grandes villes »33.
19En fait, dès la seconde moitié du xixe siècle, et plus encore dans la première moitié du xxe siècle, les besoins en main-d’œuvre furent tels pour les mines et pour les industries qu’il fallut recruter très loin des travailleurs. Il exista donc des migrations organisées, souvent par les sociétés industrielles et minières, mais aussi par l’État. Un bon exemple est fourni par la création, en France, en mai 1924, de la Société générale d’immigration (SGI), à l’initiative des maîtres de forges, des milieux ruraux et des compagnies minières, notamment charbonnières. Cela concerne en particulier le recrutement massif de Polonais, qui arrivent avec des contrats de travail34. Il s’agit bien évidemment d’une conséquence majeure du premier conflit mondial qui à la fois a été responsable d’un grand nombre de morts à la guerre et d’un recul marqué de la natalité — on peut même parler d’un effondrement ! Ralph Schor a précisé, voici quelques années, ce qui a rajeuni le grand travail de Georges Mauco, ce qu’il fallait savoir à ce sujet, et montré combien le souci d’attirer des immigrants fut important dès 1919, mais dans le cadre d’une migration organisée dont l’aboutissement fut justement cette Société générale d’immigration qui fit venir en France de 1924 à 1930 plus de 400 000 immigrants dont la majorité allèrent dans les villes et cités ouvrières de Lorraine et du Nord-Pas-de-Calais, les recrutements les plus considérables ayant été ceux de Polonais, lesquels étaient un peu plus de 500 000 en France en 193135. La collaboration est étroite entre les autorités polonaises et la SGI. Elle s’inscrit dans le cadre de nombreux accords passés par le gouvernement français avec les pays d’émigration entre 1919 et 193036. Bien que tout aussi massive37, l’immigration italienne est assez différente dans son fonctionnement car « le gouvernement italien n’a jamais voulu autoriser le fonctionnement, sur son territoire, d’une mission française officielle ou patronale pour la sélection et l’embauchage de la main-d’œuvre ». On a en fait une double action, celle des services régionaux d’émigration qui embauchent les ouvriers et assurent leur transport jusqu’à la frontière38, et celle du clergé italien, notamment dans le Frioul, mais il s’agit ici de l’immigration dans les campagnes françaises, essentiellement celles du Sud-Ouest. Nous voyons à cet endroit que la perspective qui est la nôtre, à savoir les liens entre les mouvements migratoires et le(s) marché(s) du travail, doit être analysée à partir de deux considérations, l’une étant les besoins des villes, industries ou pays d’accueil, ce qui est notre démarche dans le présent texte, l’autre la surabondance de main-d’œuvre dans les pays de départ39. Le recrutement peut d’ailleurs être très dilué. Ainsi, au début du xxe siècle, les carrières de Chauvigny et de Tercé, dans le département français de la Vienne, n’arrivaient pas à trouver de la main-d’œuvre ; il s’agissait d’un petit nombre de personnes : d’une douzaine et moins à un peu plus d’une vingtaine. L’entreprise réussit à les recruter directement en Italie, notamment grâce à un ouvrier italien qui fut envoyé au pays natal pour trouver les travailleurs voulus40.
20Une autre manière d’aborder l’analyse des migrations d’un point de vue géographique est de croiser la distance et les activités socioprofessionnelles, ce qui éclaire fort bien les liens entre les mouvements migratoires et le marché du travail. Souvent, on le fait à partir du point d’arrivée : c’est, par exemple, ce que j’ai pratiqué pour Bordeaux au xviiie siècle41, et il s’agit de la démarche la plus courante. Mais, comme l’ont fait de manière très suggestive Colin Pooley et John Doherty, on peut aussi mener l’analyse à partir du lieu ou de la région de départ. Ils ont étudié pour cela les migrations galloises dans les villes anglaises au xixe siècle, et choisi trois centres urbains pour leur analyse. Le premier, Shrewsbury, se situe aux frontières du Pays de Galles. On a affaire à un mouvement d’émigration des campagnes vers une ville proche, marqué par la prédominance des adultes et une majorité de femmes, avec une proportion importante de domestiques des deux sexes42, l’ensemble des migrants paraissant bien intégrés. Le second est Liverpool : il s’agit cette fois d’une majorité de jeunes adultes mâles, travaillant essentiellement dans les transports (les navires et les docks) et dans le bâtiment ; ils forment une communauté fermée. À l’opposé, à Middlesbrough, qui est beaucoup plus lointaine43, les émigrants gallois, au demeurant peu nombreux, travaillent essentiellement dans la métallurgie, et sont des ouvriers qualifiés, issus surtout du sud du Pays de Galles, autre lieu où la métallurgie est importante, souvent venus avec leur famille ; la plupart des femmes restent au foyer44.
21Nous voyons ainsi que les besoins du marché du travail ont pu être satisfaits par le recours massif à l’immigration, qu’elle soit nationale ou d’origine étrangère. Mais, en même temps, en contribuant à la croissance urbaine, l’immigration a aussi contribué à augmenter les besoins du marché du travail.
Exemples d’évolution du marché du travail urbain
22A-t-elle satisfait aux besoins spécifiques du marché du travail ? Globalement oui, car les villes en pleine croissance ont eu besoin pendant longtemps, aussi bien pour l’industrie que pour le commerce, les services ou la domesticité, d’une main-d’œuvre qui n’avait besoin ni d’être qualifiée ni d’être instruite. Les manœuvres et les domestiques des deux sexes ont de ce fait constitué les gros bataillons dont avait besoin le marché du travail urbain, et cela a été vrai jusqu’à notre époque comme en témoigne l’immigration venue du continent africain dans la seconde moitié du xxe siècle. Un bon exemple est fourni par l’émigration bretonne, notamment à Paris et dans ses banlieues, à partir du milieu du xixe siècle. Jusque là, on trouvait certes des Bretons à Paris, mais en nombres réduits : un peu plus de 10 000 au début de la monarchie de Juillet. À partir du Second Empire, la croissance de ce courant migratoire est très forte : 88 100 sont recensés dans le département de la Seine en 1891, 159 782 en 1911. Les hommes sont pour la plupart des migrants pauvres, des journaliers sans instruction qui, dans leur province, travaillaient la terre : des gens « pauvres et sans métier ». Quant aux jeunes filles, elles se tournent d’abord vers la domesticité45. Le marché du travail domestique est considérable grâce à la très forte croissance urbaine, d’autant plus qu’il concerne toutes les villes, même celles de taille modeste46, et qu’il s’agit d’un travail qui à la fois peut offrir une position d’attente en attendant de trouver mieux — soit des emplois mieux rémunérés soit des emplois spécialisés — et permettre une ascension sociale. Bien évidemment, les chiffres les plus importants sont de très loin ceux des capitales et des très grandes villes, mais on ne saurait se limiter à celles-ci. La seule importante étude régionale que l’on puisse utiliser, dont la limite est que les villes objets de l’étude sont de taille réduite, est celle d’Isidro Dubert pour la Galice du début du xviiie au début du xxe siècle. Elle montre une part toujours forte d’immigrantes rurales parmi la domesticité et, surtout, un accroissement de leurs pourcentages à la fin du xixe et au début du xxe siècle : ainsi, à Saint-Jacques-de-Compostelle on passe de 59 % de rurales provenant des environs entre 1860 et 1898 à 76 % entre 1915 et 192047. On leur ajoutera la venue en nombres également considérables d’artisans et d’ouvriers qualifiés : ainsi, à Vienne, en 1837, arrivent au moins 90 000 ouvriers chaque année, à Hambourg en 1861 45 000, dont beaucoup ne sont que des travailleurs saisonniers48. La venue de ces derniers n’est évidemment pas une nouveauté du xixe siècle, mais elle a pris des caractères inédits. Il y eut une massivité accrue durant les deux premiers tiers, voire les trois quarts du xixe siècle, en particulier dans le secteur du bâtiment dont l’activité s’arrêtait entre deux et trois mois l’hiver. La migration typique, à cet égard, est celle des Limousins que nous avons en outre l’avantage de connaître de manière plus concrète grâce au témoignage de Martin Nadaud49. Une forme nouvelle de migration saisonnière ne cesse de s’accroître : celle qui correspond à la naissance puis à la multiplication des stations balnéaires et villes d’eaux où l’emploi est majoritairement saisonnier certes, mais dont l’essor s’est accompagné aussi de croissances urbaines aboutissant à l’installation de populations restant de manière permanente. Un correctif est que dans la plupart des cas la taille urbaine reste faible, voire médiocre, d’où le contraste avec le très élevé marché du travail en saison lorsqu’il faut accueillir les estivants — ou les hivernants, puisque cela vaut aussi, à partir du xixe siècle, pour les stations de ski50. Quelques-unes de ces villes au demeurant ont atteint des tailles importantes telles Bath — 53 000 habitants en 1841 —, Brighton — 131 000 habitants en 191151—, ou encore Nice — 143 000 habitants en 1911. Toutes ont commencé avec une main-d’œuvre locale puis régionale, et elles ont eu de plus en plus recours à une immigration lointaine, tout particulièrement Nice52. Elles sont donc le lieu d’importantes migrations temporaires — ou simplement saisonnières — ce qui d’ailleurs se retrouve pour des activités bien éloignées de celles des stations balnéaires, comme c’est le cas dans les mines de Biscaye53.
23Une forme du travail, beaucoup plus importante numériquement relève également des migrations à temps. Il s’agit d’une des grandes nouveautés du xixe siècle, le développement des migrations viagères : de plus en plus de campagnards viennent passer leur vie active dans les grandes villes avec au départ l’intention de revenir au pays dès qu’ils le pourront. En fait, durant leur vie active, ils ne reviennent qu’à intervalles souvent très irréguliers, et c’est lorsqu’ils prennent leur retraite que se situe le retour au pays natal quand il a lieu, une proportion importante d’entre eux restant en ville et ne se rendant plus au pays que pour de courts séjours ou des circonstances, familiales ou autres, exceptionnelles, forme nouvelle de mobilité que permet le développement des chemins de fer. Ici encore, l’exemple le plus intéressant qui ait été étudié est français : il s’agit des Auvergnats qui viennent à Paris en très grand nombre, mouvement facilité dans le dernier tiers du xixe siècle par le chemin de fer ; celui-ci permet en outre d’aller passer quelques vacances au pays natal, donc des retours plus fréquents, surtout lorsqu’à partir de 1903 sont mis en service, l’été, des trains spéciaux reliant directement la capitale au pays natal54.
24Mais nous avons là des mobilités particulières qui correspondent souvent à des populations peu formées professionnellement. Or, l’urbanisation-industrialisation a nécessité de manière également massive d’autres types de migrations. En effet, ce monde urbain au développement si rapide ne pouvait se contenter d’une immigration peu ou pas du tout qualifiée : d’une part, il a fallu de nombreux emplois qualifiés non seulement pour les industries mais aussi, pour prendre cet exemple, dans les nouveaux transports urbains ; d’autre part les services, en particulier administratifs, avaient besoin de gens ayant au moins un minimum d’instruction — le fameux certificat d’études en France. Ainsi, à la fin du xixe siècle, on trouve dans les différentes administrations françaises, notamment les PTT ou l’enseignement, des groupes d’immigrants venus de tous les départements disposant au moins d’une instruction de base, mais assez souvent celle-ci était plus poussée55. Songeons également qu’au xixe siècle il devient de plus en plus difficile de tenir et gérer un commerce urbain sans avoir les moyens intellectuels, culturels et techniques de le faire. Il a donc fallu, dans chaque pays, à partir du dernier tiers du xixe siècle, développer l’éducation pour répondre aux besoins du marché des emplois. De ce fait, souvent ceux qui quittent les campagnes sont plus éduqués que les autres : ainsi, dans la ría de Bilbao, les immigrants sont plus alphabétisés que les autres et Rocío García Abad souligne que l’alphabétisation favorise l’émigration56. En même temps, le marché du travail urbain s’est modifié dans ses grandes structures, ce changement ayant comme les autres commencé en Grande-Bretagne. Dans un premier temps, le développement du marché du travail a d’abord été manufacturier, puis il s’est effectué dans la domesticité, ainsi que dans les transports et le bâtiment. C’est globalement ce que l’on peut dire pour les trois quarts du xixe siècle. Paul Bairoch a estimé que la population urbaine avait été multipliée par 7 entre 1800 et 1913, les activités tertiaires urbaines par 4, mais les emplois manufacturiers par 957. De ce fait, autour de 1900, les grandes villes britanniques comptaient en général la moitié de leurs actifs dans le secteur de la production industrielle58. Mais, dans ce pays, le processus de tertiarisation, qui avait toujours été bien présent à Londres, s’était mis en place dès le dernier tiers du xixe siècle. En 1911, à Glasgow, le secteur tertiaire égale quasiment le secteur industriel ; à Manchester, il l’emporte ; dans les deux cas, ce tertiaire est au-dessus de 40 %, et même à 45 % à Manchester. En réalité, ces villes du nord de la Grande-Bretagne sont en avance sur l’évolution à venir, particulièrement Manchester, comme le soulignent David Reeder et Richard Rodger59. Incontestablement, cela annonçait la grande transformation du marché du travail des grandes villes européennes qui se déroula au xxe siècle, néanmoins de manière progressive, et avec des chronologies différentes suivant les pays : elle fut marquée par le recul des emplois « manufacturiers » et le développement de la tertiarisation.
25Cela ne doit pas nous faire oublier les possibilités qu’offrait le marché du travail à des migrants très spécialisés, ce qui au demeurant n’est en rien spécifique de l’époque industrielle. En France, le recrutement sous Henri IV d’ingénieurs flamands ou néerlandais pour assécher les marais — ce que l’on a également en Angleterre à cette époque —, l’engagement par Colbert d’artisans flamands spécialisés dans le textile (voir le cas de Van Robais à Abbeville) ou de Néerlandais pour développer la fabrication du goudron, précèdent le débauchage d’ouvriers et d’ingénieurs britanniques au moment de la Révolution industrielle anglaise. Mais, de plus en plus, ces mouvements de migrants dans des secteurs très spécialisés du marché du travail se sont faits sans intervention des gouvernants. En Europe centrale et orientale, au xviiie siècle, ce fut très largement le cas de précepteurs, maîtres à danser, couturières, artistes venus de France60; en sens inverse, nombreux étaient parmi les ébénistes du quartier Saint-Antoine ceux qui étaient d’origine germanique61. Tout cela a continué aux xixe et xxe siècles. Un bon exemple en est fourni par les Allemands qui travaillent dans le commerce du livre à Paris durant la plus grande partie du xixe siècle :
Ils s’installent d’abord dans le secteur des cabinets de lecture, puis se tournent vers l’échange international de l’imprimé [et] occupent rapidement une place essentielle dans certains domaines de la librairie spécialisée : éducation musicale, livres scientifiques, commerce et réimpression de livres anciens. Ferment dynamisant de l’impression parisienne, ils y apportent nombre d’innovations technologiques62.
26D’une manière plus générale, si l’on veut bien considérer que les arts (peinture, musique…) correspondent aussi à un marché particulier du travail, il est certain que la croissance des villes a fourni dans ce domaine de plus en plus de possibilités, notamment à Paris et, en fin de xixe siècle, à Vienne !
Les difficultés de la vie urbaine
27Il s’agit là des problèmes spécifiques au marché du travail mais en réalité ce fut l’ensemble des structures urbaines qui subirent de plein fouet ce que l’on peut sans hésiter appeler le triple choc de l’urbanisation rapide, de l’industrialisation sans précédent et de l’immigration massive. Les villes de la fin du xviiie siècle n’étaient adaptées à aucun de ces considérables changements. Par exemple, beaucoup étaient encore corsetées de murailles, et leur voirie restait globalement celle de l’époque médiévale ; il fallut donc de considérables travaux d’aménagement urbain qui durent se faire en même temps qu’il fallait accroître la fourniture en logements et en moyens de transports ; de surcroît, le xixe siècle est celui où la salubrité et l’hygiène deviennent des impératifs de plus en plus primordiaux, la poussée en ce sens étant encore plus exacerbée par les problèmes massifs que posaient les changements ; et il en va de même pour les préoccupations sociales.
28Incontestablement, au début des changements, les conditions furent détestables, mais sans qu’il faille s’en tenir à cet égard à une chronologie trop précise : c’est dans la seconde moitié du xixe siècle que le paysage industriel parisien engendre une insalubrité et une pollution de plus en plus grandes63. Il n’empêche que globalement ce furent les deux premiers tiers du xixe siècle qui furent les plus difficiles, l’un des exemples les pires étant celui de Merthyr Tydfil au pays de Galles : ce simple hameau connut une telle croissance grâce au développement de l’exploitation minière et de l’industrie métallurgique qu’il dépassa les 20 000 habitants dès les années 1840 et en arriva à 80 000 en 1911. Les besoins de l’industrie, la rapidité de la croissance y furent tels que la grande majorité des maisons furent construites à la va-vite durant toute la première moitié du xixe siècle, avec pour souci essentiel d’économiser l’espace, la plupart n’ayant donc que 8 mètres sur 10 ou 12, et deux chambres très petites. D’une part, le drainage des eaux pluviales et l’évacuation des eaux usées n’étaient pas assurés ; d’autre part, les besoins en eau étaient tels et la fourniture si insuffisante qu’il y avait concurrence entre les besoins de l’industrie et ceux des habitants64. D’une manière générale, les croissances urbaines et industrielles amenèrent un développement massif des taudis, les célèbres slums britanniques, dont l’importance fut considérable dans toute l’Europe. L’amélioration des conditions de vie en ville, quelle que soit la taille de celle-ci, resta donc toujours en retard par rapport à l’afflux de main-d’œuvre, ce qui créa des problèmes sociaux considérables qui rejaillissaient sur la qualité et la productivité de cette main-d’œuvre. À cet endroit, néanmoins, il faut éviter une double erreur. La première serait de croire qu’il s’agit d’une situation nouvelle : l’étude des quartiers ouvriers d’Amiens au xviie siècle nous montre le contraire. Les logements sont
humides et malsains. Parfois même ils sont partagés entre plusieurs familles occupant chacune une chambre dans une promiscuité que le manque de meubles peut encore aggraver… Les inventaires après décès décrivent ces intérieurs minuscules où dans la cheminée brûle la tourbe à l’odeur âcre et nauséabonde : quelques chaises, une ou deux paillasses, très peu de linge ou d’habits65.
29Les situations du xixe siècle industriel ne sont à coup sûr pas pires et il faut donc se garder d’exagérer la nouveauté des difficultés de la vie ouvrière de ce siècle par rapport aux époques précédentes. Les deux nouveautés viennent d’une part du caractère massif que prend désormais cette question ; d’autre part de la transformation à grande vitesse de villages — et même de simples hameaux — et de petites villes en cités industrielles de bonne ou de très grande taille66. La seconde erreur serait de croire que cette évolution a été uniquement péjorative. En réalité, beaucoup de ruraux vivaient chez eux dans des conditions aussi détestables que celles qu’ils trouvèrent dans les villes : l’exemple intéressant à cet égard est celui des Irlandais venus à Londres et dans les villes industrielles du Royaume-Uni67, ou encore celui des Polonais qui s’installèrent dans la Ruhr. Surtout, les efforts d’aménagement et d’amélioration furent considérables comme en témoigne l’étude de l’évolution de l’habitat ouvrier au cours du xixe siècle. On ne saurait non plus oublier — même si beaucoup d’auteurs le font — les progrès du niveau de vie particulièrement marqués à la fin du xixe siècle. On insiste souvent sur la misère ouvrière au xixe siècle, en oubliant la misère ouvrière préindustrielle, et en forgeant l’idée qu’elle est née du siècle de l’industrialisation. Certes, les exemples de paupérisme et de misère sont nombreux comme le prouvent les enquêtes sociales et médicales, et comme l’ont souligné de nombreux enquêteurs, journalistes et romanciers, avec au premier rang d’entre eux Charles Dickens. Mais, si nous regardons de près ce Royaume-Uni qui a été le premier à connaître la révolution industrielle, ce qui caractérise ce siècle, avant tout sa seconde moitié, c’est au contraire l’amélioration du niveau de vie ouvrier : il y eut « une substantielle amélioration des salaires réels au cours de la période 1860-1900 : de 60 % ou plus en moyenne pour le travailleur urbain, et cela même en tenant compte des périodes de chômage »68.
30Malgré les deux guerres mondiales et la crise de 1929, les progrès furent d’ailleurs tels que l’on put croire pendant longtemps — en gros des années 1920 aux années 1970 — que nos sociétés européennes arriveraient à résoudre les problèmes créés par l’urbanisation massive et la nécessité de loger en ville une main-d’œuvre de plus en plus considérable. Et il est certain qu’à bien des égards — structures et qualité des logements, fourniture en eau, enlèvement des déchets, propreté et salubrité de l’habitat — de réels progrès furent mis en œuvre. Mais, pour différentes raisons, — et les architectes y contribuèrent puissamment, tel Le Corbusier, à partir d’une conception de l’urbanisme que l’on peut qualifier d’utopique —, on crut pouvoir résoudre les problèmes par le recours à un urbanisme de masse, collectif, qui a suscité de fortes réactions de rejet qui expliquent le développement depuis un demi-siècle d’une périurbanisation qui a pris le relais de la croissance des banlieues69. Ce que l’on n’a pas assez vu, c’est que les banlieues comme la périurbanisation sont une conséquence de l’évolution du marché du travail et des possibilités qu’il a procurées à la lower middle class, devenue très tôt en capacité d’acheter ou de faire construire un logement ou d’en louer un qui leur convenait, mais en dehors des centres villes où les prix de l’habitat sont trop élevés. Dès la fin du xixe siècle, l’Angleterre a ouvert la voie en ce domaine, comme j’ai eu l’occasion de le souligner70, ce qui entraîna la multiplication des maisons individuelles et se traduisit par un réel progrès de l’habitat populaire urbain, même si à la veille de la guerre de 1914 les problèmes d’amélioration de l’habitat et des conditions de vie étaient loin d’être résolus tant la poussée urbaine du xixe siècle avait été considérable.
31Par ailleurs, il est tout à fait important de constater qu’aussi bien pour les slums du xixe siècle que pour les grandes concentrations de populations d’aujourd’hui — dans les grands immeubles, souvent en barres — les conditions d’habitat se sont doublées d’un problème d’immigration. Les immigrés ont toujours eu tendance, lorsqu’ils arrivaient à former des groupes relativement nombreux, à se grouper, le parallélisme étant d’ailleurs à faire avec les ghettos juifs, encore que le terme de ghetto ne soit pas adapté dans la mesure même où il ne s’agit en rien de quartiers fermés, comme l’a avec raison souligné Jeanne Brody pour le quartier juif de Paris : « l’étiquette “ghetto” ne convient certainement pas à ce quartier qui a toujours été ouvert, perméable aux autres influences et de peuplements extrêmement divers »71, ce qui au demeurant ne doit nous faire oublier ni la très grande prédominance des juifs parmi ses habitants ni l’atmosphère particulière de cet ensemble de rues. Parmi ces quartiers ethniques, l’un des cas les mieux connus est sans aucun doute celui des Irlandais au Royaume-Uni au xixe siècle. Il s’explique par l’arrivée massive d’une main-d’œuvre immigrée, peu qualifiée, pauvre, souvent en famille, venue tout droit des campagnes irlandaises pour répondre aux besoins considérables du marché du travail britannique72. Mais l’émigration bretonne vers Paris à la même époque montre une situation similaire. N’oublions pas non plus que tout groupe immigré important suscite des réactions de rejet parmi les populations autochtones. La question est éminemment complexe : d’un côté, pour se protéger, et parce qu’ils n’ont pas de moyens financiers, ces immigrants ont tendance à se grouper dans des rues ou des quartiers pauvres, constituant, par exemple, dans les villes anglaises, des « petites Irlande » ; mais, d’un autre côté, cela accroît leur phénomène d’exclusion dans l’ensemble urbain. Les autochtones répugnent à rester dans ces quartiers ou à y venir, d’autant plus que la criminalité de toute nature y est plus forte que la moyenne, et que les taudis y sont particulièrement nombreux73.
32Un cas à part est constitué par les quartiers juifs que l’on retrouve à partir de la seconde moitié du xixe siècle dans un grand nombre de capitales ou grandes villes européennes, particularité qui existait déjà à Bordeaux dès le xvie siècle et à Amsterdam au xviie. À l’origine, la venue de populations juives ne correspond pas à un appel local : c’est un refuge qui n’a pas cessé d’exister comme tel, y compris en plein xxe siècle comme le montre l’installation à partir de 1914 à La Roquette, secteur du xie arrondissement de Paris, d’une communauté judéo-espagnole provenant de l’Empire ottoman, forte de plus de 2 600 personnes74. Leur problème était de trouver sur le marché du travail les créneaux qu’ils pourraient occuper. Claire Zalc vient de montrer que le très grand nombre d’étrangers, particulièrement de juifs, dans le monde de l’atelier et de la boutique s’explique par l’absence de réglementation qui leur permet de s’installer, la même attitude se retrouvant bien sûr hors de France75. Cela se vérifie parfaitement à propos de ces migrants juifs de la Roquette : 50 % d’entre eux sont des commerçants, boutiquiers et employés de commerce. Il y avait certes quelques négociants importants, pratiquant le commerce de gros ; « la grande majorité de la population juive était néanmoins composée de petits commerçants qui exerçaient une activité ambulante ne requérant presque pas d’investissement », car ils étaient arrivés sans moyens ; il leur fallait donc, au moins dans un premier temps, trouver des activités dans lesquelles ils pouvaient s’insérer, ce en quoi ils étaient d’ailleurs aidés par les membres les plus riches de la communauté « qui pratiquaient une réelle solidarité »76.
33C’était une originalité de cette communauté juive particulière car, à Paris, le plus grand nombre d’immigrés juifs étaient depuis la fin du xixe siècle salariés dans l’industrie de l’habillement. Nancy Green a évalué à 35 000 les juifs en provenance de « Russie » qui vinrent à Paris entre 1880 et 1914 ; « plus de la moitié d’entre eux trouvèrent du travail dans la petite industrie, plus spécialement dans l’industrie du vêtement »77. Si, à l’origine, il s’agissait bien d’un refuge78 et si ce caractère ne disparut pas, au bout de quelques années le mouvement migratoire les concernant se modifia : les négociants et industriels juifs du Marais, dont l’activité marchait bien, ayant besoin de main-d’œuvre, firent venir des compatriotes pour répondre aux nécessités de leur marché du travail si particulier. On voit ainsi le maintien de pratiques migratoires fort anciennes qui existaient notamment déjà dans le cadre des migrations françaises en Espagne du xviie au xixe siècle, les milieux immigrés faisant appel à une main-d’œuvre issue du pays natal pour de multiples raisons, les unes tenant à l’inexistence sur place d’une main-d’œuvre appropriée — c’est le cas dans l’industrie juive parisienne de l’habillement, notamment pour le vêtement des femmes qui était jusque-là une fabrication essentiellement féminine —, d’autres au souhait de disposer d’un personnel de confiance ou familier — ainsi pour les commis et le personnel domestique dans les communautés marchandes installées dans les ports étrangers —, d’autres encore parce que c’était une forme d’apprentissage — ici encore les comptoirs marchands étrangers peuvent être cités pour leurs jeunes employés —, et enfin parce que la venue des immigrés correspondait tout à la fois à l’arrivée d’ouvriers déjà formés — ce qui épargnait les coûts de la formation professionnelle —, et de travailleurs qui se contentaient de bas salaires et donc de conditions de vie médiocres, voire misérables79. C’est aussi un excellent exemple de la liaison entre deux marchés du travail grâce à la migration : en effet, alors qu’il y avait beaucoup de tailleurs juifs et de juifs travaillant dans les industries textiles, dans le dernier tiers du xixe siècle, ces activités manquaient « de débouchés… en Europe centrale et orientale » ; au contraire, l’industrie parisienne de l’habillement n’avait pas assez de main-d’œuvre. Il en résultait un créneau dans lequel les patrons juifs parisiens purent s’installer en faisant venir des coreligionnaires qui étaient souvent des compatriotes, sans leur procurer au demeurant des conditions de vie très attrayantes ; à cet égard les juifs de l’industrie parisienne de l’habillement furent soumis aux même conditions de vie, particulièrement dures, que les autres immigrés. À l’hostilité également des membres de l’ancienne communauté juive parisienne80. À partir des années 1880, tout en se renforçant en nombre, l’immigration juive parisienne cessa d’aller de manière quasi obligatoire — 67 % des immigrants en 1872 — vers le quartier du Marais, bien que cette localisation ait continué à rester majoritaire, ce qui confirme notre conclusion précédente : il y a bien eu constitution d’un quartier « ethnique » mais non pas d’un ghetto81. Ce à quoi il est indispensable d’ajouter qu’à la différence de bien d’autres mouvements migratoires des xixe et xxe siècles, leur venue fut quasi exclusivement citadine, s’insérant dans le marché du travail urbain qu’ils trouvaient à leur arrivée ou répondant aux demandes de celui-ci.
34Il faut par ailleurs nuancer les conclusions à tirer de l’immigration juive parisienne et de ses tropismes commerciaux. Le choix des activités commerciales tient aussi au fait que les emplois sont nombreux dans ce secteur et faciles à occuper. Ce n’est pas simplement, contrairement à ce qu’avance Claire Zalc, un problème de réglementation. On le voit à travers l’étude de Jean-Claude Farcy et Alain Faure pour la « classe 1880 » : un peu plus du quart des immigrés parisiens — 25,6 % — qui sont donc des provinciaux, s’installent dans des métiers du commerce, en particulier ceux de l’alimentation82. Il reste que le marché du travail français entre le milieu du xixe et la fin du xxe siècle a d’abord fait appel parmi les immigrants étrangers à des travailleurs d’industrie, ce qui se retrouve dans les autres pays faisant appel à une forte immigration ; en effet, les autochtones préfèrent d’autres activités et laissent les métiers durs et pénibles à ces migrants. Par exemple, en France, « sur 2 065 000 étrangers entrés sous contrôle de 1920 à 1931, environ 1 200 000, soit près des deux tiers, entraient pour l’industrie »83. Bien entendu, les exemples parisiens ne sont qu’une facette de l’afflux très important des populations juives dans les grandes villes européennes, notamment les capitales, dans la seconde moitié du xixe siècle. Il est particulièrement élevé dans les grandes villes de la monarchie austro-hongroise, et c’est ainsi qu’ils sont un peu plus de 175 000 à Vienne en 1910, Vienne où leur place dans les domaines culturels est considérable avec Mahler, Zweig, Schnitzler, Schönberg, Freud, etc.84
Conclusion
35En conclusion, il est certain que, par son ampleur, un tel sujet mérite plus qu’un simple texte introductif pour être développé dans la réalité de ses dimensions. Par ailleurs, on ne peut pas faire l’économie d’une vue générale ramassée, synthétique, permettant de l’aborder d’une seule volée. C’est du moins ce que j’ai essayé de présenter. Il faut, pour terminer, insister en premier lieu sur la mise en place d’une interaction, voire d’une sorte de dialogue, qui s’est alors instauré entre des campagnes où il y avait de moins en moins de travail et l’appel de main-d’œuvre urbain. Certes, cela s’est traduit par un déracinement et par des drames individuels aussi bien que collectifs, avec le déclin des formes de vie et des activités ancestrales, avec le déclin également de nombreuses régions rurales85. Des centaines de milliers de ruraux furent ainsi projetés dans les villes et les centres industriels, et obligés de s’y adapter, la plupart vivant souvent dans des conditions très difficiles dans la première moitié, voire les deux premiers tiers du xixe siècle, mais avec des améliorations ensuite, dans la majorité des cas. Ces très mauvaises conditions sont bien connues et ont été dénoncées avec force. Elles ont été aussi un thème important de romans86. Mais on ne saurait oublier que la vie dans les campagnes correspondait à des conditions également très rudes et que beaucoup de petits paysans ou de journaliers n’y vivaient que difficilement : les grandes crises alimentaires et démographiques de l’époque moderne, la grande famine irlandaise de 1846-1847 sont là pour nous le rappeler. Or, contrairement à une perception qui a été très répandue, et qui continue à se rencontrer souvent, les industries et les villes ont amélioré les conditions de vie. Le niveau de vie, les conditions matérielles de la plupart en ont fortement bénéficié, même si ce fut dans un tout autre cadre et au prix de difficultés d’adaptation qui ont souvent été considérables. Il s’agit là d’une évolution au caractère exceptionnel et sans précédent. Les croissances de l’urbanisation et de l’industrialisation européennes ont été considérables et celle du marché du travail, qui en a été la conséquence, ne l’a pas été moins. Comme l’a dit voici un demi-siècle, dans une formule très heureuse, Peter Laslett, il y eut avant la fin du xviiie siècle, « un monde que nous avons perdu », et, à l’opposé, depuis deux siècles et demi nous sommes entrés dans un monde devenu radicalement nouveau même s’il ne faut pas oublier que la période transitoire fut plus longue qu’on ne croit parfois.
Notes de bas de page
1 Citons René Leboutte : « au cours du xixe siècle, on assiste non seulement à un essor sans précédent des villes existantes, mais surtout à une “urbanisation par le bas”, qui transforme de modestes bourgades en agglomérations industrielles » (Leboutte, 2000, p. 34). En fait, beaucoup de ces nouveaux centres industriels ne sont que des villes modestes, voire petites, dont les fonctions et le caractère urbain sont et resteront incomplets, comme je l’ai moi-même montré dans Poussou, 1992, pp. 84-87.
2 Pour l’Espagne, le sujet est très largement abordé par de nombreuses contributions publiées dans González Portilla, Zarraga Sangroniz (dir.), 1996.
3 Eggerickx, 2002, p. 123.
4 Voir Pinol, 1991. La question est étudiée sous l’angle des mobilités aussi bien géographiques que professionnelles ou sociales ; toujours importantes, elles régressent néanmoins d’une cohorte à l’autre.
5 À Lyon, pour la décennie 1896-1906, elle est de 7,15 % par an (sans les décès), en taux d’évolution moyen annuel (ibid., p. 231). Mais ce n’est en rien une caractéristique du xixe siècle, comme cela a été fortement souligné, pour les xviie-xviiie siècles (Bardet, 1983).
6 Il s’agit avant tout de la soierie.
7 Teisseyre-Sallmann, 2002.
8 Je l’ai souligné dans ma thèse de doctorat ès-lettres, Poussou, 1983.
9 Parmi les exemples relativement spectaculaires de migrations temporaires enrichissant ceux qui les pratiquaient, nous avons : 1) ceux de migrants en Espagne, voir Perrel, 1966 ; il s’agit d’un mouvement, structuré par des gens déjà aisés, qui permet la montée « d’une classe de laboureurs » qui « achète même les biens des bourgeois qui ne trouvent plus de métayers » (p. 197). Déjà bien connue grâce aux ouvrages de Poitrineau, 1985 et de Duroux, 1992, cette migration vient de se voir consacrer un autre très bon livre par Salas Ausens, 2009 ; 2) Ceux des « Barcelonnettes » au Mexique (Gouy, 1980) ; 3) ou encore ceux des Queyrassins (Granet-Abisset, 1994). Dans ces deux derniers cas, leur réussite au loin permet à ces migrants non seulement d’acquérir sur leurs lieux d’immigration des biens importants, mais aussi d’acheter au pays natal des terres et d’y faire bâtir de très belles maisons, celles des Barcelonnettes étant particulièrement célèbres. Ces exemples de réussite sont liés à des activités commerciales, souvent à une aisance au départ, presque toujours à l’existence de réseaux d’entraide. Les résultats sont beaucoup plus médiocres pour les migrations du travail saisonnières ou temporaires, comme l’a montré pour les maçons Moulin, 1986. En fait, la plupart des migrations saisonnières et beaucoup de migrations temporaires permirent seulement — ce qui néanmoins n’est en rien négligeable — d’améliorer ressources et conditions. Voir Poitrineau, 1983 et 1992, spécialement pp. 139-151 ; et mon article de synthèse où l’on trouve une vue d’ensemble sur ces migrations saisonnières et temporaires (Poussou, 1970).
10 Leboutte, 2000, p. 31.
11 Deffontaines, 1932.
12 Lequin, 1976, p. 125.
13 Pinchemel, 1957, pp. 70 sqq. y pp. 106 sqq.
14 Voir l’exemple de Grenade analysé par Martínez López, Moya García, 2011 ; les auteurs soulignent avec force que la croissance rapide de Grenade au début du xxe siècle n’a été rendue possible que par une très importante immigration.
15 Szołtysek et alii, 2011, pp. 237-239.
16 Bardet, 1983, p. 211.
17 Moch, 1992, p. 44.
18 Feldman, 2000, p. 185.
19 Vorms, 2012, p. 209.
20 Terrier, 2002, p. 251.
21 Leménorel, 1988, p. 299. Dans un contexte tout à fait différent, et avec des modalités tout autres, on peut aussi prendre l’exemple de Grenade où la croissance se fait à partir d’une immigration provinciale de faible rayon, Martínez López, Moya García, 2011, pp. 294-299.
22 González Portilla, 2010.
23 García Abad, 2005, p. 156.
24 García Abad, 2010, pp. 41 et 43.
25 Trempé, 1971.
26 Voir Poussou, Lottin (dir.), 2004, notamment la contribution de Delmas, 2004.
27 Leboutte, 2000, p. 30.
28 Ravenstein, 1889.
29 Redford, 1976, p. 186.
30 Desama, 1985, pp. 167-175.
31 Petillon, 1998, pp. 59-60.
32 Ibid.
33 Leboutte, 1997, pp. 271-276.
34 Comme le rappelle Slawinska, 2004, p. 7.
35 Schor, 1996, pp. 45-63. Une partie de ces Polonais venaient en fait de la Ruhr où ils avaient travaillé et qu’ils préférèrent quitter au lendemain de la guerre, par suite des mauvaises relations existant entre leur pays et l’Allemagne. Voir Bonnet, 1976, p. 231.
36 Mauco, 1932, en donne la liste dans pp. 113-115.
37 Mauco nous apprend que de 1920 à 1931, la France accueille 594 020 Italiens, 411 660 Polonais, 376 510 Belges et 307 590 Espagnols (ibid., p. 143).
38 Ibid., pp. 120-121.
39 Ainsi, les Italiens du Frioul partent en très grand nombre dans les années 1920 parce que leur province a été largement dévastée par la Grande Guerre, ce qui a accentué le déclin du système agro-pastoral qui y existait jusque-là. L’hostilité au régime fasciste est également à prendre en considération mais son rôle est exagéré par certains auteurs, telle Teulières, 2011. En sens opposé, voir le témoignage, accompagné d’une bonne postface de cette même Laure Teulières, de Maria Boselli Rivoltella, issue du pays bergamasque, qui montre bien que la venue en France s’explique d’un côté par les difficultés à vivre sur place, dans des campagnes surpeuplées, et, de l’autre, par le fait que l’émigration en Amérique, du Nord comme du Sud, est devenue très difficile, Boselli Rivoltella, 2010.
40 Pothet, 2012. Dans le présent volume, on trouve, notamment à propos des Espagnols et des Portugais, des exemples d’immigrés qui réussissent à se caser sur le marché du travail français grâce aux besoins généraux de celui-ci, de manière diffuse, en mettant à profit les relations personnelles et familiales qui jouèrent un très grand rôle dans le recrutement d’immigrants sur le marché du travail à toute époque.
41 Poussou, 1983.
42 Le pays de Galles offrait de grandes possibilités pour le recrutement de nombreuses servantes et domestiques féminines, au point que durant l’Entre-deux-guerres, par suite des besoins urbains considérables, le gouvernement anglais offrit des primes et des conditions particulières pour en faire venir à Londres, ainsi que dans le Sud-Est et dans les districts industriels des Midlands et du Nord (Bartolomew, 1991, p. 180).
43 Liverpool est à un peu plus de 90 km du pays de Galles, Middlesbrough à plus de 230 km.
44 Pooley, Doherty, 1991, spécialement pp. 149-156.
45 Gautier, 1953, spécialement pp. 65 et 166-167.
46 Ainsi, Bonnain-Dulon, 2005, a montré que les jeunes natives des Pyrénées centrales allaient travailler comme domestiques aussi bien dans les petites villes du piémont pyrénéen que dans les cités du Sud-Ouest ou dans la capitale.
47 Dubert, 2001b, p. 280.
48 Ehmer, 2000.
49 Nadaud, 1976.
50 Perret-Gentil, Lottin, Poussou (dir.), 2008 ; Jacquart (dir.), 1994.
51 Walton, 1983.
52 Bordes (dir.), 1976, p. 308.
53 García Abad, 2010, pp. 79-82.
54 Raison-Jourde, 1976 : pour l’auvergnat vacancier revenant en train au pays natal, voir spécialement pp. 351-353.
55 Voir, entre autres, Bonnain-Dulon, 2005.
56 García Abad, 2005.
57 Bairoch, 1985.
58 Pinol, Walter, 2003, p. 100.
59 Reeder, Rodger, 2000, notamment pp. 569-570.
60 C’est très bien montré dans Réau, 1938.
61 Meuvret, 1963 ; Driancourt-Girod, 1992.
62 Helga Jeanblanc a pu en identifier 172, chiffre qui est certainement en deçà de la réalité (Jeanblanc, 1994).
63 Guillerme, Lefort, Jigaudon, 2004.
64 Grant, 1989 ; Carter, 1966 ; Poussou, 1992, p. 184.
65 Engrand, 1986, p. 164.
66 Encore que même dans ce domaine tout soit loin d’être nouveau comme le prouve l’exemple de Rochefort, grand arsenal de la Marine française, voulu par Colbert, installé sur « un assemblage de marais » où il n’y avait que quinze à vingt chaumières habitées par quelques pêcheurs et agriculteurs (Le Hénaff, inédite).
67 On ne peut que rappeler l’horreur qu’éprouva Friedrich Engels lorsqu’il découvrit « la petite Irlande » de Manchester, mais Engels ne comprend pas que ces immigrés irlandais, souvent récents, ont gardé dans les villes anglaises leurs façons de vivre dans les campagnes irlandaises, y compris dans la présence fréquente d’un cochon, ce qui vient s’ajouter aux mauvaises conditions d’habitat urbain dont il est difficile de ne pas voir qu’elles sont très proches de celles qui étaient les leurs au pays natal. Voir Poussou, 1992, pp. 348-363.
68 Hopkins, 1979, p. 206.
69 Celle-ci est en fait une autre forme de l’extension des banlieues ; elle s’explique par les mêmes causes : recherches de terrains et de logements moins chers qu’en ville, souci de disposer d’un espace important autour de la maison familiale… Voir, par exemple, Minnaert (dir.), 2013.
70 Voir Poussou, 1992, pp. 363-394.
71 Brody, 1995, p. 27.
72 En fait, ils sont nombreux dès le xviiie siècle : environ 40 000 à Londres. Mais leur nombre s’accroît très fortement dès le début du xixe siècle : autour de 80 000 à Londres en 1841, et ils sont également nombreux à Liverpool et dans les villes d’Angleterre ou d’Écosse en plein développement industriel ; la grande famine de 1846-1847 a pour conséquence l’installation au Royaume-Uni, en quelques années, de plus de 400 000 d’entre eux. Voir mon analyse « Les Irlandais et leur afflux dans les villes britanniques et américaines », dans Poussou, 1992, pp. 264-292.
73 Les quartiers irlandais sont qualifiés de rookeries.
74 Benveniste, 1989.
75 Zalc, 2010.
76 Benveniste, 1989, pp. 91-93.
77 Green, 1984, p. 48.
78 En effet, « une première vague de Juifs polonais vient s’installer dans le quartier de la rue des Rosiers après la révolte en Pologne de 1863. À la suite de l’assassinat d’Alexandre II en 1881 commence une émigration de masse vers l’Ouest des Juifs d’Europe orientale qui nourrira la formation de quartiers juifs ashkénazes à travers le monde entier ». À Paris, il s’agit du quartier Saint-Paul, avec au cœur de celui-ci la rue des Rosiers (Green, 1995, p. 11).
79 On avait parmi eux un fort pourcentage d’hommes — de 70 à 80 % —, célibataires pour plus des deux tiers, s’entassant dans des chambres ou des logements sordides, avec une proportion très élevée de tuberculeux. Nancy Green a cité à ce sujet un texte écrit en 1899 par P. Pottier, « Essai sur le prolétariat juif en France » : « on travaille dans de petits appartements insalubres ; sept, huit, dix ouvriers s’entassent dans une atmosphère irrespirable. Parfois une seule pièce forme l’atelier et l’habitation. On vit pêle-mêle, comme du bétail. Les parents, les enfants couchent côte à côte, sur des grabats, des fois sur la paille » (Pottier, 1899).
80 Pour tout cela, voir Green, 1984, notamment pp. 49 sqq.
81 Ibid., pp. 98-103.
82 Farcy, Faure, 2003, pp. 273-280.
83 Mauco, 1932, p. 201.
84 Bled, 1998, notamment pp. 186-190 et 422-424 ; Pollack, 1984.
85 Voir Bazin, La terre qui meurt; Labat, 1911, puis du même, 1919. Un bon exemple est celui du département de la Vienne étudié par Pitié, 1971, où l’on trouve une analyse en profondeur du dépeuplement rural en conséquence des très nombreux départs vers Paris qui montrent l’attraction de la capitale sur une région rurale pourtant assez éloignée.
86 Pensons en particulier à l’œuvre d’Émile Zola.
Auteur
CNRS, Centre Roland Mousnier – Université Paris-Sorbonne
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