Chapitre premier
La crise du commerce de Cadix
De l’emporio del orbe au port régional (fin xviiie – première moitié du xixe siècle)
p. 11-73
Texte intégral
1À la fin du xviiie siècle, le comte de Maule, l’un des plus riches négociants de la place, décrivait Cadix comme la « nouvelle Alexandrie1 ». Si la comparaison peut paraître audacieuse, elle n’en traduit pas moins l’incroyable ascension qu’avait connue la ville, qui n’était encore qu’un modeste port de pêche lorsque Christophe Colomb découvrit les Indes, au cours des trois siècles de l’époque moderne. Il n’est pas lieu de s’attarder ici sur les étapes qui scandèrent cette ascension : d’abord, dans la seconde moitié du xviie siècle, Cadix conquit, aux dépens de Séville, le monopole de la navigation et du commerce avec les possessions américaines, privilège qui lui fut définitivement reconnu en 1680 ; puis, une fois passés les temps troublés de la guerre de Succession d’Espagne, qui avait vu l’Espagne être en partie dépossédée de son commerce colonial au profit de la France, le port andalou recouvra son monopole et renforça encore ses positions en obtenant le transfert des organes directeurs de la Carrera de Indias, la Casa de la Contratación et le Consulado, dont les sièges étaient demeurés jusque-là à Séville (1717) ; enfin, Cadix bénéficia, tout au long du xviiie siècle, de la forte croissance du commerce colonial espagnol et, plus généralement, de la prospérité des économies maritimes qui caractérisa ce siècle2.
2L’enthousiasme du comte de Maule était cependant loin d’être partagé par l’ensemble de ses contemporains. En effet, depuis 1778, le monopole dont jouissait Cadix au sein de la Carrera de Indias avait été très largement démantelé et, dans les années 1780, la majorité des négociants de la ville avaient l’impression de vivre dans une place en décadence, impression que venait encore renforcer le krach commercial qui avait fait suite au rétablissement de la paix en 1783 et à la vigoureuse reprise des affaires des années 1784 et 17853. Ces divergences d’appréciation de la conjoncture gaditane à l’époque du comercio libre ont franchi les siècles et ont continué de susciter d’intenses débats polémiques chez les historiens de la seconde moitié du xxe siècle. Elles semblent cependant aujourd’hui pouvoir être définitivement tranchées, dans un sens qui donnerait, a posteriori, raison au point de vue optimiste du comte de Maule : la période du comercio libre, située entre les décrets de 1778 et le déclenchement de la guerre contre l’Angleterre (1796), fut l’une des plus prospères de l’histoire de Cadix et c’est donc une ville au faîte de son activité qui fut frappée, à partir de 1797, par l’une des crises commerciales les plus graves que n’ait jamais connues une place marchande européenne au cours de l’époque moderne. En quelques années, en effet, sous le coup des guerres maritimes contre l’Angleterre (1796-1801 et 1804-1808), d’abord, de l’invasion napoléonienne (1808-1813), ensuite, du mouvement d’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique (1810-1824), enfin, le commerce colonial de Cadix connut un irrémédiable déclin, qui conduisit la ville, en quelques décennies, du statut de place centrale dans le « système atlantique » à celui de simple port régional, servant d’exutoire aux exportations agricoles andalouses.
3Si l’histoire de l’ascension de Cadix, puis de sa décadence, retracée ici dans ses grandes lignes, semble bien connue, les données factuelles permettant de saisir les modalités et le rythme de ce retournement conjoncturel, ainsi que ses conséquences concrètes sur le milieu négociant local, demeurent très lacunaires, en raison notamment de l’orientation qu’a suivie la recherche historique au cours de ces dernières décennies. En effet, le port de Cadix, contrairement à nombre de ses homologues européens qui ont donné lieu à d’importantes études quantitatives au cours des années 1960 et 19704, n’a encore jamais été l’objet d’une synthèse qui permette d’apprécier, données chiffrées à l’appui, l’évolution précise de son trafic au cours des xviie, xviiie et xixe siècles. Le seul ouvrage ayant eu l’ambition d’offrir au grand port andalou la monographie qu’il mérite – celui publié par Manuel Bustos Rodríguez en 2005 – néglige en effet l’étude quantitative des trafics maritimes, au profit d’analyses centrées sur ses acteurs, ses institutions et son cadre urbain5. Quant aux travaux consacrés à l’étude de la Carrera de Indias, ils n’informent qu’indirectement sur le commerce maritime de Cadix, puisque celui-ci ne se limitait pas aux seuls échanges avec les Indes. Il a résulté de cette appréhension du commerce de la ville à travers sa seule dimension coloniale un biais majeur : la conjoncture des échanges du port a été systématiquement déduite de celle de la Carrera de Indias mais n’a en fait jamais été l’objet d’études spécifiques6. Trois questions essentielles à une bonne compréhension de la conjoncture commerciale de Cadix pendant les décennies charnières entre les xviiie et xixe siècles demeurent donc à ce jour sans réponse et retiendront ici toute notre attention : pour quelles raisons le commerce colonial espagnol continua-t-il à être assuré de façon quasiment exclusive depuis Cadix dans les années 1780 et 1790 alors même que le monopole de droit dont bénéficiait le port avait été aboli en 1778 ? Quelles furent les conséquences réelles de l’interruption des échanges transatlantiques, pendant les guerres contre l’Angleterre, sur le commerce maritime de Cadix ? Et quelle fut l’évolution du port de Cadix après la disparition de la Carrera de Indias en 18287 ?
4Les sources qui apportent des éléments de réponse à ces questions existent et elles ont déjà été utilisées dans le cadre d’études partielles, pour le xixe siècle notamment. La documentation consulaire française que Nicolás Sánchez Albornoz a exploitée avec profit pour la seconde moitié du xixe siècle comporte ainsi diverses séries statistiques très intéressantes pour connaître le trafic maritime du port8. Un bulletin maritime, recensant la totalité des « navios que han entrado y salido de [esta] Bahía », a en outre été publié à Cadix tout au long des xviiie et xixe siècles, mettant ainsi à notre portée une information inestimable sur les trafics maritimes auxquels participait le port andalou9. Au total, ces diverses sources inédites, croisées ici avec les données extraites des publications les plus récentes, permettent dorénavant d’apporter de solides éléments de réponse aux trois questions soulevées.
Cadix : une place prospère insérée dans le « système atlantique » (1778-1796)
5Les réformes de 1778, qui instaurèrent le comercio libre, avaient deux objectifs plus ou moins clairement affichés : augmenter, d’une part, les ressources que la Couronne tirait du commerce colonial espagnol – en luttant notamment contre l’importante contrebande qui détournait une partie des droits de douane perçus dans la Carrera de Indias –, cela afin de procurer au gouvernement espagnol les moyens requis pour mener la politique de redressement national impulsée par l’administration de Charles III ; soutenir, d’autre part, le développement général de l’économie espagnole, en détournant de Cadix, alors sous l’emprise des intérêts étrangers, les bénéfices du commerce colonial. Aujourd’hui, les historiens s’accordent pour constater que si le premier objectif fut globalement atteint, le second se solda, dans une large mesure, par un échec : en effet, si certaines provinces périphériques tirèrent profit de leur plus grande insertion dans la Carrera de Indias10, l’essentiel du commerce colonial et des bénéfices qui en découlaient continuèrent d’être très largement drainés vers Cadix. La raison en est que la solidité des positions occupées par Cadix dans la Carrera de Indias n’était qu’en partie liée aux privilèges réglementaires dont avait bénéficié le port depuis la fin du xviie siècle.
L’évolution du cadre réglementaire de la Carrera de Indias au xviiie siècle
6Dès la découverte des Indes, le commerce colonial espagnol a été l’objet d’une stricte réglementation de la part de la Couronne, laquelle avait trois finalités : d’une part, garantir la sécurité des navires marchands circulant dans la Carrera de Indias en imposant un système de convois permettant d’assurer une meilleure défense des Flottes reliant la Nouvelle-Espagne et des Galions destinés à Terre-Ferme (isthme de Panamá) ; d’autre part, garder le contrôle de l’ensemble des échanges en concentrant le trafic en un seul port, servant à la fois de tête de pont aux expéditions coloniales et de siège pour les deux institutions chargées d’assurer ce contrôle ; réserver, enfin, à la Couronne espagnole et à ses sujets l’essentiel des bénéfices tirés du commerce colonial en interdisant aux étrangers l’accès aux possessions américaines et la possibilité de prendre des intérêts marchands dans ces expéditions. Parmi ces trois principes, seul le dernier est cependant demeuré en vigueur tout au long de l’époque moderne puisque les deux premiers ont progressivement été abandonnés au cours du xviiie siècle, de façon partielle d’abord, puis plus systématiquement à partir des réformes de 1778.
7La suppression des convois constitua sans aucun doute la première réforme majeure qui affecta l’organisation de la Carrera de Indias au cours de son histoire. Elle fut décidée pour la première fois en 1739, à l’occasion de la guerre de l’Oreille de Jenkins qui opposa l’Espagne à l’Angleterre et qui fut marquée par des pertes importantes dans le commerce colonial. Suite à la capture d’une importante flotte chargée de piastres dans les premières semaines de l’affrontement, la Couronne décida en effet d’abandonner le principe de la navigation groupée puisque son infériorité maritime l’empêchait d’assurer efficacement la défense des convois. Elle instaura alors un système de navigation libre – dit de registros sueltos – qui permettait aux négociants de mieux saisir les opportunités offertes par les aléas de la conjoncture belliqueuse. Si les trafics coloniaux demeurèrent perturbés par les attaques des corsaires britanniques, le nouveau système se révéla cependant suffisamment souple pour permettre la continuité des échanges transatlantiques11. Il se traduisit même par une croissance spectaculaire des échanges de certaines régions américaines qui étaient très défavorisées par le système des convois, parce qu’elles étaient situées aux marges de l’Empire – comme le Río de La Plata. Aussi, lors du rétablissement de la paix, la Couronne décida de maintenir le système des registros sueltos et d’abandonner définitivement celui des convois.
8Cette décision ne fut cependant pas du goût des milieux marchands qui tiraient bénéfice de la navigation réglementée, à savoir les négociants habilités par les consulats de Cadix, Mexico et Lima. Ces derniers, ou leurs agents, se retrouvaient occasionnellement lors des grandes foires organisées en Nouvelle-Espagne (Jalapa) et dans l’isthme de Panamá (Porto Bello) et, dans un climat très peu propice à la concurrence, ils profitaient grandement de ce qui était devenu, de fait, une rente de situation. Au fil des années, en effet, la justification sécuritaire des convois avait perdu sa raison d’être – la mer des Caraïbes étant peu à peu purgée de sa population de flibustiers –, et le seul motif du maintien d’un tel système résidait finalement dans l’intérêt qu’y trouvaient les négociants des deux rives de l’Atlantique qui étaient habilités à prendre des intérêts dans les Flottes et les Galions. La grande irrégularité des départs des convois et les quantités limitées de biens qu’ils pouvaient embarquer permettaient aux rares privilégiés qui y participaient de réaliser d’importantes plus-values, aux dépens notamment des consommateurs américains tenus de payer les prix élevés auxquels les marchandises leur étaient proposées12. C’est donc non sans raison que les plus importants négociants de Cadix attaquèrent, après le rétablissement de la paix en 1748, une réforme qui les privait de leurs positions avantageuses. Le krach commercial qui suivit le retour de la paix, et l’engorgement des marchés américains qu’il provoqua, les renforcèrent encore dans l’idée de revendiquer le retour au système des convois. Ils eurent finalement partiellement gain de cause en 1756 puisque les convois furent rétablis, cette année-là, pour les échanges avec la Nouvelle-Espagne – la province la plus riche de l’Empire ; les autres territoires demeurèrent en revanche régis par le système des registros sueltos. Les évolutions contrastées que connurent les différentes branches du commerce colonial au cours des deux décennies suivantes – les Flottes devenant de plus en plus irrégulières alors que les autres provinces de l’Empire connaissaient une croissance soutenue – finirent cependant par convaincre la Couronne d’abolir l’ancien système, qui fut définitivement abandonné en 1778 lors de la promulgation des décrets du comercio libre.
9L’impact globalement positif qu’eut la déréglementation de la navigation après 1739 sur les échanges coloniaux incita les réformateurs espagnols à aller plus loin dans la redéfinition du cadre réglementaire de la Carrera de Indias et à s’attaquer au monopole dont jouissait le port de Cadix. Ce monopole n’avait jamais été total puisqu’il souffrait de nombreuses exceptions, parmi lesquelles les plus célèbres sont l’autorisation d’armer un navire pour l’Amérique (le « navire de permission ») et la traite des esclaves (l’Asiento) concédées à la Couronne britannique en 1713, lors du traité d’Utrecht. La création de grandes compagnies commerciales privilégiées, visant à favoriser certaines places maritimes espagnoles en leur concédant le commerce exclusif des régions de l’Empire délaissées par les négociants de Cadix, multiplia tout au long du siècle ces diverses entorses faites au principe du monopole gaditan13. À partir de 1765, cependant, la Couronne alla plus loin en libéralisant totalement le commerce des Antilles qui fut dorénavant ouvert à la concurrence d’une dizaine de ports péninsulaires. Devant le succès évident qu’entraîna une telle mesure, le programme fut peu à peu élargi à la Louisiane en 1768, à la province de Campeche ensuite, avant que ne furent finalement promulgués les célèbres décrets de 1778, qui ouvraient dorénavant à la concurrence des ports péninsulaires les très riches provinces du Río de La Plata, du Chili, du Pérou et de la Nouvelle-Grenade. Les pressions exercées par les consulados de Cadix et Saint-Sébastien freinèrent cependant le mouvement et permirent que la Nouvelle-Espagne et le Venezuela demeurent en dehors du programme de libéralisation jusqu’en 1789.
10En définitive, donc, entre 1765 et 1789, la totalité de l’Empire espagnol fut progressivement ouverte à la navigation et au commerce des principaux ports péninsulaires. Dans ce nouveau contexte, Cadix cessa d’être privilégié par rapport aux autres places espagnoles, et la suppression de la Casa de la Contratación en 1790 acheva de banaliser sa position avantageuse dans la Carrera de Indias. L’objectif affiché de ces mesures était d’associer plus fermement les dynamiques bourgeoisies périphériques espagnoles à la manne coloniale : il s’agissait de court-circuiter la bourgeoisie mercantile gaditane, largement dominée par les puissantes colonies marchandes étrangères installées dans la ville, et de nationaliser ainsi les bénéfices du commerce colonial en en faisant profiter des places comme Barcelone ou Santander, où les intérêts étrangers étaient beaucoup moins bien implantés. La philosophie protectionniste des réformes du comercio libre apparaît plus nettement encore dans le dernier volet de la politique initiée en 1778 : la réforme douanière.
11En effet, en octobre 1778, 6 mois après la promulgation des décrets du comercio libre, était instauré un nouveau tarif douanier qui entraînait une refonte totale des droits perçus sur les échanges coloniaux, selon une inspiration clairement protectionniste. La totalité des anciens droits étaient supprimés, et notamment le principal d’entre eux, le droit de palmeo, qui taxait les marchandises exportées en fonction de leur volume – ce qui s’avérait extrêmement désavantageux pour les marchandises espagnoles principalement composées de produits primaires pondéreux, à faible valeur ajoutée, et, au contraire, très avantageux pour les biens manufacturés européens, qui représentaient l’essentiel de la valeur des cargaisons exportées aux Indes. En échange était instauré un droit unique qui était fondé sur la valeur des cargaisons et qui frappait donc beaucoup plus durement les produits étrangers – taxés à 7 % – que les productions nationales, qui ne payaient qu’un droit de 3 %. Cette mesure fondamentale était en outre complétée par la publication d’une liste de produits étrangers qui étaient dorénavant prohibés dans les exportations parce qu’ils concurrençaient directement des productions espagnoles qui pâtissaient de coûts de production plus élevés.
12Là encore, il ne s’agissait que d’un aspect d’une politique de stimulation de la production nationale beaucoup plus vaste qui impliquait, par ailleurs, le soutien accordé à des manufactures dotées de privilèges et la promulgation de mesures douanières beaucoup plus sévères pour les biens manufacturés importés en Espagne. Le commerce de Cadix, qui constituait le principal débouché de ces biens, se trouvait cependant une fois de plus directement visé par le gouvernement, qui entendait favoriser, à ses dépens, l’essor des manufactures espagnoles parvenues à un niveau de développement suffisant pour pourvoir aux besoins des populations américaines – les fabriques d’indiennes catalanes, de soieries valenciennes et de produits métallurgiques basques notamment. De fait, l’impulsion donnée par les décrets de 1778 fut poursuivie dans les années suivantes par de nouvelles mesures prohibitives qui entendaient réduire encore la dépendance dont souffrait le commerce extérieur espagnol vis-à-vis des grandes nations manufacturières, la France en premier lieu. Ainsi, en 1779, les privilèges douaniers dont bénéficiaient les toiles de Bretagne depuis l’accord dit du Convenio d’Eminente (1698), aux dépens de leurs rivales silésiennes, étaient supprimés, et tout au long de la décennie suivante, diverses prohibitions frappèrent plus particulièrement les produits manufacturés importés de France. Ces mesures donnèrent lieu à de multiples plaintes émanant des fabricants de Nîmes, Rouen, Saint-Chamond, Saint-Quentin, Saint-Étienne, Paris et Lyon, qui figuraient parmi les principaux intéressés dans le commerce d’Espagne et qui dénonçaient tous, inlassablement, la ruine dans laquelle les plongeait la politique protectionniste espagnole14.
13Les résultats de ces réformes du commerce colonial espagnol furent dans l’ensemble très contrastés et ont donné lieu à des interprétations extrêmement divergentes chez les historiens. S’ils s’accordent à peu près tous pour constater que la part des productions espagnoles augmenta régulièrement dans les cargaisons exportées aux Indes, nombreux considèrent que ces résultats furent en partie factices, en raison, d’une part, de l’essor de la contrebande des produits théoriquement prohibés, d’autre part, de la pratique qui se diffusa, notamment dans le domaine de l’indiennage catalan, d’estampiller comme étant espagnoles des cotonnades qui étaient en fait importées d’Europe et seulement finies à Barcelone15. Si la Couronne tira donc d’évidents profits financiers de cette série de réformes – tout le monde s’accorde sur ce point –, il n’est pas sûr que le développement économique escompté pour les provinces périphériques espagnoles ait été à la hauteur des espérances. Quant à la croissance phénoménale de la valeur du commerce colonial qu’avaient mis en exergue les historiens, elle fut en fait bien moindre que l’on ne l’avait cru dans un premier temps et elle ne fut certainement qu’en partie provoquée par le programme de réformes. De fait, le renforcement des positions de Cadix au sein de la Carrera de Indias au cours de la période prouve suffisamment que le premier objectif poursuivi – libérer le commerce colonial espagnol de la pesante tutelle des intérêts étrangers installés à Cadix – ne fut pas atteint.
Le commerce colonial de Cadix à l’époque du comercio libre (1778-1796)
14La croissance du commerce colonial espagnol à l’époque du comercio libre a été l’objet d’une abondante littérature historique de tonalité fortement polémique, l’enjeu étant, au-delà des résultats économiques proprement dits, le jugement qu’il fallait porter sur le réformisme ilustrado de Charles III, dont les décrets de 1778 constituent l’une des manifestations les plus emblématiques. Face aux défenseurs du despote éclairé, qui voyaient une preuve évidente du succès de sa politique dans les résultats spectaculaires que le commerce colonial espagnol atteignit au cours de la période 1782-1796 – jusqu’à 300 % de croissance, par rapport à 1778, pour les exportations et plus de 1 000 % pour les importations, d’après l’historien John Fisher16 –, des voix ne tardèrent pas à s’élever, invitant à reconsidérer une appréciation d’ensemble jugée trop optimiste. Certains historiens commencèrent à mettre en doute la réalité de la croissance constatée par John Fisher dans le commerce colonial alors que d’autres s’efforçaient de relativiser les effets bénéfiques d’une telle croissance sur l’économie espagnole17. Il fallut attendre cependant 1997 et la parution d’un article d’Antonio García-Baquero González pour que le mythe de la croissance spectaculaire des années 1780 soit définitivement remis en cause et laisse la place à une interprétation beaucoup plus vraisemblable de la conjoncture du commerce colonial espagnol – laquelle n’a plus été contestée depuis18. Ce ne sont pas tant les résultats absolus relevés par John Fisher que conteste dans cet article García-Baquero – à quelques nuances près ceux qu’il apporte les confortent –, mais plutôt la méthode qui avait été utilisée pour apprécier la croissance de la période du comercio libre. Les taux de croissance avancés avaient en effet été calculés sur la base des résultats de l’année 1778, que John Fisher avait utilisés comme référence. Or, une telle démarche soulevait deux problèmes mis en exergue par García-Baquero : non seulement, elle faisait reposer le calcul sur une seule année, et non sur l’ensemble de la période précédente, ce qui aurait été d’un point de vue statistique beaucoup plus probant ; mais surtout les chiffres retenus pour l’année 1778 étaient incomplets, puisqu’ils ne comprenaient que la valeur des échanges commerciaux réalisés après la promulgation de la réforme douanière d’octobre, soit pendant le seul dernier trimestre de l’année. Or, rapportée au montant réel des échanges de l’année 1778, la croissance constatée pendant la période du comercio libre apparaît tout autre : seulement 4 années postérieures à 1778 ont en effet connu des résultats supérieurs à ceux enregistrés au cours de cette année (1785, 1791, 1794 et 1796) et, sur l’ensemble de la période, les résultats moyens sont inférieurs de 20 % par rapport à ceux de 1778.
15Loin de céder aux sirènes d’un révisionnisme radical, García-Baquero souligne cependant que les chiffres de 1778 avaient été exceptionnellement élevés dans la mesure où, face à l’imminence de l’entrée de l’Espagne dans le conflit franco-britannique, les commerçants des deux rives avaient hâté leurs expéditions. Il propose alors d’apprécier les résultats du comercio libre en les comparant à ceux du triennal 1776-1778 et de la période 1747-1778 – et non à ceux de la seule année 1778 – et aboutit ainsi à des conclusions beaucoup plus vraisemblables, qui rejoignent d’ailleurs les constats dégagés par Michel Morineau, sur la base de sources différentes. Il apparaît alors que, sans être exceptionnelle, la période 1778-1796 avait bel et bien été la plus belle de l’histoire du commerce colonial espagnol, notamment pour une ville comme Cadix, qui n’avait aucunement souffert de la suppression de son monopole.
16Considérée année par année, la conjoncture du commerce colonial espagnol apparaît en fait très heurtée, comme elle l’avait été d’ailleurs tout au long de son histoire19. Les raisons de ces oscillations sont essentiellement liées au contexte politique international. La participation de l’Espagne à la guerre d’Indépendance d’Amérique (1779-1783) provoque d’abord l’effondrement des échanges. Avec des résultats inférieurs à 100 millions de reales de vellón tant pour les exportations que pour les importations, la Carrera de Indias renoue alors avec les heures les plus sombres de son histoire. Dès 1784, cependant, la conjoncture s’inverse et, en vertu du mécanisme déjà décrit de reprise des affaires à l’issue d’une longue interruption, les expéditions augmentent fortement avec le retour de la paix, pour atteindre très vite des niveaux historiques – en 1784 et en 1785, les résultats sont respectivement de 434 et 457 millions de reales de vellón pour les exportations, 551 et 1 150 millions de reales de vellón pour les importations. Ce boom est cependant immédiatement suivi d’un krach, tout aussi spectaculaire, marqué par l’effondrement de la valeur des échanges en 1786 et 1787 et par une série de faillites sur la place de Cadix, qui ternit durablement, pour les négociants locaux, la fin de la décennie20. Dès 1788, les exportations retrouvent cependant les niveaux qu’elles avaient atteints dans les années 1770 et elles se maintiennent peu ou prou aux alentours des 300 millions de reales de vellón jusqu’en 1796. Quant aux importations, qui comprennent, d’une part, les « retours », proprement dits, c’est-à-dire les biens acquis avec le produit de la vente des exportations – augmenté de copieuses plus-values et des intérêts des prêts échus – et, d’autre part, les importantes recettes fiscales et douanières de la Couronne, elles retrouvent très vite des résultats très élevés, avoisinant les 900 millions de reales de vellón, et atteignent de nouveaux records en 1791, 1794 et 1796 (1 203, 1 061 et 1 149 millions de reales de vellón). Au total, si l’on considère la période dans son ensemble, les deux décennies du comercio libre apparaissent donc bien comme particulièrement prospères. En ce qui concerne les exportations, les résultats sont certes légèrement plus décevants que les 3 années qui précédèrent la promulgation de la réforme, mais ils sont bien supérieurs à ceux de la période 1747-177821. Pour les importations, la croissance est beaucoup plus nette : si l’on en croit les chiffres recueillis par Michel Morineau tout au long du siècle, la décennie 1786-1795, avec des montants qui s’élèvent, en moyenne, à 25,6 millions de pesos fuertes pour les métaux précieux et 16 millions de pesos fuertes pour les fruits, présente des résultats près de deux fois supérieurs à ceux des années 1750-177022. Sans être aussi spectaculaire que ne l’avait décrite John Fisher, la période du comercio libre constitue donc bien la plus belle époque du commerce colonial espagnol, et s’il serait abusif d’attribuer la totalité de ces performances aux réformes proprement dites – la bonne santé des économies coloniales, et notamment l’essor très rapide de leurs exportations agricoles, joue un rôle essentiel dans la croissance des retours –, il n’en reste pas moins que les décrets de 1778 ont incontestablement accompagné et, peut-être, amplifié la conjoncture, en permettant d’associer à la dynamique des échanges transatlantiques des provinces, espagnoles ou américaines, demeurées jusque-là exclues de la Carrera de Indias.
17Dans cette conjoncture globalement favorable du commerce colonial espagnol, le port de Cadix ne détonne pas puisqu’il a continué à assurer à lui seul, au cours de cette vingtaine d’années, environ 80 % des échanges. Il a certes été le port le plus affecté par le krach commercial de 1786, et le traumatisme causé par cet épisode douloureux au sein du négoce local explique sans aucun doute les positions exprimées par le Consulado lors de l’enquête commanditée par la Couronne en 1787 pour apprécier l’impact des réformes du comercio libre23. Au cours des années suivantes, bien que l’opinion négociante ait peu évolué dans son ensemble, la ville continue cependant à tirer pleinement profit de la bonne santé du commerce colonial. Pendant 10 ans, le niveau des exportations est demeuré très élevé – oscillant entre 200 et 300 millions de reales de vellón sauf en 1792, où il atteint 315 millions, et en 1794, où il tombe à 127 millions –, et les retours ont été constamment exceptionnels puisqu’ils ont dépassé presque toujours les 650 millions de reales de vellón24. Après 1793, la part représentée par le port dans les importations coloniales, qui avait été jusqu’alors voisine des 80 %, augmente encore jusqu’à atteindre 94,7 % en 1795 ! Pour les exportations, les résultats de Cadix sont moins spectaculaires, mais la place tend tout de même à augmenter ses parts de marché aux dépens de Barcelone, Málaga, Santander et La Corogne : sur l’ensemble de la période, Cadix assure les trois quarts des exportations coloniales, Barcelone à peine le dixième, et parmi les autres ports, aucun ne dépasse les 5 %. Dans un tel contexte, il faut bien considérer avec García-Baquero que les plaintes réitérées par nombre des négociants de la ville – mais non par tous, comme l’atteste l’optimisme affiché par le comte de Maule – ne traduisent pas tant une vision objective de la réalité commerciale de la place que le malaise ressenti face à un climat commercial devenu plus concurrentiel en raison, d’une part, de l’entrée en lice des autres ports espagnols, mais surtout, de l’afflux dans le commerce de la ville d’une multitude de petits négociants, attirés par sa prospérité exceptionnelle.
18Au total, les années du comercio libre, même si elles ont pu déstabiliser nombre de négociants de la ville, habitués aux pratiques peu concurrentielles et très rentables de l’époque du monopole, n’ont donc pas entraîné le déclin du commerce colonial de Cadix et ont même coïncidé avec la période la plus prospère de son histoire, ce qui constitue un résultat a priori surprenant si l’on se souvient des intentions des réformateurs de 1778. Pour comprendre cet apparent paradoxe – Cadix renforce sa position dans la Carrera au moment où son monopole est démantelé –, il faut prendre en considération un fait essentiel, certainement trop largement sous-estimé par les historiens de la Carrera de Indias jusqu’alors : dans la seconde moitié du xviiie siècle, la solidité des positions qu’occupait Cadix dans le commerce colonial espagnol ne tenait plus que partiellement aux privilèges dont jouissait le port et bien plus, en revanche, à son excellente insertion dans les circuits plus vastes du « système atlantique ».
L’excellente insertion de la ville dans le « système atlantique »
19L’expression « système atlantique » est récente et elle ne fait pas encore l’objet d’un consensus au sein de la communauté scientifique25. Elle a cependant été progressivement adoptée par tous les historiens qui souhaitent dépasser la vision strictement transocéanique et impériale du commerce atlantique – qui revenait, par exemple, à n’étudier que les échanges effectués entre les grands ports européens et les espaces coloniaux dépendant de leurs métropoles – pour s’intéresser aux multiples connexions qui, en amont et en aval, rendaient possibles ces échanges et participaient à la dynamique d’ensemble sous-tendue par le commerce colonial. Dans cette perspective, les historiens se sont intéressés aux circuits d’approvisionnement des expéditions coloniales et notamment aux liaisons existant entre les grands ports atlantiques et les régions européennes qui produisaient les biens manufacturés écoulés sur les marchés coloniaux ; ils ont prêté, par ailleurs, une attention plus grande aux débouchés finaux des produits américains déchargés dans les ports atlantiques et aux circuits – comme ceux du cabotage – qui permettaient de les acheminer jusqu’aux consommateurs26. Une attention toute particulière a par ailleurs été accordée aux communautés de marchands, étrangers notamment, qui, au sein des places négociantes et en dehors de tout cadre institutionnel de type mercantiliste, rendaient possible l’établissement des relations entre les différents espaces interconnectés, même lorsqu’ils relevaient de souverainetés étatiques et d’environnements réglementaires différents27. Enfin, dans la perspective plus globale qui est celle de l’Atlantic history, les historiens des économies maritimes ont été amenés à dépasser les dimensions strictement commerciales des échanges atlantiques pour s’intéresser à la circulation des hommes et des idées – mais aussi des technologies, des goûts et des valeurs – entre les deux rives de l’océan, ainsi qu’aux sociétés métissées et multiculturelles engendrées par ces circulations.
20L’adoption d’une telle perspective, qui invite à dépasser la dimension strictement impériale du commerce colonial et à reconsidérer le rôle des réglementations monopolistiques dans sa dynamique, s’avère finalement particulièrement fructueuse pour expliquer l’évolution paradoxale du commerce de Cadix dans les années 1780 et 1790. En effet, face à un discours associant trop exclusivement la réussite du commerce de Cadix à son monopole institutionnel – et son déclin ultérieur à sa disparition –, il semble utile de privilégier une vision plus nuancée. Il ne s’agit évidemment pas de nier l’influence du cadre réglementaire sur la vie commerciale de Cadix et, de fait, celui-ci a continué à être globalement favorable au port andalou, puisque son monopole sur les échanges avec la Nouvelle-Espagne, la province américaine la plus riche de l’Empire, n’a été aboli qu’en 1789. Il est clair cependant que la réglementation ne permet pas d’expliquer pourquoi, dans les années 1780, des navires barcelonais ou basques continuaient de transporter à Cadix leurs cargaisons destinées à l’Empire, plutôt que de les y conduire directement, ni pourquoi des ports comme Marseille, Gênes, Le Havre ou Londres maintenaient également des liens étroits avec le port andalou plutôt que d’utiliser le relais des ports espagnols des côtes méditerranéenne et atlantique, qui leur étaient pourtant beaucoup plus proches. Or, ce sont bien là des réalités attestées dans le commerce maritime de l’époque, comme le révèle clairement une source longtemps négligée par les historiens de Cadix – le Parte oficial de la Vigía de Cádiz.
21Des milliers d’exemplaires de ce bulletin hebdomadaire du port de Cadix, édité tout au long des xviiie, xixe et xxe siècles, sont conservés dans les archives publiques espagnoles ou françaises28. Leur dépouillement systématique permettrait de reconstituer l’évolution du mouvement du port de Cadix, les origines et les destinations des navires entrant et sortant de la baie, la nature de leurs cargaisons, les pavillons sous lesquels ils naviguaient et l’identité de leurs capitaines et de leurs consignataires à Cadix. De fait, les résultats de nos dépouillements, bien que partiels, livrent d’ores et déjà une vision profondément renouvelée de l’activité maritime de Cadix, mettant en lumière l’excellente insertion du port dans les circuits commerciaux du système atlantique.
22Nos données les plus complètes sont celles de l’année 1789, pour laquelle nous disposons des informations relatives à la totalité des navires entrés dans le port de Cadix (sauf le petit cabotage). Ces données confirment immédiatement l’ampleur qu’avait prise le commerce colonial à cette époque, puisque ce ne sont pas moins de 162 navires qui entrèrent cette année-là dans la baie, en provenance principalement de La Havane (55 navires), Veracruz (25), Montevideo (20), La Guaira (17), Campeche (15) et Carthagène (14)29. Le principal enseignement de l’enquête réside cependant ailleurs puisqu’il apparaît en effet que la navigation coloniale, toutes destinations confondues, ne représente que 16 % de l’ensemble des 998 navires entrés dans le port cette année-là, ce qui place l’Empire, en nombre de navires, seulement au 3e rang des espaces commerciaux reliés à Cadix, devant l’Amérique du Nord (10 %), le Maroc (8 %), la Baltique (5 %) et l’Asie (1 %), mais après l’espace méditerranéen (17 %) et, surtout, loin derrière l’Europe atlantique (41 %)30. Ainsi, si La Havane, qui a expédié 55 navires à Cadix, apparaît bien comme le principal partenaire du port de Cadix, les autres ports impériaux ne s’insèrent qu’aux 5e, 10e, 15e et 20e places dans la hiérarchie des partenaires de Cadix : le port de Veracruz, pourtant le seul habilité pour la très riche province de Nouvelle-Espagne, est dépassé par Marseille, par Bilbao et – ce qui est moins attendu – par le port céréalier marocain de Dar el-Beïda ; quant à Montevideo, qui sert d’exutoire à la production de la non moins prospère province du Río de La Plata, il se place en 10e position, derrière Barcelone, Hambourg, les ports siciliens et Lisbonne, et il fait à peine jeu égal avec Londres et Dublin (tableau 1).
Tableau 1. — Les 21 principaux ports d’origine des navires entrés dans la baie de Cadix en 1789
Port d’origine des navires entrés à Cadix | Nombre de navires |
La Havane | 55 |
Dar el-Beïda | 51 |
Marseille | 40 |
Bilbao | 28 |
Veracruz | 25 |
Barcelone | 25 |
Hambourg | 25 |
« Sicile » | 25 |
Lisbonne | 21 |
Montevideo | 20 |
Londres | 20 |
Dublin | 20 |
Memel | 19 |
Terre-Neuve | 19 |
Setúbal | 18 |
La Guaira | 17 |
Le Havre | 16 |
Amsterdam | 16 |
Mazagan | 16 |
Campeche | 15 |
Málaga | 15 |
Élaboration personnelle à partir des exemplaires du Parte oficial de la Vigía de Cádiz de 1789 (AN, AE BIII, 353).
23Ces résultats, très surprenants au premier abord, ne doivent cependant pas être sur-interprétés. Ils ne portent que sur une seule année, et la hiérarchie portuaire qu’ils suggèrent ne doit pas conduire à considérer l’Empire comme un partenaire secondaire pour le port de Cadix : d’abord, parce qu’un classement fondé sur la valeur des cargaisons, et non sur le seul nombre des navires, serait certainement très différent et beaucoup plus favorable aux ports impériaux ; ensuite, parce que le commerce effectué entre Cadix et ses partenaires extérieurs à l’Empire était en large partie fondé sur des produits provenant de la Carrera de Indias ou y étant destinés. C’est ce deuxième aspect que permettent de vérifier une exploitation plus poussée des données collectées dans le Vigía et leur confrontation avec des sources connexes, apportant notamment des informations complémentaires sur la nature des cargaisons.
24En fait, les descriptifs succincts des cargaisons publiés dans le Vigía permettent de dresser une typologie sommaire des ports qui étaient en relation avec Cadix. Une première catégorie rassemble les ports de l’Empire avec lesquels Cadix entretenait des échanges fondés sur le commerce colonial stricto sensu, à savoir sur des exportations de biens manufacturés d’origine européenne (toiles, draps, soieries, quincaillerie) et de produits primaires espagnols et andalous (vin, eaux-de-vie, huile) et sur des importations de métaux précieux (argent) et de denrées coloniales (produits tinctoriaux – comme la cochenille, l’indigo ou le bois de campêche –, cacao, sucre, cuirs). On remarque que les 6 ports américains cités – La Havane, Veracruz, Montevideo, La Guaira, Campeche et Carthagène – concentraient à eux seuls presque l’intégralité de ces échanges et fonctionnaient donc comme autant de plateformes utilisées, à l’échelle du continent américain, pour collecter les produits coloniaux et redistribuer les marchandises provenant d’Europe. Contrairement à ces ports « coloniaux », la deuxième catégorie regroupe des ports qui ont pour caractéristiques communes de n’avoir aucun lien direct avec la dynamique du commerce colonial espagnol et de n’en être pas moins des partenaires de premier ordre de Cadix. Relevons, dans cette catégorie, les ports céréaliers marocains de Dar el-Beïda et de Mazagan, qui se placent aux 2e et 17e rangs de notre classement, et les ports de « Sicile » qui partagent le 5e rang avec Hambourg, Barcelone et Veracruz. On peut également faire figurer dans cette catégorie la nuée des ports ibériques, qui – à l’image de Setúbal, le plus important d’entre eux – approvisionnent Cadix et sa population en comestibles et en caldos. Les ports des États-Unis (Boston, Philadelphie et Baltimore) et ceux des rives de la mer Baltique (Memel, Vyborg et Danzig), qui fournissent à Cadix de la farine, des planches et du goudron, pour les premiers, du bois et du blé, pour les seconds, relèvent de logiques similaires, ainsi que les navires britanniques revenant de Terre-Neuve, avec de la morue, ou de Dublin, avec du beurre et de la viande. Ces différents flux commerciaux, principalement motivés par l’approvisionnement de la ville et de ses environs en denrées alimentaires ou en matières premières, s’inscrivent donc dans des logiques très largement étrangères à la Carrera de Indias, même s’ils purent jouer un rôle dans la dynamique d’ensemble qui porta le commerce de Cadix au xviiie siècle, puisqu’une partie de ces trafics étaient suscités par les besoins des armements locaux destinés aux Indes et, plus généralement, par la croissance démographique d’une ville alors en pleine expansion. La troisième catégorie de ports, sur laquelle il convient de s’attarder plus longuement ici, réunit enfin les ports européens qui entretenaient avec Cadix des échanges principalement fondés, en amont ou en aval, sur la commercialisation de produits destinés à la Carrera de Indias ou en provenant. Huit d’entre eux apparaissent dans le tableau – Marseille, Hambourg, Londres, Bilbao, Barcelone, Le Havre, Amsterdam et Málaga – mais il faudrait également inclure à leurs côtés les très nombreux ports européens plus modestes des façades méditerranéenne, atlantique et nordique qui, à leur échelle, remplissaient les mêmes fonctions31.
25Le terme générique utilisé dans le Vigía pour décrire les cargaisons des navires provenant de ces ports est celui de mercancias. Il désigne des cargaisons de produits textiles (toiles de lin, draps de laine et soieries) et de produits manufacturés divers (quincaillerie, chapeaux, etc.) importés d’Europe. Les mercancias constituent ainsi la totalité ou une partie des cargaisons de 32 navires sur les 40 provenant de Marseille, de 12 navires sur les 13 provenant de Gênes, de 13 navires sur les 25 provenant de Barcelone et de quasiment tous les navires provenant du Havre, de Hambourg, de Londres ou d’Amsterdam, ainsi que des ports plus modestes des côtes françaises (Saint-Valéry-en-Caux, Saint-Malo, Morlaix), britanniques (Exeter, Hull) ou nordiques (Ostende, Brême). Une nomenclature plus précise est en revanche utilisée lorsque sont transportées des matières premières comme le fer (que l’on retrouve principalement sur les navires venant de Bilbao) ou des denrées alimentaires comme le vin et les eaux-de-vie (souvent présentes sur les navires venant de Barcelone et Málaga, par exemple). Ces mentions fournissent donc une première information sur la nature des cargaisons que recevait Cadix de ses principaux partenaires européens. Mais elles ne fournissent pas d’indication sur le débouché final de ces produits qui pouvaient être destinés aussi bien à la population andalouse qu’aux marchés américains. On sait cependant par simple déduction que ces biens étaient le plus souvent réexportés vers les marchés coloniaux. Pour ce qui concerne les cargaisons expédiées depuis Cadix, le Vigía n’est par contre d’aucune utilité puisqu’il n’en fournit aucun descriptif. Nous disposons, néanmoins, d’un témoignage exceptionnel à leur sujet grâce à une statistique de la navigation française à Cadix, dressée en 1785 par le consul de France. Cette statistique, intégralement reproduite en annexe32, permet de dégager un premier constat : les cargaisons expédiées sur des navires français, depuis Cadix vers la France, étaient presque exclusivement composées de denrées coloniales et de métaux provenant d’Amérique, et les produits de la terre andalouse ne jouaient qu’un rôle secondaire dans ce commerce33. Elle montre par ailleurs que les échanges sont beaucoup plus concentrés dans ce sens que dans l’autre, puisque Marseille et Le Havre-Rouen accaparent à eux seuls 95 % des exportations faites depuis Cadix par des navires français – alors qu’ils sont à l’origine de 60 % des importations provenant de France, sur des navires français. Au total, les ensembles portuaires de Marseille et Le Havre-Rouen assurent à eux seuls près des trois quarts du commerce effectué entre Cadix et la France, par l’intermédiaire de navires français. On peut supposer que les autres grands ports européens qui figurent dans cette même catégorie devaient occuper, à l’échelle de leurs espaces régionaux respectifs, des positions similaires.
26Les 8 principaux ports européens réunis dans cette catégorie et les 6 ports américains distingués par ailleurs jouaient donc un rôle décisif dans l’organisation et le fonctionnement du commerce colonial espagnol : ils collectaient dans leurs entrepôts une large partie des biens manufacturés et des produits primaires destinés aux marchés situés sur l’autre rive de l’océan et redistribuaient, en retour, l’essentiel de ce qu’ils recevaient par les navires circulant dans la Carrera de Indias. Ces grands ports servaient donc de relais entre Cadix et les autres régions intéressées dans le commerce américain ; ils contribuaient à connecter entre eux les marchés et les espaces productifs situés de part et d’autre de l’océan. Leurs fonctions peuvent être plus particulièrement précisées grâce à divers travaux publiés ces dernières années sur ces ports européens. Ainsi, Hambourg, par exemple, vit son importance croître dans la Carrera de Indias grâce au rôle croissant que la place joua dans la collecte et la réexportation des toiles de Silésie au cours du xviiie siècle34 ; le port de Barcelone, de son côté, en faisait de même pour les eaux-de-vie et les indiennes catalanes35 ; quant au port de Bilbao, c’est grâce au commerce des produits sidérurgiques de son territoire – qui étaient largement réexportés en Amérique – qu’il devint l’un des principaux partenaires de Cadix36. Londres et Amsterdam, de leur côté, se distinguaient plutôt dans la redistribution des denrées coloniales américaines reçues à Cadix. Le cas de Marseille, mieux documenté que les précédents, permet de préciser l’importance de la fonction que jouaient ces ports-relais pour le commerce colonial de Cadix37. Le port provençal était en effet un important fournisseur de biens manufacturés pour le marché gaditan. D’après la statistique consulaire de 1785, il lui remit cette année-là 5 370 000 livres tournois de marchandises, comprenant du blé, de la cire, des produits très divers dont certains sont vraisemblablement de fabrication locale (les 165 barriques de « droguerie », par exemple) ou régionale (56 balles de draps et 155 caisses de bas de soie, vraisemblablement du Languedoc). Souvent, ils proviennent cependant de plus loin, notamment de la vallée du Rhône, qui fournit l’essentiel des « soieries et dorures » (2 244 000 livres tournois), des « chapeaux » (420 000 livres tournois) et de la « quincaillerie » (483 000 livres tournois). L’importance, pour le commerce de la ville, des manufactures locales et régionales, languedociennes notamment, est connue depuis longtemps38 ; les travaux plus récents d’Olivier Le Gouic, de leur côté, apportent de nouveaux éléments à la compréhension de la croissance marseillaise, en montrant par quels moyens le port s’affirma, dans la seconde moitié du xviiie siècle, comme la principale porte de sortie des exportations lyonnaises et rhodaniennes aussi bien vers Cadix et l’Empire espagnol que vers les colonies antillaises d’ailleurs39. Dans les années 1780, le port de Marseille constituait donc, grâce à l’excellence de son infrastructure commerciale et des réseaux que les négociants de la ville avaient tissés, le principal débouché de la production manufacturière du Sud-Est de la France destinée à l’Espagne et à son Empire. De la même manière, mais à une tout autre échelle, il s’était également imposé comme une plateforme de redistribution incontournable des produits américains dans l’ensemble du Bassin méditerranéen et bien au-delà. Certains de ces circuits de redistribution sont bien connus, comme ceux qui conduisaient les piastres et la cochenille déchargées à Marseille vers l’Empire ottoman, où elles contribuaient à équilibrer une balance commerciale qui avait été longtemps déficitaire, ou encore vers Lyon, où elles venaient alimenter l’industrie textile locale et l’hôtel des monnaies de la ville. Mais, les Marseillais utilisaient aussi les piastres gaditanes pour s’insérer dans des circuits mondiaux beaucoup plus larges, comme ceux de la traite négrière, du commerce avec l’Afrique du Nord et les Indes orientales ou, tout simplement, du commerce en droiture avec les Antilles. En témoignent les 64 navires provenant de Marseille, qui firent une courte escale à Cadix entre 1789 et 1792, sans aucun doute pour y charger des piastres, avant de gagner l’une de ces destinations40. Par le biais du port provençal et des négociants marseillais, la Carrera de Indias se trouvait donc reliée à une multitude d’espaces et d’acteurs intéressés, en tant que producteurs ou consommateurs, par le commerce colonial espagnol.
27On voit ainsi, à travers l’exemple de Marseille, que la position avantageuse dont bénéficiait le port de Cadix dans le système atlantique ne tenait pas tant, comme on l’a longtemps suggéré, à sa situation favorable – au carrefour des grandes routes du commerce mondial – ni à son cadre réglementaire privilégié, mais bien plutôt à la fonction d’interface qu’il assumait entre l’Amérique, d’une part, l’Europe et le reste du monde, de l’autre. Or, cette fonction dépendait pour l’essentiel de son excellente insertion dans un réseau portuaire réunissant la quinzaine de villes qui, à l’instar de Marseille, contribuaient de manière décisive à structurer les circuits commerciaux reliant les espaces productifs situés de part et d’autre de l’Atlantique à leurs débouchés respectifs.
Le rôle central des communautés marchandes
28Pour comprendre cette excellente insertion de Cadix au sein du système portuaire atlantique, il convient de se tourner vers le milieu marchand de la ville qui a joué, avant même l’obtention du monopole, un rôle déterminant dans la position avantageuse qu’elle acquit au sein de l’économie mondiale. Cette idée apparaît déjà en filigrane dans les analyses qu’ont formulées Albert Girard, d’abord, Pedro Collado Villalta et Manuel Bustos Rodríguez, ensuite41. Tous ces auteurs font en effet le même constat : les négociants intéressés dans le commerce colonial ont précédé, et non suivi, l’arrivée du monopole à Cadix. Dans cette perspective, il apparaît clairement que le premier atout de Cadix fut son milieu marchand, composé de puissantes communautés négociantes, espagnoles et étrangères, parfaitement intégrées aux circuits commerciaux et aux réseaux marchands qui sous-tendaient les échanges dans la Carrera de Indias. Ainsi, c’est parce que les marchands avaient pris l’habitude d’opérer depuis Cadix, plutôt que de Séville, que le monopole légal – puis la Casa de la Contratación et le Consulado – y ont été déplacés en 1680 et en 1717, et c’est parce qu’ils y sont demeurés après 1778 que le port ne souffrit pas du nouveau contexte réglementaire. Grâce à l’ampleur et à la solidité des réseaux marchands qu’elles avaient construits de part et d’autre de l’Atlantique, ces communautés contribuaient de façon décisive à financer, à sécuriser et à animer les échanges entre l’Europe et l’Amérique et à faire ainsi de la place de Cadix un relais incontournable dans la circulation des biens et des marchandises au sein de la Carrera de Indias et de ses extensions.
29Cette question du rôle des réseaux marchands dans l’animation des circuits commerciaux de l’économie mondiale à l’époque moderne a suscité un très grand intérêt ces dernières années auprès de nombreux historiens qui s’interrogent sur la question de la confiance dans le commerce à distance. L’enjeu est de comprendre les raisons qui amenaient les marchands à confier leurs intérêts à des tiers sur lesquels ils avaient très peu de prise, compte tenu de la faiblesse des moyens de communication et des possibilités limitées de recours légaux en cas de différend. Deux approches ont le plus souvent été privilégiées pour expliquer ce qui fondait la confiance au sein de ces réseaux marchands et, ce faisant, ce qui permit au commerce international d’atteindre l’ampleur qu’on lui connaît. La première met en avant le rôle que jouaient les diasporas marchandes, au sein desquelles les relations de confiance entre les individus étaient facilitées par une identité commune et par l’existence d’instances communautaires prenant en charge les litiges ; l’autre, qui conteste les présupposés culturalistes et essentialistes sous-tendus par une telle vision des choses, insiste plutôt sur les recours institutionnels, formels ou informels, dont disposaient les marchands pour s’informer sur les agissements de leurs partenaires et les contraindre à respecter leurs engagements, y compris lorsqu’ils n’appartenaient pas à leur communauté42. Loin d’être stérile, ce débat noué entre les tenants d’une lecture diasporique du commerce à distance et ceux qui privilégient des grilles d’analyse mettant en avant la rationalité individuelle des acteurs ou le rôle des institutions a le plus souvent débouché sur la formulation de propositions intermédiaires qui, sans nier l’importance et le rôle structurant dans les échanges internationaux des communautés marchandes dites « transnationales », a cependant cherché à expliquer, autrement qu’en se référant aux seules notions d’identité et de culture, quels étaient les supports réels de la cohésion et de la solidarité au sein de ces communautés et pourquoi elles se révélaient particulièrement efficaces pour structurer les échanges43. En dépit de leurs divergences sur les raisons permettant d’expliquer ce phénomène, tous les historiens s’accordent cependant pour constater que, jusqu’au milieu du xixe siècle au moins, les marchands étrangers installés dans les ports et les colonies qu’ils y formaient jouaient un rôle décisif dans la structuration des échanges, notamment entre les lieux où ils étaient installés et ceux dont ils étaient originaires44. Grâce aux connaissances qu’ils conservaient dans leur pays d’origine, ces marchands disposaient en effet dans ces régions de partenaires de confiance avec lesquels ils pouvaient se livrer à un commerce peu risqué et, ce faisant, peu coûteux. Dans cette perspective, les colonies de marchands ont donc été analysées comme l’un des principaux facteurs de la réussite des grandes places marchandes qui les accueillaient : c’est grâce à leurs réseaux que ces villes pouvaient s’intégrer dans les circuits du commerce international et y prospérer.
30Le cas de Cadix confirme en tout point ces différents constats, tant il paraît évident que les communautés de marchands de la ville jouèrent un rôle décisif dans son insertion au sein des circuits du commerce international. Nous aurons l’occasion de revenir plus en avant sur le cas de la colonie française, qui a été le plus anciennement étudié et qui illustre de façon particulièrement saisissante ce phénomène. Les travaux plus récents menés sur les autres colonies étrangères45, ainsi que sur certaines communautés marchandes issues d’autres provinces espagnoles46, permettent cependant dès à présent de généraliser les enseignements dégagés de la colonie française et de proposer un modèle interprétatif plus global, susceptible d’expliquer le succès commercial de Cadix.
31Dès le xviie siècle, la ville avait constitué un pôle d’attraction majeur pour les marchands européens intéressés par le commerce colonial espagnol : ils appréciaient les commodités que leur offrait la large baie de Cadix, bien mieux située que le port fluvial de Séville, pour accueillir les navires venant d’Europe, entreposer leurs marchandises et se livrer, loin des regards des administrateurs de la Carrera de Indias, à des pratiques commerciales illégales. Avant même que le monopole ne soit transféré de Séville à Cadix, la ville comptait déjà plusieurs centaines de marchands étrangers, et les donativos qu’ils offraient régulièrement à la Couronne jouèrent incontestablement un rôle primordial dans sa décision de déplacer à Cadix le monopole47. Le phénomène s’accentua encore au xviiie siècle. Au milieu du siècle, à l’époque où la Couronne espagnole se livra à diverses enquêtes censitaires, près d’un marchand sur deux résidant à Cadix n’était pas espagnol. Ainsi, en 1773, les Français constituaient la première communauté mercantile étrangère, avec près de 213 « commerçants » recensés dans le cadre de la mise en place de la única contribución. Venaient ensuite les Italiens (91), les Irlandais (49), les Flamands (19), les ressortissants du Saint-Empire (19) et les Britanniques (11)48. Au total, cette année-là, sur les 915 commerçants recensés dans la ville, 418 étaient étrangers. Ces chiffres, qui ne portent en outre que sur les comerciantes al por mayor, littéralement les « négociants », ne reflètent cependant que très imparfaitement l’importance numérique qu’occupaient les colonies mercantiles étrangères dans la ville, puisque celles-ci comprenaient également en leur sein de nombreux boutiquiers ainsi que des dizaines de commis employés dans les compagnies de leurs compatriotes. Pour ne retenir qu’un seul exemple, mentionnons dès à présent que, dans la seconde moitié du siècle, le poids réel de la colonie marchande française devait plutôt se situer aux alentours de 400 à 500 individus49. Le cosmopolitisme de la ville était cependant bien plus élevé encore que ne le suggère ce simple décompte des différentes communautés étrangères, puisque, y compris parmi les marchands dits « espagnols », un grand nombre étaient en fait nés dans d’autres provinces que l’Andalousie et étaient souvent issus de communautés linguistiques distinctes. C’est le cas notamment de la communauté basque dont provenaient le quart des commerçants espagnols recensés en 177350 ou encore des communautés catalane et galicienne qui comptaient plusieurs dizaines de représentants sur place. D’autres provinces castillanes étaient d’importantes pourvoyeuses de cargadores comme la Cantabrique et les Asturies. Au total, moins de la moitié des négociants espagnols de Cadix étaient nés en Andalousie (214 sur 489).
32Or, il ne fait guère de doute que ces différentes communautés marchandes jouaient un rôle majeur dans l’animation des échanges entre la ville de Cadix où elles étaient installées et les régions ou les pays dont elles étaient originaires. Au-delà des nombreux exemples singuliers qui ont déjà fait l’objet d’études, on peut se fonder pour illustrer ce phénomène sur une source qui se révèle, une fois encore, exceptionnelle : le Vigía. À travers les informations qu’il fournit sur les lieux d’origine des navires entrant dans la baie, de leurs pavillons, et de l’identité de leurs consignataires, le Vigía offre en effet une vision d’ensemble de la très forte corrélation existante entre ces trois données : les principaux acteurs des échanges maritimes avec une région en sont presque toujours issus ou y bénéficient d’un ancrage historique fort. Les régions très périphériques comme la Baltique ou les États-Unis constituent les premiers exemples intéressants d’une telle corrélation. Ainsi les 51 navires qui proviennent des ports de la Baltique et qui sont entrés dans la baie de Cadix en 1789 naviguent tous sous le pavillon d’une des grandes nations maritimes de l’Europe du Nord (hollandais, danois ou britannique) et ils sont consignés dans plus des deux tiers des cas à des négociants originaires des rives de la mer Baltique ou de la mer du Nord51. Le constat est le même pour les 95 navires provenant de l’Amérique du Nord : le pavillon est américain ou britannique dans 81 cas, et les consignataires le sont dans 74 cas. Pour les autres ports d’Europe, la corrélation fonctionne le plus souvent aussi, comme en témoignent les exemples suivants (tableau 2).
Tableau 2. — Les acteurs des échanges maritimes entre Cadix et les principaux ports européens en 1789
Port d’origine | Nombre de navires | Pavillons (nombre de navires) | Origine des consignataires (nombre de navires) |
Hambourg | 25 | britannique (12), danois (6), hollandais (3), français (3), espagnol (1) | « germanique » (12), danoise (1), britannique (7), française (3), flamande (1) |
Londres | 20 | britannique (20) | britannique (19), autre (1) |
Le Havre-Rouen | 16 | français (15), autre (1) | française (11), « Prasca Arboré et Cie »a (3), autre (2) |
Bilbao | 28 | espagnol (24), français (3), portugais (1) | espagnoleb (22), française (5) |
Barcelone | 25 | espagnol (22), autre (3) | espagnole (23), autre (2) |
Marseille | 40 | français (35), savoyard (2), espagnol (2), ragusain (1) | française (34), « italien » naturalisé espagnol (5), britannique (1) |
Gênes | 13 | espagnol (7), britannique (3), ragusain (2), génois (1) | « italien » (5), « italien » naturalisé espagnol (3), ragusaine (2), britannique (2), espagnole (1) |
Sicile | 25 | espagnol (10), ragusain (5), britannique (3), français (2), danois (2), hollandais (2), vénitien (1) | « italien » naturalisé espagnol (10), « italien » (9), britannique (2), espagnole (3), « germanique » (1) |
a. Il s’agit d’une maison associant un négociant français (Arboré) à un négociant italien naturalisé espagnol (comte de Prasca). b. À noter, un important contingent de négociants basques parmi eux : Veamurguia, Echevarria, Arrarte, Arzubialde, Garrido. |
Élaboration personnelle à partir des exemplaires du Parte oficial de la Vigía de Cádiz de 1789 (AN, AE BIII, 353).
33On constate immédiatement que le commerce maritime qui se fait entre Londres et Cadix est tenu par les Britanniques, celui de Marseille et du Havre par les Français, et celui de Bilbao et Barcelone par les Espagnols, voire, pour être plus précis, par les Basques et les Catalans si l’on en juge par les patronymes qui apparaissent dans les sources. Les ports de Hambourg, de Gênes et de Sicile présentent un profil légèrement différent puisque les navires qui les desservent arborent le plus souvent des pavillons qui ne sont pas leurs pavillons « nationaux ». Mais, en revanche, la corrélation est rétablie au niveau des consignataires puisque ce sont bien des négociants germaniques qui accueillent la moitié des navires provenant de Hambourg et des « Italiens », ou plutôt des négociants originaires de la péninsule italienne – nombre d’entre eux étant naturalisés espagnols – qui accueillent la majorité des navires provenant de Gênes (8 sur 13) et de Sicile (19 sur 25). Évidemment, ces données ne signifient pas que les horizons commerciaux des négociants étrangers de Cadix se limitaient aux relations entretenues avec leur pays d’origine – comme s’ils avaient été des sortes d’agents au service du commerce de leur nation – mais plutôt qu’ils bénéficiaient dans ces secteurs d’avantages comparatifs par rapport à leurs concurrents, qui les plaçaient en situation privilégiée pour assurer de telles opérations. Les données montrent aussi que les échanges maritimes ne sont jamais totalement cloisonnés, ni totalement monopolisés par les acteurs originaires des régions d’où partent les navires destinés à Cadix, certains pavillons et certaines communautés marchandes jouant un rôle actif au-delà des seules liaisons avec leur pays d’origine. C’est le cas des Britanniques ou, à une tout autre échelle des Danois et des Hollandais, très présents dans l’animation des échanges maritimes avec l’ensemble des régions du Nord de l’Europe et de l’Atlantique et, dans une moindre mesure, des Français, des Espagnols et des Ragusains qui en font autant en Méditerranée. En dépit de ces nuances, cependant, la corrélation soulignée demeure la règle, et les constats dégagés ici de l’exploitation du Vigía recoupent en outre largement ceux obtenus à partir d’autres sources, de nature plus strictement commerciale ou bancaire. Les raisons permettant d’expliquer une telle primauté des marchands étrangers dans les échanges avec leur pays d’origine sont probablement complexes et restent encore largement à explorer. Dans certains cas, elles découlent clairement de mécanismes institutionnels formels, telle la quasi-obligation faite aux capitaines nordiques de consigner leurs navires à leurs consuls52 ; dans d’autres cas, nous y reviendrons, ce sont les relations interpersonnelles qui devaient être déterminantes. Qu’elles qu’en soient les causes, cependant, il faut insister ici sur le rôle éminent que jouaient les communautés de marchands étrangers de Cadix dans l’excellente insertion de la place au sein du réseau portuaire européen.
34Des mécanismes similaires expliquent d’ailleurs sans aucun doute les positions dominantes qu’occupait également Cadix dans les relations avec les ports américains, y compris après l’abolition du monopole. Des travaux récents ont en effet mis en évidence, là aussi, le rôle déterminant que jouaient les réseaux marchands tissés depuis Cadix, souvent dans le cadre de nébuleuses familiales ou communautaires, dans l’animation des circuits commerciaux transocéaniques53. Les négociants « créoles » qui, de l’autre côté de l’Atlantique, entretenaient des relations commerciales étroites avec leurs homologues de Cadix étaient en fait, souvent, leurs parents ou leurs amis ; leur qualification de « créoles » ne se référant pas à leur origine – les marchands américains sont en fait presque toujours des péninsulaires expatriés –, mais plutôt à leur statut juridique : après un séjour de 3 ans en Amérique, ils étaient tenus de s’inscrire dans les consulados des villes où ils s’étaient fixés et ils relevaient dès lors de leur juridiction54. De la même façon que les marchands étrangers de Cadix entretenaient des relations privilégiées avec les négociants des grands ports européens, les cargadores devaient donc disposer de leurs propres réseaux de confiance dans les principaux ports coloniaux et c’est de la solidité de ces réseaux que découlait la primauté dont ils jouissaient dans la Carrera de Indias.
35C’est donc bien ce milieu des négociants de Cadix, cosmopolite et parfaitement inséré dans les réseaux commerciaux des deux rives de l’Atlantique, qui constituait le principal atout du port. C’est leur installation dans la ville qui poussa la Couronne espagnole à y transférer le monopole du commerce colonial au xviie siècle et c’est leur présence qui permit à la place de résister ensuite, tout au long du xviiie siècle, aux multiples assauts dont elle fut l’objet et de demeurer ainsi la « tête de pont » du commerce colonial espagnol, même après la promulgation des réformes du comercio libre. C’est enfin leur maintien en grand nombre dans la ville après 1797 qui explique pourquoi, contrairement à ce que l’on a longtemps cru, le commerce colonial de Cadix ne s’effondra pas brutalement et définitivement avec l’instauration du blocus maritime britannique mais résista jusqu’aux déclarations d’indépendance américaines du début des années 1820.
Cadix et la crise de la Carrera de Indias (1797-1828)
36La crise du commerce colonial de Cadix a d’abord été étudiée par García-Baquero dans son premier ouvrage, publié en 197255. Dans ce livre pionnier, l’historien andalou présente de riches séries statistiques permettant de reconstituer l’évolution du trafic colonial du port entre 1796 et 1821 et propose une interprétation d’ensemble du processus qui conduisit à la « décadence économique » de Cadix : en interrompant un commerce colonial en plein essor, le blocus britannique contraignit la Couronne espagnole à suspendre le pacte colonial et à tolérer la présence de pays tiers – les neutres – dans la Carrera de Indias. Or, l’établissement de ce commerce des neutres aurait eu deux conséquences fatales pour le commerce de Cadix : à court terme, il aurait provoqué l’interruption totale de ses échanges coloniaux et, à moyen terme, il aurait révélé la nature strictement comisionista de son activité – le port andalou n’ayant jamais été qu’un simple intermédiaire entre les producteurs européens et les négociants créoles. C’est ce qui expliquerait finalement pourquoi, lorsque l’Espagne revint dans le giron britannique en 1808 et s’efforça de rétablir son monopole, elle se heurta au refus de négociants créoles, qui avaient pris conscience de l’intérêt d’entretenir des relations directes avec leurs fournisseurs et leurs clients européens. Ils engagèrent alors leur pays dans la voie de l’indépendance, provoquant ainsi la disparition définitive du commerce colonial de Cadix et la décadence de la ville56. Depuis sa parution, cette thèse a souvent été reprise et citée dans l’historiographie de Cadix et de la Carrera de Indias, mais les données numériques sur lesquelles elle se fonde et l’interprétation d’ensemble proposée ont rarement été discutées57. Or, les résultats de nos propres dépouillements et diverses publications récentes amènent dorénavant à reconsidérer ces deux aspects de l’ouvrage et à proposer une lecture sensiblement différente de la « crise du commerce de Cadix » : le blocus britannique, s’il perturba considérablement les échanges coloniaux espagnols, ne parvint jamais à interrompre totalement le commerce maritime de Cadix et, jusqu’au début des années 1820, les échanges avec les colonies américaines retrouvèrent systématiquement des niveaux significatifs chaque fois que la conjoncture belliqueuse le permit.
Le blocus maritime britannique et l’effondrement du commerce colonial (1797-1808)
37Souvent divergents dans leur appréciation des résultats de la période du comercio libre, les travaux des historiens qui ont étudié en détail la conjoncture de la Carrera de Indias s’accordent tous, quelles que soient les sources qu’ils utilisent, pour souligner l’ampleur et le caractère inédit de la crise traversée par le commerce colonial espagnol dans les années 1797-1808. En effet, qu’ils aient été établis par García-Baquero et John Fisher, à partir des registres conservés à l’Archivo General de Indias58, ou par Michel Morineau, à partir des informations relevées dans la Gaceta de Madrid59, les chiffres du commerce colonial espagnol retenus par ces trois historiens donnent une même vision concordante de la conjoncture du commerce colonial de Cadix durant la période : après l’année 1796, qui ne fut perturbée par la guerre qu’à partir de l’automne et à l’exception des 3 années de la paix d’Amiens, la ville n’a maintenu que des relations résiduelles avec les Indes.
38À partir du mois d’avril 1797, la présence d’une escadre britannique au large de la baie de Cadix entraîne un effondrement brutal du commerce colonial du port. García-Baquero n’a relevé, cette année-là, que 21 mouvements de navires, allant ou provenant des Indes, alors que ce chiffre atteignait presque 200 navires par an dans les années 179060. Les exportations destinées à Veracruz n’atteignent que 520 000 pesos contre plus de 6 millions de pesos l’année précédente, et la presse madrilène ne mentionne qu’un seul arrivage de piastres à Cadix en 1797, pour un total de 24 524 pesos fuertes, alors que la ville avait reçu 18 956 369 pesos fuertes de Nouvelle-Espagne et 9 360 808 pesos fuertes de Terre-Ferme en 179661. Les 4 années suivantes témoignent du même marasme, en dépit d’une légère amélioration de la situation en 1799, année durant laquelle 79 navires parvinrent à sortir de Cadix à destination des colonies et 29 à en revenir62. Mais cette année fait figure d’exception dans une conjoncture globalement déprimée, et les résultats enregistrés alors demeurent très en deçà des niveaux atteints durant les meilleures années de la décennie : en valeur, les exportations réalisées en 1799 ne représentent qu’un tiers de celles de 1796, moins encore si l’on retient comme référence l’année 1792. En outre, les retours en métaux précieux sont quasiment inexistants à Cadix, et si l’Espagne a reçu 9 millions de piastres en 1798 et 5 millions en 1799, Morineau n’a relevé qu’un seul arrivage de 14 400 piastres à Cadix pour ces 2 années dans la Gaceta de Madrid63. La situation est encore plus grave durant la seconde phase des hostilités qui débute en octobre 1804, 2 mois avant la déclaration officielle de guerre, avec la capture de 4 navires espagnols revenant de Buenos Aires par une escadre britannique, et s’étend jusqu’aux événements du mois de mai 1808, qui marquent le renversement des alliances. Le trafic colonial de Cadix est, durant cette période, systématiquement inférieur à 50 navires par an, les exportations stagnent entre 5 et 10 % du niveau atteint en 1792, et les importations de denrées coloniales et de métaux précieux sont proches de zéro durant 4 années consécutives64. Privés, après la bataille de Trafalgar, de la faible protection que continuait à leur assurer l’escadre franco-espagnole mouillée dans la baie, les échanges coloniaux assurés depuis Cadix sont littéralement interrompus.
39Les historiens de la Carrera de Indias ont en outre souligné le caractère exceptionnel de cette période puisque la crise conjoncturelle du commerce colonial de Cadix n’a pas été une simple réitération des épisodes belliqueux que la ville avait connus durant les conflits du xviiie siècle et qu’elle s’est doublée d’une crise structurelle majeure. En effet, l’année 1797 marque l’entrée en vigueur d’une mesure qui avait été initialement prévue lors des réformes de 1778 et qui n’avait été appliquée que ponctuellement en 1782 : l’autorisation du commerce des pays neutres avec les colonies espagnoles en temps de guerre65. Une telle mesure était nécessaire étant donné la situation de pénurie qui menaçait les marchés coloniaux et la ruine qu’aurait entraînée, pour ces économies en plein essor, l’interruption de leurs exportations agricoles. Les principaux bénéficiaires de cette décision furent naturellement les États-Unis, un pays auquel le monopole avait jusque-là interdit toute relation commerciale légale avec ses voisins immédiats alors même que son économie était complémentaire des leurs. Ils pouvaient en effet fournir la farine dont les marchés créoles avaient besoin, leur marché intérieur était susceptible d’absorber une partie des denrées agricoles coloniales, et ils disposaient en outre d’une marine suffisamment puissante pour assurer les liaisons avec les pays européens. De fait, les mesures de 1797 se traduisirent par un essor considérable des relations entre les États-Unis et les colonies espagnoles, qu’attestent notamment les chiffres de la balance commerciale entre les deux parties de l’Amérique : alors que le montant global des importations et des exportations était de 2 millions de dollars en 1792, la barre des 20 millions de dollars est franchie dès 1798 et, en 1806, ce commerce culminait à 22 millions de dollars66. Les chiffres du mouvement portuaire de Philadelphie témoignent également de cette situation nouvelle. En 1798, le port accueillait pour la première fois un navire provenant d’un port colonial espagnol (La Guaira) ; 9 ans plus tard, ils sont 194 à se trouver dans ce cas, 29 en provenance de La Guaira, 138 de Cuba, 18 de Puerto Rico, 7 de Veracruz et 2 de Buenos Aires67. Cette brèche ouverte dans le monopole permit aux colonies espagnoles de surmonter le marasme engendré par les guerres avec l’Angleterre et parfois, même, d’augmenter leur commerce au-delà des niveaux atteints durant les meilleures années du comercio libre. Le commerce de Cuba en fournit une parfaite illustration puisque les exportations de sucre de l’île, qui s’élevaient en moyenne à 1 million d’arrobes par an dans les années 1784-1793, passent à un rythme annuel de 2 millions d’arrobes durant la période 1797-180168. La production de sucre connut une forte croissance69, la traite des esclaves s’intensifia70 et la bourgeoisie des hacendados, qui avait pleinement bénéficié de l’essor suscité par le comercio libre, renforça ses positions tant dans l’économie insulaire que dans le secteur politique, où elle s’affirma de plus en plus comme une force autonome par rapport aux intérêts de la métropole71. De tels effets se manifestèrent également dans les autres colonies du continent sans jamais atteindre cependant la même ampleur. Durant la période 1797-1800, le Venezuela, par exemple, importe en moyenne, chaque année, 105 000 pesos de marchandises d’Espagne et 733 000 pesos de l’étranger, et l’évolution des ports du Río de La Plata est très similaire : en 1804, sur les 108 navires sortis de Montevideo, 82 étaient destinés à l’Espagne et 26 à des pays étrangers alors que, 2 ans plus tard, la situation s’est inversée et sur les 77 navires sortis du port, seulement 7 prennent la direction de la métropole72. Le processus d’« hispanisation » des exportations coloniales réalisées depuis l’Espagne pendant les années de conflit constitue un autre élément révélateur de la marginalisation de Cadix au sein de la Carrera de Indias. La part des produits espagnols dans les exportations coloniales, qui se situait aux alentours de 50 % durant la période 1778-1796, atteignit en effet alors des niveaux record, proches de 80 % en 1797-1798, et cette part s’élève jusqu’à 98 % à Cadix en 180673. Comme l’ont souligné les historiens, loin de refléter l’essor de l’économie espagnole dont rêvaient les promoteurs des réformes de 1778, cette nationalisation du commerce colonial de la Péninsule illustre au contraire le contournement du monopole par les pays manufacturiers européens. Les plaintes répétées qu’adressèrent les commerçants gaditans à l’encontre du commerce des neutres, dont ils obtinrent la suspension temporaire en 1799, traduisent bien la conscience qu’avaient les cargadores des dangers d’une telle mesure. Quant au détachement des colonies, qui survint lorsque la Couronne entreprit de rétablir son autorité dans la Carrera, il apparaît finalement comme un dénouement inévitable de la crise ouverte par le blocus britannique.
40Pour les historiens de la Carrera, la crise du commerce colonial à l’époque des guerres avec l’Angleterre ne se limite donc pas à un phénomène strictement conjoncturel : en raison de sa durée et des entorses au monopole que le gouvernement a dû concéder, la crise est devenue structurelle, de nouvelles routes commerciales ont été ouvertes, et les commerçants européens et créoles ont pris conscience de l’intérêt qu’ils avaient à se passer de l’intermédiation de Cadix, ce qui expliquerait finalement la marginalisation et la décadence de la ville. Si la concordance des divers indicateurs recoupés ici laisse peu de doute sur l’ampleur de la crise du commerce colonial de Cadix à l’époque du blocus britannique, divers apports documentaires amènent cependant à nuancer sur deux points ce tableau d’ensemble : d’une part, le blocus ne fut pas hermétique et il ne parvint jamais à asphyxier totalement le commerce maritime de Cadix, d’autre part, les vigoureuses reprises du commerce colonial de Cadix jusqu’au début des années 1820 attestent de la résistance dont sut faire preuve le milieu marchand local dans une conjoncture pourtant très difficile.
Les limites du blocus britannique
41La crise du commerce colonial de Cadix à l’époque du blocus britannique fut extrêmement violente. Il convient, cependant, de nuancer son impact sur le commerce maritime global du port. Le Parte oficial de la Vigía de Cádiz révèle en effet que le port de Cadix, loin d’être déserté durant les 9 années où la baie fut bloquée par la marine britannique, continua en fait d’accueillir un nombre important et constant de navires. La représentation graphique dressée à partir des statistiques publiées chaque année dans le premier numéro de janvier fournit la meilleure illustration de ces limites du blocus britannique (graphique 1).
42Plusieurs remarques critiques doivent préalablement être formulées sur la source. D’abord, il manque les données de l’année 1800, puisque le premier bulletin de l’année 1801 – dans lequel étaient traditionnellement publiées les statistiques de l’année écoulée – n’a pas été conservé. Il faut ensuite souligner le changement intervenu en 1806 et 1807 dans la nomenclature utilisée. En effet, alors que pour les autres années, une note précise qu’un grand nombre de petits navires espagnols, transportant des cargaisons de corta consideración, ne sont pas pris en compte ces 2 années-là, la note spécifie au contraire que les petits navires, protégés par des convois armés, ont été agrégés à l’ensemble des navires espagnols entrés dans le port. Ce changement, s’il contribue à fausser la vision d’ensemble de la conjoncture du port de Cadix livrée par le Vigía, présente en revanche l’avantage de fournir une information de premier intérêt sur l’ampleur et l’importance du petit cabotage qui, en dépit du blocus, s’était maintenu sur les côtes andalouses. Enfin, il faut naturellement insister sur le caractère très incomplet de cette série qui ne fournit que les entrées de navires – et non les sorties – et ne livre presque aucune information ni sur leurs ports d’origine (qui ne sont précisés que pour les navires provenant des Indes), ni sur leurs cargaisons. Ces réserves émises, un premier constat peut cependant être tiré de la statistique reproduite : le trafic maritime du port est sur l’ensemble de la période très inférieur à celui des années de paix, mais il est loin d’être nul – environ 500 entrées de navires par an (hors petit cabotage), contre 1 000 à 1 500 entrées annuelles pour la décennie précédente ou pour les années de la paix d’Amiens. L’idée d’un anéantissement total du commerce maritime de Cadix pendant le blocus britannique doit donc être écartée.
43Une information complémentaire fournie par les statistiques annuelles publiées dans le Vigía permet de préciser la nature de ce trafic portuaire : les pavillons des navires entrant dans la baie. Quatre catégories de navires peuvent alors être distinguées, en fonction de la spécificité de la navigation à laquelle ils participaient : d’abord, les navires espagnols circulant dans la Carrera de Indias ; en deuxième lieu, les autres navires espagnols, les navires portugais et les navires marocains, qui étaient principalement utilisés dans le cadre d’un petit cabotage de ravitaillement, effectué le long des côtes de la péninsule Ibérique ; viennent ensuite les autres pavillons européens, qui assuraient le grand cabotage entre Cadix et le reste du continent ; et, enfin, les bâtiments arborant le pavillon américain, qui étaient tous spécialisés dans les liaisons entre Cadix et les États-Unis. Les graphiques 2 à 5 tirés de cette typologie permettent de mieux appréhender la conjoncture portuaire de Cadix entre 1797 et 1808.
44En toute logique, le trafic colonial est le plus sensible à la conjoncture politico-militaire (graphique 2).
45Le boom des 3 années de la paix d’Amiens apparaît très nettement, tout autant que la situation catastrophique provoquée par l’instauration du blocus britannique en 1797 et en 1806. Sur les 9 années durant lesquelles le port a été bloqué, le nombre de navires revenant des Indes a cependant été supérieur à 50 unités à cinq reprises (en 1799, 1801, 1805, 1807 et 1808), ce qui suppose que le marché des denrées coloniales de Cadix a continué à être en partie approvisionné, y compris durant les années les plus dures du conflit avec l’Angleterre74. L’impact du blocus apparaît en revanche beaucoup plus net sur le nombre de navires envoyés aux Indes. Celui-ci ne dépasse jamais la vingtaine, sauf en 1808, l’année où est levé le blocus.
46Les navires arborant le pavillon des États-Unis, bien que leur nombre culmine au moment de la paix d’Amiens, sont en revanche beaucoup moins affectés par le blocus britannique (graphique 3).
47On en dénombre environ 80 par an dès 1797, et leur rôle ne cesse de croître par la suite, puisqu’ils sont plus de 100 en 1807. Or, s’ils transportent le plus souvent des produits de leur pays (farine, riz, tabac), le quart de ces navires sont également chargés de denrées coloniales provenant selon toute vraisemblance de l’Empire espagnol (sucre, cacao). Si l’on ajoute les navires américains aux quelques dizaines de bâtiments qui continuaient à circuler entre les Indes et le port andalou, on constate donc que Cadix a continué d’accueillir, pendant toute la période du blocus britannique, une centaine de navires provenant de l’autre rive de l’Atlantique.
48La conjoncture politico-militaire influe également sur le grand cabotage européen (graphique 4).
49Le pavillon britannique suit les relations entre l’Espagne et l’Angleterre : normalement absents du port gaditan, les navires qui l’arborent atteignent un nombre considérable pendant la paix d’Amiens75. La situation des pavillons des pays neutres varie également au cours de la période, en fonction de leur situation diplomatique et de la politique adoptée par les gouvernements français et anglais à l’égard de leur neutralité. Ainsi, si les navires suédois et danois fréquentent le port sans difficulté dans les années 1797-1799 ou en 1805 – ils représentent alors entre la moitié et les deux tiers des navires européens qui relâchent à Cadix –, le pavillon suédois disparaît soudainement à partir de 1806. De même, le pavillon génois, très présent en 1797 et en 1798, décline par la suite, alors que les pavillons autrichien et ottoman se concentrent sur les années 1804 et 1805. Les navires marchands français, quant à eux, ne réapparaissent qu’en 1802 et 180376. Les cargaisons des navires européens sont rarement précisées – le plus souvent il est mentionné qu’ils transportent des mercancias – sauf lorsqu’ils sont chargés de matières premières nordiques (bois, goudron, plomb, fer) ou de blé. D’une manière générale cependant, la nature des trafics touchant Cadix semble avoir peu changé par rapport aux années 1780 : le port est tantôt une escale pour des bâtiments reliant l’Europe du Nord à la Méditerranée, tantôt il est la destination finale de navires approvisionnant la ville en produits manufacturés et en matières premières. Il est malheureusement impossible de distinguer, parmi les cargaisons déchargées, la part de celles destinées à être réexportées vers les Indes ou le reste de l’Europe, de celles qui étaient consommées localement.
50À côté de cette navigation internationale, Cadix reçoit enfin chaque année plus de 300 navires espagnols, portugais ou marocains, assurant des liaisons de cabotage avec l’ensemble de la péninsule Ibérique et l’Afrique du Nord, auxquels il faut ajouter les centaines de petites embarcations qui ne sont pas retenues dans les statistiques publiées par le Vigía à l’exception des années 1806 et 1807 (graphique 5).
51Ces navires assurent deux types de commerce. La majorité d’entre eux sont affectés au ravitaillement de la ville et transportent principalement du blé, des comestibles ou du vin. Ils proviennent, en général, d’Afrique du Nord, des côtes du Levante (nom donné à la frange côtière de l’Espagne orientale) et, dans une moindre mesure, du Nord de l’Espagne. Une partie non négligeable du vin et des eaux-de-vie transportés sur les navires provenant de Catalogne, de la région valencienne ou de Málaga devait cependant être destinée à la réexportation. Il en allait de même pour la cire importée du Maroc. À côté de ces circuits traditionnels, il faut remarquer une nouveauté : les petits caboteurs reliant Cadix à Algésiras ou aux ports situés le long de la côte qui s’étend de Sanlúcar de Barrameda à Lisbonne transportent souvent des denrées coloniales. Par ce moyen, d’importantes quantités de sucre, de cacao, de café ou de coton continuaient à parvenir au marché gaditan. L’origine de ces denrées est difficile à établir. Elles pouvaient provenir de navires espagnols ou neutres, revenant des Indes et relâchant dans des ports moins exposés que Cadix (Sanlúcar de Barrameda, Huelva, Lisbonne), ou encore, de navires marchands ennemis, capturés par les corsaires français et espagnols basés à Algésiras et à Sanlúcar de Barrameda77. Par l’intermédiaire de ces avant-ports, les négociants gaditans pouvaient donc demeurer actifs au sein des circuits de redistribution des denrées coloniales.
52Les données extraites des bulletins maritimes publiés à Cadix prouvent que le blocus britannique n’était pas hermétique. Devant l’incapacité d’arraisonner la totalité des navires qui étaient destinés à Cadix, les officiers britanniques ont choisi de cibler leurs efforts sur la navigation coloniale espagnole et la navigation européenne ennemie (française notamment). En revanche, ils n’ont pu empêcher le développement d’un cabotage dynamique qui permit à Cadix de conserver ses liaisons avec le reste de la Péninsule et, au-delà, de l’Europe entière. En outre, la Couronne anglaise devait respecter la neutralité des pavillons américain, suédois et danois en raison des services que ces nations lui rendaient par ailleurs. Derrière l’apparent marasme qui se dégage des statistiques officielles du commerce colonial, d’importantes quantités de denrées coloniales ont donc continué à pénétrer dans le port de Cadix par les différents moyens exposés (navires espagnols forçant le blocus, navires américains, petits caboteurs). La destination finale de ces marchandises est en revanche plus difficile à connaître : étaient-elles exclusivement vouées à la consommation locale et régionale ou étaient-elles réexpédiées vers Madrid et les grands marchés européens ? De la même manière, les flux d’exportations destinées aux colonies sont mal connus. Les navires armés à Cadix sont particulièrement peu nombreux, et l’on ignore s’il existait, pour les exportations, des circuits alternatifs similaires à ceux utilisés pour les importations. Les vigoureuses reprises du commerce colonial de Cadix prouvent cependant que les circuits commerciaux transatlantiques dans lesquels le port était inséré avaient résisté à l’épreuve du blocus britannique.
Résistance et reprises du commerce colonial de Cadix jusqu’en 1823
53La date de 1797, avancée notamment par García-Baquero dans Comercio colonial y guerras revolucionarias, a été retenue le plus souvent pour situer le début de la crise du commerce colonial de Cadix. Divers éléments amènent cependant à reconsidérer ce choix et à décaler de plus de deux décennies en aval la période qui marqua l’effondrement réel du circuit commercial, vieux de trois siècles, qu’était la Carrera de Indias.
54Il convient d’abord de rappeler que, durant les 3 années de la paix d’Amiens, le commerce colonial du port andalou retrouva l’importance qui avait été la sienne dans les années 1780. C’est dans le domaine des importations de métaux que la reprise est la plus marquée puisque Cadix reçoit respectivement 42 millions et 35 millions de piastres en 1802 et en 1803. De tels niveaux n’avaient jamais été atteints depuis 1778 si l’on en croit les montants relevés par Michel Morineau dans la presse madrilène, lesquels culminent à 38 et 36 millions de piastres en 1784 et 1785 et se situent, en moyenne, à une vingtaine de millions de piastres par an durant les années 1786-179678. Ces résultats ne sont cependant pas les plus révélateurs de la reprise commerciale dont a bénéficié Cadix puisqu’une large partie de ces remises devait correspondre à des opérations commerciales qui avaient été contractées dans les années 1790 et dont le paiement avait été différé en raison de la guerre. C’est donc du côté des exportations qu’il faut se tourner pour prendre la mesure de la conjoncture favorable dont le port a bénéficié durant la paix d’Amiens. De fait, dès 1802, les exportations gaditanes retrouvent le niveau de la période précédente (environ 250 millions de reales de vellón par an). De plus, elles augmentent en 1803, prouvant ainsi que la reprise commerciale ne se limitait pas à un simple phénomène de liquidation des stocks accumulés avant la guerre79. En outre, les marchandises européennes l’emportent à nouveau sur les produits régionaux et nationaux dans les chargements destinés aux Indes, ce qui prouve que le port avait alors récupéré sa position centrale dans les circuits commerciaux qui unissaient les centres de production européens aux marchés américains80.
55La reconquête par les négociants gaditans des positions abandonnées durant le conflit amène donc à relativiser l’idée d’une crise structurelle de la Carrera, induite par les décrets autorisant le commerce des pays neutres. En effet, les marchandises européennes ont repris le chemin de Cadix dès la signature de la paix, les nouvelles routes commerciales qui avaient été ouvertes ne se sont pas maintenues après 1802, et l’exclusif colonial espagnol a été de nouveau respecté81. García-Baquero, qui constate ce « retour à la normale », l’attribue à la loyauté des bourgeoisies et des administrations coloniales envers la métropole82. L’attitude qu’elles avaient adoptée, lorsque la Couronne avait suspendu le commerce des neutres en 1799, amène cependant à écarter cette hypothèse. De même, il semble difficile d’évoquer le rétablissement d’un contrôle efficace du gouvernement espagnol sur les routes transatlantiques. Il paraît, en revanche, plus vraisemblable que les exportateurs européens ont de nouveau choisi d’expédier leurs marchandises en Amérique à partir de Cadix car cela leur était plus avantageux. En effet, l’existence de réseaux marchands de confiance jouait un rôle central dans la réalisation du commerce colonial, et il est peu probable que les négociants de Manchester, de Hambourg, ou même de Philadelphie, aient joui des mêmes facilités que les cargadores gaditans pour écouler en toute sûreté leurs marchandises sur les marchés américains. Le maintien à Cadix d’une infrastructure mercantile puissante – des centaines de maisons de commerce dotées du crédit, de l’expérience et des réseaux indispensables pour se livrer aux échanges coloniaux – a donc permis à la ville de conserver un rôle central dans la Carrera. Les reprises commerciales qui ont eu lieu, à un degré moindre qu’en 1802, en 1809-1810, à la suite de la levée du blocus britannique, et en 1815, lors du retour à la paix en Europe, confirment par ailleurs que la marginalisation de Cadix demeurait toute relative à cette époque.
56La reprise de 1809-1810 apparaît de façon particulièrement nette dans les séries publiées par García-Baquero : plus de 250 navires provinrent des Indes ou s’y destinèrent ces années-là et, si la conjoncture des exportations ne retrouva pas sa splendeur d’antan, des quantités phénoménales de métaux précieux et de denrées coloniales furent rapportées à Cadix. L’embellie fut cependant de courte durée et, dès 1811, sous l’action combinée de l’invasion française de l’Andalousie et de l’éclatement des insurrections en Amérique, le commerce colonial renoua vite avec le marasme qu’il avait connu à l’époque du blocus britannique. À partir de cette date, les séries utilisées par García-Baquero suggèrent encore deux vigoureuses reprises en 1815 et en 1820, mais leur caractère erratique vient obscurcir notre lecture de la conjoncture du commerce colonial au cours de cette dernière période : les séries s’interrompent en effet pendant 3 années (1812-1814) et livrent ensuite des données qui diffèrent sensiblement des nôtres. La discordance apparaît notamment pour la dernière période traitée dans l’ouvrage (1817-1821), période pour laquelle l’auteur concède lui-même que les informations fournies par ses sources sont de moins en moins fiables alors que nous disposons, dans la correspondance du consul français, de précieuses indications qui ont été intégralement reproduites dans le tableau 3.
Tableau 3. — Estimations de la valeur du commerce colonial de Cadix d’après les données relevées dans la correspondance du consul de France à Cadix entre 1817 et 1825 (en millions de reales de vellón)
Année | Exportations | Importations en denrées | Importations en métaux |
1817 | - | 200 | 160 |
1818 | - | 120 | 70 |
1819 | - | - | - |
1820 | 108 | 144 | 120 |
1821 | (75) | (88) | (68) |
1822 | (53) | (74) | (133) |
1823 | (13) | (23) | (3) |
1824 | 47 | 39 | 0 |
1825 | 40 | 54 | 0 |
Ces estimations ont été calculées sur la base des données brutes relevées dans la correspondance du consul de France (AMAE, CCC, Cadix, reg. 99-103) et publiées dans Bartolomei, 2012a, pp. 267-268. Les années pour lesquelles il manque des données trimestrielles, les totaux incomplets sont indiqués entre parenthèses.
57Concernant les exportations, le tableau d’ensemble proposé par García-Baquero est amendé et complété par les données consulaires plus que réellement démenti : le consul français annonce en effet 108 millions de reales de vellón d’exportations pour 1820, là où García-Baquero en avait relevé 128 millions ; en 1821, en revanche, les données consulaires sont bien supérieures puisque sont mentionnés, pour les seuls 3 trimestres évoqués dans la correspondance, 75 millions de reales de vellón d’exportations contre 53 millions pour l’ensemble de ce qui constitue la dernière année de la série publiée dans Comercio colonial y guerras revolucionarias ; en 1822 et 1823, le relevé consulaire mentionne encore 53 millions pour les 3 derniers trimestres de la première année et seulement 13 millions pour le premier et le quatrième trimestre de la seconde ; enfin, pour les 2 dernières années, 1824 et 1825, le montant des exportations vers les colonies se stabilise aux alentours de 40 millions de reales de vellón. La vision d’ensemble, par rapport à celle proposée par García-Baquero, n’est donc pas radicalement changée : tout au plus peut-on remarquer que les années 1820 et 1821 (et peut-être 1822), avec des valeurs moyennes avoisinant les 100 millions d’exportations par an, ne sont pas si mauvaises pour le commerce colonial de Cadix – on se situe à environ 40 % de la moyenne annuelle de la période 1782-1796, la plus brillante de l’histoire de la Carrera de Indias.
58En ce qui concerne les importations, l’information consulaire amène en revanche à une révision beaucoup plus radicale des chiffres antérieurement proposés pour la période 1817-1821. Pour les retours de métaux, les chiffres de García-Baquero semblent devoir être revus à la hausse puisque le consul mentionne 160 millions de reales de vellón en 1817 et 50 millions en 1818, alors que les données fournies dans Comercio colonial y guerras revolucionarias sont de 83 millions et 40 millions, ces années-là. Nous ne disposons pas d’information consulaire pour 1819, mais nous pouvons supposer que les 7 millions indiqués par García-Baquero sont inférieurs à la réalité, même si cette année correspond à la période où la course insurgente connut son apogée, ce qui pourrait expliquer une suspension brutale des remises de métaux précieux83. La course insurgente déclina cependant ensuite rapidement, et les retours de métaux précieux augmentèrent de nouveau à partir de l’année suivante, puisque le consul en relève 120 millions en 1820, 68 millions en 1821 et 125 millions en 1822, avec des données qui ne portent, dans ces deux derniers cas, que sur 3 trimestres. Le chiffre élevé de cette dernière année ne saurait d’ailleurs surprendre puisqu’il correspond aux importants rapatriements de fonds qui eurent lieu dans les mois qui suivirent les proclamations d’indépendance des deux dernières colonies espagnoles du continent américain : le Mexique et le Pérou. Après cette date, on assiste en revanche à un déclin soudain et brutal des retours de métaux (3,2 millions en 1823), puis à leur disparition en 1824 et 1825. Le constat est le même pour les retours en denrées (cochenille, indigo, sucre, cacao, cuirs, etc.). Les années 1817-1822 sont, si ce n’est brillantes, tout du moins marquées par des retours importants, variant entre 100 et 200 millions de reales de vellón – soit, là encore, des valeurs avoisinant 40 % de celles, exceptionnellement élevées, rapportées dans le Vigía pour les années 1784, 1785 et 178684 – et il faut donc attendre 1823 pour assister à un effondrement brutal de cette branche du commerce.
59La conclusion qui se dégage de la confrontation de ces trois chiffres – exportations, retours en métaux, retours en denrées – s’avère particulièrement intéressante, comme en témoigne le tableau 4.
Tableau 4. — Estimations globales de la valeur du commerce colonial de Cadix, d’après les données du consul de France à Cadix entre 1817 et 1825
Année | Valeur du commerce colonial de Cadix (en millions de reales de vellón) |
1817 | 415 |
1818 | 197 |
1819 | – |
1820 | 372 |
1821 | 307 |
1822 | 336 |
1823 | 78 |
1824 | 88 |
1825 | 95 |
AMAE, CCC, Cadix, reg. 99-103. Pour les années pour lesquelles il manque certaines données trimestrielles, nous avons calculé une moyenne trimestrielle sur la base des données disponibles et l’avons multipliée par quatre.
60Il apparaît en effet à la lecture de ces données que le commerce colonial de Cadix se maintint entre 1815 et 1822, avec des échanges globaux que l’on peut chiffrer entre 300 et 400 millions de reales de vellón, à des niveaux convenables (entre le tiers et la moitié des résultats moyens relevés durant les années 1780), à l’exception des 2 années 1818 et 1819 qui furent particulièrement affectées par la course insurgente. Il ne s’effondra finalement, de façon brutale et soudaine, qu’en 1823, avant de se stabiliser à des niveaux très bas. Le mouvement portuaire confirme d’ailleurs ce résultat d’ensemble puisque, après s’être maintenu aux alentours de 100 entrées de navires par an entre 1812 et 1822 – soit un chiffre 30 à 40 % inférieur aux années 1780 –, c’est en 1823 que les retours s’effondrent réellement passant alors de 78 à 35 entrées de navires. Une ultime corroboration est enfin apportée par l’ouvrage publié par Mario Trujillo Bolio sur le commerce des ports de Nouvelle-Espagne entre 1798 et 1825. Les séries concernant le mouvement portuaire entre Cadix et les ports de Veracruz et Campeche, constituées à partir de relevés effectués dans le Vigía, confirment en effet que les positions de Cadix dans le commerce extérieur mexicain ne furent réellement ébranlées qu’à partir de 1823 et que, tout au long des années 1815-1822, des dizaines de navires avaient continué de circuler entre le port andalou et ses partenaires mexicains85.
61Incontestablement, le commerce colonial de Cadix connut donc une dernière période d’activité soutenue entre 1815 et 1822, ce qui amène à décaler en 1823, plutôt qu’en 1797, l’année qui marque la fin du cycle commercial durant lequel l’activité du port fut dominée par sa participation à la Carrera de Indias : avant 1823, le commerce colonial de Cadix est certes diminué et très affecté par les diverses crises belliqueuses qui se succèdent, mais la structure des échanges et la position de la place dans le système atlantique demeurent peu ou prou ce qu’elles avaient été au cours du xviiie siècle ; après, le commerce colonial, dans sa forme traditionnelle tout du moins, disparaît totalement – à l’image des retours de métaux qui cessent brutalement en 1823, après qu’un dernier navire chargé de piastres (la Fama) soit entré dans la baie. Un tel constat invite donc à relire l’ensemble du schéma interprétatif proposé pour expliquer la crise du commerce colonial de Cadix, puisque c’est dorénavant la résistance du commerce colonial de Cadix au cours de la période 1797-1822, et non plus sa disparition, qu’il faut expliquer, puis son effondrement brutal en 1823.
Les causes de la résistance et de l’effondrement final
62L’interprétation proposée par García-Baquero pour expliquer la crise de Cadix mettait principalement en exergue la mentalité comisionista et peu entreprenante de sa bourgeoisie mercantile : elle se serait contentée de tirer profit d’une prospérité artificiellement créée par son monopole commercial et elle aurait été irrémédiablement déclassée à la suite de sa disparition. La preuve du caractère coûteux et inutile de l’intermédiation gaditane dans le système atlantique hispanique serait en outre fournie par le fait que, en 1797, dès qu’ils eurent l’opportunité de nouer des relations directes avec leurs fournisseurs et clients européens, les négociants créoles se seraient dorénavant passés de leurs homologues andalous. Pour le dire clairement, nous ne partageons pas cette analyse qui, formulée dans le cadre problématique, propre aux années 1970, de l’échec de la révolution industrielle andalouse – pourquoi une région riche en capitaux a-t-elle raté sa révolution industrielle si ce n’est en raison de la mentalité peu entreprenante de sa bourgeoisie ? –, nous semble faire fi de trop de données historiques dorénavant bien établies pour pouvoir être validée.
63Remarquons d’abord que cette thèse repose sur la minimisation de toutes les reprises postérieures à 1797 qui ont pourtant marqué l’histoire du commerce colonial de Cadix après cette date. Ainsi, la « récupération » de la paix d’Amiens ne peut être réduite à un simple phénomène de déstockage lié au retour de la paix puisque les remises de métaux, exceptionnelles en 1802, se maintinrent ensuite à des niveaux très élevés en 1803 et 1804. Mais surtout, les exportations européennes reprennent le chemin de Cadix, alors que de nouvelles voies avaient été ouvertes pendant les 6 années précédentes et que les négociants créoles, censés être désormais conscients de l’inutilité du monopole espagnol, auraient pu contourner, on imagine sans trop de difficulté, les obstacles mis en œuvre par une administration coloniale réputée pour sa corruption et sa collusion avec le monde marchand. Ces remarques qui s’imposent déjà de façon éloquente pour la reprise de la paix d’Amiens prennent encore plus de sens pour les reprises suivantes – celle éphémère, en raison du contexte politique espagnol, de 1809-1810, et celle plus durable, quoique de moindre ampleur, de 1815-1822. On ne s’explique pas en effet pourquoi les marchands hambourgeois ou malouins continuaient d’envoyer dans les années 1820 à Cadix des toiles de lin destinées au marché américain alors que, après Trafalgar, il n’existe plus de flotte espagnole, que l’État espagnol est considérablement affaibli, que les mouvements indépendantistes enflamment un à un les différents territoires américains et que des contacts directs avec les négociants créoles ont été établis depuis dorénavant plus de 20 ans86. Pourquoi le relais de Cadix, s’il était coûteux et inutile, serait-il encore sollicité dans un tel contexte ? Seules des études beaucoup plus approfondies que celles qui ont été menées à ce jour, et qu’il faudrait notamment réaliser des deux côtés de l’Atlantique, permettraient probablement de répondre à une telle question. Nous livrerons cependant ici notre conviction du moment : si le commerce colonial de Cadix a résisté aux épreuves d’une rare violence que lui a opposées l’histoire entre 1797 et 1823 – blocus quasi continu du port entre 1797 et 1808, siège de la ville entre 1810 et 1812, perte du monopole de fait à partir de ce moment, importantes pertes maritimes liées à la course insurgente, politique protectionniste de la Couronne après 1814, concurrence de Gibraltar –, c’est parce que les services que la place rendait dans le système atlantique n’étaient ni inutiles, ni démesurément coûteux et que, au tout début des années 1820, la voie de Cadix demeurait un moyen sûr et avantageux pour acheminer un ballot de toiles ou un assortiment de soieries au Mexique ou au Pérou.
64Pour appréhender ces avantages, il faut se souvenir que, dans la Carrera de Indias, les relations commerciales reposent presque toujours sur des opérations de crédit – les ventes étant payables à échéance – qui, elles-mêmes, supposent nécessairement l’existence de capacités financières importantes de la part des vendeurs, d’une part, et d’une infrastructure commerciale solide, garantissant le crédit des acheteurs, d’autre part (existence de relations de confiance fortes entre les acheteurs et les vendeurs, d’une intense circulation d’informations sur les agents, de la possibilité de recours en cas de malversations, etc.). Or, le négoce de Cadix réunissait bel et bien ces deux conditions, aussi bien dans ses relations avec l’Europe qu’avec l’Amérique. Tout au long du xviiie siècle, les négociants de Cadix avaient en effet accumulé d’importantes richesses qui leur garantissaient les ressources nécessaires pour procéder aux avances impliquées par le commerce colonial. Ils avaient en outre noué d’étroites relations avec des partenaires résidant, suivant que l’on considère les négociants étrangers ou espagnols de Cadix, en Europe et aux Indes. Ces partenariats reposaient sur des relations familiales, des structures d’entreprises communes – du type commandite ou filiale – ou tout simplement sur l’habitude de travailler ensemble. La solidité de ces relations explique pourquoi la voie de Cadix n’avait pas été court-circuitée par l’instauration du comercio libre en 1778 – les négociants de Barcelone, Málaga ou Santander ne disposant pas de tels réseaux – et pourquoi elle résista à la concurrence des autres ports européens lorsque l’exclusif espagnol sombra. Les négociants de Cadix avaient en outre acquis une connaissance des marchés coloniaux, que nul autre ne possédait en Europe : ils connaissaient les goûts de la clientèle locale, savaient quels étaient, en Europe, les fournisseurs les plus à même de les satisfaire, maîtrisaient les cycles saisonniers de ce commerce, disposaient des réseaux d’information sur les cours les plus efficaces, savaient avec qui il fallait ou ne fallait pas commercer dans ces pays lointains. En bref, ils disposaient d’un ensemble de savoirs qui en faisaient des experts du commerce colonial espagnol et des intermédiaires incontournables – en dehors de toute obligation légale – pour écouler des marchandises entre les deux rives de l’Atlantique. D’ailleurs, le consul français à Cadix ne s’y trompe pas lorsqu’il décrit les déboires des premiers négociants résidant en France qui se sont risqués à des ventes directes en Amérique : leur inexpérience les conduisit à vendre à perte87.
65Tant que les experts du commerce colonial espagnol résidèrent à Cadix, la place put conserver un rôle significatif dans le système atlantique. Or, comme nous le verrons plus en avant et comme l’ont établi Catia Brilli et Klaus Weber dans leurs études portant sur les colonies génoises et germaniques de Cadix88, les négociants étrangers ne quittèrent pas massivement la place en 1797 ; ils y demeurèrent au contraire le plus longtemps possible, attendant le retour de la paix et la reprise des affaires, et contribuèrent ainsi, par leur seule présence, à maintenir la ville dans les circuits du commerce international. Peut-on déterminer à quel moment ils quittèrent finalement l’Andalousie ou se retirèrent des affaires ? La chose est malaisée. Trafalgar porta probablement un premier coup aux espoirs d’un retour à la normale, mais seuls les plus lucides, semble-t-il, quittèrent alors la ville. C’est donc vraisemblablement au tout début des années 1820 que le renoncement gagna irrémédiablement du terrain au sein du milieu marchand local. Le consul français en est le témoin lorsqu’il constate en 1822 que « tous les capitalistes se retirent soit en France, soit en Angleterre, soit dans l’intérieur de la Péninsule89 » ou, en 1825, lorsqu’il remarque que « les négociants portent leurs capitaux les uns en Angleterre, les autres en France, d’autres se retirent dans l’intérieur de l’Espagne, le Port-Sainte-Marie, Jerez de la Frontera, Sanlúcar de Barrameda et Séville sont les points les plus rapprochés où beaucoup de maisons de Cadix vont s’établir journellement90 ». Le constat est exactement le même dans un mémoire adressé par les autorités municipales de Séville à la Couronne en 1825, qui souligne, avec satisfaction, « le choix qu’ont fait récemment les négociants de Cadix, face à l’impossibilité de poursuivre leurs expéditions vers les Indes ; Séville est le lieu qu’ont choisi les principales maisons, non seulement celles qui étaient immatriculées dans le commerce de Cadix, mais aussi celles qui, fuyant la révolution des Amériques, ont transféré leurs fonds vers la Péninsule ; si bien qu’aujourd’hui, Séville est devenue l’une des principales places marchandes d’Espagne ». José Luis Comellas y García-Llera, qui rapporte ces propos, mentionne que Jerez de la Frontera et El Puerto de Santa María accueillirent aussi nombre des négociants qui fuyaient la situation catastrophique du commerce de Cadix91. Qu’est-ce qui put justifier cet état de renoncement généralisé qui s’abattit soudainement sur le milieu négociant gaditan ? Les causes en sont probablement diverses. Le rôle de la course insurgente animée par les corsaires du Río de La Plata, qui a considérablement gêné la navigation gaditane dans la seconde moitié des années 1810, a été souligné92. Ces effets ne furent cependant pas aussi catastrophiques pour le commerce de Cadix que ne le laissent supposer les récits des attaques rapportés dans la presse locale. Dans une analyse livrée quelques années plus tard, le consul français remarquait que, paradoxalement, la course insurgente avait favorisé le commerce de Cadix, d’où étaient organisés des convois protégés, aux dépens de ses rivaux espagnols – Barcelone et Málaga – qui n’avaient pas bénéficié de telles dispositions93. En outre, depuis une ordonnance du 11 novembre 1818, les navires étrangers, qui n’étaient pas menacés par les corsaires, pouvaient circuler dans la Carrera de Indias et assurer ainsi une partie du trafic qui se faisait entre les colonies américaines et les ports péninsulaires – moyennant le paiement d’un droit supplémentaire de 4 % sur les retours, trop faible d’après le consul français, pour réellement entraver cette pénétration légale du monopole espagnol94. La course insurgente et le renchérissement des primes d’assurance des navires naviguant sous pavillon espagnol qu’elle a entraîné ont donc nui à la compétitivité de ce dernier vis-à-vis des pavillons rivaux, mais elle n’a pas entraîné de remise en cause radicale de la position de Cadix dans les circuits du commerce transatlantique, ce que confirme la reprise des échanges en 1820. En fait, deux facteurs plus précisément se détachent des observations du consul français pour expliquer la marginalisation dont souffrit Cadix au début des années 1820 : d’abord, la politique protectionniste de l’Espagne qui, en renchérissant toutes les marchandises transitant par Cadix, annihila peu à peu les avantages que les négociants locaux avaient sur leurs concurrents européens ; ensuite, la normalisation progressive des relations commerciales établies directement entre l’Europe et les nouvelles républiques américaines, qui franchit un nouveau seuil en 1821 avec les proclamations d’indépendance du Mexique et du Pérou.
66Sur ce dernier point, la correspondance du consul de France offre des éclairages de premier plan, qu’il faudrait cependant confronter à d’autres sources pour obtenir une vision d’ensemble et une chronologie précise du processus d’ouverture des ports américains aux relations commerciales directes et légales avec les pays européens. En 1816, le consul mentionne « les spéculations que font les étrangers dans les ports des colonies espagnoles », et notamment les Français qui commencent à « faire le commerce direct avec La Havane, Puerto Rico dans les Antilles et La Guaira dans la côte ferme, et même les ports des insurgés tels que Buenos Aires et Montevideo », mais c’est avant tout pour insister sur les « grandes pertes » qu’ont enregistrées dans ces spéculations les commerçants français dont les marchandises « ont été données au-dessous du prix de fabrique95 ». D’après lui, la France doit donc aider l’Espagne à rétablir son monopole et la fonction « d’entrepôt général » qu’assurait la ville de Cadix, car ce système était finalement le plus avantageux. L’année suivante, il fait cependant état du « découragement » qu’a provoqué à Cadix l’information rapportée par un capitaine quant à la présence « d’une goélette française et de deux navires américains » dans le port de Lima, qui était jusqu’alors « le seul port des colonies de la métropole où le commerce espagnol et notamment celui de Cadix ne trouvait pas de concurrents96 ». Un peu plus tard, l’évocation d’un tremblement de terre survenu à La Guaira lui donne l’occasion de préciser qu’il a entraîné la perte de 11 navires qui se trouvaient dans le port, parmi lesquels 6 espagnols, 3 anglais et 2 danois97. Cette pénétration étrangère dut encore s’accentuer l’année suivante, en raison de l’autorisation légale de participer à la Carrera de Indias, qui fut accordée aux navires étrangers en janvier 1818. On connaît mal encore les modalités et les conséquences de cette décision révolutionnaire. Elle fut très bien accueillie à Cuba, par exemple, qui développa à partir de ce moment des relations directes avec les principaux destinataires de ces exportations de sucre98. Son application semble, en revanche, avoir été plus partielle dans d’autres territoires. De fait, dès l’année suivante, le consul français se fait l’écho d’une interdiction formelle d’entrer dans le port de Veracruz, à l’encontre des navires étrangers99. Incontestablement, cette instabilité réglementaire favorisa, encore pour un temps, le port de Cadix. Ainsi, si l’étude de Trujillo Bolio confirme bien la présence de navires étrangers dans les ports mexicains à cette époque, elle montre aussi que les liens entre le Mexique et Cadix demeuraient intenses au début des années 1820100. Il faut donc attendre les évènements de 1821 pour voir le niveau de la navigation espagnole s’effondrer et ce, aussi bien au Mexique que dans l’ensemble de l’Amérique. Le consul, jusque-là persuadé que Cadix était appelé à conserver une situation importante dans la Carrera de Indias, révise alors sa vision des choses, au fur et à mesure que les nouvelles catastrophiques pour la domination espagnole parviennent d’Amérique, et constate lucidement, le 27 avril, que désormais « le commerce avec les possessions espagnoles en Amérique doit nécessairement prendre un autre cours101 ». Le 3 août, il développe son analyse et remarque que « dans cet état de choses, le commerce des Espagnols avec leurs colonies, qui se trouvait déjà beaucoup moins considérable en raison des échanges directs avec les étrangers, […] sera presque nul à l’avenir, puisqu’il est vrai que les cargaisons des bâtiments qu’ils y envoyaient, étaient composées, en majeure partie, du produit des manufactures étrangères, et particulièrement de marchandises françaises, qui y sont préférées, surtout dans la Nouvelle-Espagne102 ». Trois semaines plus tard, il rapporte que les négociants de Cadix « regardent l’indépendance [des colonies] comme inévitable » et il prédit un redéploiement rapide du commerce français avec l’Amérique, où il demande d’ailleurs, peu après, à être muté. De fait, très vite à partir de cette date, les pays européens reconnaissent les nouvelles républiques américaines, signent des traités bilatéraux avec les nouvelles autorités et ouvrent des consulats dans leurs principales villes103. Si l’histoire de l’établissement de ces relations directes entre l’Europe et l’Amérique hispanique reste à écrire, il est certain qu’un grand nombre de ressortissants européens s’y installèrent alors et que, dès lors, des relations commerciales intenses et sécurisées purent s’établir entre l’Europe et l’ancien Empire espagnol104. Cadix et l’Espagne se trouvèrent de ce fait largement marginalisées dans ces échanges, ce que remarque le consul de France lorsqu’il relève en avril 1832, par exemple, qu’il n’y a eu aucun départ effectué pour l’Amérique depuis le port de Cadix au cours du trimestre écoulé « parce que ce sont en général des anglo-saxons qui exportent dans ces pays des produits manufacturés de leur cru105 ».
67Un second facteur pénalisa, d’après le consul français, fortement Cadix au cours des années 1820 : la lourdeur des tarifs douaniers instaurés par la Couronne espagnole. En 1817, il souligne les avantages dont bénéficie Gibraltar, qui est un port « libre », par rapport à Cadix « où les droits sont énormes », et constate que « le commerce français préfère y établir des dépôts de ses marchandises que de les faire conduire directement à Cadix106 ». Le renforcement de la politique protectionniste pendant le trienio liberal accentue encore ce déséquilibre : en février, le consul français remarque que « le système prohibitif a été augmenté et a rendu illusoire toute espérance de concession de la part du gouvernement en faveur du commerce ». Il prévoit que les « prohibitions favoriseront le commerce étranger, au détriment de celui de la Péninsule, et en outre, elles exciteront fortement et augmenteront la contrebande, car déjà plusieurs qui n’avaient jamais pensé à faire introduire leurs marchandises frauduleusement le font aujourd’hui, et si ce système prohibitif est maintenu, il n’y aura que les contrebandiers de Gibraltar qui gagneront107 ». De fait, dès le mois d’avril, il remarque que « le système prohibitif établi en Espagne depuis le mois de janvier dernier se fait déjà ressentir108 ». Le rétablissement de la monarchie absolue en 1823 n’entraîne aucune amélioration de la situation et, en 1824, en 1825 et en 1826, le consul continue d’incriminer les droits d’entrée « exorbitants », la « contrebande horrible » et « les prohibitions et les droits excessifs des douanes ». En 1827, il constate enfin qu’« il n’y a plus de bâtiments espagnols pour l’Amérique », que « ce sont les bâtiments des États-Unis qui se sont emparés du peu de commerce qui se fait avec les colonies espagnoles » et que « tout va directement à Gibraltar109 ».
68La normalisation des relations commerciales entre l’Europe et l’Amérique hispanique, qui connut une accélération décisive avec la reconnaissance des indépendances du Pérou et du Mexique en 1821, d’une part, et la politique protectionniste mise en œuvre par l’Espagne à partir de 1814, mais de façon plus rigoureuse encore après le coup d’État de 1820, d’autre part, apparaissent donc au consul français comme les deux principaux facteurs de l’effondrement du commerce colonial de Cadix : ils contribuèrent, d’abord de façon progressive, puis beaucoup plus radicalement à partir de 1821, à contrebalancer négativement les avantages que la place tirait de son infrastructure commerciale et de la longue expérience du commerce américain qu’avaient ses négociants. Ces derniers quittèrent alors massivement la ville pour s’installer ailleurs, accentuant par là même le processus de marginalisation de Cadix au sein du système atlantique, qu’attestent de façon spectaculaire les chiffres publiés par Moreau de Jonnès pour la fin des années 1820 : en 1828, lorsque furent officiellement abolis les décrets du comercio libre, les échanges coloniaux de Cadix, réduit dorénavant aux échanges avec Cuba, Puerto Rico et les Philippines, ne représentaient plus que 2 % de ce qu’ils avaient été au moment de leur apogée en 1792110. Cependant, si cet effondrement du commerce colonial de Cadix changea radicalement la position qu’occupait le port au sein du système atlantique, il n’anéantit pas l’activité de la place qui avait su trouver de nouveaux ressorts pour relancer son activité et renouer, finalement assez vite, avec la croissance.
De la crise à la reprise : la reconversion du port de Cadix après 1823
69Les données publiées sur le commerce de Cadix pour les décennies qui suivirent l’effondrement des échanges coloniaux en 1823 sont beaucoup plus rares et éparses que pour la période précédente. Si les 3 années qui correspondent à la période du port franc (1829-1831) sont bien connues et ont donné lieu à une étude extrêmement rigoureuse, et si nous bénéficions pour les décennies situées après 1840 de la remarquable étude de Sánchez Albornoz, la continuité des statistiques fait défaut, et il s’avère donc très difficile d’avoir une vision d’ensemble de l’évolution du port de Cadix au cours du deuxième quart du xixe siècle111. La correspondance du consul de France fournit cependant une fois encore de très précieuses indications qui pourraient être enrichies par une exploitation plus systématique de la presse mercantile conservée à Cadix. En l’état, les données recueillies mettent cependant déjà en évidence la vigueur de la reprise commerciale dont le port bénéficia précocement et la seconde prospérité qu’il connut au milieu du xixe siècle.
L’impact de la crise de 1823 sur le commerce de Cadix
70Si les échanges coloniaux de Cadix s’effondrèrent brutalement et définitivement en 1823, les conséquences de cette disparition pour l’ensemble du commerce maritime de la ville sont en revanche plus difficiles à cerner. Les statistiques établies à partir de la correspondance du consul de France révèlent d’abord que le mouvement portuaire à proprement parler fut en apparence peu affecté par la rupture de 1823. On ne remarque en effet aucune tendance à la baisse au cours de la période 1816-1825, comme en témoigne le graphique 6 qui reproduit les informations transmises sur le mouvement trimestriel du port.
71L’effondrement de la navigation coloniale en 1823 ne semble donc pas avoir entraîné de baisse sensible du trafic portuaire global de Cadix, à court terme du moins. Mieux, lorsqu’on compare les résultats de cette période avec ceux des décennies précédentes, on ne distingue pas non plus de mouvement dépressif marqué, comme l’atteste le graphique 7 qui réunit les données collectées dans le Vigía depuis les années 1780 et celles fournies par la correspondance du consul de France dans les années 1820.
72Avec un nombre d’entrées de navires qui fluctue entre 800 et 1 200 par an, les années 1817-1825 se situent dans le même ordre de grandeur que les années 1790 (1 000-1 200) et à des niveaux bien supérieurs aux résultats des années du blocus maritime (400-600). Ces chiffres doivent évidemment être pris avec précaution : les nomenclatures peuvent avoir varié d’une source à l’autre, et aucune information sur la taille des navires ou la valeur de leurs cargaisons n’est ici prise en considération. De tels chiffres ne fournissent donc qu’un aperçu de l’activité maritime du port et non pas une image fidèle de l’évolution du commerce de la ville. Ils n’en livrent pas moins un utile contrepoint aux témoignages, littéraires ou historiographiques, qui ont eu tendance à donner de Cadix l’image d’une place morte, anéantie ou totalement désertée.
73De fait, les données relatives aux échanges commerciaux proprement dits, effectués depuis le port, livrent évidemment une tout autre image de la conjoncture commerciale de Cadix et prouvent que la crise est alors bien réelle. La valeur des échanges de Cadix, importations et exportations confondues, s’effondra brutalement en 1823 (– 48 %) et ne connut aucune reprise par la suite (tableau 5).
Tableau 5. — Moyenne trimestrielle de la valeur du commerce maritime de Cadix (1820-1825) [en milliers de francs]
Année | Importations à Cadix | Exportations depuis Cadix | Total |
1820 | 25 320 | 12 092 | 37 412 |
1821 | 20 562 | 13 163 | 33 725 |
1822 | 25 011 | 9 586 | 34 597 |
1823 | 10 728 | 6 263 | 16 991 |
1824 | 11 521 | 8 163 | 19 684 |
1825 | 8 995 | 7 866 | 16 861 |
AMAE, CCC, Cadix, reg. 100-103.
74Ces chiffres reflètent donc bien l’étroite dépendance dans laquelle se trouvait le commerce de Cadix vis-à-vis des échanges effectués dans la Carrera de Indias : l’effondrement de ces derniers en 1823 entraîna aussitôt une diminution par deux du commerce du port andalou. Ces données permettent cependant aussi de préciser les limites de cette dépendance. On remarque, en effet, que le poste des « importations » a bien plus souffert des émancipations américaines que celui des exportations (– 65 % pour le premier entre 1820 et 1825, – 35 % pour le second), ce qui s’explique par l’importance qu’avaient conservée jusqu’en 1822 les remises de métaux précieux mexicains. L’effondrement brutal des importations, qui survient entre 1822 et 1823, traduit donc avant toute chose le tarissement de ces dernières. Si l’on considère, en revanche, les trafics non coloniaux du port de Cadix, la dépression de 1823 apparaît beaucoup plus modérée, presque invisible (tableau 6).
Tableau 6. — Moyenne trimestrielle de la valeur du commerce maritime non colonial de Cadix (1820-1825) [en milliers de francs]
Année | Importations à Cadix | Exportations depuis Cadix | Total |
1820 | 8 754 | 5 337 | 14 091 |
1821 | 10 435 | 6 880 | 17 315 |
1822 | 7 728 | 5 149 | 12 877 |
1823 | 7 432 | 4 614 | 12 046 |
1824 | 9 085 | 5 183 | 14 268 |
1825 | 5 621 | 5 322 | 10 943 |
AMAE, CCC, Cadix, reg. 100-103.
75Les exportations du port, à destination de l’Espagne et de l’Europe principalement, se maintinrent avec une stabilité remarquable au cours de ces 6 années, alors que cette branche du commerce se trouvait dorénavant privée d’un poste qui avait été historiquement très important pour la ville : celui des réexportations des denrées coloniales américaines. Quant aux importations de Cadix, privées des importants flux de produits manufacturés européens destinés à être réexportés en Amérique, elles reculèrent sensiblement mais sans pour autant s’effondrer totalement (– 30 % entre 1820 et 1825). Ces dernières informations amènent donc à reconsidérer la portée de la rupture de 1823 pour Cadix : elle marque bien la fin d’un cycle historique, au cours duquel la ville avait été le principal fournisseur des marchés créoles en produits manufacturés textiles européens et le principal débouché de l’argent américain, mais elle n’a pas pour autant entraîné l’anéantissement commercial du port andalou.
76Il est malheureusement difficile d’appréhender qualitativement le commerce qui se fait alors à Cadix car le consul ne commente pas les tableaux qu’il fournit. Quelques constats peuvent cependant être tirés de l’observation des différentes régions du monde avec lesquelles s’effectue ce commerce non colonial.
77Certaines régions furent en effet plus durement frappées par la crise de 1823 que d’autres : c’est le cas notamment de pays comme la France, qui avaient traditionnellement joué un rôle important dans l’approvisionnement de la Carrera de Indias et qui n’ont pas su s’adapter à la nouvelle donne du commerce de Cadix. De fait, la France voit diminuer drastiquement aussi bien ses exportations que ses importations : les premières passent de 4 696 000 francs en 1820 à 3 356 000 francs en 1825, alors que les secondes s’effondrent, au cours de la même période, de 5 270 000 francs à 2 444 000 francs. La baisse du commerce avec la France, qui diminue de près de 50 %, est donc bien plus forte que celle des autres branches du commerce de la ville. En effet, comme le remarque le consul, les productions françaises exportées à Cadix – qui se composaient principalement de toiles, de tissus de laine et « d’objets de luxe » (dont les soieries) – continuaient à être en 1820 particulièrement prisées en Amérique (en Nouvelle-Espagne notamment) et étaient donc, logiquement, dans leur majeure partie « destinées pour les possessions espagnoles112 ». Leur commerce subit donc de plein fouet l’effondrement brutal du commerce colonial mexicain après 1821. À partir de cette date, les produits français trouvent encore un débouché en Espagne « en raison des habitudes et des besoins des habitants de la Péninsule », mais il s’avère très inférieur à celui qu’offrait le marché américain113. En fait, c’est l’ensemble de la structure des échanges entre Cadix et la France qui se trouve bouleversé par la disparition de la Carrera de Indias, comme en témoigne l’évolution des relations maritimes entre les deux ensembles. En 1820 et 1821, en effet, la majorité des navires français entrés dans le port de Cadix continuaient de provenir, comme au siècle précédent, de Marseille, du Havre ou de Saint-Malo avec des cargaisons de produits textiles et de « marchandises diverses » ; en 1825, en revanche, plus de la moitié des navires marchands entrés en charge proviennent de Bordeaux, de Bayonne, d’Agde ou de Rouen avec des cargaisons de céréales destinées, en premier lieu, à l’approvisionnement des troupes françaises stationnées dans la ville depuis l’expédition des cien mil hijos de San Luis en 1823114. Le phénomène se lit également du côté des « sorties » à travers le nombre, sans cesse grandissant, de navires français qui quittent Cadix sur leur lest ou qui prévoient de faire escale dans un autre port péninsulaire (Gibraltar, Málaga, Alicante ou Adra), avant de regagner la France : les premiers étaient 3 en 1817, 9 en 1820 et 16 en 1825 ; les seconds sont au nombre de 2 en 1817, 6 en 1820 et 23 en 1825115. La tendance ne fait que se confirmer par la suite et, en 1827, le consul français constate que « sans la division française […], on verrait peu de mouvement [de navires français] dans la ville116 ».
78En comparaison, les échanges réalisés depuis Cadix avec l’Angleterre résistent beaucoup mieux à la conjoncture déprimée de l’époque et sont même caractérisés par un certain essor : les exportations faites à destination du Royaume-Uni, par exemple, après 3 années de stagnation entre 1820 et 1822, connaissent une croissance exceptionnelle, la moyenne des expéditions trimestrielles passant d’environ 300 000 francs à 700 000 francs en 1823 et 1824, puis à 1 250 000 francs en 1825. Il en est de même pour les exportations destinées aux autres pays de l’Europe du Nord (Hollande, Danemark, Suède, Russie, ports hanséatiques) dont la moyenne trimestrielle passe d’environ 600 000 francs en 1820 et 1821 à plus d’un million en 1824 et 1825. Les statistiques consulaires n’apportent aucune donnée qualitative permettant de préciser les origines de cette croissance mais il ne fait aucun doute que ce sont les exportations de vins de Jerez de la Frontera qui jouèrent un rôle décisif dans cette conjoncture. De même, alors que globalement toutes les branches des importations du commerce de Cadix baissèrent significativement, celles provenant du Royaume-Uni et de Gibraltar firent exception et connurent une réelle embellie au cours de la période. Leur montant passe d’une moyenne trimestrielle d’environ 1 million de francs en 1820 et 1821 à près de 2 millions en 1824 et 1825. L’analyse du consul valorise, une fois de plus, le facteur douanier pour expliquer cette résistance britannique : ainsi alors qu’en avril 1821, l’effet du nouveau tarif « se fait déjà ressentir sur l’importation des produits de l’industrie française », l’Angleterre, de son côté, « ne se ressent presque pas de la prohibition de ses marchandises » car elle « n’éprouve que peu de difficultés pour les introduire frauduleusement en Espagne117 ». De fait, Gibraltar, véritable « boulevard de la fraude » percé au cœur des systèmes protectionnistes qui avaient été érigés aux quatre coins du continent européen depuis le blocus continental, se mua dans les années 1820 en une plaque tournante des importations britanniques à destination de l’Espagne et, plus généralement, de l’Europe méditerranéenne et méridionale118. L’autre atout britannique, que ne souligne pas le consul mais que l’on connaît par ailleurs, réside dans la nature de la production manufacturière britannique, qui était plus compétitive et mieux adaptée aux besoins du marché intérieur espagnol que ne l’était sa rivale française, spécialisée dans des articles de luxe et de demi-luxe, plus en phase avec la demande des aristocraties créoles qu’avec celle de la bourgeoisie espagnole119.
79Les leçons que l’on peut tirer de ces divers constats sont sans équivoque : la fermeture du débouché américain provoqua une forte baisse des importations de produits manufacturés de Cadix, notamment de celles expédiées par les fournisseurs attitrés des marchés créoles (la France, la Silésie) ; les importations britanniques, en revanche, plus diversifiées et bien relayées par l’action des contrebandiers de Gibraltar, résistèrent mieux à la crise du commerce colonial espagnol et s’accrurent même pendant la première moitié des années 1820. De leur côté, les exportations gaditanes souffrirent moins de la perte des colonies américaines, car la disparition des réexportations des produits coloniaux fut très vite compensée par la hausse des exportations des produits de la terre andalouse, le vin en premier lieu. On sait par ailleurs que certaines branches de l’activité maritime de Cadix ne furent pas affectées par la disparition de la Carrera de Indias : c’est le cas, par exemple, de la traite négrière qui connut alors son apogée, du fait de l’essor économique cubain. Il fut en effet armé, pendant les années que l’on associe habituellement à la crise du commerce de Cadix (1814-1841), pas moins de 47 expéditions négrières – sur un total de 72 armements négriers recensés à Cadix pour l’ensemble des xviiie et xixe siècles120. Le commerce des Philippines conserva aussi une certaine importance à cette époque. Enfin, Cadix avait conservé une fonction importante d’escale sur la route du grand cabotage européen, comme l’atteste le cas particulier de la navigation française qui avait l’habitude de relâcher dans ce havre situé à mi-chemin entre Marseille et Bordeaux. Le plus souvent, c’était pour réparer une avarie que les navires français faisaient escale. Les protêts et les déclarations de capitaines enregistrés à la chancellerie du consulat en apportent le témoignage : chaque année, au cours des années 1820, une dizaine de capitaines français enregistraient une déclaration dans laquelle ils relataient les conditions dans lesquelles s’était déroulée leur traversée et les raisons qui les avaient amenés à faire relâche à Cadix121. Souvent, cette escale technique s’accompagnait d’opérations commerciales. Ainsi, en 1825, le capitaine Barthélémy Pautrier, commandant le brick français de commerce le Robuste Eugène, fut « surpris par le gros temps dans le golfe de Sainte-Marie » à son retour de La Guaira et profita de sa relâche forcée à Cadix pour « vendre avantageusement la partie de son chargement composée de 1 800 quintaux de cacao qui lui ont rendu environ 50 000 piastres fortes122 ». D’autres capitaines continuaient d’utiliser Cadix pour y compléter leur cargaison ou y écouler une partie de celle qu’ils transportaient.
80Au total, si la contraction du commerce maritime de Cadix est incontestable dans les années 1820, elle ne doit pas masquer la reconfiguration des échanges du port alors à l’œuvre ainsi que le dynamisme de certaines de ses branches, dynamisme appelé à se confirmer dans les années suivantes et qui explique la vigueur de la reprise qui caractérisa les années 1830.
La reprise des années 1830 et la seconde prospérité de Cadix
81À partir de la seconde moitié des années 1820, les « états du commerce » préparés chaque trimestre par le consul ne sont plus conservés dans les registres de correspondance : le consul y fait référence et les commente dans ses courriers mais les tableaux statistiques font défaut. Il existe certes d’autres données sur l’évolution du mouvement portuaire, mais celles-ci demeurent d’interprétation difficile. Ainsi, le boom des années 1823-1826, que Feliciano Gámez Duarte a mis en exergue dans sa thèse123, est incontestablement lié à la présence de l’armée française dans la ville, qui suscita d’importants convois céréaliers pour son approvisionnement, et il n’a donc pas nécessairement de signification commerciale124. Quant aux chiffres fournis par Moreau de Jonnès pour l’année 1828, ils sont peu exploitables dans une perspective comparative, dans la mesure où ils ne prennent pas en compte le commerce de cabotage effectué entre Cadix et le reste de l’Espagne, alors même que la tendance du début de la décennie suggère qu’il s’agissait là d’un des secteurs les plus dynamiques du commerce de la place. Ils attestent cependant que le commerce extérieur de Cadix (avec l’étranger et avec les colonies) avait considérablement diminué et ne représentait plus que 52 millions de reales de vellón en 1828125. Les commentaires du consul de France se font également de plus en plus alarmistes au fur et à mesure que l’on avance dans la décennie et il y a donc tout lieu de croire que Cadix traversa alors une crise économique généralisée d’une extrême gravité126.
82En février 1829, cependant, l’obtention de la franchise du port change la donne et entraîne immédiatement un essor très important de l’activité maritime et commerciale de la place127. Dès la première année, en effet, le montant des importations est multiplié par cinq et celui des exportations par près de trois. On sait cependant que l’élan ne dura pas : le 7 mai 1830, le consul remarque déjà « une diminution très notable » de l’activité portuaire et, de fait, les exportations n’augmentèrent que faiblement cette année-là et les importations reculèrent128. Cadix n’avait pas retrouvé ses débouchés traditionnels, en raison notamment du maintien de relations conflictuelles avec les nouvelles républiques hispano-américaines et de l’apparition de nouveaux circuits commerciaux entre l’Europe et l’Amérique au cours de la décennie précédente. Aussi ses entrepôts se trouvèrent très vite saturés. Quant aux bons résultats des années 1831 (+ 50 % pour les importations) et 1832 (+ 100 % pour les exportations), ils ne traduisent en fait que les importants mouvements spéculatifs suscités par l’annonce de l’abolition du port franc, qui conduisirent les négociants de la ville, d’abord, à remplir leurs magasins, puis à réexporter ce qu’ils n’avaient pu vendre129. Il faut donc attendre 1833, lorsque le cadre législatif du commerce se stabilise, pour pouvoir recommencer à apprécier l’évolution réelle du commerce maritime de Cadix, ce que l’on peut faire à partir de la correspondance du consul de France.
83Trois tableaux statistiques d’inégal intérêt ont été extraits de cette dernière. Le premier, qui porte sur la période 1833-1836, a été établi à partir des commentaires relevés dans la correspondance même, car les relevés statistiques élaborés par le consul ne sont pas conservés pour cette époque. Les données trimestrielles sont incomplètes, mais comme le consul compare souvent l’évolution des trafics entre le trimestre commenté et celui qui l’a directement précédé – ou celui de l’année précédente –, il est possible de reconstituer la quasi-totalité des données trimestrielles et d’en déduire des estimations des valeurs annuelles du commerce maritime global de Cadix (tableau 7).
Tableau 7. — Estimations du commerce maritime global de Cadix, toutes destinations confondues (cabotage national, commerce étranger, commerce colonial, en francs)
Année | Importations | Exportations | Total |
1833 | 48 400 000 | 57 000 000 | 105 400 000 |
1834 | 45 800 000 | 76 800 000 | 122 600 000 |
1835 | 44 000 000 | 77 700 000 | 121 700 000 |
1836 | 46 000 000 | 85 600 000 | 131 600 000 |
AMAE, CCC, Cadix, reg. 104-105.
84Ces données présentent l’avantage d’intégrer les trois catégories du commerce de Cadix : avec l’étranger, avec les colonies et avec le reste de l’Espagne – ce qui permet de faire d’utiles comparaisons avec les chiffres disponibles pour le début des années 1820. Il s’est avéré en revanche impossible de décomposer ces trois postes différents, et seules les valeurs agrégées peuvent donc être commentées. Les tableaux 8a et b réunissent des données annuelles beaucoup plus précises pour la période 1843-1848 mais ils ne prennent pas en compte les résultats du cabotage national : ils viennent donc utilement compléter les données collectées dans le même fond par Sánchez Albornoz – qui n’avait précisément publié aucun résultat pour ces 5 années130 –, mais ils ne rendent possible aucune comparaison avec les chiffres disponibles pour la période précédente.
Tableaux 8a et b. — Valeurs du commerce maritime extérieur de Cadix (commerce étranger et commerce colonial, en francs)
Année | Importations de l’étranger | Importations coloniales | Total importations |
1843 | 14 267 060 | 9 563 380 | 23 830 440 |
1844 | 14 005 576 | 12 288 672 | 26 294 248 |
1845 | 13 496 214 | 11 205 636 | 24 701 850 |
1846 | 17 903 670 | 16 089 244 | 33 992 914 |
1847 | 18 710 052 | 15 293 582 | 34 003 634 |
1848 | 15 033 145 | 11 039 856 | 26 073 001 |
Année | Exportations vers l’étranger | Dont vins de Jerez de la Frontera | Exportations coloniales | Total exportations |
1843 | ||||
1844 | 32 875 115 | 28 900 000 | 4 548 100 | 37 423 215 |
1845 | 33 335 481 | 28 462 000 | 5 155 710 | 38 491 191 |
1846 | 34 837 271 | 29 826 000 | 4 664 200 | 39 501 471 |
1847 | 35 428 063 | 6 978 950 | 42 407 013 | |
1848 | 36 652 899 | 6 357 090 | 43 009 989 |
AMAE, CCC, Cadix, reg. 107.
85L’ensemble de ces statistiques permet cependant de mieux cerner l’évolution du commerce de Cadix au cours de la période située entre la crise des années 1820 et la prospérité du règne d’Isabelle II, que l’on connaît bien grâce aux divers travaux qui lui ont été consacrés131. Les résultats obtenus révèlent que le commerce de Cadix retrouva vite, dès le début des années 1830, les niveaux qu’il avait connus avant la disparition de la Carrera de Indias, qu’il parvint à maintenir peu ou prou de tels niveaux pendant les quatre décennies suivantes et qu’il connut même une période de croissance exceptionnelle (les années 1850), au cours de laquelle il put renouer avec la prospérité du siècle précédent.
86De fait, le premier constat, que l’on peut tirer de la comparaison des résultats collectés pour la période 1833-1838 avec ceux du début des années 1820 (tableau 9), est que le commerce maritime de Cadix avait retrouvé à cette époque, en dépit de l’abolition de la franchise du port, les niveaux qu’il avait connus à la veille de l’effondrement du commerce colonial.
Tableau 9. — Le commerce maritime de Cadix (cabotage national inclus) d’après la correspondance du consul de France (1820-1836)
Année | Valeurs estimées (en millions de francs) a |
1820 | 149,6 |
1821 | 134,9 |
1822 | 138,4 |
1823 | 71,9 |
1824 | 78,7 |
1825 | 67,1 |
… | … |
1833 | 105,4 |
1834 | 122,6 |
1835 | 121,4 |
1836 | 131,6 |
a. Il s’agit d’estimations établies sur la base des données trimestrielles connues. |
AMAE, CCC, Cadix, reg. 100-105.
87On remarque, en effet, que la valeur globale du commerce maritime de Cadix (cabotage national inclus), qui s’établissait à 149,6 millions de francs en 1820, aurait retrouvé, après l’effondrement de 1823, la descente aux enfers des années 1820 et la période très fluctuante de la franchise du port, un niveau similaire dans les années 1830, voire l’aurait dépassé si l’on considère que la période fut caractérisée par une très forte dépréciation monétaire.
88Pour la période suivante, nous ne disposons, pour apprécier l’évolution du commerce de Cadix, plus que de chiffres excluant le cabotage national. Les données suffisent cependant à attester que si l’on excepte le boom exceptionnel des années 1850 et quelques crises ponctuelles, les hauts niveaux du commerce extérieur du port de Cadix, retrouvés dès la première moitié des années 1830, demeurèrent peu ou prou la norme durant les quatre décennies suivantes (tableau 10).
Tableau 10. — Le commerce maritime extérieur de Cadix (1828-1870)
Année | Montant total (en millions de francs) |
1828 | 12,9 |
1829 | 54 |
1830 | 54 |
1831 | 91 |
1832 | 77 |
1834-1838 | 69,7 |
1844 | 63,7 |
1845 | 63,2 |
1846 | 73,5 |
1847 | 76,4 |
1848 | 69,1 |
1847-1851 | 79 |
1852-1856 | 106,4 |
1862 | 121,9 |
1863 | 121,9 |
1864 | 89,9 |
1865 | 71,3 |
1866 | 86,1 |
1867 | 80,8 |
1868 | 83,6 |
1869 | 86,6 |
1870 | 84,9 |
Élaboration personnelle à partir de Torrejón Chaves, 2002, pour les données de 1828-1832 ; AMAE, CCC, Cadix, reg. 107, pour les données de 1844-1848 ; Sánchez Albornoz, 1970, pour les données de 1834-1838 et 1847-1870.
89La croissance des échanges maritimes de Cadix, relancée par l’obtention de la franchise du port en 1829, aurait donc résisté à son abolition en 1831. Une tendance légèrement ascendante, à peine interrompue par la crise brutale de 1848 (– 10 %), se serait alors affirmée durant les années 1830 et 1840, conduisant le volume du commerce extérieur de Cadix d’environ 70 millions de francs au début de la décennie à près de 80 millions de francs à la fin. Débuterait ensuite une nouvelle phase, marquée par la croissance exceptionnelle des années 1850 (près de 122 millions de francs en 1862 et 1863) et terminée avec le brutal effondrement commercial des années 1864-1865, induit par la crise financière de 1864. À la fin des années 1860, le commerce extérieur de Cadix se stabilise peu ou prou, au niveau qu’il avait atteint dans les années 1830-1840, avant le boom des années 1850. On peut donc bien parler d’une seconde prospérité du commerce maritime de Cadix pour qualifier les décennies centrales du xixe siècle, durant lesquelles la ville renoua avec la splendeur du siècle précédent. Une différence est cependant à noter entre les deux époques, qu’atteste la structure des échanges de Cadix : ses fonctions portuaires ont radicalement changé, l’emporio del orbe s’est transformé en un puissant port régional, au service d’une province intégrée à la dynamique économique européenne du siècle.
90On relève, en effet, une évolution majeure dans la structure des échanges de Cadix entre le début des années 1820 et le milieu des années 1830 : alors que le montant des importations s’est effondré (de 101 à 44 millions et 46 millions de francs en 1835 et 1836), celui des exportations a fortement augmenté (de 48 millions à 77,7 millions, puis 85,6 millions de francs). L’emporium de Cadix s’est transformé en un port d’exportation de la production agricole et minière andalouse.
91De fait, ce n’est assurément pas du côté des importations que résident les facteurs de la reprise gaditane. Après les booms éphémères de 1829 et 1831, liés à l’obtention de la franchise, puis à l’annonce de sa suppression, le volume des importations se stabilise à un niveau assez faible (une dizaine de millions de francs par trimestre), qui correspond peu ou prou, si l’on en croit le consul, à la consommation provinciale132. Seuls deux produits font exception et se distinguent parmi des importations globalement atones : les planches de bois (douves et douelles, provenant principalement des États-Unis) et les barres métalliques (essentiellement britanniques), deux produits utilisés dans la fabrication des tonneaux qui sont indispensables au conditionnement et à l’exportation des vins de Jerez de la Frontera. En outre, Cadix continue de recevoir à cette époque des denrées exotiques américaines (principalement de Cuba), qui sont redistribuées ensuite en Espagne ou en Europe, selon des schémas assez traditionnels – la cochenille et l’indigo, par exemple, représentent la moitié des exportations vers la France au troisième trimestre de 1832. Dans les années 1840, en outre, cette branche du commerce tend à se consolider, et les liaisons commerciales avec les républiques hispano-américaines se développent : en 1844, Cadix reçoit, par exemple, d’importantes quantités de cacao du Venezuela et d’Équateur, du café et de l’indigo de Colombie et, surtout, des cuirs de Buenos Aires. Ces derniers, qui sont échangés principalement contre du sel, un produit indispensable aux éleveurs de bovins argentins pour préparer leurs salaisons, représentent 1 364 340 francs au premier semestre 1844, soit une valeur équivalant au quart de l’ensemble des importations non coloniales réalisées durant ces 6 mois. Les importations de sucre cubain se développent également et, en 1844, les importations coloniales atteignent un montant total de 12 288 672 francs, en forte hausse par rapport à l’année précédente (9 583 380 francs en 1843). Dans l’ensemble, cependant, le port andalou n’a pas retrouvé sa position dominante au sein du commerce hispano-américain, et il est largement surclassé dans ce rôle par Barcelone qui, au début des années 1840, importe environ deux fois plus de denrées américaines que Cadix. Il est également dépassé par Santander et Málaga133. Le commerce des Philippines affiche en revanche une évidente prospérité dans les années 1830. Les arrivées de navires de Manille ne dépassent jamais quelques unités par an, mais leurs cargaisons sont de grande valeur : au troisième trimestre de 1831, par exemple, cinq navires apportent des cargaisons valant plus de 6 millions de francs. Mais cette situation privilégiée ne dura pas, et la seconde moitié de la décennie semble avoir été moins satisfaisante. En 1835, la suppression de l’exclusif dont jouissait la Compañia de Filipinas provoque d’abord un accroissement du trafic. Mais, dès la fin de l’année, le consul remarque que les navires tendent ensuite à gagner directement Londres « où il paraît que les prix des marchandises de ce pays sont plus avantageux qu’à Cadix134 ». Dans l’ensemble, la situation des importations du port de Cadix varia peu au cours des années 1830 et 1840, et il faut donc attendre le boom du sucre cubain dans les années 1850 pour que cette branche du commerce renoue avec la croissance. Le montant annuel moyen des importations extérieures passe alors de 29,5 millions de francs – dont 9,5 millions pour les importations coloniales – au cours des années 1834-1838 à 31,2 millions en 1847-1851 et 52,2 millions en 1862 – dont la moitié en denrées coloniales. Entre le milieu des années 1830 et 1862, les importations coloniales ont presque triplé, provoquant une hausse globale des importations de 70 %135. On sait que le boom du commerce colonial fut éphémère : en 1864, le montant des importations coloniales s’effondra de moitié et il se stabilisa ensuite à un niveau similaire à celui du milieu des années 1830 (environ 9 millions de francs). Le restant des importations de l’étranger suivit une courbe globalement analogue et, dans la seconde moitié des années 1860, le montant total des importations extérieures stagnait en dessous des 25 millions, alors qu’il représentait, en moyenne, 30 millions par an entre 1834 et 1838.
92La situation des exportations réalisées depuis Cadix est radicalement différente de celle des importations : leur croissance est beaucoup plus précoce et elle est largement indépendante du commerce transatlantique. Passé les ondulations en dents de scie de la période de la franchise, la courbe des exportations adopte en effet une structure ascendante très soutenue entre 1832 et 1836 (de 57 millions de francs en 1833 à près de 86 millions en 1836 d’après nos estimations, voir tableau 7). Les résultats du début des années 1820 (12 et 13 millions de francs par trimestre) sont systématiquement dépassés dans les années 1830 au cours desquelles les 20 millions de francs d’exportations trimestrielles sont même franchis à plusieurs reprises – le point culminant étant atteint au deuxième trimestre de l’année 1836 qui affiche un montant total de 22 millions de francs d’exportations. Après 1836, la série s’interrompt, et les données disponibles pour la période ultérieure ne permettent pas une comparaison pertinente puisqu’elles excluent le cabotage effectué entre Cadix et le reste de l’Espagne. Elles attestent cependant que la croissance des exportations vers l’étranger augmenta de façon régulière, passant d’une moyenne annuelle de 40,3 millions de francs en 1834-1838 à 66,2 millions de francs en 1852-1856, avant de culminer à 69,9 millions en 1862 et de se stabiliser ensuite, après la crise de 1864-1865, aux alentours de 60 millions par an136. Parmi ces exportations extérieures, le commerce colonial n’a jamais représenté plus de 15 % du total, ne franchissant les 10 millions de francs qu’au moment de l’acmé de 1862 et 1863 (12,2 et 12,6 millions, soit 17 % du total des exportations). C’est donc dans le commerce avec l’étranger, et notamment avec l’Europe, qu’il faut chercher les moteurs de cette croissance soutenue des exportations de Cadix. Deux produits l’illustrent plus particulièrement : le sel de San Fernando, dont les exportations vers l’Europe du Nord sont en plein essor et, surtout, le vin de Jerez de la Frontera qui est massivement expédié en Angleterre. Ce dernier produit représente à lui seul les trois quarts des exportations extérieures dans les années 1840 et jusqu’à 85 % des exportations non coloniales du port andalou137. Aux côtés de ces deux produits phares du commerce de Cadix, d’autres productions régionales viennent alimenter les exportations – la laine, l’huile, le mercure et le plomb – ainsi que les denrées coloniales qui continuent d’être en partie redistribuées. Au total, le montant des exportations dépasse toujours très largement celui des importations (d’une dizaine de millions de francs en moyenne dans les années 1840), ce qui permet au port de Cadix de dégager d’importants excédents commerciaux. Ces excédents, déjà présents de façon très nette dans les années 1830, tendent même à s’accroître – pour atteindre les 30 millions de francs par an – dans les années 1860, qui sont marquées par un recul très net des importations après 1863 alors que les exportations résistent beaucoup mieux à la conjoncture déprimée de la décennie.
93Sur l’ensemble de la période, le déséquilibre grandissant entre des importations qui stagnent et des exportations qui augmentent rapidement amène à un bouleversement radical de la position qu’occupe Cadix dans les circulations monétaires internationales des biens et des capitaux et, plus généralement, des structures du négoce local. Entre autres symptômes, deux retiennent plus particulièrement l’attention du consul : d’une part, la forte augmentation du nombre de navires entrant dans le port sur leur lest, pour y charger du sel ou du vin138 ; et, d’autre part, les importations massives de numéraire auxquelles fut contrainte la place pour équilibrer une balance commerciale devenue largement excédentaire. Dès les années 1830, en effet, les banquiers de France et d’Angleterre se mettent à expédier des millions en numéraire à Cadix pour y solder les achats des négociants européens ou y spéculer sur le cours du change, qui est structurellement défavorable aux porteurs de lettres sur l’étranger139. En 1835, par exemple, le consul fait état d’importations de numéraire, d’un montant de 5,5 millions de francs au premier trimestre et de 2,25 millions de francs au deuxième trimestre, considérant dans ce cas que « les envois de France et d’Angleterre doivent être considérés comme des opérations de banque140 ». C’est cet afflux d’argent dans la ville – qui, ironie de l’histoire, provient dorénavant d’Europe ! – qui permit certainement au négoce local de disposer des fonds nécessaires pour financer les vastes entreprises capitalistes qu’il impulsa à partir des années 1840 dans les domaines du commerce, du transport maritime et de la banque : c’est ainsi par centaines de millions de reales que se chiffrent les investissements réalisés, entre 1846 et 1861, dans les huit sociétés anonymes des secteurs maritimes et bancaires qu’a étudiées Alberto Ramos Santana dans son ouvrage consacré à la bourgeoisie gaditane du xixe siècle141. Le montant total des actions émises par ces huit sociétés se chiffre à 862 millions de reales, auxquels il faudrait encore ajouter les fonds sociaux d’autres sociétés anonymes – notamment des banques – pour lesquelles le montant du capital n’est pas précisé, ainsi que les centaines de compagnies en nom personnel, de moindre envergure, que comptait la place. Ces sociétés permirent à la ville de s’affirmer, jusqu’au krach de 1864, comme l’une des principales places financières et bancaires espagnoles. Elle fut aussi, à cette époque, le théâtre d’un début d’industrialisation, qu’illustre notamment l’essor du secteur textile après la promulgation des nouveaux règlements douaniers de 1841. Le nombre d’ouvriers employés dans les filatures de chanvre et de lin passe ainsi de 164 en 1842 à 688 en 1844142. Le secteur de la construction navale, bien approvisionné en bois et en produits métallurgiques par l’intense navigation le reliant au Nord de l’Europe, connaît aussi un essor certain dans ces années. Au total, comme l’a montré Ramos Santana, Cadix a bien renoué avec la prospérité dans les années 1840, et la ville paraît alors avoir fait son deuil de la disparition de la Carrera de Indias.
Conclusion
94Au cours de la période 1778-1863, le commerce de Cadix a été marqué par deux cycles de prospérité, dont la succession chronologique délimite clairement trois phases économiques bien distinctes. La première, qui couvre la période 1778-1796, est incontestablement une période florissante, fondée sur l’exploitation du commerce colonial espagnol, dont la ville a conservé le contrôle, en dépit des politiques de déréglementation mises en œuvre par la Couronne espagnole à cette époque. Ces deux décennies ne sont certes pas uniformes. La participation à la guerre d’Indépendance d’Amérique provoque notamment un effondrement des échanges aux alentours des années 1780, puis une crise commerciale majeure dans la seconde moitié de la décennie, qui vient clore brutalement les 2 années d’euphorie qui avaient suivi la signature de la paix en 1783. La situation se stabilise cependant ensuite rapidement, et les années 1789-1796 constituent peut-être la plus belle période de l’histoire du commerce colonial de Cadix. À partir de 1797 et au cours des 3 décennies suivantes s’ouvre une période beaucoup plus difficile que la précédente, mais aussi beaucoup plus complexe que ne le laissent entendre les termes de « crise » ou de « décadence » habituellement utilisés par les historiens pour la qualifier dans son ensemble. Certes, si l’on compare la ville de 1796 à celle de 1828, le terme de décadence s’impose, ne serait-ce que pour rendre compte de l’incroyable saignée démographique qu’a éprouvée Cadix au cours de ces 3 décennies (la population passant de plus de 70 000 habitants à environ 50 000 habitants). Mais cette idée de décadence doit être cependant nuancée pour deux raisons : d’abord, parce que loin d’avoir été un processus brutal et linéaire, la crise a plutôt pris la forme d’une succession quasi ininterrompue d’effondrements brutaux et de reprises, parfois spectaculaires, parfois beaucoup plus modestes ; ensuite, parce que derrière l’effacement de la Carrera de Indias, que l’on peut considérer comme définitif à partir de 1823, s’est très vite profilée une nouvelle dynamique commerciale, fondée non plus sur le commerce transatlantique, mais sur les exportations des fruits de la terre andalouse, et notamment de son vignoble, qui ont été portées par une conjoncture européenne – principalement britannique – très favorable. Or, si le port de Cadix a paru un temps en retrait au sein de cette croissance andalouse, il est très vite parvenu à s’insérer au cœur de ces circuits commerciaux et à en tirer le plus grand profit au cours des 3 décennies centrales du xixe siècle qui séparent l’instauration du port franc en 1829 du krach financier de 1864. De fait, ce sont bien les excédents commerciaux ainsi dégagés pendant 3 décennies qui ont permis à Cadix de retrouver une activité négociante importante et diversifiée, tant dans le secteur maritime que dans la banque et l’industrie. Plutôt que de décadence, il semble donc préférable de parler de reconfiguration du commerce de Cadix pour qualifier la phase 1797-1828. Comment les acteurs de la place traversèrent-ils cette phase de mutation ? Parvinrent-ils à s’adapter au changement ou s’effacèrent-ils avec le cycle commercial sur lequel ils avaient fondé leur prospérité, pour laisser la place à des hommes nouveaux ? C’est à cette question qu’il convient maintenant de répondre, en centrant notre attention sur la communauté mercantile qui avait le mieux incarné l’apogée commercial de Cadix à l’époque de la Carrera de Indias : la colonie française de la ville.
Notes de bas de page
1 Maule, De Cádiz y su comercio, p. 281.
2 Les synthèses les plus récentes sur l’histoire de Cadix et de la Carrera de Indias sont : García-Baquero González, 1997a ; Bustos Rodríguez, 2005.
3 García-Baquero González, 1998.
4 Retenons, à titre d’exemples et pour le seul cas français, les travaux suivants : Butel, 1974 ; Carrière, 1973 ; Dardel, 1963 ; Meyer, 1969.
5 Bustos Rodríguez, 2005.
6 Ainsi les deux ouvrages majeurs de García-Baquero González (1972 et 1976) n’étudient que le commerce colonial de Cadix.
7 Alfonso Mola, 2005.
8 Sánchez Albornoz, 1970.
9 Les bulletins imprimés hebdomadairement avec le récapitulatif du mouvement portuaire ne portaient pas de titres, mais on désigne communément cette feuille commerciale, du fait du rôle que jouait la Vigie de Cadix dans sa confection, par l’appellation de Parte oficial de la Vigía de Cádiz ou, tout simplement, de Vigía de Cádiz.
10 Le bilan est en fait contrasté puisqu’il y eut des gagnants (Málaga, par exemple), des perdants (La Corogne et la Galice) et des cas très discutés (la Catalogne). Pour des synthèses sur ces différentes situations régionales : Bernal Rodríguez, 1987 ; Ringrose, 1996.
11 Ces questions ont notamment été abordées dans García-Baquero González, 1997a ; Lamikiz, 2010.
12 Le caractère non concurrentiel de ce système est décrit dans Lamikiz, 2011. Les prix, par exemple, étaient fixés non pas de façon contractuelle sur le marché, mais collégialement, avant l’ouverture des foires.
13 La première fut la compagnie Guipuzcoana de Caracas, qui fut fondée à Saint-Sébastien, en 1728, avec le monopole exclusif du commerce du Venezuela. Elle fut suivie, pour ne retenir que les plus célèbres, par les compagnies de La Havane (1740), de Barcelone (1755), des Correos (basée à La Corogne, 1767) et des Philippines (1785).
14 Stein, 1989 ; Zylberberg, 1993 ; Hermann, 2004.
15 Martínez Shaw, 1987 ; Delgado Ribas, 1987.
16 Fisher, 1993, pp. 19 et 24.
17 Morineau, 1984 ; Delgado Ribas, 1987.
18 García-Baquero González, 1997b.
19 Les données rapportées ici sont tirées de Fisher, 1993, pp. 19 et 24, à l’exception des chiffres de 1778, année pour laquelle nous avons utilisé García-Baquero González, 1997b.
20 Les exportations baissent drastiquement en 1786 (339 millions) avant de s’effondrer l’année suivante (258 millions) ; la tendance est la même pour les retours qui diminuent en des proportions similaires (609 millions en 1787).
21 Antonio García-Baquero González (1997b) évoque une baisse de 16 % par rapport aux années 1776-1778 mais une hausse de 90 % par rapport à la période 1747-1778.
22 Les moyennes s’élèvent à 14,5 millions de pesos fuertes en 1757-1778 pour les retours en métaux précieux et à 5 à 6 millions en 1748-1764 pour les retours en fruits (Morineau, 1984). Les données relevées par Morineau dans les gazettes madrilènes sont confirmées par les évaluations fournies par Javier Cuenca qui, sur la base de sources différentes, arrive lui aussi au constat d’un doublement des valeurs des importations, tant en métaux qu’en fruits (Cuenca Esteban, 2008).
23 García-Baquero González, 1998.
24 Fisher, 1993, p. 20.
25 Vidal, en ligne ; Marzagalli, 2008a.
26 On retrouve de belles illustrations d’une telle approche dans les thèses récentes de Klaus Weber et d’Olivier Le Gouic, qui s’efforcent de reconstituer les connexions continentales des échanges atlantiques (Le Gouic, 2011 ; Weber, 2004). Pour une synthèse sur la question : Bartolomei, Marzagalli, 2011.
27 Crespo Solana, 2010.
28 La Biblioteca de Temas Gaditanos (Cadix) conserve une série complète qui couvre l’ensemble du xixe siècle (à partir de 1798). Pour le siècle précédent, les exemplaires pour l’instant repérés sont plus dispersés : on en trouve dans la correspondance du gouverneur de Cadix (AHN, Estado, leg. 555), dans celle d’Édouard Boyetet, l’agent du ministère de la Marine à Madrid (AHN, Estado, leg. 4008), et dans celle du consul de France à Cadix (AN, BIII, 353). Nous avons, pour notre part, principalement travaillé sur cette dernière, qui comprend une série quasi complète de 200 bulletins hebdomadaires couvrant la période 1788-1792 : une année – 1789 – a été intégralement dépouillée, et les autres ont fait l’objet d’un relevé systématique des navires navigant sous pavillon français et de ceux consignés à des maisons de négoce françaises.
29 Rappelons, à titre de comparaison, que le nombre moyen de navires revenant des Indes dans les années 1760 et 1770 était de l’ordre d’une cinquantaine (García-Baquero González, 1976, vol. 2, p. 71).
30 Un tableau détaillé regroupant l’ensemble des données et une carte de synthèse ont été publiés dans Bartolomei, 2011b, pp. 202-209.
31 Alicante, Carthagène, Saint-Sébastien, Saint-Malo, Morlaix, Saint-Valéry-en-Caux, Exeter, Hull, Waterford, Ostende, Brême, etc.
32 Voir le document 1 en annexe de cet ouvrage.
33 Parmi les produits du cru, la laine se classe en première position (523 680 livres), devant le plomb (257 160 livres), le cuivre (194 415 livres), le vin (86 700 livres), les fruits (28 000 livres) et la soude (3 000 livres). L’ensemble ne représente guère plus de 10 % des exportations réalisées, depuis Cadix, vers la France sur des navires français.
34 Weber, 2004.
35 Martin Corrales, 2011.
36 Gutierrez Munoz, 1994.
37 Bartolomei, 2011b.
38 Carrière, 1973.
39 Le Gouic, 2011.
40 Quatre gagnèrent en effet la Guinée, lors de leur sortie de la baie, 8 le Maroc, 16 les Indes orientales, et 36 les Antilles (AN, AE BIII, 353, Parte oficial de la Vigía de Cádiz, 1789-1792).
41 Girard, 1932 ; Collado Villalta, 1983 ; Bustos Rodríguez, 2005.
42 Une présentation synthétique de ces deux approches historiographiques se trouve dans Trivellato, 2003.
43 Id., 2009.
44 Sur ce point, voir notamment les belles études réalisées sur l’exemple de Londres : Chapman, 1992, pp. 165-166 ; Schulte Beerbühl, 2010.
45 Crespo Solana, 2001 ; Weber, 2004 ; Brilli, inédite.
46 Garmendia Arruebarrena, 1989.
47 Collado Villalta, 1983 ; Alvarez Nogal, 2003.
48 Bustos Rodríguez, 1995, p. 99.
49 Voir infra.
50 En 1773, le nombre de Basques et de Navarrais recensés s’élève à 96 (Bustos Rodríguez, 1995, p. 95).
51 Les consignataires d’origine germanique ou scandinave sont Ellerman (9 navires), Bohl (2), Sillingk Uthof (1), la maison franco-germanique Rey et Brandembourg (9), les négociants suédois Hagstrom (4), Gahn (3) et Glashoff (2), la maison flamenco-danoise Lobé et Boom (5) et un capitaine danois. Les 15 navires restants sont consignés à des Flamands (6), des Britanniques (4) ou des Espagnols (5, dont 4 pour la Banque de Saint-Charles).
52 Müller, 2004.
53 Lamikiz, 2010.
54 Id., 2011, pp. 324-326.
55 García-Baquero González, 1972.
56 Ibid., p. 50.
57 Une exception cependant est à noter : le long addenda que consacre Morineau à la discussion des thèses de García-Baquero (Morineau, 1984, pp. 511 sqq.).
58 García-Baquero González, 1972 ; Fisher, 1993.
59 Morineau, 1993.
60 García-Baquero González, 1972, p. 132.
61 Morineau, 1984, p. 434.
62 García-Baquero González, 1972, p. 146.
63 Morineau, 1984, pp. 434-435.
64 García-Baquero González, 1972, pp. 255-259.
65 La Real Orden du 18 novembre 1797 autorise les navires arborant le pavillon de pays neutres à charger dans les ports espagnols ou dans n’importe quel autre port du continent des marchandises destinées aux marchés coloniaux, à condition que les retours soient effectués dans les ports espagnols. Dans les faits cependant, cette dernière mesure fut peu suivie. Le 20 avril 1799, à la suite des pressions des négociants gaditans, l’autorisation du commerce des neutres fut suspendue mais elle fut rétablie le 8 janvier 1801. Elle fut de nouveau appliquée après la rupture de la paix d’Amiens.
66 Cuenca Esteban, 2008, pp. 31 sqq.
67 Izard, 1971, p. 14.
68 Tornero Tinajero, 1985, pp. 139 sqq.
69 De 1 322 214 panes en 1796, la production de sucre passe à 2 181 292 panes en 1800.
70 55 000 esclaves sont introduits dans l’île entre 1789 et 1801.
71 La meilleure illustration en est fournie par la décision des autorités cubaines d’autoriser le commerce des pays neutres dès le 17 mars 1797 alors que la Real Orden ne fut publiée qu’en novembre 1797 (García-Baquero González, 1991, p. 177).
72 Id., 2003, p. 311 ; Silva, 1993, p. 120.
73 Id., 1972, p. 180 ; Fisher, 1993, pp. 19 et 63.
74 Les cargaisons de ces navires sont le plus souvent composées de denrées coloniales et comportent, parfois, de petites quantités de métaux précieux.
75 275 navires britanniques entrent dans la baie de Cadix pendant les 3 années de la paix d’Amiens (dont 173 pour la seule année 1803). Ils reviennent de nouveau en masse après le mois de mai 1808 puisque, cette année-là, 248 relâchent à Cadix.
76 87 navires marchands français entrent dans le port en 1802. Mais ils ne sont déjà plus que 40 l’année suivante en raison de la rupture de la paix d’Amiens.
77 Voir infra.
78 Morineau, 1984, pp. 431 sqq.
79 García-Baquero González, 1972, p. 257.
80 Les exportations réalisées depuis Cadix ces 2 années sont composées à plus de 54 % par des marchandises étrangères (ibid., pp. 164 et 169).
81 Les faits qui attestent que Cadix, et plus généralement l’Espagne, ont rapidement reconquis leurs positions dans la Carrera sont nombreux : outre la part importante des marchandises étrangères dans les exportations sortant de Cadix, il faut également mentionner l’effondrement du commerce entre les États-Unis et les colonies espagnoles, qui retombe à 4 millions de dollars en 1802 et 1803 après avoir culminé à 20 millions de dollars en 1798 (Cuenca Esteban, 2008, pp. 31 sqq.) ou encore la marginalisation du pavillon américain dans le mouvement portuaire de Buenos Aires et Montevideo (Silva, 1993, p. 120).
82 García-Baquero González, 1972, p. 169.
83 Le consul souligne en effet en 1819 « la difficulté avec laquelle les bâtiments soit à leur départ soit au retour échappent aux poursuites des corsaires insurgés » (AMAE, CCC, Cadix, reg. 100, courrier du 26 février 1819).
84 AN, AE BIII, 353.
85 Trujillo Bolio, 2009, pp. 68-72 et 87-88.
86 20 à 40 navires quittaient encore Hambourg pour Cadix au début des années 1820 avec à leur bord des toiles de Silésie (Pietschmann, 1986, p. 265). Concernant les toiles bretonnes, 7 navires français provenant de Morlaix, Saint-Malo et Nantes en apportent à Cadix en 1817, 7 autres en 1819 et encore 4 en 1824 (AMAE, CCC, Cadix, reg. 99-103).
87 AMAE, CCC, Cadix, reg. 99, courrier du 5 novembre 1816.
88 Brilli, inédite ; Weber, 2004.
89 AMAE, CCC, Cadix, reg. 102, courrier du 22 juillet 1822.
90 AMAE, CCC, Cadix, reg. 103, courrier du 19 juillet 1825.
91 Comellas y García-Llera, 1984, p. 37.
92 Gamez Duarte, 2000.
93 AMAE, CCC, Cadix, reg. 104, courrier du 4 mars 1831.
94 Le consul souligne que ce droit supplémentaire de 4 % ne compensera pas « les différences relatives aux primes d’assurance » qui s’élèvent à 25 % pour le pavillon espagnol contre seulement 6 % pour les autres (AMAE, CCC, Cadix, reg. 100, courrier du 12 décembre 1818).
95 AMAE, CCC, Cadix, reg. 99, courrier du 5 novembre 1816.
96 AMAE, CCC, Cadix, reg. 99, courrier du 26 août 1817.
97 AMAE, CCC, Cadix, reg. 99, courrier du 16 décembre 1817.
98 Goncalvès, 2008.
99 Le consul évoque un ordre royal en date du 27 septembre qui « défend l’admission des bâtiments étrangers dans le port de la Veracruz, sous aucun prétexte quelconque » (AMAE, CCC, Cadix, reg. 100, courrier du 26 octobre 1819).
100 Trujillo Bolio, 2009, pp. 68-72 et 87-88.
101 AMAE, CCC, Cadix, reg. 101, courrier du 27 avril 1821.
102 AMAE, CCC, Cadix, reg. 101, courrier du 3 août 1821.
103 Les premiers postes français dans l’Amérique hispanique sont ouverts au Chili et au Pérou en 1823 (Baillou, 1984, t. I, p. 542). Les États germaniques entamèrent aussi, à partir de 1822, la négociation d’accords diplomatiques avec les nouvelles républiques, ce qui se traduisit par une forte augmentation de leur présence commerciale sur le continent (Pietschmann, 1986, p. 265).
104 D’après un document douanier prussien, la Prusse assurait déjà plus du tiers du commerce extérieur du Mexique en 1836 (Weber, 2002, p. 114).
105 AMAE, CCC, Cadix, reg. 104, courrier du 9 avril 1832.
106 AMAE, CCC, Cadix, reg. 99, courrier du 11 mars 1817.
107 AMAE, CCC, Cadix, reg. 101, courrier du 2 février 1821.
108 AMAE, CCC, Cadix, reg. 101, courrier du 27 avril 1821.
109 AMAE, CCC, Cadix, reg. 103, courrier du 6 février 1827.
110 García-Baquero González, 1972, p. 242.
111 Torrejón Chaves, 2002 ; Sánchez Albornoz, 1970.
112 AMAE, CCC, Cadix, reg. 100, courrier du 3 novembre 1820.
113 AMAE, CCC, Cadix, reg. 101, courrier du 3 août 1821. En 1823, le consul souligne que « les besoins actuels se bornent à la consommation de Cadix et quelques autres villes des environs » (AMAE, CCC, Cadix, reg. 102, courrier du 25 novembre 1823).
114 Butron Prida, 1998.
115 AMAE, CCC, Cadix, reg. 99-103.
116 AMAE, CCC, Cadix, reg. 103, courrier du 6 février 1827.
117 AMAE, CCC, Cadix, reg. 101, courrier du 27 avril 1821.
118 Sánchez Mantero, 1981.
119 Verley, 1997.
120 Relevés effectués à partir de la base de données en ligne slavevoyages.org, <http://www.slavevoyages.org/voyage/search> [consultée le : 29/07/2010].
121 CADN, Cadix, 136PO/250-252, actes de chancellerie.
122 AMAE, CCC, Cadix, reg. 103, courrier du 29 avril 1825.
123 Gámez Duarte, 2004, p. 538.
124 Le consul français confirme cependant que les négociants locaux tiraient des profits de ces opérations : « Le petit nombre de négociants qui reste ici émigrerait dans l’intérieur ou à l’étranger, si la division était rappelée en France » (AMAE, CCC, Cadix, reg. 103, courrier du 6 février 1827).
125 Torrejón Chaves, 2002, p. 114.
126 19 juillet 1825 : « Les établissements publics, auxquels étaient affectés une partie des revenus de la Douane, sont dans la plus grande détresse et ne marchent que par des aumônes de quelques habitants » ; 20 octobre 1826 : « Les négociants qui se trouvent encore ici, s’occupent maintenant de leurs liquidations afin de réaliser les débris de leur fortune » ; 6 février 1827 : « Le commerce à Cadix est toujours dans l’état le plus déplorable » (AMAE, CCC, Cadix, reg. 103).
127 Torrejón Chaves, 2002.
128 AMAE, CCC, Cadix, reg. 104, courrier du 7 mai 1830.
129 AMAE, CCC, Cadix, reg. 104, courrier du 5 avril 1833.
130 Sánchez Albornoz, 1970.
131 Ramos Santana, 1987 ; Sánchez Albornoz, 1970 ; Cózar Navarro, 2007.
132 « Les marchandises importées se sont pour ainsi dire bornées à la consommation de la ville et des environs » (AMAE, CCC, Cadix, reg. 104, courrier du 8 septembre 1833).
133 Barcelone importe plus de 55 millions de reales de vellón de produits américains en 1843-1844, contre 42,7 millions pour Santander, 32,2 millions pour Málaga, et 30,8 millions pour Cadix (Fernández de Pinedo, 1994, p. 59).
134 AMAE, CCC, Cadix, reg. 104, courrier du 22 mars 1836.
135 Sánchez Albornoz, 1970, p. 85.
136 Sánchez Albornoz, 1970, p. 85.
137 Les exportations de vins de Jerez de la Frontera représentent, par exemple, 29 826 000 francs en 1846, soit les trois quarts des exportations extérieures (39 501 471 francs) et plus de 85 % des exportations non coloniales du port, qui s’élèvent à 34 837 271 francs (tableaux 8a et b).
138 Ils sont, par exemple, 89 au 2e semestre de l’année 1834 (dont 72 britanniques), ce qui représente exactement la moitié des entrées de navires en provenance de l’étranger (AMAE, CCC, Cadix, reg. 105, courrier du 29 août 1834), 71 au 3e trimestre de 1836, sur un total de 158 entrées de navires provenant de l’étranger (ibid., courrier du 1er décembre 1836), etc.
139 Le 14 janvier 1834, le consul souligne, par exemple, que les exportateurs préfèrent se faire payer en numéraire plutôt qu’en tirant des traites sur l’étranger, car ces dernières, surabondantes sur la place de Cadix, se négocient mal et entraînent d’importantes pertes sur le change (AMAE, CCC, Cadix, reg. 105).
140 AMAE, CCC, Cadix, reg. 105, courriers des 2 juin et 1er octobre 1835.
141 Ramos Santana, 1987, pp. 49-111.
142 AMAE, CCC, Cadix, reg. 107, « Observations sur le commerce et la navigation du port de Cadix pendant l’année 1844 », s. d.
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