Qui habet cotidie de suis laboribus vivere
Travailler pour survivre à Marseille au xive siècle
p. 131-150
Texte intégral
1En décembre 1387, Guillaume Petit, un maçon originaire de Bigorre dans les Pyrénées, déposa une plainte devant la cour ordinaire de Marseille contre son collègue et employeur, Pierre Audebert, également maçon1. Dans le libelle, Guillaume dénonça Pierre qui, malgré la prestation satisfaisante du travail exécuté, lui refusait le paiement de ses gages, et ce « à son grand préjudice d’homme pauvre dépendant de son travail quotidien pour survivre2 ». Remarquons qu’il s’agit ici d’une complainte logée non pas par un simple exécutant de l’industrie du bâtiment, mais par un artisan qualifié3, détail sur lequel le principal intéressé est particulièrement pointilleux : en effet, dans le procès‑verbal, on y voit Guillaume insister qu’il travaille à salaire en tant qu’associé de Pierre Audebert (« pro loquerio cujusdam socii operis ») et non tel que le greffier l’avait qualifié dans une note marginale par la suite raturée, comme « ouvrier en mortier, vulgairement appelé manœuvre4 ».
2On ignorera toujours comment le maçon de Bigorre vivait la pauvreté dont il se réclamait5. Cible mouvante, la pauvreté est une notion toute « relative », comme le rappelait Bronislaw Geremek6, qui ne se quantifie pas à Marseille au Moyen Âge. Mais les archives notariales et judiciaires des xiiie et xive siècles, parmi les plus anciennes de France, permettent d’esquisser néanmoins certains profils de travailleurs humbles tout en portant l’attention sur le recours à des pratiques astucieuses, spontanées ou stratégiques, pour pallier la misère imminente. Celle‑ci rôde avec une acuité renouvelée au cours de la période agitée qui s’étend en amont et en aval de la Peste noire. La cité portuaire n’a pas échappé, comme ailleurs à l’époque, aux crises frumentaires dont on trouve de nombreuses traces dans les premières décennies du xive siècle, et encore sporadiquement jusqu’au début du siècle suivant7. Certes, la grande mortalité de 1348 a stimulé l’ouverture du marché de l’emploi mais pour se contracter de nouveau dans les dernières décennies du siècle, et non sans perturber les rapports de travail.
3L’identification des travailleurs pauvres à titre individuel dans les sources médiévales relève, nul ne l’ignore, d’un formidable défi. C’est cet effort de repérage des gagne‑petit dans la dynamique sociale du travail à Marseille qui occupera la première partie de l’exposé. Dans un deuxième temps, l’objectif se déplacera sur les modes d’action imaginés par ces travailleurs tant pour assurer une rentrée plus ou moins régulière de revenus, que pour affirmer leur propre dignité sociale.
La pauvreté : une réalité multiforme
4Malgré l’absence de séries fiscales ou de chroniques municipales, l’historien déterminé à comprendre la réalité du travailleur pauvre à Marseille dispose en principe d’un arsenal documentaire relativement satisfaisant pour compenser ces importantes lacunes. En effet, le corpus disponible repose sur quatre catégories documentaires, bien que d’inégale valeur pour la question qui nous occupe : le livre des statuts municipaux (rédigé au milieu du xiiie siècle), les délibérations du Conseil de ville (connues depuis le début du xive siècle), les registres notariés et ceux des cours de justice, dont les séries débutent dans la seconde moitié du xiiie siècle.
5Colligé autour de 1257‑1264, à une époque où Marseille jouissait encore d’une belle prospérité commerciale8, le recueil des lois statutaires ne fait que brièvement mention des rapports contractuels entre maîtres et engagés, ou du marché de la main‑d’œuvre non qualifiée ; si l’on excepte la question de l’endettement et l’insolvabilité traitée pour le profit des créanciers, les statuts passent complètement sous silence la pauvreté des citoyens en général, de même que l’indigence des membres des métiers tombés dans le besoin9.
6En revanche, les références aux pauvres ne sont pas rares dans les archives produites par le Conseil de ville : un premier sondage rapide permet d’en repérer environ deux douzaines entre 1318 et 1400, notamment en période de cherté du pain. Il arrive aussi que de petites gens dans la gêne matérielle se présentent devant le Conseil de la ville pour y soumettre leurs suppliques, dont les traces se retrouvent dans les procès‑verbaux des délibérations municipales, à défaut de pétitions dûment enregistrées. Cependant, l’évocation de la pauvreté se rapporte le plus souvent à un ensemble générique de « pauperes et miserabiles personae10 » (« personnes pauvres et misérables »), parfois lié à une profession ou à une catégorie fiscale.
7Les références aux pauvres génériques se rattachent en grande partie aux institutions, comme l’hôpital Saint‑Esprit. En dehors de ce cadre devenu conventionnel sinon universel, on note toutefois un petit nombre de mentions relatives à l’indigence de type évangélique à proprement parler — veuves, orphelins et estropiés —, comme celles inscrites aux procès‑verbaux de 1339 et de 1368, évoquant la situation de pauvres femmes ou de pauvres filles à marier11. Mais arrêtons‑nous un instant aux deux notices inscrites au registre de 1368, en date du 24 juin et du 7 juillet : le but de ces interventions est de convaincre le Conseil de dédommager, à la hauteur de 30 livres, les pauvres filles à marier et les pauvres femmes propriétaires de maisons qui furent arasées par mesure défensive dans l’anticipation d’une attaque des grandes compagnies, attaque qui ne s’est par ailleurs jamais produite12. Sans nier les difficultés qu’accablent ces femmes possessionnées, elles ont tout de même su faire valoir énergiquement leur intérêt auprès des membres du Conseil. En d’autres termes, on peut conjecturer qu’il ne s’agit pas ici à strictement parler de pauvres misérables femmes que l’indigence aurait forcées à mendier quotidiennement leur pain13. Prenons un autre procès‑verbal, celui du 26 février 1360, faisant valoir que l’enfant d’un homme apparemment destitué mérite de recevoir l’aumône de l’hôpital Saint‑Esprit. Après tout, n’est pas sans rappeler le notaire du Conseil, l’établissement est, « comme l’indique son nom, l’hôpital des pauvres du Christ » ; d’autres enfants qui partagent sa condition, ajoute‑t‑il, devraient également être soulagés14.
8Dans les deux cas précités, il y a fort à parier que nous avons affaire à une indigence honteuse affectant de pauvres citoyens vergondes de bonne naissance, par le biais d’une personnification féminine et juvénile apte à amadouer les résistances devant les débours des fonds publics. Il convient ici d’évoquer une anecdote savoureuse, datée de la même époque : l’épouse d’un notaire prie ce dernier, à titre d’exécuteur testamentaire, de remettre en guise de don pro anima à de simples pauvrettes qui en seront dignes (« pauperibus mulieribus vergonhis ») ses chemises et voiles « d’usage quotidien » (« quas porto cotidie »), alors que l’argent obtenu de la vente de sa robe bleue et de tous ses autres vêtements serait distribué parmi de pauvres « dames vertueuses » (« pauperibus dominabus secretis vergonhis ») qui vivent « dans la honte de leur pauvreté » ou, à la rigueur, à de pauvres filles à marier15. Également assez révélateurs sont les appels à la miséricorde lancés au Conseil de ville entre 1351 et 1360 par des hommes de Dieu, conventuels Carmélites et Franciscains, en raison de leur grande gêne matérielle16. Quelques années auparavant, le testament d’un bourgeois de la ville prévoyait une aumône de cinq livres à distribuer aux « pauvres prêtres » officiant à la cathédrale, à la discrétion de son directeur de conscience, le lecteur du Mont Carmel17.
9Si, pour la pertinence de notre propos, on s’attarde aux travailleurs besogneux se déclarant « pauvres », on ne relève uniquement que les gens de la mer, en particulier marins et corailleurs (et même, en une occasion, des poissonniers). Ainsi par exemple les galioti marinarii (« marins de galiotes »), qualifiés dans les notes du Conseil de « pauperes homines18 », s’insurgent‑ils en 1323 contre les malversations des armateurs19. Les pétitions pour soulager la misère des mariniers se poursuivent après la Peste noire (soit en 1376, 1378 et 1385)20, dans les années pourtant fastes si l’on se fie aux salaires nominaux gagnés par les marins‑corailleurs qui continuent d’empocher les meilleurs gages artisanaux, même dans le contexte de contraction économique à partir des années 138021. Dans les minutes des délibérations, on y retrouve même en 1385 le projet d’un hospice pour les nécessiteux du métier tombés dans la misère que voulait leur destiner un tonnelier22. Or on sait que les marins sont liés de très près aux fabricants de barils et de tonneaux, alliance que renforcent les stratégies familiales interprofessionnelles (par mariage et mise en apprentissage). On a de toute évidence affaire à des gens de métier relativement bien solidarisés autour de leur art.
10Comme le remarquait Simona Cerutti encore récemment, la notion de pauvreté est kaléidoscopique : elle varie selon le contexte socio‑légal dans lequel elle se présente23. On ne peut pour autant exclure l’usage sciemment abusif du terme à la faveur d’une manipulation jugée nécessaire du discours. Susan McDonough en a bien cerné la réalité dans les procès marseillais de la fin du xive siècle, notamment au vu des dénonciations de témoins à l’encontre de ce type de revendication intéressée de la part de parties en cause24. Mais il est certain que l’évocation même du terme pauper par les contemporains, et à plus forte raison l’auto‑qualification d’« indigent », ne pouvait se faire sans la reconnaissance sociale de cet état dont se réclame l’usager de la cour ou du Conseil municipal et qu’entérinent sans scrupules notaires et greffiers. Un certain consensus social, non moins empreint de conformisme culturel, devait chapeauter ces réclamations pour les rendre effectivement plausibles comme stratégies de plaidoirie25.
11Or pour saisir davantage la réalité de ceux qui se disent ouvertement pauperes, il convient de se tourner vers les actes notariés (en particulier les contrats d’apprentissage et de travail, sans délaisser les testaments), de même que les contentieux judiciaires. Mais avant de passer aux cas de figure tirés des actes notariés et judiciaires susceptibles d’illustrer des solutions, stratégiques ou de fortune, conçues par une population active en quête de stabilité matérielle et, par‑là même, de dignité personnelle, arrêtons-nous un moment au vocabulaire de la pauvreté et de son évolution au gré de la lecture croisée des traces documentaires repérées. Dans l’article précité de Cerutti, la moderniste déclare que
pendant tout le Moyen Âge et une large part de l’époque moderne, le mot pauper a renvoyé à une notion d’absence, d’insuffisance, de manque, de « minorité », en accord avec le mot latin dont il tire son origine paulus (« peu de »), alors que l’idée de déprivation économique est plutôt associée aux termes indigens, inops et egenus26.
Pourtant, dans les testaments marseillais, pauper, indigens et egens, dont l’acceptation remonte aux sources bibliques27, sont clairement interchangeables pour signifier l’insuffisance (« penuria et egestas ») des ressources nécessaires aux besoins essentiels de la vie. Ces termes s’appliquent à quiconque se trouve en carence continue ou circonstanciée des biens essentiels à la survie, soit individuelle ou collective. On pense ici au peuple désargenté, cette masse silencieuse, amalgame d’indigents chroniques ou petites gens industrieuses tombées dans le dénuement et réduites à la mendicité ou à la charité publique28. C’est d’eux qu’il est question dans l’expression « specialiter pauperes et miserabiles » repérée dans les délibérations municipales, ces personae impuissantes à s’offrir du pain, par exemple, pendant la vague de disette en 1323. Mais à la lueur des pétitions présentées au Conseil de ville ou devant les tribunaux, pauper subit semble‑t‑il un dédoublement sémantique pour évoquer en outre la vulnérabilité sociale (celles des femmes et des enfants), voire l’impotencia politique. Usé en ce sens, pauper ferait écho aux rapports de force inégaux dénoncés par les marins contre les agissements arbitraires des patrons de galères au cours du xive siècle. Et c’est sur ce point qu’il sied de conclure avec Cerutti que « [l]es pauvres sont tous ceux qui, à partir d’une condition de faiblesse qui peut être économique ou non, revendiquent un droit à cette protection que, traditionnellement, le droit leur attribue29 ».
12S’il y a ubiquité sémantique autour de la notion de paupertas / pauper, la réalité de la misère chronique ou circonstancielle retient, elle, l’attention des bourgeois marseillais. Dans le contexte du retour de la conjoncture de 1300, des considérations plus pragmatiques viennent à renverser l’idéal évangélique qui motivait hier encore les testateurs marseillais dans l’économie du salut30. Ces derniers s’inquiètent dorénavant d’alléger concrètement la misère d’autrui par le menu détail, se libérant des anciennes habitudes de piété générique : ils précisent leurs legs avec un luxe de détails, ici en denrées alimentaires (froment, méteil, légumineuses, vin, viande de porc etc.), là en dons vestimentaires (chemises en lin, tuniques de laine d’agneau, guêtres, sandales, etc.)31. De même dirigent‑ils certaines de leurs aumônes pour le compte d’individus précautionneusement nommés32, qu’ils soient de leur entourage familial ou non33. D’autres, enfin, accordent leurs bienfaits aux plus vulnérables sur le plan social et matériel, spécialement les enfants orphelins (il ne s’agit plus de ces vagues références bibliques aux orphani, mais à titre nominatif : un tel enfant orphelin, pauvre ou malade) pour lesquels, d’ailleurs, des refuges de fortune se sont érigés dans la communauté, et ce avant même le passage de l’épidémie pesteuse34.
13À Marseille, le vocabulaire de la destitution économique se précise dans les années 1320, lorsque s’aggrave la récession économique35. En outre, le terme miserabilis, dans le sens précis d’amenuisement matériel ou physique, apparaît dans les archives marseillaises exactement à ce moment critique. Dans les délibérations municipales, la première mention remonterait à 1323, alors que dans les testaments, toujours en relation au soulagement de la misère des humbles, l’attribut entre en usage à partir de 134236. Il ne sera pas inintéressant de noter que miserabilis surgit néanmoins dans les actes de dernières volontés une dizaine d’années auparavant, pour signifier la corruption du corps malade du testateur moribond (« corpus meus miserabilis37 »). Cette sensibilité qu’exprime le mourant envers sa propre enveloppe charnelle s’arrime à l’importance accordée aux biens matériels, jugés essentiels à l’existence comme sources de dignité humaine. On verra qu’au seuil des années 1350, dans leur plaidoyer devant les tribunaux, les justiciables n’hésiteront pas eux‑mêmes à exprimer cette légitimité, sous le couvert de la destitution matérielle, réelle, crainte ou imaginée.
14Or cet état de misère matérielle, reconnu par les contemporains pour être assez largement répandu dans le contexte urbain de la fin du xiiie et début du xive siècle, nécessitait une hiérarchie de bénéficiaires honorables, surtout en période de pénurie de biens essentiels. Une échelle prioritaire d’entraide, inspirée des principes partagés par la collectivité, devait évidemment s’imposer en fonction d’attributs méritoires aux contours de plus en plus précis. Les comportements vertueux dignes d’assistance reposaient sur des qualités morales qui avaient fait l’objet de commentaires et de positions canoniques (et même rabbiniques38) depuis la fin du xiie siècle. La position influente du canoniste bolonais Huguccio († 1210) est à cet égard bien connue : seuls les oisifs devaient être exclus de la charité en période de pénurie de ressources39. Cette condition essentielle accompagnera la pratique charitable du commun des fidèles sur un terrain favorable : la crise de conjoncture à l’aube du xive siècle. Parmi les méritants se trouvent les appauvris honteux qui ont perdu leur situation plus ou moins aisée, aux côtés d’autres citoyens respectables que la conjoncture aura davantage fragilisés au hasard de la fortune des cycles de la vie : les jeunes (orphelins et pucelles à marier), veuves, vieillards, estropiés et malades chroniques40. C’est ainsi qu’à Marseille, les pauperibus verecundis seu vergonhis font leur apparition dans les testaments à la fin du xiiie siècle (la toute première trace datant de 128641), pour ne devenir habituels qu’à partir de 132642. Il n’est guère surprenant que dans cet effort de triage les bienfaiteurs désignent dorénavant eux‑mêmes ceux qui en sont les plus dignes parmi leurs relations43, suivant l’admonition de saint Ambroise44.
Travailleurs pauvres : stratégies et solutions de fortune
15Teintée peu ou prou de condescendance, les dispositions testamentaires en laissent également deviner long sur les rapports qu’entretiennent les possédants avec leurs dépendants, y compris les travailleurs salariés. Vestige de la culture féodale, le dépendant est bien évidemment dépourvu du pouvoir que procurent l’accès à la propriété et les ressources qui en dérivent, dont le capital social45. Sans cette assise, le travailleur salarié (s’affairant à la terre ou dans l’ouvroir d’autrui) risque au gré de la conjoncture de plonger dans une situation dont la précarité n’est pas ignorée des clercs, ni des plus nantis parmi leurs ouailles dont ils assurent l’encadrement spirituel46. Dans un élan de piété un savetier n’oublie pas dans ses derniers vœux, rédigés pendant la grande mortalité de 1348, « d’acquitter, de libérer et d’absoudre chacun de ses ouvriers des dettes auxquelles ils s’étaient obligés envers lui47 ».
16L’endettement du salarié sévit à toute époque. S’il se manifeste ouvertement dans les contrats de travail à Marseille dans la seconde moitié du siècle grâce à l’ouverture accélérée du crédit aux loueurs de bras, les dettes inversées soulignent aussi, sinon plus pernicieusement encore, ce déséquilibre en faveur du chef de famille et de la maisonnée48. Ainsi en 1300, Aubert de Servegni, un marchand prospère, « lègue » 7 livres à sa domestique, non pas comme don pro anima, mais en règlement de ses gages49 ; de même, en 1342, le boucher et homme d’affaires Antoine d’Aix corrige un premier testament par l’adjonction d’une clause visant à dédommager sa servante pour une somme de 30 livres, en compensation de cinq années de service non payées50. Or ces gages, estimés à un salaire de 6 livres par année, correspondent à ceux que l’on offre toujours imperturbablement aux servantes adultes dans la seconde moitié du siècle, malgré la pénurie de main‑d’œuvre et la hausse générale des prix et des salaires nominaux après le passage de la peste. Ici comme ailleurs à cette époque, les rapports de force autour du travail salarié se tendent. Lorsque Laurette Armand, épouse de tonnelier, fait un généreux legs de 10 livres à sa domestique en 1350, elle la menace aussitôt de le lui retirer si elle osait abandonner son service auprès de l’époux une fois devenu veuf51. En vérité, tous ces témoignages dissimulent chez le bourgeois propriétaire (laboureur, artisan ou commerçant) une certaine sollicitude paternaliste qui, après la débâcle démographique de 1348, en vient rapidement à se crisper.
17Car le pouvoir potentiel d’exiger de plus forts salaires vient augmenter brusquement la méfiance envers le travailleur, et par conséquent le pauvre, puisque les deux sont forcément, par habitus social, des notions interchangeables. Méfiance qui se nourrit de présomption de péché. Dante ne décrie‑t‑il pas la cupidité comme péché universel qui compromet le salut du fidèle issu de toute classe52? À l’automne 1356, Alice Raynaud, se disant femme pauvre et malade, « supplia » le viguier de Marseille pour recouvrer une modeste robe capuchonnée que sa patronne, Garcenette du Temple, une dame de la haute société, avait impérieusement saisi en compensation des gages versés pour services ancillaires non rendus pendant la maladie de la servante : Alice avait pourtant offert de rembourser sa patronne, mais celle‑ci préféra lui infliger cette ultime humiliation en guise de dédommagement53. Dans les sociétés urbaines méditerranéennes où le marché de l’emploi repose sur une certaine vélocité monétaire, l’attitude devant la pauvreté se « désacralise » et « les réactions collectives de la misère » qui nous sont aujourd’hui familières se mettent alors en place54. Cette désacralisation, on l’a vu, trouve écho dans la laïcisation de la charité institutionnelle. Ainsi par exemple à la fin du xiiie siècle à Marseille, des testateurs insistent pour que des mains laïques dirigent l’aumônerie de la cathédrale ; au début du siècle suivant, ils concentrent préférablement leurs aumônes dans les coffres de l’hôpital Saint‑Esprit au moment où l’institution se dote d’une administration laïque55.
18Rappelons que la réalité vécue de l’indigence, impersonnelle ou nominative, sollicite toujours la magnanimité des moribonds dans leurs derniers vœux. Autrement dit, l’opinion publique reconnaît l’affliction des individus respectueux des normes sociales, donc dignes de la protection publique et de la charité privée56. Mais la magnanimité que suscite la pauvreté subie et honteuse ne saurait s’étendre aux individus dans la fleur de l’âge, sains de corps et d’esprit ; a fortiori cette exclusion s’applique‑t‑elle au travailleur pauvre, dépendant du salariat57, surtout s’il est forain, conditions en flux à Marseille dans la seconde moitié du xive siècle.
19Comme l’a récemment rappelé Giacomo Todeschini, l’indignité du pauvre le rend suspect ; or « à cette forme particulière d’indignité appelée paupertas — oscillant […] entre la bassesse de la condition sociale, l’irrégularité due aux causes les plus diverses, même innocentes, et l’infamia véritable — appart[ien]t, en toute logique, l’origine inconnue58 ». Dans le nouveau climat de l’après‑peste, l’arrivée massive de migrants dans la communauté est venue renchérir cette perception. Le maçon de Bigorre privé de son juste salaire, cité au début du chapitre, est bien de ceux‑là. On ne peut que rapprocher ici l’observation de Todeschini :
être ignoti dans la cité signifiait aussi être pauvre et conduisait, à ce que selon toute probabilité les propos que l’on tiendrait soient mis en doute et, au cas où l’on serait appelé à témoigner, conformément à la position partagée par les canonistes et les civilistes et à subir immanquablement le supplice de la torture à divers degrés59.
Et c’est bien le cas de Martin Imbert, famulus (« serviteur ») d’un agriculteur qui, suite aux accusations de vol de ce dernier, fut emprisonné, torturé, puis relâché faute de preuves. Or quelques années plus tard, à la faveur de son indépendance recouvrée et d’une meilleure fortune, l’ancien famulus poursuit à son tour son ancien patron pour gages non payés, dommages en perte de salaire et intérêts60. Martin représente néanmoins ces pauvres travailleurs auxquels les circonstances favorables de la seconde moitié du xive siècle accordent une certaine liberté d’action ainsi que la fierté qu’un minimum de moyens leur permet d’exprimer et d’affirmer en recourant à la voie judicaire. Mais ce Martin‑là, affranchi de son ancienne servitude, cache bien tous ceux et toutes celles qui, en état de dépendance profonde (enfants, apprentis, famuli), n’émergent presque jamais dans les documents d’archives.
20Certes, une tension latente existe après 1350 entre employés et employeurs, ces derniers menacés dans leur conviction de supériorité sociale que vient par ailleurs conforter la culture morale dominante61. Or cette tension, qui n’est pas sans rapport avec la transformation du visage de la pauvreté résultant de l’immigration urbaine au xiiie siècle, s’aggrave avec l’arrivée massive de travailleurs étrangers au lendemain de l’épidémie pesteuse de 1348. Dans cette économie de marché un phénomène biunivoque se met alors en place : la circulation monétaire, qui s’accélère au moment même où la pénurie de main‑d’œuvre crée une place sans précédent aux migrants dans la communauté, risque de favoriser les prétentions effrénées à l’ascension sociale. La hausse soudaine des salaires nominaux ne créerait‑elle pas l’impression d’aisance, voire de richesse au sein de la main‑d’œuvre62 ? Ceci expliquerait la méfiance et le mépris qu’expriment des patrons envers leurs employés affranchis de dépendances personnelles, demandeurs d’emploi et revendicateurs de salaire ; or ce salaire que l’on doute être véritablement mérité, ce vil argent sensible aux lois du marché achète l’indépendance et le pouvoir, à commencer par l’usage de la justice63, et même un gain de capital social que l’on redoute chez plus petit que soi, et qui plus est forain.
21C’est dans ce même contexte que les procès en justice rapportent des cas non équivoques de maltraitance des travailleurs. Les abus frappent d’abord les plus vulnérables de la maison du maître, à savoir les famuli maintenus au bas de l’échelle hiérarchique : ce n’est pas un hasard si, à l’instar de Martin Imbert évoqué plus haut, un nombre non négligeable d’anciens famuli poursuivent leurs anciens maîtres pour traitement abusif, le terme famulus s’étant définitivement entaché de servilité à la fin du xive siècle à Marseille64. Mais le traitement arbitraire n’épargne pas non plus les ouvriers autonomes. Le cas d’un plâtrier français (manobra de gipo) qui reçut un coup de poing en plein visage de son maître pour avoir délaissé son travail de chantier pour bavarder avec un voisin est assez éloquent ; à sa décharge, le patron explique au juge qu’il était dans son bon droit et devoir, puisqu’il s’agissait de son famulus et qu’ainsi il pouvait le discipliner à son gré. Mais l’ouvrier protesta et insista qu’il était monobra — et non famulus65. Dans la société d’honneur qui nous occupe, les mots comptent. À son ancien famulus originaire de Lausanne qui lui demanda du travail, Georges de Châteauneuf l’apostropha par une gifle au visage, le laissant sur place abasourdi, sans se soucier, admit‑il en cour, « de l’effusion de sang que son geste provoqua66 ». Un autre maître, qui dissimulait aussi mal son mépris envers un agriculteur qu’il avait pris à son service et dont il refusait de payer les gages, pavoisa devant témoins d’en avoir pourtant les moyens67.
22Mais exception faite de ceux qui jouissent de protecteurs, comme on le constate dans le cas d’une intervention parentale musclée à l’encontre d’un maître tonnelier accusé de brutalité envers un jeune apprenti68, ce ne sont ni les famuli, ni les affamés ou les laissés‑pour‑compte qui se saisissent des tribunaux : ce sont plutôt les travailleurs salariés disposant d’un minimum de ressources, pécuniaires certes, mais aussi celles tirées d’un réseau de solidarités organisé autour du chef de famille ou même d’un métier. On l’a vu, et on le verra, se trouvent aussi parmi eux ceux et celles qui n’hésitent d’ailleurs pas à se qualifier de pauperes devant le Conseil ou les tribunaux de la ville. En 1372, l’épouse du marin Jacques Blanqui, qu’elle représentait en justice, obtint une injonction judiciaire pour faire saisir un bassin en paiement d’un arriéré salarial de 20 sous et 8 deniers « pour le travail de son mari, attendu qu’il est par ailleurs pauvre69 ». En 1382, Esmeniarde Carbonnella, artisane du corail apparemment veuve, réussissait en second appel à débouter un ancien employé qui la poursuivait pour gages non payés, non seulement en raison du fait que ce dernier l’avait désertée, mais aussi parce qu’elle manquait elle‑même du strict nécessaire70. Quelques années auparavant, dans sa poursuite en appel pour récupérer 8 florins en salaire impayé à son mari (un marin‑corailleur qui, en période de chômage maritime, se faisait aussi savetier71), elle avait dénoncé son propre manque à gagner en précieuses journées de travail que représentait cette coûteuse démarche judicaire, sur quoi le juge réduisit de moitié les frais encourus72. Détresse réelle ou « grossie pour les besoins de la cause »73 ? Ou crainte sincère de tomber dans la mendicité ? L’historien peut difficilement trancher, tout en reconnaissant que ces motivations extrêmes ne sont pas exclusives. Ne peut être non plus écartée l’impotencia — faiblesse reconnue à certains acteurs sociaux — pour justifier l’auto‑proclamation de pauvreté. Ainsi autour d’un salaire dont la légitimité est disputée en cour, une maîtresse et sa domestique se définissent‑elles l’une et l’autre comme « paupericula et miserabilis74 ». Dans une autre cause, le fils d’un damoiseau se déclare également pauvre (« sit pauper ») et réclame une pension alimentaire à son père, n’étant formé à aucun art pour subvenir à ses propres besoins75. Enfin, dans une entente contractuelle pour le moins singulière qui rappelle un rapport individuel de réciprocité de nature toute féodale, Raymond Garrigues, se disant acculé à l’indigence et forcé à la mendicité76, se donne tout entier, bras et biens, au juriste Bertrand Aydolphe, mais une fois son épouse et ses enfants mis à l’abri du besoin grâce à la remise de la moitié de son patrimoine en guise de restitution dotale, comme l’y oblige la loi.
23L’affirmation individuelle de pauvreté repérée dans les documents soumis à l’analyse présente en quelque sorte la face active du pauvre honteux et vertueux (pauper verecundus) qui fait l’objet de la charité testamentaire : cette condition n’est cependant reconnue qu’à ceux et celles qui jouissent d’une certaine considération dans la société. Plutôt que de mendier comme des miséreux (le voudraient‑ils, ils s’exposeraient alors à la réprobation canonique envers la charité aux oisifs bien portants), ils saisissent la tribune, sinon le tribunal pour plaider leur cause. On pourrait même pousser la logique pour y voir une forme de requête ou d’exigence de justice sociale qui leur serait due à titre de membres actifs de la société, et non comme indigents chroniques. L’anxiété de la misère n’anime pas moins certaines de ces démarches de derniers recours, procédant de stratégies ou simples moyens de fortune, qu’adoptent les travailleurs pour s’assurer un minimum de stabilité matérielle.
24Un certain Ponce Trevi en offre un témoignage éloquent. Visiblement dépourvu d’appui familial et social, il opte pour le cadre hospitalier en guise de famille de substitution : ainsi, n’ayant ni femme ni enfant, ni aucune obligation envers quiconque, c’est par amour qu’il se donne tout entier à l’hôpital du Saint‑Esprit, y compris la gratuité de son labeur comme gardien du troupeau porcin de l’institution en échange de son entretien à vie, sain ou malade77. Ce cas exceptionnel souligne une fois de plus l’importance de la cohésion familiale dans la mise en œuvre des moyens de survie chez les humbles travailleurs, comme celle qui préside dans l’ouvroir artisanal ou l’entreprise agricole. Les actes notariés et judiciaires permettent d’en saisir certaines formes (je laisse ici toutefois de côté les stratégies professionnelles à long terme par le biais de l’apprentissage, comme le confie un père pour qui « l’acquisition d’un métier artisanal permet, avec l’aide de Dieu, de gagner sa vie honnêtement en ce monde78 »).
25Malgré l’absence de listes de prix et de salaires permettant d’estimer le coût réel de la vie à Marseille à l’époque considérée, on peut cependant imaginer que les conditions optimales de revenus tirés du travail se sont manifestées dans le contexte de la pénurie généralisée de main‑d’œuvre au lendemain de la grande mortalité de 1348. Profitable aux travailleurs peu ou prou qualifiés, l’ouverture soudaine du marché de l’emploi a ce faisant stimulé la mobilisation de tous les membres de la famille, mari, femme, enfants, filles et garçons. Or il semblerait que la négociation des meilleures conditions de travail — salaires et autres compensations — n’a pu véritablement s’effectuer qu’à la faveur d’une indéfectible cohésion familiale consolidée autour du chef de maison. C’est en effet ce dernier qui, au nom de ses dépendants (épouse, enfants, apprentis, nourrice, famuli ou servantes affermés), négocie les contrats d’apprentissage et de travail, ou pétitionne la cour pour recouvrer les arriérés salariaux79. Ce facteur favorise en effet des stratégies difficilement accessibles à ceux et celles qui ne peuvent compter sur le soutien de la maisonnée, tout spécialement l’intervention paternelle ou maritale, voire filiale. Faute de ces solidarités, les travailleurs « isolés » — en particulier les itinérants, migrants, veuves, femmes célibataires ou orphelins — sont alors réduits à des moyens de fortune, comme on l’a vu dans le cas de Ponce Trevi.
26En présence du pater familias, un nombre d’options avantageuses se présentent, à commencer par un contrat de travail passé par-devant notaire pour une période d’au moins une année, mais au prix de la rupture momentanée de la cellule familiale. Quelques cas de figures suffiront pour l’illustrer. Le laboureur Jean Barnoin place pendant une année son épouse comme nourrice dans la maison d’un négociant marseillais, alors qu’il part lui‑même travailler à la campagne chez un seigneur de la terre. Ces arrangements simultanés assurent au couple un revenu combiné de très bon rapport, soit 45 florins annuels (dont 25 florins gagnés par l’épouse)80. Il est bien connu que les bajulae (« nourrices ») constituent une sorte d’aristocratie de la domesticité81 ; mais ce qu’il faut aussi savoir c’est qu’à Marseille le labeur de la nourrice contractuelle est plus profitable (42 sous mensuels en moyenne) que celui d’un laboureur (38 sous mensuels) dont les services sont pourtant fort prisés à l’époque82. Tant que le cycle biologique de l’épouse le permettra, les familles modestes en saisissent l’avantage. Ainsi le savetier Pierre de Volonne, en compagnie de son gendre Jean Charbonnel, n’hésite pas à louer sa propre fille Catherine comme nourrice pendant deux ans sous le toit d’une famille noble de la ville ; le mari empoche du coup le premier versement des 28 livres promises en salaire annuel, soit 9 livres, 6 sous et 8 deniers débités en florins d’or83. Le précieux lait mercenaire vendu par le père de Catherine profitera donc à deux maisonnées plutôt qu’une. En revanche, les nourrices « occasionnelles » sans contrat, employées au mois et dont l’identité matrimoniale demeure nébuleuse — indice en soi de précarité — ne peuvent guère espérer gagner plus que 32 sous au mois (réalité que nous renvoient les litiges judiciaires), soit un revenu moyen de 20% inférieur à celui de la bajula placée sous le toit du maître, et dont l’entretien gratuit vient bonifier les gages en espèces sonnantes84. Dans ces conditions, un contrat, et préférablement à long terme, sécurisera assurément le demandeur d’emploi, comme le révèle Guigonnette Garsin qui, munie de l’autorité maritale, trouve une place de nourrice chez le notaire Guillaume Baille pour une période de deux ans, et même plus espère‑t‑elle85.
27Mieux payées et représentant le tiers de toutes les travailleuses adultes à contrat, les nourrices appartiennent à des familles que l’on pourrait qualifier de classes moyennes artisanales. Ces stratégies délibérées de la part de chefs de famille demeurent bien évidemment contingentes et limitées ; elles sont relayées à terme par des ententes contractuelles engageant les deux époux travaillant pour deux employeurs distincts (le scénario le plus avantageux, comme on l’a vu, sur le plan salarial), ou conjointement sous le même toit, comme le laboureur Hugues Barral à l’emploi chez un juriste avec sa femme Alice, placée comme simple domestique86. Il en va de même pour un autre laboureur, Jacques Augier, qui contre bon salaire offre à Douce Joli, une veuve de notaire, son labeur en compagnie de sa femme enceinte ; or cette dernière, dont l’entretien et les soins immédiats incomberont à la patronne, ne prendra son service de domestique qu’après l’accouchement87.
28Il est important de souligner par ailleurs que la moitié de toutes les servantes à contrat se révèlent mariées. Non pas parce qu’une proportion importante de salariées sont des épouses placées au service ancillaire des classes supérieures : on peut en toute confiance conjecturer du contraire, que veuves, orphelines — pubères et impubères — dominent dans ce secteur d’emploi féminin, mais cette majorité silencieuse demeure sous‑documentée. Notons que les ententes notariées se rapportant au travail de fillettes concernent également la progéniture de petits artisans, et en particulier celle d’agriculteurs locaux. Bien évidemment ces accords contractuels procurent une protection juridique au maître anxieux de s’assurer une main‑d’œuvre stable, mais plus encore au travailleur non formé aux arts mécaniques, dont la travailleuse non qualifiée. En outre, ceux qui appartiennent à un métier en demande se trouvent indiscutablement en bonne posture pour négocier des conditions de plein emploi pour l’ensemble des membres du ménage. Même sous tutelle paternelle ou maritale, le salariat féminin est loin dans ce contexte d’apparaître avilissant et dégradant pour celles qu’il gratifie, contrairement à ce qu’ont pu en dire certains historiens88. Même si le contexte renforce l’idéal de la mère au foyer comme l’a démontré de manière convaincante Isabelle Chabot, les femmes qui sont protégées par leur famille ne perdent pas en réputation, surtout si leur travail est de nature domestique89. L’important demeure la relation contractuelle qui s’effectue entre familles, plus précisément entre maîtres de maison, relation fondée sur l’équilibre et la réciprocité d’un échange équitable de services contre salaire. Le contrat écrit sur une base annuelle s’interpose cependant comme un rapport de confiance préalable, tout en étant le gage d’une entente honorable — et contrôlable90.
29La dignité et la confiance qu’inspire le cadre familial se révèlent aussi chez les couples interlopes qui tentent d’en tirer les bénéfices : ainsi Raynaude Bérengère, une locataire qui vivait avec un amant qu’elle faisait passer pour son neveu, réussit‑elle à masquer le subterfuge jusqu’au moment où elle pétitionna la cour pour arriéré salarial alléguant les soins qu’elle avait prodigués à sa logeuse, Romée Gauteria, pendant sa maladie. La propriétaire s’objecta tout net à la revendication salariale jugée aberrante, protestant qu’aucun contrat notarial ne faisait foi de cet échange vénal, et qu’en fait l’entente ne portait que sur la gratuité du logement. Pour se venger de l’affront, Romée n’hésita pas à entacher sciemment l’honneur sexuel de Raynaude qu’elle travestit en pécheresse, faisant éclater au grand jour le scandale du couple incestueux. Pour en donner toute la mesure, Romée surnomma son adversaire « Diabolessa », sobriquet féminisé de « Lo Diabolo » porté par l’amant de Raynaude. Ironiquement, par cette conjonction éponyme, la défenderesse reconnaissait la réalité virtuelle de ce couple91.
30Combien de travailleurs écartés des réseaux de parenté — réseaux plus ou moins disloqués par l’hécatombe de 1348 — ont‑ils recréé une forme de ménage permettant la mise en commun de maigres ressources, notamment au sein de la main‑d’œuvre itinérante ? Rarement documentée pour des raisons évidentes, la structure temporaire, fragile et illicite du concubinage se rencontre hélas difficilement dans les sources étudiées92. Cette réalité nous est heureusement connue à travers les mésaventures d’une certaine Florette de Montpellier et le couple de fortune qu’elle forma avec le galérien basque Guillaume Navas d’Arbigano : en août 1327, ils comparaissent tous deux en cour, lui, pour avoir illicitement empoché une avance salariale de 20 sous avant de s’enfuir de la galère de son patron, et elle sommée de rembourser la totalité de cette somme, solidaire de son concubin dont elle s’était portée garante au moment de l’embauche93.
31Avant de conclure, j’aimerais souligner de nouveau, mais sous un angle différent, l’importance du « genre » au cœur des pratiques de « débrouille » comme on l’a vu dans le cas des femmes de la maison placées comme nourrices. Il est en effet remarquable de constater que les meilleurs salaires s’obtiennent souvent auprès des patronnes qui officient seules, comme si l’apparente vulnérabilité associée à l’isolement de ces femmes (propriétaires terriennes ou de boutiques artisanales) ait pu profiter aux chercheurs d’emploi94. On le voit sur les terres de Douce Joli, la veuve de notaire déjà citée ; on le voit aussi dans les ateliers des maîtres de métiers, dont celui de la triperie marseillaise. Dans cet art, les employés obtiennent en moyenne des gages de 30% supérieurs auprès des patronnes, sans parler des bénéfices supplémentaires. Par exemple, Silette Stéphanie renouvelle le contrat du tripier Christophe l’Écrivain en lui promettant une augmentation salariale de 15 à 18 florins, assortie d’une paire de souliers, et surtout, d’une participation pour moitié sur le produit de la vente95. Alice Revoute et sa fille Antoinette attirent vers leur échoppe un jeune quidam en lui offrant, outre ses gages, son vivre, son vestiaire et des souliers à volonté, de même qu’une généreuse avance salariale plus de trois mois avant le début de son engagement96. Pourtant, la même Alice avait déjà connu à deux reprises des déboires judiciaires contre des employés fugueurs qui avaient déguerpi, arrhes en main, au mépris du travail à accomplir97.
32Ainsi, l’exploitation de cette paupertas indicible, à savoir la vulnérabilité sociale que représente le genre, transparaît également sans surprise dans les contentieux relatifs au travail. À la cour, notons‑le bien, les femmes sont plus nombreuses au banc des accusés que parmi les plaignants, et ce dans une proportion de 20% ; en outre, presque toutes les défenderesses, sauf infime exception, sont dépourvues d’époux ou autres protecteurs mâles venus les seconder98; enfin, et plus intéressant encore, la grande majorité des défenderesses se révèlent patronnes, suivies des nourrices sans contrat. En revanche, on note la présence fort mitigée des femmes au rang des plaignants, que pourrait certes expliquer la portée limitée du salariat féminin99, mais plus fortement sans doute aussi le poids des hommes dans la représentation en justice des intérêts féminins (représentation parfois indiscernable dans les laconiques injonctions judiciaires100), et ceci, même dans le cas de gages apparemment insignifiants. De fait, loin d’être exceptionnelles, ces pétitions proviennent d’époux de cordières, fils de brodeuses ou de tisserandes de filets de poissons, maîtres de servantes ou de nourrices affermées, venus réclamer en leur nom de modestes salaires, mensuels, hebdomadaires, souvent journaliers. C’est le cas du tailleur Antoine Christofori qui saisit prestement la cour pour récupérer le jour même de la prestation de travail le dû promis à sa femme, une cordière œuvrant pour le compte d’un autre tailleur101. Car dans la mesure où tous les membres de la famille contribuent au pain quotidien quelque maigre que pût être le revenu généré, dans l’intérêt du groupe et pour éviter famine, les hommes veillent au grain.
33Ce tour d’horizon, nécessairement sélectif, visait à alimenter une réflexion sur l’identification de la pauvreté laborieuse, déclarée et vécue, sans négliger les formes d’action concrètes prises pour en endiguer les effets par ceux et celles qui en étaient (ou s’en déclaraient) victimes. Soulevant la question épistémologique de texte et de contexte, les sources administratives, notariales et judiciaires à Marseille permettent de mettre en lumière un certain nombre d’enseignements. D’abord, la réalité du travailleur pauvre se décline comme on sait sur plusieurs registres, ratissant large au sein de la population active : des artisans citoyens bien établis dans la communauté, que l’on aurait pu croire au‑dessus du besoin, se révèlent pauperes au vu et au su de tous. Mais les moyens saisis pour prévenir ou alléger l’indigence des miserabiles personae ne sont pas à la portée des plus démunis. Jouissant d’une sorte de crédit personnel102, ce sont les pauvres honteux issus de la petite classe sociale « moyenne » et besogneuse qui pétitionnent le Conseil de ville et se saisissent des tribunaux et de l’instrument notarial pour s’assurer une existence décente, sinon éviter la précarité.
34Le retournement de conjoncture de 1300, la crise démographique de 1348 et la soudaine pénurie de main‑d’œuvre dans son sillon ont eu pour effet de renforcer l’attitude rigoriste envers les misérables non méritants, auxquels sont assimilés les travailleurs salariés soupçonnés d’oisiveté et de lucre. Car en favorisant la circulation des espèces entre les mains des petits — qui inspirent toujours crainte et mépris — le contexte attise les tensions sociales. Pour contrer l’indigence (voire la maltraitance), les travailleurs humbles doivent alors miser sur les solidarités familiales que contrôlent les chefs de ménages ; ce sont eux, en effet, qui adoptent les stratégies aptes à optimiser les conditions d’emploi de tous les membres de la maisonnée en mesure de travailler, à la faveur de négociations contractuelles avec les pourvoyeurs d’emploi. Mais à défaut de ces solidarités, les plus vulnérables — étrangers, famuli et femmes seules, employées et patronnes — risquent de se retrouver victimes, ici, de maîtres peu scrupuleux, là, de salariés sachant tirer avec profit leur ficelle du jeu social.
Notes de bas de page
1 Je tiens à exprimer mes plus sincères remerciements auprès du professeur Laurent Feller pour son invitation à participer à la rencontre « Pauvreté et travail » à l’École française de Rome en février 2017, ainsi que son généreux soutien accordé au financement des frais du voyage.
2 Archives Communales de Marseille (ACM), FF 562, 18 décembre 1387, fo 24ro : « […] in magnum dampnum et prejudicium dicti Guillelmi pauperis hominis qui habet cotidie de suis laboribus vivere », sauf avis contraire, toutes les trad. sont de l’autrice de cet article.
3 Si on a souvent associé la pauvreté au travailleur manuel, « pauper et laborator vivens ex sudoribus vultus sui » (La Roncière, 1974, p. 735 : « pauvre travailleur vivant de la sueur de son front »), on voit pourtant ici cette condition menacer vraisemblablement l’artisan qualifié vivant du salariat.
4 ACM, FF 562, 18 décembre 1387, fo 23vo : « Operator mortarii vulgariter nuncupatus monobra ».
5 Artisans et ouvriers de la construction, il faut le souligner, appartenaient à un monde professionnel caractérisé par l’instabilité de l’embauche : Bernardi, 2011, p. 107.
6 Geremek, 1987b, pp. 7-8, a raison d’opposer la notion objective de pauvreté absolue (seuil minimal de survie — quoique cette estimation est loin de faire consensus) à la notion subjective ou relative : « il semble bien plus difficile de définir les traits distinctifs d’une pauvreté “ relative ”, déterminée par des conventions sociales et des modèles d’existence, évoluant dans l’histoire ».
7 ACM, BB 13, 4 janvier 1323, fo 34ro : « Magnus defectus bladi et maxima caristia » (« une très grande pénurie et cherté du pain »). Pour la seconde moitié du siècle : Mabilly, Inventaire sommaire des archives communales, pp. 78, 88, et 101 ; Lesage, 1938-1939, et, plus généralement pour la Provence, Drendel, 2011, pp. 264-268.
8 La rédaction des statuts coïncide avec le premier cartulaire de notaire public connu, Giraud Amalric, dont la nature abondamment commerciale semble témoigner d’une conjoncture favorable : Pryor, 1981.
9 Ce qui contraste avec le secours aux membres appauvris prévu dans les règlements des métiers florentins, au début du xive siècle : voir La Roncière, 1974, p. 671.
10 Par exemple, Archives Départementales des Bouches-du-Rhône à Marseille (ADBRM), BB 13, 4 janvier 1323, fo 34ro.
11 Mabilly, Inventaire sommaire, pp. 43 et 128-129.
12 Ibid., pp. 128-129.
13 On peut sans doute voir en ce sens aussi la pétition à caractère socio‑politique déposée le 20 juin 1349 par de « pauvres misérables personnes » (Otchakovsky‑Laurens, 2017, p. 152). Sur l’instrumentalisation des pauvres à des fins politiques, voir en particulier : Id., 2014, p. 670.
14 Mabilly, Inventaire sommaire, p. 87.
15 Testament de Douce, épouse de Raymond Audibert, ADBRM, 355 E 13, 18 septembre 1363, fos 125 vo‑126vo.
16 Mabilly, Inventaire sommaire, pp. 65, 66 et 86.
17 Testament de Pierre Bedoc, ADBRM, 355 E 1, 9 mars 1348, fo 39ro.
18 ACM, BB 13, 4 janvier 1323, fo 34ro ; voir également une nouvelle pétition soumise le 6 novembre 1326 concernant la pauvreté des marins : ACM, BB 14, fo 88ro.
19 Malgré les nouvelles dispositions statutaires de 1313 censées les protéger : Les statuts municipaux de Marseille, 1949, pp. 228-232.
20 Mabilly, Inventaire sommaire, pp. 134, 139, 145 et 180.
21 Michaud, 2016, p. 81.
22 Mabilly, Inventaire sommaire, p. 180.
23 Cerutti, 2015.
24 McDonough, 2013.
25 Voir notamment Dyer, 2012a, p. 25: « The term “poor” was not likely to be used casually in the court rolls. In a court of law, even the lowest rung of the judicial system in which the manor court belongs, a decision had to be made on the basis of agreed rules » (« Le terme “pauvre” ne devait certes pas être utilisé à la légère dans les rôles d’audience. Devant un tribunal, même au dernier échelon du système judiciaire auquel appartenait une cour seigneuriale, une décision devait reposer sur des règles convenue »).
26 Cerutti, 2015, p. 949, n. 60.
27 Leclercq, 1974, p. 38.
28 Dans les récits de miracles contemporains d’ailleurs, la Vierge Marie intercède « toujours pour les besogneux » : voir Lett, 1998, p. 117.
29 Cerutti, 2015, p. 950.
30 Michaud, 2009.
31 Si le testament de Jacoba Barthélémie est typique à cet égard (ADBRM, 381 E 42, 17 septembre 1343, fo 58vo), la charité pragmatique ne se limite pas aux chrétiens, comme le suggèrent les aumônes pro amore Dei que le médecin juif Salomon de Palerme destine à de pauvres coreligionnaires : ACM, 1 ii 44, 10 octobre 1347, fo 37ro.
32 Jean‑Raymond de Rabastens promet une somme de 40 sous à Alisette de Massellano affligée de cécité : ADBRM, 381 E 379, 21 février 1324, fo 19vo. Dans un testament ultérieur (ADBRM, 381 E 379, 22 février 1324, fo 29ro), il octroie 20 sous à une certaine Mathilde, « pauperi mulieri » (« pauvre femme »).
33 Dans une disposition de dernières volontés (ADBRM, 1 H 179, ca. 15 octobre 1293, no 882), Guillemette Thomas veille à léguer 20 sous à Doucette, la « pauperi puelle » (« jeune pauvrette ») qu’héberge son fils.
34 Le notaire Jacques de Saint‑Pierre (testament, ACM, 1 ii 47, 14 janvier 1315, fo 11ro) s’inquiète ainsi du sort des orphelins et des enfants malades « morantibus seu hospitantibus » (« logés ou hospitalisés ») en face de l’église Sainte‑Catherine.
35 Développement observé par Henderson, 1994, p. 253, dans les mêmes années à Florence, où la hausse du coût de la vie a paupérisé les travailleurs jusque‑là relativement prospères.
36 Testament de Raymond Berendi, ACM, 1 ii 58, 3 mai 1342, fos 11vo-15vo.
37 Testament de Sestarone Justa, ADBRM, 391 E 7, 1er juin 1334, fo 46ro.
38 Farmer, 2016, pp. 67-89.
39 Tierney, 1959, p. 370. L’opinion cléricale n’était pas moins profondément divisée sur le besoin moralisé de la charité : « Some canonists held that there was a class of undeserving poor who were to be denied alms on principle even when ample resources were available; others held that the only ground for excluding a needy applicant was inadequacy of funds » (« Certains canonistes considéraient qu’il existait une catégorie de pauvres non méritants auxquels, par principe, on devait refuser la charité même en situation d’abondance; d’autres estimaient que seule l’insuffisance de ressources pouvait justifier le refus de donner à l’indigent »), ibid., p. 363, n. 12.
40 Dyer, 2012a, p. 39.
41 Dans l’original « pauperibus mulieribus verecundis » (« pauvres femmes vertueuses ») : testament de Hugues Repelini, ADBRM, 381 E 2, 21 février 1286, fo 55vo. Ces allusions à l’infortune subite ne sont pas sans rapport aux difficultés économiques et financières qui semblent accabler à la fin du même siècle nombre de ménages marseillais : Michaud, 1994.
42 Testament d’Égide de Narbonne ADBRM, 381 E 32, 25 juin 1326, fo 74ro.
43 Laure de Saint‑Mathieu (testament, ADBRM, 381 E 35, juillet 1330, fo 42ro) en donne la mesure : d’une exceptionnelle générosité envers sa servante (15 livres en argent, vêtements, mobilier, pension viagère), elle prévoit parcimonieusement quelques sous pour sa propre sœur « si indigerit et non aliter » (« tant qu’elle sera dans le besoin et pas autrement »).
44 Tierney, 1959, pp. 363-364.
45 Pour une définition sociologique du terme, se reporter à celle de l’OCDE, [disponible en ligne], qui développe le concept autour de quatre pôles principaux : les relations interpersonnelles, l’accès aux réseaux sociaux (et les ressources émotionnelles, matérielles, professionnelles, etc. qu’ils procurent), l’engagement et la solidarité civique, ainsi que la confiance et l’esprit de coopération et de réciprocité.
46 Farmer, 2002, p. 3 : lorsqu’il se prononçait sur l’existence des pauvres, le clergé « […] had in mind not only men and women who were so destitute that they had to beg in order to survive, but also those who had no income-producing property and thus performed bodily labor to earn their daily bread » (« […] avait à l'esprit non seulement les hommes et les femmes que l’indigence poussait à mendier afin de subsister, mais également ceux qui, sans accès à la propriété et aux revenus qu’elle génère, devaient par conséquent assurer leur pain quotidien par le labeur physique »). Voir aussi Piron, 2009, sur les tergiversations franciscaines à l’égard de l’endettement et la pauvreté.
47 ACM, 1 ii 61, 15 avril 1348, fo 14ro : « […] aquitavit et liberavit ac absolvit omnes et singulos operarios suos de omnibus et singulis in quibus sibi tenentur et sunt obligati quacumque ratione seu causa », trad. de l’auteure. Voir aussi Hugua Staraque qui éponge les dettes de l’un de ses vaylletos (valets) : « […] item legavit Guillemo Figuerie vayllato suo X solidos regalium, item acquitiavit et liberavit et peniter absolvit et paciter, solempniter expressum fecit, de ulterius non petendo predicto Guillelmeto Figuerie presenti, stipulanti et recipienti de illis XL solidis in quibus supra dictus Guillelmus Figuerie eidem testatrici erat obligatus » (« […] de même, elle lègue à Guillaume Figuière, son valet, 10 sous royaux ; de même, elle tient pour quitte et libère entièrement, pacifiquement et de manière solennelle de tout recours futur à l’encontre dudit Guillaume Figuière, ici présent, des 40 sous pour lesquels ledit Guillaume Figuière s’était obligé envers la testatrice »), testament, ACM, 1 ii 61, 21 mars 1348, fo 1vo.
48 À commencer par le sacristain de la cathédrale, Guillaume de Florence, endetté (entre autres) envers ses dépendants : « Item confiteor me debere Johanni Gascho, servienti meo, pro suo salario C solidos regalium. Item confiteor me debere Pereto garcifero meo pro tribus mensibus vel idcirca quibus michi servivit, XX solidos regalium » (« De même, je reconnais devoir à mon serviteur Jean Gascon, pour son salaire, 100 sous royaux. De même, je reconnais devoir à mon jeune domestique Peyret, pour environ trois mois de service, 20 sous royaux »), ACM, 1 ii 23, 23 juillet 1299, fo 130ro.
49 ADBRM, 381 E 4, 1er juin 1300, fo 6ro : « Item confiteor et in veritate recognosco Beatrisete Johannenti pedissesse hic presenti me sibi debere pro mercede sua seu loquerio temporis quo michi servivit et pro precio bladi quod ab ea habui hac cuius in diversis et puris quantatibus septem libras regalium. Et lego eidem amore Dei quatuor libras Provincie coronatorum quas septem libras regalium dicti debiti et dictas quatuor libras Provincie coronatorum dicti legati, volo sibi dari et solvi incontinenti post obitum meum de bonis meis » (« De même, je reconnais en vérité devoir à ma servante Béatrissette Johannet, ici présente, pour ses gages ou son salaire du temps où elle était à mon service, ainsi que pour le prix du blé que j’ai reçu d’elle en diverses et pures quantités, 7 livres de royaux [marseillais]. Je lègue aussi à celle‑ci, pour l’amour de Dieu, 4 livres en coronats de Provence, lesquelles 7 livres de royaux pour ladite dette et 4 livres en coronats de Provence pour ledit legs je veux qu’elles lui soient réglées sur mes biens et remises immédiatement après mon décès »). Voir également le testament du chanoine Raymond Viridis pour le salaire de sa servante Agnès : ADBRM, 381 E 14, 29 juin 1314, fo 21ro.
50 ADBRM, 381 E 41, 23 juillet 1342, fo 17ro : « Item confiteor solempniter et in veritate recognosco Bartholomea Englese ancille mee hic presenti et interroganti et hanc meam confessionem recipienti me sibi debere pro mercede sua et loquerio sue persone et quare que fideliter servivit per quinque annos vel circa in domo mea et extra domum regendo et serviando, gubernando bona mea, triginta libras regalium, quas volo sibi dari et solvi et expediri per heredem meam incontinenti post obitum meum » (« De même, je reconnais en vérité solennellement à ma servante Bartholomée l’Anglaise, ici présente pour recevoir ma confession, lui devoir pour ses gages ou l’engagement de sa personne et parce qu’elle m’a servi fidèlement pendant environ cinq ans, dans ma maison et au‑delà, au service et pour la gestion de mes biens, 30 livres en royaux [marseillais], lesquelles je veux qu’elles lui soient données, réglées et remises par mon héritière immédiatement après ma mort »).
51 ADBRM, 381 E 78, 7 avril 1350, fo 11ro.
52 Manselli, 1974, p. 638 : « Chez lui [Dante] », la « convoitise de l’argent et de la puissance, le désir du luxe et des plaisirs ont désormais profondément corrompu toutes les classes de la société » ; mais Dante († 1321) est déjà précédé sur ce terrain par Humbert de Romans († 1277) pour qui le pire des péchés est la convoitise qui guette tout autant le pauvre que le riche : Murray, 1974, pp. 306-308.
53 ADBRM, 3 B 59, 10 septembre 1356, fo 8ro. L’humiliation nourrit l’intention de la demanderesse dans cette affaire, si tant il est vrai que les choses produisent un rapport identitaire « entretenant un lien fort et indissoluble avec leurs détenteurs », et qu’ainsi elles sont « le prolongement de [ceux et celles] qui les possède[nt] » : Feller, 2013, pp. 15 et 18. Dans le cas qui nous occupe, il ne semble pas que l’humiliation infligée à Garcenette fut conçue comme une forme de remboursement (ce dont discute Smail, 2013, p. 378), puisque cette dernière se montrait disposée à s’acquitter entièrement de sa dette.
54 Tournant « décisif » que Geremek, 1987c, p. 14, fait remonter au xvie siècle (voir aussi Vincent, 2009, p. 83 pour un durcissement de la charité confraternelle à partir du xve siècle dans le royaume de France), mais dont on note des manifestations indubitables dès notre époque dans les régions du Midi ; voir également sur ce point La Roncière, 1974.
55 Michaud, 2009, p. 241 et p. 279, n. 144.
56 Taliadoros, 2014, sur les droits inhérents du pauvre à la charité tel qu’argumentés par Pierre le Chantre.
57 La Roncière, 1974, p. 688.
58 Todeschini, 2015a, p. 214.
59 Ibid.
60 ADBRM, 3 B 126, 7 décembre 1396, fos 289vo-293ro.
61 Ainsi Humbert de Romans n’hésite pas à accuser d’escroquerie serviteurs et ouvriers qui, par paresse ou négligence, bâclent leur travail au grand préjudice de leurs maîtres : voir Murray, 1974, p. 310. À l’inverse, selon La Roncière, 1974, p. 690 et p. 724 n. 155 : « jamais [les] prédicateurs n’attirent l’attention des riches, comme employeurs, sur leurs devoirs à l’égard de ces serviteurs d’un nouveau genre [salariés] », avec l’exception peut‑être du dominicain Taddeo Dini († 1369), dont les écrits virulents contre les maîtres exploiteurs offrent un témoignage saisissant, bien qu’unique.
62 La Roncière, 1974, p. 706 : « À des salariés qui s’agitent (1340-1343), qui s’enrichissent [après 1348], qui s’agitent encore [1378], il [le mot pauvreté] s’applique de plus en plus difficilement ». Dans la même logique, se reporter à Dyer, 2012a, p. 20: « The distrust of the poor in England was strengthened after 1349 when legislation was directed against those who begged when they could be employed, helping to increase the labour shortage and raise wages » (« La méfiance envers les pauvres en Angleterre se renforça après 1349 quand la loi se tourna contre les mendiants qui, alors qu’ils auraient pu être embauchés, contribuant à l’accroissement de la pénurie de main‑d’œuvre et la hausse des salaires »).
63 Smail, 2003.
64 Michaud, 2016, pp. 136-138.
65 ADBRM, 3 B 96, 25 août 1380, fo 70ro.
66 ADBRM, 3 B 96, 15 janvier 1381, fo 142ro.
67 ACM, FF 563, 12‑24 novembre 1388, fo 39ro.
68 ADBRM, 3 B 100, 17 octobre 1384, fos 37ro-vo.
69 ACM, FF 548, 24 janvier 1372, fo 10vo : « Pro labore mariti sui [...] attenta paupertate dicti Jacobi ».
70 ADBRM, 3 B 1006, 23 octobre 1381‑25 février 1382, fos 89ro-vo.
71 La pluriactivité se pratique forcément dans les économies temporaires, comme les secteurs de la mer, de la terre et du bâtiment : sur ce dernier point, voir Bernardi, 2011, pp. 107-109.
72 ADBRM, 3 B 834, 2 décembre 1376, fo 195vo : « Pro diversiis dietis quas perdidit dicta Esmeniarda in prossequendo dictam causam » (« Pour un nombre de journées [de travail] que ladite Emeniarde perdit dans la poursuite de cette affaire »).
73 La Roncière, 1974, pp. 735-736 : « Parmi les humbles, beaucoup se voient pauvres, eux et leur entourage, sans pour autant être perçus comme tels par les riches ».
74 ADBRM, 3 B 83, 3 mars 1372, fo 58ro.
75 ADBRM, 3 B 52, 16 septembre 1353, fo 87ro : « Dictus vero Bertrandus sit pauper et in nulla arte paritus ex qua possit sibi alimenta acquirere » (« Ledit Bertrand est pauvre et ne peut non plus se nourrir, n'ayant aucun métier »).
76 Bibliothèque nationale de France, nouvelles acquisitions latines (BnF, n. a. l.), fonds Mortreuil, 1321, 10 novembre 1326, p. 291 : « Cum non habeo unde vivam et vadam mendicantem » (« Comme je n'ai pas de quoi vivre, j'irai mendiant »).
77 BnF, n. a. l., fonds Mortreuil, 1348, 31 janvier 1397, fos 181ro-182ro : « [...] tenere, salvare et custodire sanum et egrum ac sibi quamdiu vixerit perpetuo providere in victu, vestitu et calciamento decentibus juxta suam conditionem » (« [l'hôpital] devra le garder, le soutenir et le protéger, sain ou malade, à jamais tant qu’il vivra, avec de bons vêtements et chaussures selon sa condition »). Près de deux ans plus tard, l’hôpital embauchait en espèces sonnantes et trébuchantes un quidam et son fils pour vaquer aux mêmes tâches assignées à Ponce, dont le sort nous échappe alors : BnF, n. a. l., fonds Mortreuil, 1351, 14 novembre 1398, fo 21ro-vo.
78 ADBRM, 351 E 25, 9 juillet 1362, fos 73ro-vo : « Arte instruere ut possit vitam in opere deffendere et Deo dante honeste vivere in hoc mundo ».
79 Phénomène universel, que l’on retrouve aussi bien en Angleterre que dans les sociétés méditerranéennes : pour l’Angleterre, voir Mate, 1999, p. 59.
80 ADBRM, 355 E 27, 29 juillet 1380, fos 16vo-19vo.
81 Klapisch, 1983, pp. 33-64.
82 Michaud, 2016, pp. 143-144 et pp. 155-156.
83 ADBRM, 355 E 18, 17 octobre 1369, fos 65ro-vo : « […] quecumque sua negocia factum infra domum ejusdem Johannis [Bonivini] ab hodie in duos annos continuos et completos et loquerio XXVIII librarum pro quolibet ipsorum duorum annorum et potu et cibo solvendarum per tres solutiones ut est moris, confitens dicta Catharina se a dicto Johanne habuisse et recepisse pro primo anno tercio anni presentis, videlicet nonem libras et sex solidos et octo denarios regalium et ipsos etiam habuit dictus Johannes maritus manualiter recipit pro dicta Catharina in florenis auri in presencia mei notarii ut scripsi est » (« […] que son travail, quel qu’il soit, se déroule dans la maison dudit Jean [Bonvin] à partir d’aujourd’hui jusqu’à deux années révolues pour un salaire de 28 livres pour chacune des deux années, avec le breuvage et les repas, à être réglées en trois versements suivant les usages ; ladite Catherine, confirme avoir reçu dudit Jean en premier versement pour l’année présente 9 livres, 6 sous et 8 deniers en royaux [marseillais], qu’a en vérité reçu ledit Jean son mari, en mains propres, pour ladite Catherine en florins d’or, et en ma présence, moi notaire, comme je l’ai écrit »).
84 Ibid. : « et potu et cibo » (« en sus du breuvage et des repas »).
85 ADBRM, 351 E 36, 5 novembre 1379, fos 173vo-174vo : « et amplius si opus fuerit » (« et plus [longtemps] s’il y a du travail »). Cette possibilité est évoquée deux fois dans le contrat.
86 ADBRM ,351 E 28, 28 novembre 1366, fo 241ro.
87 ADBRM, 351 E 39, 12 novembre 1384, fo 184ro.
88 Voir Geremek, 1987c, p. 89. Il faut douter que les femmes salariées, placées sous tutelle maritale au service domestique d’autrui, soient « assimilées volontiers aux prostituées ».
89 Chabot, 1990, pp. 572-573. Voir également Goldberg, 2000, p. 20.
90 Un signum qui témoigne le lien personnel, fondé sur la bonne foi, entre les parties : sur ce point, voir Feller, 2013, pp. 14-15.
91 ADBRM, 3 B 82, 17 février-15 avril 1371, fos 57ro-67vo. Ainsi un laboureur appelé à témoigner dans cette affaire affirme que Raynaude et Antoine Bérenger (l’amant en question) vivent en concubinage dans un logement loué à l’étage d’une maison appartenant à Romée, sans en savoir pourtant plus : « Andreas Silvestre […] dici audivit ab Anthonio Berengarii alias lo Diabolo et Raynauda ejus concubina quod ipsi locaverant domum supradictam a dicta Romea, plura nescit » (« André Sylvestre [...] dit avoir entendu d’Antoine Bérenger, alias Le Diable, et de Raynaude, sa concubine, qu’ils louaient de Romée la maison à l'étage, et qu'il n’en savait pas plus »), ADBRM, 3 B 82, 25 février 1271, fo ro63.
92 Plus d’un testament porte témoignage, au soir d’une vie, d’une union non sanctionnée, comme celle révélée par Pierre Nicholas vivant en ménage avec son amasia (« amante ») Aycarde et de leur fille illégitime Béatricette : ADBRM, 381 E 31, 14 novembre 1320, fos 84ro-85vo.
93 ADBRM, 3 B 22, 7 août 1327, fo 106ro: « Dominus judex injuncxit de partium voluntate Guillelmo Navas Darbigano habitatori Massilie principali et Florete de Montepessulano comoranti in comuni garcini [?] constitutioni nomine pro eo et principaliter presentibus et sit fieri postulantibus, observantibus, […] quatenus hinc ad festum omnium Sanctorum proxime dent et solvant insolidum Jacobo Guillelmi domino galee presenti et petenti viginti solidos regalium quos confessi fuerunt se ei debere pro quodam viagio faillito per dictum Guillelmum de galea dicti Jacobi » (« Le seigneur juge intima, suivant la volonté des parties, à Guillaume Navas d’Arbigano, habitant de Marseille, principale partie, et à Florette de Montpellier qui, demeurant en commun [ménage illicite ?] avec lui et apparaissant au nom de ce dernier, ici présents sont sommés […] d’ici à la Toussaint de donner et de régler entièrement à Jacques Guillaume, patron de galée ici présent et demandeur, 20 sous royaux qu’ils ont admis lui devoir en raison de la désertion de service dudit Guillaume sur la galée dudit Jacques »).
94 Sur cette question, voir également Hutton, 2011, p. 43 et pp. 133-134.
95 ADBRM, 351 E 46, 2 juin 1377, fo 26vo : « Et dicto pacto quod idem Christophorus habeat medietatem totius lucrum aquirendi per eum dicto durante tempore ad servicium dicte Silete et reliqua medietas sit dicte Silete » (« Et suivant ledit accord, que le même Christophe ait la moitié de tout le profit généré par lui pendant la période à l’emploi de ladite Silette, et que la moitié restante revienne à Silette »).
96 ADBRM, 351 E 27, ca. 23 décembre 1364, fo 200ro.
97 ADBRM, 381 E 385, 16 juillet 1350, fo 41ro ; ADBRM, 355 E 13, 19‑20 juillet 1363, fos 84vo-85vo.
98 Seulement trois des trente‑trois femmes poursuivies en cours ont un époux, fils ou employeur (sur un corpus de 276 affaires judiciaires), Michaud, 2016, chap. v. Sur la vulnérabilité des travailleurs sans appui familial, voir également Leland, 2002, pp. 322-336.
99 Mate, 1998, p. 58. On a par ailleurs dit que la culture juridique du Midi a encouragé l’action féminine en justice : Smail, 2003. Sur la complexité de cette question cependant : Michaud, 2016, chap. v.
100 Voir le procès intenté officiellement par Hugues du Temple, mais pour une affaire concernant en réalité sa belle‑mère Marguerite des Moines, une riche marchande d’épices : ADBRM, 3 B 92, 21 octobre 1378, fos 5ro-8vo.
101 ACM, FF 546, 5 septembre 1368, fo 95ro : « […] per totam diem presentem » (« […] toute la journée présente »).
102 Sibon, 2013, p. 406.
Auteur
Université de Calgary
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