Introduction
p. 1-9
Texte intégral
À Hélène, Émile, Adrien et Sophie
1En 1841, Pierre Lacaze, qui était né dans le Béarn en 1757 et qui était encore recensé comme courtier dans le Guía de Cádiz y su obispado en 1840, enregistrait à Cadix son dernier testament, peu avant d’y mourir. Il était alors le dernier « marchand français de Cadix » à avoir connu la ville au temps de sa splendeur, lorsqu’elle jouissait encore du monopole exclusif du commerce colonial espagnol. Il était probablement aussi l’un des seuls à avoir vécu tous les évènements qui, de l’instauration des décrets du comercio libre en 1778 jusqu’à leur abolition en 1828, scandèrent les dernières décennies de la Carrera de Indias – cette « route du commerce des Indes » qui avait fait de l’Andalousie le centre névralgique des relations commerciales entre l’Europe et l’Amérique hispanique trois siècles durant.
2Comme beaucoup de négociants français de sa génération, Pierre Lacaze était arrivé jeune dans le port andalou, au cours des années 1770, et il avait d’abord exercé la fonction de commis au sein de la maison de négoce de ses parents, Pierre Mercy et André Lacaze. La faillite de cette dernière en 1784 le poussa cependant à devenir courtier et il exerça ensuite ce métier jusqu’à la fin de sa vie. Tout au long de son séjour en Andalousie et sans jamais rompre avec le négoce, Pierre Lacaze fut donc le témoin des diverses crises qui affectèrent la place de Cadix et provoquèrent peu à peu son déclassement dans les échanges atlantiques. Lorsqu’il était arrivé en 1775, le port bénéficiait encore du monopole du commerce des Indes et d’une situation exceptionnelle au sein des négoces européens. La compagnie Mercy Lacaze et Cie figurait alors dans la première classe de la « nation française » de la ville, celle qui réunissait les maisons les plus riches, qui s’étaient spécialisées dans le commerce des piastres et les opérations de change. Très vite cependant, cette conjoncture favorable se dégrada : la ville perdit d’abord le monopole du commerce colonial espagnol à l’occasion des réformes du comercio libre, puis elle se trouva impliquée dans la guerre d’Indépendance d’Amérique. Si la compagnie Mercy Lacaze et Cie se distingua tout au long de ce conflit en animant de fructueuses relations commerciales avec les insurgés américains, elle fut aussi l’une des victimes les plus emblématiques du krach commercial qui accompagna le retour de la paix et provoqua la faillite d’une centaine d’établissements gaditans dans la seconde moitié des années 1780. Devenu courtier, Pierre Lacaze ne quitta pourtant pas la place et, quoique célibataire, il parvint à y demeurer lorsque les marchands français de la ville furent expulsés en 1793 à la suite de l’entrée en guerre de l’Espagne contre la France. Dans ces circonstances, il n’hésita pas alors à renoncer à la protection et aux privilèges du pavillon français et à prêter allégeance au roi d’Espagne. Contraint de se retirer à l’intérieur des terres l’année suivante, du fait de la progression des armées françaises sur le front pyrénéen, et dorénavant marié à une Espagnole, Pierre Lacaze obtint finalement l’autorisation de revenir à Cadix au printemps 1795, quelques mois avant la signature de la paix de Bâle entre la France et l’Espagne, comme nombre de ses compatriotes. Il reprit alors son activité à Cadix et l’exerça vraisemblablement avec un certain succès puisqu’il figura constamment parmi les courtiers les plus fortunés de la place. Sa situation professionnelle ne changea pas non plus au cours de la décennie suivante, pourtant marquée par le blocus britannique du port et par la défaite de la flotte franco-espagnole à Trafalgar (1805). C’est donc en qualité de corredor et de nacional francés qu’il fut de nouveau appelé à jurer fidélité à Ferdinand VII, en 1808, lorsque l’Espagne se souleva contre les troupes françaises présentes dans la Péninsule et contre le changement dynastique orchestré à Bayonne par Napoléon. Pour des raisons qui nous échappent, Pierre Lacaze parvint à rester à Cadix durant toute la période de la guerre d’Indépendance, alors que la ville était assiégée par les troupes napoléoniennes et que les Français, qui avaient fait le même choix de rester, étaient massivement détenus dans les sinistres pontones, véritables prisons flottantes ancrées dans la baie de Cadix. Dix ans plus tard, il continue cependant d’être recensé en tant que « Français » et « courtier » dans les recensements des étrangers réalisés à Cadix et dans les actes de la chancellerie du consulat de France, où, en sa qualité de notable d’une colonie dorénavant réduite à quelques dizaines de personnes, il venait souvent témoigner dans les affaires commerciales impliquant ses confrères et ses compatriotes. La fin de sa vie est en revanche moins documentée : on ignore ainsi les conséquences qu’eurent, sur son activité et sa vie quotidienne, les indépendances américaines proclamées en 1821 et définitivement entérinées après la bataille d’Ayacucho en 1824, l’occupation française de la ville par les cien mil hijos de San Luis en 1823, la suppression des décrets du comercio libre en 1828 et l’instauration de la franchise du port de Cadix en 1829. Tout au plus, avons-nous la certitude qu’il eut un successeur puisque son neveu, Rafael María Lacaze (Lacasa dans les sources espagnoles), exerça également la fonction de courtier à cette époque.
3Exceptionnelle par sa longévité, l’histoire de Pierre Lacaze n’en est pas pour autant singulière, et le triple attachement – à Cadix, au négoce et à la France – dont elle témoigne caractérise également nombre des trajectoires suivies par les quelque 500 marchands français, qui vécurent à Cadix à la veille de la Révolution française. Certes, la puissante colonie marchande qu’ils formaient alors ne cessa de décliner au cours de la période, au gré des crises politiques et commerciales qui émaillèrent l’époque. Mais, elle réunissait encore près de 300 individus à la veille des évènements de 1808 ; pour l’essentiel, des marchands arrivés dans les années 1770 et revenus à Cadix après les expulsions des années 1793 et 1794. Elle se reconstitua de nouveau, très partiellement cette fois-ci, après le retour de la paix en 1815, toujours autour d’un noyau dur d’une cinquantaine d’anciens, qui s’étaient installés à Cadix à l’époque de son apogée et n’avaient jamais renoncé à y maintenir une activité commerciale. Plusieurs d’entre eux, à l’instar de Pierre Lacaze, s’étaient mariés avec des Espagnoles et avaient fondé des familles en Andalousie, mais ils ne sont pas majoritaires. Jacques Jugla et son associé François Demellet, par exemple, firent le même choix alors qu’ils étaient demeurés célibataires et que leur confession protestante leur interdisait toute possibilité d’intégration locale. Leur coreligionnaire Jean-Pierre Lapadu, mais aussi plusieurs catholiques comme François Coignet, Raymond Heguiluz, Pierre Hermil, Cyprien Tanto, Pierre Membielle ou Antoine Mendi, pris au hasard dans une liste que l’on pourrait encore étendre, se trouvent dans la même situation. Plus surprenant, Cadix ne cessa jamais d’attirer, ni dans la première décennie du xixe siècle, ni même en 1815, de nouveaux arrivants, essentiellement de jeunes négociants français venus pour se former ou pour « tenter leur chance » en Andalousie. Jusqu’au milieu des années 1820, une poignée d’entre eux continuaient à s’y installer chaque année. C’est seulement après cette date que ces flux se tarirent et que les derniers représentants de la génération de marchands français qui avaient connu la ville avant 1778 disparurent aussi peu à peu. Alors la colonie s’effaça bel et bien pour laisser place à une autre forme de présence marchande française, plus en rapport avec ce qu’étaient devenus les échanges commerciaux entre la France et l’Andalousie. Car si un consulat fut maintenu dans la ville jusqu’à la fin du xixe siècle, ce n’était plus pour défendre les intérêts des commerçants français établis dans la place, mais plutôt pour encadrer les flux de Français en transit – capitaines, commis voyageurs ou « touristes » – que continuaient de drainer la ville et son port.
4Plus qu’à l’histoire d’un déclin, dont les ressorts sont suffisamment évidents pour qu’il ne soit besoin de s’y attarder, le lecteur du présent ouvrage est donc convié à celle d’une résistance, celle d’une colonie de marchands étrangers qui, quarante années durant, parvint à se perpétuer en dépit d’une succession exceptionnelle d’épreuves et de difficultés. Or, pour comprendre la trajectoire singulière de ces hommes et démêler l’écheveau des logiques de décision qui les guidèrent dans leurs choix, trois questions devaient être soulevées : pourquoi s’étaient-ils installés à Cadix dans la seconde moitié du xviiie siècle ? Pourquoi y demeurèrent-ils lorsque les conditions favorables qui avaient suscité leur installation en Andalousie disparurent une à une ? Pourquoi, enfin, ne se fondirent-ils pas dans la population locale et demeurèrent-ils constamment identifiés comme des « Français » en dépit de la durée de leurs séjours sur place ? Analysée sous cet angle, l’histoire de la colonie française de Cadix invite à rouvrir trois dossiers historiographiques classiques, mais profondément renouvelés au cours de ces dernières années par des apports inédits : celui des pratiques de l’échange dans l’Europe moderne, celui de l’adaptation du négoce maritime européen aux crises de la période révolutionnaire et impériale, et celui de la condition des étrangers en Espagne. Au-delà, cependant, elle amène à discuter, depuis cet observatoire singulier, le problème plus général, et commun à l’ensemble des sciences sociales, de l’agency des acteurs, des décisions qu’ils sont amenés à prendre dans des contextes donnés et de la délimitation du champ des possibles à l’intérieur duquel leur capacité de choisir peut réellement s’exercer.
5Incontestablement, l’histoire de la colonie française de Cadix s’inscrit dans le cadre historiographique plus large, et sans cesse renouvelé, de l’étude du commerce à distance dans l’Europe préindustrielle. Érudite au début du xxe siècle, cette histoire a ensuite épousé pleinement l’époque des Annales, en devenant sérielle et quantitative, avant de se trouver à nouveau au cœur des interrogations scientifiques actuelles. À la croisée d’une histoire économique volontiers inspirée par les paradigmes néo-institutionnalistes, des renouveaux théoriques récents de l’histoire sociale et d’une « histoire connectée » encore en gestation, un dialogue a en effet été noué autour de la question du rôle des colonies de marchands étrangers dans le fonctionnement des échanges commerciaux à l’époque moderne. Le problème de fond a été formulé de manière limpide par Francesca Trivellato, dans son article des Annales de 2003 : « pourquoi et comment tous ces marchands tenaient[-ils] leurs engagements1 » ? Si dans ce cas, l’interrogation portait sur la situation propre au « commerce interculturel », établi entre les « juifs de Livourne », les « Italiens de Lisbonne » et les « hindous de Goa », cette question n’a cessé de nourrir depuis la réflexion menée sur les pratiques de l’échange et les fondements de la confiance dans le monde marchand. Il en a résulté un dialogue toujours passionnant, parfois vif, entre des approches théoriques d’inspirations très diverses – certains historiens assumant pleinement leur filiation avec l’économie néo-institutionnaliste, d’autres se référant plutôt à l’économie des conventions ou à la nouvelle sociologie économique. Tous s’accordent cependant à reconnaître que la confiance dont faisaient preuve les marchands envers leurs partenaires, en leur remettant des marchandises sur lesquelles ils ne pourraient plus exercer de réel contrôle par la suite, était fortement tributaire des configurations institutionnelles et sociales au sein desquelles se déroulaient les échanges. Dans ce contexte, les questions liées aux colonies de marchands étrangers, à leur fonctionnement, à leur insertion dans les circuits commerciaux internationaux et à leur fonction dans le commerce à distance, sont revenues au premier plan et ont amené une nouvelle génération de chercheurs à reprendre les travaux de leurs prédécesseurs2. La présente étude qui prolonge un chapitre connu de l’historiographie française – celui de la « nation française de Cadix » – s’inscrit indéniablement dans cette lignée. Faisant suite aux belles pages écrites par Albert Girard3, François Dornic4, Didier Ozanam5, Charles Carrière6 ou Michel Zylberberg7 et au travail académique fructueux qui a été régulièrement produit sur le sujet8, elle aurait pu avoir pour ambition première de livrer la synthèse attendue sur le sujet. L’époque retenue pour mener l’étude, celle de la crise de la Carrera de Indias, a cependant imposé d’autres priorités et d’autres questionnements qui sont venus se greffer au projet initial et l’ont peu à peu infléchi.
6Le choix de la période charnière entre le xviiie et le xixe siècle n’était évidemment pas fortuit, tant la question du devenir des négoces maritimes européens à l’époque des guerres révolutionnaires et impériales a pris de l’importance dans le débat historiographique français depuis la parution des premiers travaux d’Olivier Pétré-Grenouilleau et de Silvia Marzagalli ainsi que de la magistrale synthèse de Patrick Verley consacrée aux liens entre révolution commerciale et révolution industrielle9. Rouvrant des chantiers aussi lourds que celui du « bilan économique » de la Révolution française, du « déclin des négoces maritimes français » ou des « causes » de la révolution industrielle, ces historiens ont largement contribué à donner une vigueur nouvelle à des discussions qui avaient eu plus souvent pour cadre le négoce « continental10 » que les négoces maritimes, sur le naufrage desquels tout le monde semblait s’accorder. De ce point de vue, le destin collectif des marchands français de Cadix, qui se trouvèrent confrontés tour à tour, et parfois simultanément, aux affres des conflits franco-espagnols de 1793 et 1808, au climat de guerre maritime quasi permanent de la période des French Wars et au démantèlement progressif du monopole du commerce colonial dont avait bénéficié le port, constituait bel et bien un cas d’école pour observer, sous un angle nouveau, la façon dont les négoces maritimes européens avaient traversé la période charnière entre les époques moderne et contemporaine. De fait, c’est d’abord à la crise larvée que connut le commerce transatlantique dans le dernier tiers du « beau xviiie siècle » que le négoce français local dut faire face. En Espagne, cette crise se manifesta sous la forme d’un climat devenu plus concurrentiel et plus erratique, en raison des réformes libérales de 1778 et de la guerre d’Indépendance d’Amérique11. Pendant les French Wars, les négociants français de Cadix se trouvèrent ensuite aux premières loges de la montée en puissance de la domination maritime britannique, qui s’illustra par deux fois dans les environs de la baie de Cadix – au cap Saint-Vincent en 1797 et à Trafalgar en 1805. Enfin, ils furent confrontés pendant les premières décennies du xixe siècle à deux évènements majeurs, qui changèrent en profondeur le fonctionnement du système commercial atlantique : l’émancipation des colonies américaines, d’une part, et l’affirmation de la puissance industrielle britannique, d’autre part. Pourtant, tout au long de cette période, les marchands français restèrent le plus souvent actifs dans le négoce maritime de Cadix. Ils ne devinrent ni industriels, ni « notables », et peu d’entre eux parvinrent à se réinventer un avenir en dehors de ce cadre, sans que l’on puisse déterminer a priori, si c’est parce qu’ils étaient parvenus à contourner, à leur échelle, la crise qui accablait la place, ou si c’est parce qu’ils ne réussirent pas à s’extraire du naufrage dans lequel ils étaient entraînés.
7Leur choix de rester français – ou de quedarse francés, serions-nous tenté de dire pour répondre à la remarquable étude de la condition des étrangers en Espagne de Tamar Herzog, sous-titrée hacerse español12 – ne paraît guère plus évident, au premier abord, que leur attachement au négoce et à Cadix. Certes, on a beaucoup écrit sur les privilèges dont bénéficiaient les marchands étrangers dans les économies de l’Europe moderne, et notamment sur ceux dont jouissaient les marchands français en Espagne. Mais, ce fut plutôt ces dernières années pour relativiser leur importance ou en souligner la fragilité : face aux puissantes machines mercantilistes construites par la France ou l’Angleterre, les « diasporas silencieuses » génoise ou irlandaise, par exemple, auraient ainsi constitué de formidables outils pour permettre à ces nations, et à leurs ressortissants, de tenir leur rang dans la hiérarchie mercantile de l’époque13. De fait, l’histoire des privilèges commerciaux français à l’époque caroline semble se confondre avec celle de leur remise en cause14. En outre, la situation s’aggrava encore à l’époque révolutionnaire, et la « si douce domination » qu’avaient continué d’exercer tant bien que mal, et sous couvert du « Pacte de famille » plus ou moins avantageux, les milieux d’affaires français sur l’Espagne de la seconde moitié du xviiie siècle se retourna contre eux après l’exécution de Louis XVI. À l’alliance dynastique succéda alors le déferlement des représailles, avec son lot d’expulsions et de séquestres. Quant à l’amitié un temps restaurée pendant le Directoire, elle ne put empêcher que le scénario ne se reproduise de nouveau en 1808, avec toujours plus de brutalité et de radicalité dans l’application des mesures prises contre les Français. Pourquoi rester français dans un tel contexte et pourquoi ne pas renoncer à un statut national devenu si problématique, au profit d’une naturalité espagnole dont il a suffisamment été dit qu’elle était ouverte et accueillante ? La réponse à cette question est, comme on le verra, double et tient tout autant à l’attitude des autorités espagnoles qu’à celle des marchands français eux-mêmes. Les premières étaient certes bienveillantes vis-à-vis des étrangers sollicitant leur naturalisation, mais à condition qu’ils soient sincères dans leur démarche – ce qui était loin d’être le cas des marchands français de Cadix dans les moments où ils furent tentés de rompre avec la France… Mais plus encore, il apparaît que peu de marchands français de la ville étaient réellement disposés à renoncer à une nationalité, qui ne se réduisait pas à un simple corpus de droits et de privilèges, mais délimitait aussi les contours de leur environnement relationnel et recouvrait tout un ensemble de sentiments et de valeurs, patriotiques ou nationaux, dont il était vraisemblablement malaisé de se défaire. Il en résulte que, par nécessité ou par choix, l’immense majorité des Français le demeurèrent tout au long de la période.
8À travers ces différentes questions sur le devenir d’une génération de négociants français plongés dans les remous de l’histoire, l’étude de la colonie a finalement conduit à soulever un autre problème, beaucoup plus général : celui des logiques de décision qui guident les acteurs économiques dans leurs choix, de ce qui les fonde et de la manière dont elles s’inscrivent dans des époques qu’elles contribuent à façonner tout autant qu’elles en sont tributaires. Comment réagirent les marchands français de Cadix face au délitement progressif de toutes les conditions favorables qui avaient suscité leur installation en Andalousie ? Pourquoi ne se comportèrent-ils pas « rationnellement », en quittant une place où ils ne pouvaient plus satisfaire leur aspiration à l’enrichissement et à l’ascension sociale ? À quelles autres passions, à quels autres intérêts, de nature moins directement économique, cédèrent-ils ? Dans quelle mesure, au fond, étaient-ils réellement en situation de décider, d’être acteurs des évènements qu’ils vivaient ? Chemin faisant, c’est donc bien la question de l’« encastrement » de la décision économique qui s’est trouvée ainsi posée15, au point de devenir l’objet principal d’une enquête commencée dans le cadre d’une recherche doctorale significativement sous-titrée « La Bourse et la vie », comme si les marchands français de Cadix avaient eu à choisir un jour entre les impératifs de la rationalité économique et leurs intérêts personnels16. Même si nous savons maintenant que la question ne leur fut jamais posée aussi crûment, cette formule lapidaire continue cependant d’être celle qui résume le mieux les arbitrages auxquels ils durent se livrer à chaque fois que l’histoire les somma de trancher les trois dilemmes suivants : demeurer français ou renoncer à leur nationalité ; conserver une activité dans le négoce ou s’en éloigner ; rester à Cadix ou quitter la ville. Trois dilemmes auxquels ils répondirent le plus souvent en choisissant de demeurer des « marchands français de Cadix », assurant ainsi le maintien de la colonie qu’ils formaient.
9Pour mener l’enquête, les sources sont, comme souvent, à la fois trop abondantes et lacunaires. Sur la trame fournie par les recensements locaux sont cependant venus se mêler les fils glanés dans les archives notariales, dans les fonds publics espagnols, dans quelques fonds d’archives privés trouvés à Marseille et à Lyon, et surtout dans les précieuses archives consulaires rapatriées à Nantes. Peu à peu, nous avons pu préciser les biographies individuelles et élaborer des séries de données transversales les mettant en perspective. Ainsi, nous avons reconstitué non seulement les trajectoires suivies par les cinq cents marchands français présents à Cadix en 1791, mais aussi les conditions historiques, politiques et commerciales, dans lesquelles elles s’inscrivirent. Restait à présenter les résultats de la recherche et à les organiser de manière à répondre à la problématique posée sans se perdre dans la richesse d’un sujet propice aux digressions. Nous avons alors défini cinq chapitres, qui apportent chacun leur contribution à la démonstration d’ensemble. Le premier pose le cadre et s’intéresse uniquement à Cadix, d’un bout à l’autre de la période, voire au-delà puisqu’il embrasse également les décennies qui suivirent la bataille d’Ayacucho (1824) et l’abolition du comercio libre (1828), pour intégrer dans le cadre de l’étude le renouveau éphémère que connut la place à l’époque de la franchise du port (1829-1831) et celui, plus durable, qui lui permit de renouer avec la croissance dans les décennies centrales du xixe siècle. En l’absence d’une synthèse commode réunissant dans un même mouvement l’histoire de la ville au moment de l’apogée de la Carrera de Indias puis celle de son déclin et de sa seconde prospérité au xixe siècle, il a paru utile d’en livrer ici les grandes lignes en s’appuyant pour cela tant sur les précieuses études disponibles que sur des corpus de sources inédits17. Les deux chapitres suivants portent sur la colonie française et sur la façon dont elle traversa cette période. Le chapitre ii met d’abord en évidence les assises sur lesquelles reposaient la puissance et la prospérité de la colonie à la veille de la Révolution française. Il souligne la résistance dont elle avait su faire preuve face aux attaques des réformateurs espagnols, mais aussi l’extrême dépendance dans laquelle elle se trouvait vis-à-vis d’un commerce colonial espagnol qu’elle contribuait à connecter au reste de l’économie-monde européenne et dont elle tirait l’essentiel de ses revenus. Le chapitre iii décrit le déclin irrémédiable de cette puissante communauté qui perdit simultanément la position privilégiée qu’elle occupait dans le système atlantique et l’essentiel de ses membres. Il montre que si, sur le temps long, la place sut se réinventer et redevenir un centre majeur du négoce espagnol au xixe siècle, la colonie française, elle, n’y parvint pas et finit par disparaître. Il met cependant en évidence la chronologie singulière de ce déclin, qui ne fut pas linéaire et qui fut scandé par les grandes ruptures politiques de 1793 et 1808, bien plus que par le blocus britannique ou le délitement final de la Carrera de Indias. Incontestablement, la colonie résista tant qu’elle le put, et ses membres ne quittèrent la ville que lorsqu’ils y furent contraints. Dès lors, c’est l’analyse de cet attachement à Cadix, de la part d’individus supposés rationnels et prompts à la mobilité, qui a retenu notre attention dans les deux derniers chapitres. Le quatrième détaille les stratégies d’adaptation et de contournement du blocus britannique que mirent en œuvre les marchands français de la ville et propose une appréciation critique de leur succès, tandis que le cinquième s’interroge sur l’enracinement local des marchands français et sur leur niveau d’intégration à la société andalouse, se demandant si leur choix de rester sur place ne résidait finalement pas avant toute chose dans l’attachement à la vie qu’ils y avaient construite. Ce faisant, il invite à repenser le rapport qu’entretenaient les négociants avec leur milieu – la place – et livre ainsi une clé essentielle à la compréhension de la trajectoire que suivirent ces centaines de marchands français qui restèrent à Cadix envers et contre tout.
Notes de bas de page
1 Trivellato, 2003, p. 581.
2 La bibliographie récente sur le sujet est considérable. Nous nous bornerons donc à mentionner les seuls travaux qui ont été menés au cours des deux dernières décennies et à la suite de l’étude pionnière de Bustos Rodríguez, 1995, sur les nations britannique, flamande, germanique et génoise de Cadix : Lario de Oñate, 2000 ; Crespo Solana, 2001 ; Weber, 2004 ; Brilli, inédite.
3 Girard, 1932.
4 Dornic, 1954.
5 Ozanam, 1968.
6 Carrière, 1970.
7 Zylberberg, 1993.
8 Il faut mentionner ici la remarquable thèse de Chamboredon (inédite) consacrée à la maison Gilly-Fornier, celle plus récente de Le Gouic (2011) qui aborde le cas des compagnies lyonnaises de la ville et, enfin, celle plus ancienne de Lespagnol (1996), qui évoque les maisons fondées en Andalousie par les négociants malouins. Par ailleurs, divers mémoires de maîtrise ou de master ont également été soutenus sur le sujet ; Blanc, inédit ; Eouzeou, inédit ; Lupo, inédit.
9 Pétré-Grenouilleau, 1997 ; Marzagalli, 1999 ; Verley, 1997.
10 Bergeron, 1999 ; Hirsch, 1991 ; Chassagne, 1991 ; Gayot, 1998.
11 Bernal Rodriguez, 1987 ; Lamikiz, 2010.
12 Herzog, 2006.
13 Brilli, inédite ; Recio Morales, 2012 ; Carrino, Salvemini, 2006.
14 Rambert, 1959 ; Zylberberg, 1993 ; Recio Morales, 2012.
15 Sur les usages en histoire économique des notions d’« encastrement » et de « désencastrement » d’abord définies par Polanyi, 1944 et Granovetter, 1985, voir Verley, Mayaud, 2001 et Margairaz, Minard, 2006.
16 Bartolomei, inédite.
17 García-Baquero Gónzalez, 1972 ; Morineau, 1984 ; Fisher, 1993 ; Bustos Rodriguez, 2005 ; Torrejón Chaves, 2002 ; Sánchez Albornoz, 1970.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les archevêques de Mayence et la présence espagnole dans le Saint-Empire
(xvie-xviie siècle)
Étienne Bourdeu
2016
Hibera in terra miles
Les armées romaines et la conquête de l'Hispanie sous la république (218-45 av. J.-C.)
François Cadiou
2008
Au nom du roi
Pratique diplomatique et pouvoir durant le règne de Jacques II d'Aragon (1291-1327)
Stéphane Péquignot
2009
Le spectre du jacobinisme
L'expérience constitutionnelle française et le premier libéralisme espagnol
Jean-Baptiste Busaall
2012
Imperator Hispaniae
Les idéologies impériales dans le royaume de León (ixe-xiie siècles)
Hélène Sirantoine
2013
Société minière et monde métis
Le centre-nord de la Nouvelle Espagne au xviiie siècle
Soizic Croguennec
2015