Anexo 6
Extractos de las lecciones de Marcel Bataillon en el Collège de France
Cursos 1953-1954 y 1956-1957
p. 865-874
Texte intégral
Pas une page du livre n’est terne ou sans accent,
formule initiale immortelle, frappée comme une médaille.
1Presentamos en este apartado una serie de extractos de los cursos que Marcel Bataillon impartió en el Collège de France sobre la Historia de las Indias de F. López de Gómara a partir de 1953. Consultables actualmente en el Collège de France, estos cursos manuscritos permiten apreciar la agudeza y fuerza de los análisis del maestro, y completar los aportes de los artículos derivados de los cursos que él mismo publicó.
2Los cursos manuscritos se reparten en tres cajas que conservan la codificación que les dio en su tiempo el Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), de 19 a 25. Cada curso se subdivide, a su vez, en cuadernos. Se puede ver en Fuentes la repartición temática de las diferentes cajas. Los documentos encontrados permiten apreciar el método de trabajo de Marcel Bataillon. Por una parte, los cursos redactados con letra muy elegante y legible. Por otra parte, la técnica de las apostillas al margen de su texto, añadidas al conseguir nuevos datos. Hemos querido manifestar este aspecto en nuestra selección de textos. Además de sus propias investigaciones, el maestro tenía una red de investigadores amigos en diferentes países con los que intercambiaba informaciones o precisiones bibliográficas de manera generosa y cordial. Es así como Bataillon intercalaba hojas sueltas con datos complementarios. Citaremos aquí dos ejemplos: los datos reunidos sobre la ordalía que acompañan el análisis del juramento de Pizarro, Almagro y Luque sobre la hostia, y la mención marginal de la designación de Gómara como pesquisidor de pruebas de limpieza en Bolonia.
3Contemplando el conjunto de los documentos, es posible reconstruir en parte el ámbito cultural y relacional del proceso de elaboración de estos inapreciables cursos. Nos hemos limitado a presentar al lector un elenco de los momentos más brillantes o más ilustrativos del estilo y del análisis del maestro.
Leçon inaugurale
4« Gómara et son Histoire générale des Indes », BTL, 19, 4 (1).
5Il est clair que c’est la première partie de l’Histoire proprement générale de Gómara qui a eu pour l’histoire des idées les plus grandes répercussions tant positives que négatives, tant par répétition que par discussion. Et c’est de cette partie que je m’occuperai principalement en partant des centres d’intérêt qui se dessinent comme d’eux-mêmes dans cette œuvre si organisée et si intelligente. Les historiens de l’historiographie, qui ne brillent pas toujours par un sens aigu de l’histoire, l’ont traitée comme une bonne petite vulgarisation pas trop mal faite. « Obrita de vulgarización » dit Sánchez Alonso, sans voir l’importance capitale qu’elle a à son heure et pendant un demi-siècle. Mais il faut toujours se battre contre le manque de sens historique de beaucoup de techniciens de l’histoire. L’histoire des grandes découvertes maritimes a été beaucoup trop faite en fonction de notre connaissance géographique actuelle du globe. On l’a en grande partie réduite ou on réduit son armature à une chronologie des navigations qui ont peu à peu localisé sur la carte les terres jusque-là inconnues. On s’est beaucoup passionné pour les querelles de priorité entre découvreurs. Mais les conceptions d’ensemble, sur lesquelles se réglaient ces hommes, les préoccupations, les lignes de force que suivaient leurs entreprises répétées coup sur coup, le mouvement, le rythme des découvertes, on ne s’en occupait guère. C’est pourquoi quand on trouvait un homme qui sans avoir été découvreur ni conquistador, empoigne le grandiose sujet, essaye d’après les meilleures sources d’en tracer une image totale, discutable certes, mais cohérente, et « a la altura de los tiempos » comme dirait Ortega, on le regardait avec un certain dédain parce qu’il n’a rien vu personnellement de ce qu’il décrit et raconte. […]
6C’est une raison de plus pour moi de concentrer mon attention sur la Historia general vers laquelle m’attirent mes recherches sur le mouvement général des idées concernant le Nouveau Monde.
7Mes travaux sur les sources et l’influence de ce livre vont constituer comme des coupes dans la littérature des découvertes autour de Gómara avant et après lui, sans avoir la prétention d’être des recherches exhaustives. Ces études se relient par deux idées directrices. La première que Gómara est important par ses vues d’ensemble. […] Il faut réhabiliter les cosmographes qui ont essayé d’intégrer le plus correctement possible le nouveau monde dans leur vision antérieure du monde. Gómara a été le premier. D’autre part, avec la liberté qu’on lui a reprochée et qui l’a fait mettre à l’index politique de son pays, il a présenté « las cosas como pasan ». Il n’a cherché ni à édulcorer l’histoire de la conquête ni à présenter les indiens du nouveau monde sous un jour idyllique. Il a ainsi pu mériter l’hostilité des conquistadors, ou de leurs descendants, dans le genre du Comte de Puñonrostro, et en même temps l’hostilité des missionnaires, dans le genre de Las Casas. Mais par ses tableaux simplement égayés d’ironie, il a conquis une grande importance. Il garde une place essentielle dans la littérature sur le nouveau Monde à l’époque de Benzoni et de Montaigne.
8Et je crois bien que quand les Espagnols ou les amis de l’Espagne entreprennent de dénoncer ce qu’ils appellent la légende noire de la conquête et de la colonisation espagnole, et qu’ils placent Las Casas à l’origine de cette légende avec son réquisitoire de la Brevísima relación de la destrucción de las Indias, ils oublient le rôle joué pendant un demi-siècle par la Historia general de Gómara. Rôle paradoxal sans doute étant donné que cette « historia libre » voulait être quand même une glorification de la grandiose entreprise espagnole. C’est ainsi : l’homme qui irritait les rivaux et les huguenots par son espagnolisme superbe, était le même qui leur fournissait des armes contre sa patrie. Il y a là un problème à reprendre. Problème essentiel pour les origines morales de l’Europe moderne […]. Le tableau sur lequel l’Espagne est gagnante c’est celui de sa grande littérature sur l’Amérique, celui de la conscience humaine jugeant le grand drame dans lequel le rôle majeur avait été réservé aux Espagnols.
9L’humanisme de Gómara n’est pas seulement pour lui source d’élégance littéraire, discipline, d’information, d’intelligence, de clarté dans l’art d’écrire l’histoire, mais respect des valeurs humaines les plus hautes au nom desquelles devaient être jugés les Espagnols comme les Indiens. La connaissance de l’homme dont disposait le xvie siècle était élémentaire sans doute pour l’épaisseur du drame historique qu’il s’agissait de pénétrer. Mais ceux qui, comme Gómara ou Montaigne, ont interprété ce drame à distance et qui y ont mis toute la raison dont ils étaient capables n’ont pas été plus mauvais juges que les voyageurs et les soldats dont ils utilisaient les récits. Et en tout cas leurs façons de comprendre et de juger sont des éléments essentiels de ce que j’étudie ici depuis plusieurs années sous le titre de découverte spirituelle du Nouveau Monde.
Enquête biographique
10« Le Nouveau Monde. L’unité du monde anthropologique », BTL, 19, 4 (2).
11Un des livres les plus importants les plus cités et les moins étudiés surtout dans sa Ire partie de la littérature espagnole sur la découverte de l’Amérique.
12Etonnante fortune hors d’Espagne et destin singulier en Espagne même.
13On ne sait pas grand-chose de l’auteur ; originaire de Gómara de la province de Soria le deux février 1511. Elève de Pedro de Rhua, professeur d’humanités à Soria, connu pour son esprit critique (« Cartas sobre las obras del Obispo de Mondoñedo » 1549 : c’est en 1545 que Guevara était mort ; à propos de cet événement l’annaliste de l’époque de Charles Quint révèle que Rhua fut son maître. Il put avoir le jeune Francisco comme élève entre sa 14 et 20 année.
14Autre repère chronologique : en 1531 premier voyage en Italie ; séjour à Rome ; curiosités qui témoignent de son intérêt pour les « extremos » dont l’humanité est capable ; un pari stupide entre deux palefreniers du cardinal Loaysa confesseur de Charles Quint qui coûte la vie à l’un d’entre eux ; un phénomène qui gagnait sa vie en exhibant l’habileté de ses pieds qui égalait celle de ses mains ; combien de temps se prolonge son séjour ?
15Il pourrait bien avoir fait ses études d’arts à Bologne ou à Padoue, la grande université proche de Venise. Il nous dit qu’il a connu Olaus le Goth archevêque d’Uppsala de façon prolongée à Bologne et à Venise. C’est à Venise que Jean Magnus le Goth archevêque d’Uppsala publie en 1539 son premier traité de géographie des pays nordiques ; il avait été appelé en Italie vers 1536-1537 par le pape lorsque le concile était convoqué à Mantoue (en 1538 à Vicence) ; époque où les deux célèbres suédois ont fréquenté Damião de Goes ; Venise, nous le verrons, a été un foyer unique en Europe de curiosités géographiques.
16[Nota añadida al margen:] En 1555 (Dormer p. 551) Páez de Castro écrit de Bruxelles à son ami Zurita : Francisco de « Gómara está bueno aunque con necesidad, la consulta va tan despacio que quita la esperanza » ; quelques mois plus tard « yo hago lo que puedo por Gómara porque me haze gran lastima, no sé lo que aprovechara, porque ay grandes necesidades con los clérigos desta corte ; besa las manos de VM y está gozoso » (Gómara songe sans doute à regagner l’Espagne car Páez de Castro parle de lui confier jusqu’à Burgos des livres et objets précieux, en particulier des cartes géographiques).
L’interdiction de la Historia
17« Colomb et le pilote anonyme. Réaction italienne ; succès en Espagne », BTL, 19, 5 (7).
18En fait la prohibition de la Historia ne fut pas une mesure transitoire ; l’ordre était de bloquer tous les exemplaires existants du livre pour en empêcher la circulation et il fut exécuté rigoureusement ; les documents publiés par Medina montrent que du moins à Séville, porte des Indes, on interrogea les libraires pour savoir combien d’exemplaires il leur restait, combien ils en avaient vendu et à qui.
19Mais on ne s’en tint pas là.
20Le livre est interdit en Castille comme aux Indes pourtant l’Aragon semble faire la sourde oreille à la prohibition.
21Il y a encore une édition rarissime de Saragosse portant le millésime de 1554 et le nom de Pedro Bernuz comme éditeur. Il y a, la même année, des éditions espagnoles chez les trois principaux éditeurs d’Anvers Martin Nucio (Nuyts), Jean Steels ou Stelsio, Jean Bellere (édition de poche). Philippe II succède à Charles V tandis que l’étoile de Las Casas pâlit, au conseil des Indes.
22En 1560 une cédule générale d’interdit général en Amérique pour tous les livres traitant des Indes et non approuvés par le conseil des Indes (Puga, fo110 20).
23Gómara est mort.
24Une nouvelle cédule royale de 1566 datée du 7 août, renouvelle l’interdiction d’imprimer, de vendre, de détenir ou de lire la Historia de las Indias. En fait il ne sera plus jamais réédité jusqu’au milieu du xviiie siècle.
25Et il a fallu d’abord que, en 1729, Andrés González Barcia sollicite des autorisations en règle pour pouvoir inclure Gómara dans le corpus qu’il prépare des Historiadores primitivos de las Indias.
26C’est une belle édition in folio en 3 volumes dont Gómara enfin libéré de l’interdit qui le frappait remplit le tome 2.
27Je crois que le mot révélateur entre tous, le mot qui nous laisse entendre en quel sens la Historia de Gómara a été considérée comme matière inflammable ou explosive aux Indes, il a été écrit au xviiie siècle par González Barcia dans sa réimpression augmentée de El Epítome de la Biblioteca Oriental y Occidental de Léon Pinelo : se référant à la prohibition prolongée, à l’autorisation récemment obtenue, il [León Pinelo] écrit ces simples mots : « Es historia libre ».
28C’est une histoire libre, et nous le verrons, il faut entendre libre dans son langage comme dans ses jugements, sans ménagement pour personne sinon sans réticence.
29Gómara en avait conscience ; cet homme intrépide se promettait d’aborder plus largement certaines considérations quand il publierait l’édition latine de son livre : « je l’achèverai vite Dieu aidant, si Votre Majesté l’ordonne et la favorise et j’y dirai bien des choses qui sont passées ici sous silence car le langage (latin) s’y prête et l’exige ».
30Mais Gómara savait très bien que sa version espagnole condensée d’une brièveté épigrammatique, risquait de mécontenter plus d’un acteur du grand drame ou ses défenseurs naturels par le seul fait qu’il avait tenté d’être véridique, de ne pas farder la vérité : « he trabajado por decir las cosas como pasan … ».
31[…]
32« Es historia libre ».
33Pas plus que celle de Herrera, la Historia de Gómara ne se soucie de pallier les laideurs, les cruautés, tout ce que Las Casas a appelé la Destrucción de las Indias ; elle n’omet pas certains jugements, impitoyables dans leur naïveté, des Indiens sur les Espagnols.
34On pouvait attendre des réactions dangereuses chez les Espagnols, dangereuses chez les Indiens hispanisés, chez les catéchumènes des missionnaires qui auraient été capables de lire ce livre.
Exemples d’analyses du texte (1)
35« L’habitabilité du monde et les Antipodes », BTL, 19, 4 (3).
36L’expression déjà banale de Nouveau Monde amène à réaffirmer la conception traditionnelle d’un monde unique dont la terre est le centre, dont l’homme est la créature privilégiée. Sentiment renouvelé de la dignité de l’homme qui tranquillement rejette toutes les spéculations antiques sur la pluralité des mondes. Situation pré copernicienne bien que Copernic soit déjà venu et même mort. Contraste saisissant avec la situation d’un Fontenelle rouvrant la porte des imaginations pluralistes.
37En un sens, la découverte du Nouveau Monde n’ébranle pas le monde ni le sentiment que l’homme en a. Mais curiosité, inquiétude nouvelle dont Gómara a été le propagateur. […]
38Deux notions nouvelles auxquelles Gómara consacre une suite de chapitres et qui passent pour avoir exercé une influence plus révolutionnaire sur les esprits : la notion que la terre est toute entière habitable, la notion des antipodes et de la communication humaine entre les points diamétralement opposés de la terre. Notions qui s’imposent en dépit de toutes les autorités contraires par la force de l’expérience.
39[…]
40Pour la liaison des idées résultant des découvertes maritimes, deux hommes ont joué un rôle capital, deux Espagnols : Gómara en 1552, Acosta en 1590. Acosta est un homme de génie dont l’importance est depuis longtemps reconnue. Dès 1576, au Pérou, il a approfondi par une méditation personnelle ces grandes nouveautés qu’il avait vérifiées par expérience personnelle : l’habitabilité de la zone dite torride et le passage aux antipodes. Non seulement il a creusé le comment et le pourquoi de ces grands faits, mais il a creusé la psychologie des erreurs qui avaient fait prévaloir longtemps les opinions contraires. Il lui importait moins de triompher des Anciens que d’expliquer et d’excuser les erreurs d’esprits puissants tels qu’Aristote et Saint Augustin, de montrer l’aide que l’imagination apporte à l’entendement, mais aussi le danger pour l’entendement de se laisser égarer par cette vieille folle.
41L’introduction de Gómara est loin d’atteindre cette profondeur. Mais elle n’est pas négligeable et elle a été trop négligée. Elle a été pendant près d’un demi-siècle l’exposé le plus organisé et le plus rigoureux de ces points de cosmographie renouvelés par les découvertes. Elle a beaucoup servi à Popelinière et bien d’autres qui n’ont pas indiqué leur source, mais qui la traduisaient mot pour mot. Et cela, bien que Gómara lui aussi eût travaillé sur des sources livresques. Il est vrai qu’il s’était emparé de ce grand sujet avec beaucoup d’enthousiasme.
42[…]
43Sur les pays du nord, il a eu comme informateur et comme orienteur le célèbre archevêque d’Uppsala, Olaus Magnus, le Goth qu’il a longuement fréquenté en Italie (« a quien yo conversé mucho tiempo en Bolonia y Venecia ») Il n’a pas encore publié le livre (Historia de gentibus septentrionalibus, Rome 1555), livre où l’on voit de curieuses gravures. C’est sûrement par lui qu’il a eu connaissance de Saxo Grammaticus dont il invoque l’autorité avec la sienne sur la nombreuse population de la Scandinavie. Peut-être aussi a-t-il connu par lui Ablabius ou Ablavius :
Ablavio historiador godo, dice cómo los adogitas, que tienen día de cuarenta días nuestros, y noche de cuarenta noches, por estar de setenta grados arriba, viven sin morirse de frío.
44On peut se demander aussi si cette affirmation ne vient pas d’un autre ouvrage qu’il cite, celui d’Antonio Bonfini sur la Hongrie Rerum Ungaricum Decades Tres, paru à Bâle en 1543 et où il puise le détail du grand froid qui, dans les îles de l’océan glacial, font perdre leurs yeux aux loups :
Se les saltan los ojos de puro frío.
45Mais le texte imprimé de Bonfini écorche le nom d’Ablavius en Albanicus, ce que ne fait pas Gómara. On peut se demander si le clérigo espagnol, en Italie, n’a pas été en contact intime avec un cercle d’humanistes très curieux d’esprit, faisant la chasse aux manuscrits, comme le cercle de D. Diego Hurtado de Mendoza, l’ambassadeur impérial patron de son ami Páez de Castro.
46[Nota añadida al margen en Bolonia:] Gómara a été reçu en 1538 Capellán du collège des Espagnols, après avoir été utilisé par lui comme « perquisidor des pruebas de limpieza des colegiales ».
47[…]
48Enfin, au-delà de cette conviction de bon sens, appuyée sur les paroles de la révélation, il y a la vérification par l’expérience des navigateurs. Sans transition, avec cette vigueur abrupte qui le caractérise, Gómara achève son chapitre sur cette valeur décisive de l’expérience et glorifie Dieu d’avoir réservé aux Espagnols l’honneur de cette découverte, où ils triomphent des obstacles qui avaient été les épouvantails des Anciens :
La esperiencia, que nos certifica por entero de cuanto hay, es tanta y tan contina en navegar la mar y andar la tierra, que sabemos cómo es habitable toda la tierra y cómo está habitada y llena de gente. Gloria sea de Dios y honra de españoles, que han descubierto las Indias, tierra de los antípodas; los cuales, descubriendo y conquistándolas, corren el gran mar Océano, atraviesan la tórrida y pasan del círculo árctico, espantajos de los antiguos.
49[…]
50Cette nouvelle certitude expérimentale de l’habitabilité et de la circulabilité de la terre était d’une très grande portée. Et il n’est pas étonnant que l’exposé rigoureux de Gómara ait fait une forte impression tant qu’on n’eut pas l’analyse plus profonde d’Acosta. La Popelinière, dans ses Trois mondes, a pillé ces pages pour composer son avant discours.
51[…]
52Or de même que la Popelinière est plein de Gómara, même là où on ne l’avait pas encore soupçonné, voici que Bellère a lui aussi mis à contribution l’introduction cosmographique de Gómara, et lui aussi plus qu’on ne pensait jusqu’ici. Une des nouveautés visibles, depuis longtemps remarquées, de l’édition espagnole de 1575, c’est le chapitre de la description et situation des Indes, emprunté à Gómara. J’y reviendrai. Mais si nous regardons de près tous les compléments en italiques ajoutés aux chapitres de Pierre Apian, nous voyons que ce ne sont pas toutes des additions de Gemma Frison. Gemma à la suite du chapitre des vents principaux avait ajouté une intéressante dissertation sur l’utilisation des vents quand on navigue au compas, sur les courbes que sont les trajets des navires sur mer.
53À la fin nous remarquons une Addition du traducteur, sur l’invention et les propriétés de la boussole. Elle est littéralement traduite de Gómara. Le chapitre suivant s’intitule de « ceux qui sont appelez Perescii [antipodes ou antichtones], Heteroscii et Amphiscii ».
54Ici encore une addition du traducteur, c’est un abrégé du chapitre de Gómara sur les antipodes mais qui en recueille avec une parfaite netteté les formules les plus saisissantes :
Et combien les philosophes gentils ayant maintenu obstinément qu’il n’y a passage de notre hemisphère à celui des Antipodes, toutefois les navigations des espagnols et des portugais ont découvert le contraire. Il est bien croyable que jamais le chemin n’en eut testé cogneu de la part des Indiens, que nous appelons Antipodes, d’autant qu’ils n’avaient navires qui fussent pour faire une si longue et périlleuse navigation comme font les Espagnols par la mer océane mais ce chemin est à présent si battu et cogneu que les espagnols y vont journellement : et ainsi se trouve l’expérience contraire à la sage Antiquité : parce qu’il est notoire qu’un navire nommé La Victoria environna la rondeur de la terre aussi grande qu’elle est, et toucha terre des uns et autres Antipodes, et retourna en Espagne trois ans après qu’elle en était partie.
55Et le traducteur donne les correspondances antipodiques entre le Nouveau Monde et l’Ancien. Gómara dans sa tombe, aurait pu être satisfait de son traducteur français qui est visiblement remonté à l’original espagnol pour en dégager le sens, mieux que Martin Fumée. C’est à cette époque, un quart de siècle après l’apparition de la Historia de las Indias, en espagnol, que son introduction cosmographique apporte sa contribution aux grands traités de cosmographie en diverses langues, et contribue à façonner dans la conscience commune des Européens, une nouvelle image de la terre des hommes.
Exemples d’analyses du texte (2)
56« La marche sur Cajamarca », BTL, 21, 1 (5).
57L’ambassade reçue par Pizarre au cours de sa marche vers Cajamarca et qui lui apporte de la part d’Atahualpa d’étranges présents. C’est à quelques lignes que se réduit, chez Zárate, tout le récit de la montée vers Cajamarca. Cette ambassade à quoi se ramène tout le récit de cette marche mémorable de plus d’un an chez Zárate n’est chez Gómara qu’un moment de l’épisode bien plus développé. Mais les présents de l’inca sont les mêmes « zapatos pintados » et « puñetes de oro ». La seule différence est que Gómara explicite un peu mieux l’astuce ingénue d’Atahualpa telle que l’interprètent les espagnols : señal —marque—, à ce que l’on présuma, pour permettre de l’arrêter ou de le tuer sans toucher les autres. Et Pizarro reçoit le présent non pas alegremente (avec un visage souriant et aimable) mais riendo (en riant comme d’une naïveté un peu forte).
58Or cette version de l’incident ne se trouve que chez Gómara et Zárate et leur habituel suiveur Garcilaso. Le bon Inca se contente de discuter gentiment les détails sans admettre un seul instant qu’Atahualpa ait eu la moindre intention hostile à l’égard de Pizarre. Atahualpa persuadé que Pizarre était fils du soleil et de Viracocha lui avait envoyé des souliers semblables à ceux qu’il portait lui-même et au lieu de leur envoyer un seul bracelet d’or comme celui qu’il portait au poignet gauche comme insigne militaire, il lui en envoyait deux pour qu’il eût un de rechange.
59Il est significatif que la vertiente Gómara Zárate Garcilaso soit encore ici isolée. La chronique officieuse de Jerez ainsi que toutes les autres sources contemporaines ou tardives nous parlent non de zapatos mais de patos —de canards— non de puñetes ou de bracelets mais de forteresses creuses en modèles réduits et pouvant servir de vases à eau pour boire —fortalezas de piedra : « dos fortalezeas a manera de fuente , figuradas en piedra con que beba y dos cargas de patos secos desollados para que hechos polvos se sahuma con ellos porque asi se usa entre los señores de la tierra ».
60Il faut reconnaitre que ce texte est terriblement obscur, que le présent est terriblement énigmatique et on s’explique que Rodrigo Lozano n’ayant pas assisté à la scène ayant entendu parler de patos secos pintados (bariolés) de fortalezas portatives ait cherché à interpréter en substituant zapatos a patos et firmezas a fortalezas (firmeza = bijou bracelet).
61Nous sommes ici dans le domaine du rébus.
62Il est curieux que jusqu’ici ni les indigénistes ou les quechuistes ne se soient jamais essayés à expliquer les singuliers présents d’Atahualpa soit en tant que cadeaux soit en tant que message énigmatique. J’avoue que pour mon compte je ne m’y risque pas. Mais il est étrange aussi qu’on n’ait jamais essayé de dégager par la confrontation des sources espagnoles le sens que les compagnons de Pizarro eux-mêmes ont donné à ces présents.
63Pour ce qui est des vases à boire imitant des forteresses ou des maisons, on en a découvert parmi l’infinie variété de la poterie péruvienne figurative que découvrent les archéologues surtout dans le nord du Pérou. Et si Jerez se contente d’une explication très générale (« con que beba ») le capitaine Cristobal de Mena suggère une autre explication qui est le déchiffrement d’un rebus : le messager apporte « dos fortalezas muy fuertes hechas de barro diziendo que otras avia adelante como aquellas ». Et en effet, les conquérants vont trouver sur leur route de vraies forteresses des Incas, qui d’ailleurs ne les arrêtent pas et en quelque sorte ils boiront ces obstacles possibles ou même ils y trouveront refrigerio, réconfort. Beaucoup plus étranges sont les canards secs empaillés. Si nous traduisons littéralement ce que dit à leur sujet Jerez le chroniqueur officieux, nous pouvons être étonnés : « Atahualpa envoie deux chargements de canards secs écorchés ou empaillés (desollados) » pour que, une fois, réduits en poudre (« hechos polvos ») il les emploie dans les brûle-parfums ou des encensoirs (« se sahuma con ellos ») car on en use ainsi parmi les seigneurs de son pays.
64Cette viande de canard séchée, pulvérisée et brûlée comme un encens, c’est chose dont on ne trouve pas trace ailleurs, dans le répertoire assez riche d’usages péruviens qui ont été recueillis par les conquistadors et les missionnaires. Et bien que cela ait été reproduit imperturbablement par Herrera, par Quintana et par Prescott, cela a tout l’air d’être une sottise inventée par Jerez qui ne comprenait pas le sens de ces oiseaux « secos desollados ».
65Or les conquistadors du xvie siècle qui sont des autorités aussi respectables que Jerez ont parlé simplement d’oiseaux, de canards desollados c’est-à-dire empaillés, réduits à leur peau et à leur plumage pour être conservés, suivant une technique que les Péruviens appliquaient aux peaux d’animaux ou aux peaux humaines pour les convertir en momies. Diego de Trujillo dit « patos desollados y llenos de lana » qui avaient l’air d’appeaux pour la chasse […]
66Canards empaillés, donc, à ceci près que la cavité a été bourrée non avec de la paille mais avec de la laine et, ajoute Trujillo, comme on demandait ce que c’était, le messager d’Atahualpa répondit : c’est le traitement qu’Atahualpa réserve à votre peau à tous. Mais il n’est pas impossible que cette explication ait été conservée dans la mémoire collective des Espagnols du Pérou d’après la relation anonyme attribuée à Mena et imprimée en 1534 : « significaba que assi havian de desollar a los christianos ». Pedro Pizarro dit aussi que le messager espion qui vient voir les chrétiens, et mesurer leur force apportait « ciertos patos desollados ». Et sur le sens précis de desollados, momifiés en détachant la peau du corps, je crois qu’aucun doute n’est possible. Trujillo parle plus loin à propos de la prise du Cuzco, de dépôts où sont conservés les choses précieuses, et il finit curieusement son énumération de depósitos par « depósitos de indios desollados » : ce détail que Raul Porras n’a pas commenté se rapporte évidemment aux chambres de conservation des momies, sujets sur lesquels les meilleurs connaisseurs des choses péruviennes, comme Cieza de Léon et Polo de Ondegardo (DII t. 17 p. 90) ne manquent pas de descriptions curieuses.
67Donc le sens littéral de patos desollados n’est pas douteux, et il est intéressant que le sentiment espagnol ait interprété ce présent comme chargé d’une signification de menace.
68Et Gómara, tout en suivant une version altérée qui a substitué des bracelets ou fortalezas et des zapatos aux patos, a quand même gardé à l’envoi d’Atahualpa le même sens de menace ou d’injonction.
Exemples d’analyses du texte (3)
69« La rentrée d’Almagro au Cuzco et le départ de l’Inca dans les Andes de Vilcabamba », BTL, 21, 4 (10).
70Manco survint, assiégea la ville, y mit le feu ; et il l’attaquait à chaque pleine lune […]. Cette dernière indication est d’une brièveté telle qu’elle nous laisse le soin de réfléchir — « cada lleno de luna » — et de conclure que le siège avait duré des mois. Si nous confrontons avec Zárate, nous voyons que Gómara a bien ramassé en quelques lignes à la Tacite les péripéties essentielles. Zárate ne nous apprend pas grand-chose de plus dans son récit trois ou quatre fois plus long. Il nous confirme que les indiens rebelles tuent non seulement les chefs d’équipe des mines mais les indiens à leur service « algunos mineros y gente de servicio ». Il donne un peu plus de détails sur la reprise de la forteresse, sur le coup mortel reçu par Juan Pizarro, sur les regrets laissés par ce chef. Sur le siège mis par l’Inca devant le Cuzco il nous révèle qu’il dura 8 mois et plus, « la tuvo cercada más de ocho meses y cada lleno de luna la combatía por muchas partes ». Texte littéral de la source commune que Gómara a utilisée.
71Mais il y a une lacune très grave, un point que Gómara résume en deux mots « pusole fuego ». Zárate ne souffle pas mot de l’incendie du Cuzco par Manco. Soit que la source b commune l’ait ignoré, soit plutôt que Zárate et Gómara aient éloigné chacun à leur manière cette source. Mais Gómara, ici comme si souvent, a connu et retenu l’essentiel. Nous avons de l’incendie une description saisissante dans Molina le Chilien et la tradition de l’incendie tient une place capitale dans l’histoire des miracles de la défense de Cuzco par les Espagnols. Il vaut la peine de s’y arrêter, à la fois pour comparer la matérialité des faits dans le récit du plus ancien témoin et dans les traditions miraculeuses et pour dégager le sens de ces traditions dans la mentalité créole.
Bilan des controverses sur la conquête
72« L’anticolombisme », BTL, 19, 4 (5).
73Gómara [lui] prétend abaisser insolemment le mérite du découvreur italien au profit d’un pilote espagnol inconnu qui aurait fait le premier la découverte par hasard. Mais ce n’est pas à lui qu’on peut reprocher d’ignorer la force de l’autre explication, l’audacieuse volonté de rejoindre l’Asie vers l’ouest. Et nous aurons maintes occasions de voir que Gómara, peut-être à cause de ses liens avec Cortés, était comme obsédé par les multiples voyages de son temps dans le Pacifique, qui tendaient quarante ou cinquante ans plus tard, à reprendre à partir des côtes américaines le grand dessein asiatique de Colomb.
74« Colomb », BTL, 19, 5 (6).
75Las Casas fait la synthèse de l’explication par le projet asiatique et de l’explication par le pilote inconnu, et loin de supprimer l’Asie du tableau, il montre le rôle que son attirance a joué, et l’erreur qu’on a découverte ensuite dans les identifications asiatiques de Colomb.
76Un Las Casas était capable d’esquisser cette histoire des idées et des erreurs à laquelle nous nous consacrons aujourd’hui. Je crois que Gómara et Oviedo étaient capables de le faire aussi s’ils l’avaient voulu. Ils ne l’ont pas voulu non pour des raisons intellectuelles, mais pour des raisons de prestige politique. Honte que cette aventure grandiose du partage du monde ait pour origine une grossière erreur.
77Il me semble que l’analyse exacte du récit de Gómara, si fortement stylisé, nous aide à mieux comprendre les intentions cachées des chroniqueurs officiels ou officieux, au moins à les deviner. Je ne me flatte pas d’avoir trouvé la raison précise du silence systématique sur Cipango ou du discrédit jeté sur l’illusion asiatique non pas comme sur une erreur périmée, mais comme sur un racontar, une fable mise par Pierre Martyr par exemple, à l’origine de la découverte, alors qu’elle n’y a jamais été. Mais c’est là, nous le verrons, ce qui a fait l’importance historique du récit de Gómara.
Conclusions et méthode
78« L’histoire naturelle et les mœurs des Indiens du Venezuela », BTL, 19, 6 (15).
79L’Histoire de Gómara, par le fait même qu’elle est une histoire générale, une histoire très élaborée littérairement, et une histoire dont l’information est presque toujours prise à de bonnes sources, elle mérite bien qu’on tire au clair les origines de cette information comme le demande Acosta Saignes, et qu’on l’annote critiquement pour en faire un livre de base, un livre d’initiation à l’usage des apprentis historiens de l’Amérique. […]
80« La fin d’Atahualpa », BTL, 21, 2 (7).
81La méthode minutieuse et lente que j’ai suivie dans cette série d’études [La conquête du Pérou] ne serait ni souhaitable ni possible pour la phase suivante de cette histoire que dominent les guerres civiles. Mais peut être vaudra-t-il encore la peine de l’appliquer aux chapitres consacrés à la civilisation, aux mœurs, à la religion du Pérou des Incas. En tout cas, plus j’avance dans ce travail d’analyse et d’appréciation de l’Histoire de Gómara, plus je me persuade de son importance centrale et je crois qu’on ne perd pas son temps quand on prépare une édition commentée de ce livre extraordinaire, qu’on a en lui un centre de perspective excellent sur l’historiographie qui l’a précédé comme sur celle qui l’a suivi et une bonne occasion de classer, de réviser les valeurs de cette riche littérature des Historiadores de Indias qui est un des secteurs les plus passionnants mais les plus inégaux de la littérature espagnole.
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