Chapitre xix
En finir avec 1888
D’abord dégager le terrain
p. 299-307
Texte intégral
1Ce chapitre, comme le précédent et comme celui qui suit, s’inscrit dans une présentation annuelle. Comment une démarche historienne peut-elle se transformer en chronique de l’effilochage d’un conflit ? J’ai moi-même été sensible à l’ironie de la posture. J’ai renoncé à y échapper, pour une raison simple : le séquençage par année est fidèle à la stratégie des acteurs, et d’abord des compagnies minières, et il leur est imposé par la logique même du décret. Chaque 1er janvier marque théoriquement une étape de sa mise en œuvre, depuis la première réduction des calcinations au 1er janvier 1889 jusqu’à leur disparition complète deux ans plus tard. L’année 1889 devrait être celle de la première réduction, et 1890 la dernière année pendant laquelle les populations auraient à subir les fumées soufrées. La dernière année avant le retour à la vie.
2À la fin de 1888, les villages de la faja pirítica ne le savent pas encore, ou ne veulent pas encore le croire : en dépit du décret du 29 février 1888, si douloureusement obtenu, leur combat contre les calcinations est loin d’être gagné. Le décret a désarmé juridiquement les municipalités et démobilisé les populations : après tant de morts, pourquoi se battre encore alors qu’on a gagné ? Dans le camp d’en face, celui des entreprises, la position est exactement inverse. Le 4 février est lu positivement, comme une affirmation de force et de solidarité entre les compagnies et l’État face à des revendications intolérables. Le décret du 29 n’a été qu’un passage obligé au service de deux fonctions : apaiser les tensions locales, affirmer le sens des responsabilités du gouvernement aux yeux de l’opinion nationale. Il leur reste à bloquer l’entrée en vigueur du décret, à reprendre le contrôle des leviers de pouvoir, à réoccuper l’espace public de la parole, avec un seul but : effacer Albareda de la mémoire minière.
3Le début de l’année 1889 est donc un moment de vérité : soit le gouvernement, avec un ministre de la Gobernación récemment nommé, mais avec la même majorité et le même président du Conseil, poursuit l’application du décret, avec toute la vigilance et la fermeté exigées par l’attitude des compagnies, soit c’est le retour à 1887. Ce serait une régression, qui affecterait la situation de terrain — le sort des cultures et la vie des habitants — et aussi le droit, c’est-à-dire le décret lui-même. Pour les entreprises, celui-ci présente l’avantage de bloquer les initiatives communales, mais il laisse planer une menace forte, celle de son application. Le retour en arrière ne peut être complet qu’avec son abrogation. Si tel devait être le cas, compte tenu de la démobilisation des populations, ce n’est pas d’un retour à 1887 qu’il faudrait parler, mais d’une remontée dans le temps beaucoup plus ample, à des années antérieures, à 1886, voire même à 1880.
I. — 4 février 1889 : « Dans le plus grand calme »
4Les calcinations n’avaient pas disparu, ni même diminué en 1888, mais les protestations avaient été étouffées dans l’attente des premiers résultats du décret. L’attente, revigorée par une promesse, puis la déception : tout est dit dans ce télégramme, adressé le 23 janvier au ministre de la Gobernación par l’alcalde de El Berrocal, petit village rural à 20 kilomètres au sud de Riotinto, donc exposé aux fumées toxiques par vent du nord :
Enthousiasme produit par la décision du gouvernement confirmant la validité du décret sur les fumées va tiédissant chez les habitants d’ici, parce qu’ils voient que les entreprises ne la respectent pas. Couvertures de Rio Tinto les 20, 21 et 22 ont détruit jardins et cultures. Ces propriétaires viennent en manifestation pacifique me demander de vous le faire savoir1.
5Survivance des deux années précédentes, le maire s’adresse directement au ministre en court-circuitant le gouverneur. La seule information que celui-ci donne au ministre est que les compagnies assurent s’inscrire dans les bornes fixées par le décret. Mais il ajoute : « Impossible de vérifier si ne vient pas inspection ingénieur des Mines. Sa venue est urgente2. »
6Cela signifie que l’engagement de fin d’année 1888, l’envoi urgent de l’ingénieur des Mines délégué, n’a pas encore été tenu. Au même moment, l’alcalde de Calañas établit des constats analogues — destruction des cultures, absence d’ingénieur pour vérifier l’exécution du décret — et demande la venue rapide de celui-ci. Il retrouve aussi déjà l’esprit revendicatif du village et sa ligne procédurière, non plus par le droit communal, mais désormais, ou plutôt de nouveau, par le droit privé, comme ont commencé ou recommencé à le faire des habitants de El Alosno, selon les propos du regidor síndico lors de la session de novembre évoquée au chapitre précédent. D’où l’exigence que les compagnies, habiles à se dérober, soient contraintes de désigner un représentant devant les actions en justice3. Peut-être parce qu’il a eu directement affaire aux représailles du pouvoir, l’alcalde de Zalamea fait comme celui de El Alosno : il respecte désormais la voie hiérarchique, mais donne les informations les plus alarmantes, que le gouverneur répercute aussitôt au ministre :
L’alcalde de Zalamea me dit que, hier, la couverture de fumées de Rio Tinto fut si terrible que plusieurs ouvriers furent exposés à la mort par asphyxie, l’un d’eux devenant gravement malade. J’envoie des ordres au représentant [de la mine]pour qu’il prenne précautions nécessaires [pour] ouvriers. Si l’inspecteur des Mines ne vient pas rapidement, je vous demande de m’autoriser à utiliser les services d’ingénieurs de la province pour faire des visites d’inspection4.
7La peur de l’accident du travail, c’est-à-dire d’une nouvelle étincelle, a rendu le gouverneur prudent à l’égard des pratiques de la compagnie. Le ministre est sur la même ligne, d’où ses consignes : pour l’incident de Rio Tinto, ouverture d’enquête, éventuellement, dépôt de plainte, et acceptation de l’idée de visites de terrain confiées à des ingénieurs du district5.
8Zalamea, Calañas, El Berrocal : les villages plaignants sont peu nombreux, mais leur faible nombre comme leur géographie sont significatifs. La protestation ne peut plus être imputée à un mouvement organisé par la Liga : ce sont de vrais préjudices, de la part de communautés paysannes qui redécouvrent les dommages d’après semailles. Pas question donc de disqualifier les récriminations, ni surtout d’en méconnaître la date : elles interviennent quelques jours avant le premier anniversaire du massacre. Les représentants de l’État sont sur les dents, d’autant plus que la presse d’opposition a attisé les braises, que des appels à la grève et à la manifestation ont été lancés aux ouvriers pour le 4 février. Or, divine surprise, il ne se passe rien, sinon, à l’initiative des notables locaux, un office religieux pour les morts à Zalamea. Dès le lendemain, le gouverneur tire un bilan soulagé de la journée :
Comme j’ai eu l’honneur de vous le faire savoir, dans mon télégramme de cette nuit, l’anniversaire des événements de Riotinto s’est passé dans ce village sans les grèves ni la manifestation projetées par les ouvriers, et sans altération de l’ordre dans les travaux de la mine. C’est au village voisin de Zalamea qu’a eu lieu une messe présidée par les autorités, dans le plus grand calme et en toute tranquillité, et sans que les habitants abandonnent leurs occupations habituelles. Compte tenu de ce résultat louable, et du rétablissement de la tranquillité d’une manière parfaite et absolue en dépit des incitations, du souvenir des événements sanglants du 4 février 1888, venant de la presse d’opposition, les précautions prises sous mon autorité ont pris fin et, dès cet après-midi, les forces de la Garde civile regagnent leurs postes respectifs.
Je supprime à partir d’aujourd’hui les télégrammes sur ces incidents, sans exclure de les rétablir s’il y avait malheureusement un motif pour cela6.
9La compagnie s’est bien gardée d’accorder un jour chômé pour cet anniversaire de deuil. Bien au contraire, le travail à la mine et aux champs devient un signe d’ordre, d’achèvement d’une reprise en main qui s’est appuyée sur tous les leviers : l’armée, la Garde civile, mais aussi l’emploi dans l’entreprise. Faire semblant d’oublier et surtout se taire pour garder son travail. Le 4 février 1889 ou l’autre enfouissement del año de los tiros.
II. — « La lutte devient donc féroce » : un dernier adversaire, Ordóñez Rincón et la Liga
10Le gouverneur tient parole : au cours des mois suivants, il n’envoie plus aucun document relatif aux calcinations. Les plaintes adressées directement au ministre se font rares. Les calcinations n’ont pourtant pas disparu, ni même peut-être faibli. La Liga de Calañas affirme qu’elles demeurent toujours ravageuses :
Ce comité de la Ligue contre les calcinations, interprète fidèle des habitants d’ici, remplit un devoir obligatoire en vous affirmant que le décret n’est toujours pas respecté par les compagnies minières et que leurs calcinations augmentent selon une progression si terrifiante que la vie devient impossible dans cette ville de Calañas si vous n’apportez pas un remède rapide et efficace à cet abus inqualifiable7.
11Pionnier de la lutte contre les calcinations, Calañas n’est pas la dernière victime, mais bien le dernier bastion de la lutte villageoise contre les compagnies. À ceci près que ce n’est plus la municipalité qui proteste, mais la Liga. C’est elle l’ultime adversaire à abattre pour les compagnies, et aussi pour le gouverneur. L’enjeu : un contournement du décret « Albareda » par l’indemnisation des préjudices. Officiellement, c’est une initiative des compagnies, mais leur courrier d’envoi du projet au gouverneur, daté du 18 mai 1889, ne laisse aucun doute : elles répondent à une sollicitation de celui-ci et donc du ministre8. C’est un retour à la logique de la fin des années 1870 : reconnaissance des dommages aux cultures dans le cadre d’un zonage des terres et d’une classification des dommages, absence de toute référence aux atteintes à la santé publique9. Au gouverneur de le faire accepter par les victimes. La mobilisation villageoise a faibli, mais reste la Liga. Dès le 21, le gouverneur adresse un courrier significatif à Ordóñez Rincón :
J’ai le plaisir de vous remettre un exemplaire du projet de base pour l’accord de paiement des indemnisations aux villages pour les dommages causés par les compagnies minières, afin de sortir de la situation anormale que leurs incidents produisent entre les villages et les compagnies, et afin d’éviter ce qui se produisait jusqu’ici. Ces propositions, issues du souhait que m’ont exprimé les villages, leur seront adressées pour voir d’abord s’ils les acceptent. En cas de réponse affirmative, je convoquerai une réunion mixte d’agriculteurs et des compagnies pour développer et faire approuver les bases de l’accord définitif. Souhaitant personnellement connaître l’opinion de tous et principalement la vôtre, je vous serais très obligé de bien vouloir avoir la bonté de m’éclairer sur ce projet et son développement, de votre opinion pour moi savante et pratique10.
12Le propos se veut habile : pas de mention de l’origine du texte, volonté de conciliation affichée, propos flatteurs à l’égard du destinataire. C’est aussi une reconnaissance du pouvoir d’influence de Ordóñez Rincón. De fait, celui-ci conserve la maîtrise de la Liga et un réseau puissant parmi les caciques de l’intérieur. Il peut s’appuyer aussi sur le journal qui a porté sa voix depuis 1886 : El Reformista. Néanmoins, les temps sont durs pour celui-ci. La dissidence réformiste est en perte de vitesse et les compagnies comme le gouverneur s’acharnent à faire taire ce gêneur. Les lettres envoyées à Ordóñez Rincón par le directeur du journal, Pascual González Campos, témoignent de ses problèmes, de ses angoisses, ainsi que des solutions envisagées. La première difficulté pourrait être surmontée par le passage à une stricte neutralité entre les partis, à une forme de dépolitisation illustrée par un changement de nom, avec une proposition : Diario de Huelva11. Le problème majeur est le cordon sanitaire édifié par les compagnies autour du journal : les imprimeries de la ville refusent désormais de sortir la publication. La seule issue, tentée par le directeur, est l’achat d’une machine que son manque de ressources et les insuffisances d’appui familial l’empêchent de financer. D’où des appels, de moins en moins discrets, adressés à Ordóñez Rincón, en échange notamment d’une loyauté sans faille pour servir son audience provinciale. C’est ce qu’il écrit encore à la mi-juin, après avoir évoqué sa ruine et son déshonneur :
En dépit de son nom, El Reformista ne fait pas de politique déterminée : il est régional et, bien que j’ignore vos aspirations personnelles pour l’avenir, l’existence de ce périodique pourra vous aider un jour à posséder de manière inconditionnelle une publication réelle, jouissant de crédit et de popularité dans la région, qui serait à votre entière disposition12.
13En guise de réponse au gouverneur, Ordóñez Rincón convoque une réunion de tous les villages concernés. González Campos parvient à assurer l’impression de l’invitation13. L’initiative met le gouverneur en fureur : il transmet la convocation à Madrid et adresse sa propre circulaire aux maires pour les dissuader d’envoyer des représentants14. Enfin, il avertit Ordóñez Rincón qu’il interdira la réunion, si celui-ci s’obstine à la tenir. Conclusion de González Campos : « La lutte devient donc féroce15. » De fait, la mobilisation s’avère plus difficile que prévu. Certaines mairies échappent aux amis d’Ordóñez Rincón, par exemple celle d’Alajar16. Par ailleurs, plusieurs caciques de la Liga refusent d’être convoqués par une circulaire signée par lui seul et l’un d’eux veut prendre la direction du mouvement. Serrano Lancha le dit sans détour à son gendre : « D. Narciso veut reprendre l’étendard de la question des fumées, en prenant les rênes de l’affaire, chose qui ne convient pas à la question elle-même, et laquelle je crois que nous ne devons pas nous-mêmes consentir17. » C’en est fini de l’unité sans faille, pourtant plus que jamais nécessaire. La guerre contre les fumées se transforme en combat de caciques. En fait, les tensions internes n’ont jamais manqué, mais la dynamique du combat les avait reléguées au second plan. Ce n’est plus le cas : avant de jouer collectif, chaque clan, y compris celui de Serrano Lancha, pense à ses propres intérêts, politiques et financiers, avec en sous-main les manœuvres des compagnies. Pascual González Campos avait prévenu : « ce serait donner un triste spectacle, qui serait exploité par les entreprises, de montrer au grand jour une divergence d’intentions entre les hommes les plus importants qui portent l’étendard de “à bas les calcinations”18 ».
14L’avertissement reste vain : la convocation est un échec, que n’explique pas seulement l’opposition du gouverneur19. Au lieu d’être consacrées aux actions contre les compagnies, les réflexions portent désormais sur les conditions de lancement d’une nouvelle convocation, forcément cosignée pour éviter un second faux pas20. En arrière-plan, sans nul doute un affaiblissement politique d’Ordóñez Rincón, donc une réussite conjuguée des compagnies et du pouvoir. Une nouvelle réunion est convoquée à Valverde à la mi-juillet. Après consultation du ministre, le gouverneur, De la Palma, laisse la réunion se tenir, non sans avoir secrètement rassemblé trente gardes civils21. Mais il le sait : pure survivance de temps pas très anciens, la précaution est inutile, tant les conditions ont changé, y compris en quelques semaines.
III. — Préparer l’abrogation du décret
Une urgence : en finir avec l’évaluation de Jacobo Rubio
15Le 1er janvier 1889, le gouverneur communique aux compagnies la décision ministérielle d’application immédiate du décret, donc de réduction d’un quart des tonnages calcinés. Rio Tinto fait donc de cette décision une cible juridique immédiate et, le 27 mars, introduit contre elle un recours contencioso administrativo. En attendant la solution finale, l’abrogation du décret, il s’agit d’abord de ne pas l’appliquer. La démarche aboutit à un premier succès : le 29 mai, le ministre de la Gobernación promulgue une R. O. stipulant qu’un ingénieur des Mines, membre de la plus haute instance, la Junta consultiva de minería, sera désigné pour une nouvelle expertise à Rio Tinto « afin que, après avoir pris connaissance de son rapport, il soit possible de prendre une résolution dûment éclairée22 ». Ce qui est une manière de disqualifier le travail réalisé par Jacobo Rubio.
16Pascual González Campos est au bord de la ruine, mais reste un journaliste bien informé et lucide. Son courrier du 11 juin le montre une nouvelle fois :
L’élément officiel ayant emprunté ouvertement le chemin favorable aux entreprises […] il ne sera pas étonnant qu’à brève échéance, le décret « Albareda » soit révisé ou même abrogé : à travers leurs organes, les compagnies préparent l’opinion et le terrain à cette fin. Le gouvernement, c’est-à-dire ses membres, est de leur côté. À notre crédit, nous avons la loi en vigueur : il faut donc lutter avec acharnement pour que ne disparaisse pas le fruit d’autant de sacrifices qu’a coûtés la concession obtenue de Albareda. Ce serait la confirmation des soupçons que certains avaient eus alors : ils pensaient que ce qui avait été donné était une manœuvre dilatoire pour faire taire l’effervescence du moment, et pour obtenir ou exploiter la première occasion de retrouver l’ordre antérieur des choses. La conduite des compagnies, leurs vantardises et l’appui qu’elles reçoivent des autorités : tout cela semble confirmer que les soupçonneux voyaient juste23.
17Collusion gouvernement–compagnies pour l’abrogation du décret « Albareda », relecture ravageuse de la fonction de ce texte, qui donne pleinement raison à ses détracteurs précoces, notamment à Calañas : le directeur de El Reformista a tout compris. Trois jours plus tard, sans doute parce qu’il a appris la décision du 29 mai, il récidive : « Ceci démontre ce que je viens de dire et ce que m’écrit mon agent à Madrid. Les entreprises possèdent des influences de toute nature et elles s’emploient à l’abrogation du décret “Albareda”24. » La Revista Minera peut ironiser sans difficulté à propos de cette nouvelle mission sur le terrain25. Elle est en effet techniquement absurde : il s’agit d’évaluer une situation ancienne d’un an et désormais impossible à observer puisque, par leur nature même, les teleras ne durent que quelques mois. Peu importe le ridicule, seul compte le résultat : Rio Tinto et, derrière elle, les autres compagnies n’ont plus, dans l’immédiat, à se préoccuper de la réduction des calcinations. Elles peuvent se concentrer sur l’objectif majeur : l’abrogation même du décret.
IV. — Le Conseil d’État ouvre la voie
18Pour les compagnies, c’est le temps des bonnes nouvelles. Une annexe de la session des Cortes du 4 juillet 1889 donne le contenu du rapport du Conseil d’État sur le décret dit « Albareda », objet de recours de la part de Rio Tinto depuis le 29 juin 1888, suivie par plusieurs autres compagnies au cours des mois de juillet et août26. Le décalage chronologique de presque six mois entre le moment de la rédaction, début janvier, et sa publication, peut s’expliquer par la lourdeur de la procédure, mais aussi par le souci de ne pas introduire de facteur de trouble pendant la date anniversaire du massacre. Il n’est d’ailleurs pas impossible que Rio Tinto ait eu bien plus tôt la teneur du rapport, mais ait respecté une entière discrétion. Selon le Conseil d’État, le décret aurait été pris sans une instruction préalable suffisante et, sans en suspendre l’application, il propose en ce sens diverses initiatives que le gouvernement assure avoir déjà mises en œuvre27.
19Le gouvernement ouvre ainsi lui-même la voie à une réécriture de la législation sur les calcinations. Les démarches déjà engagées se poursuivent. Ainsi, le 7 novembre 1889, l’un des avocats madrilènes de Rio Tinto, Gabriel Rodríguez, adresse au tribunal un mémoire de plus de 150 pages traitant conjointement de deux recours, celui de juin 1888 contre le décret et celui du 27 mars 1889 contre la R. O. du 1er janvier de cette année-là. La démarche juridique, éventuellement même judiciaire, se poursuit, mais elle n’est plus la seule, ni même peut-être la principale. La bataille n’a jamais cessé d’être politique, mais elle le redevient ouvertement.
V. — Une bonne année pour les vainqueurs
20La lucidité des vaincus — et d’abord de El Reformista — n’y a rien changé : 1889 est une bonne année pour le pouvoir, une bonne année pour les compagnies. L’ordre règne dans la sierra comme dans l’Andévalo. Les efforts conjugués du gouverneur et des compagnies ont abouti à diviser puis marginaliser la Liga. En résumé, le terrain a été repris en main. Les compagnies ont bien avancé aussi à Madrid, sur les deux problèmes en suspens. Le plus urgent était l’évaluation de Jacobo Rubio, ce vieil ingénieur incontrôlable qui n’avait pas su faire preuve de la complaisance habituelle de ses collègues. Mieux encadrée, la nouvelle expertise sera sans nul doute plus sensible à ces incarnations du progrès que sont les grandes compagnies britanniques. Reste le décret. Certes, il est toujours en vigueur, les calcinations auraient dû diminuer d’un quart, mais les villageois, désormais juridiquement désarmés, n’ont observé aucun fléchissement de la pollution. Promptes à faire valoir leurs mérites, les compagnies elles-mêmes n’évoquent à aucun moment la moindre réduction de leurs émissions.
21Leur coup de force latent n’est jamais dénoncé par le pouvoir, mais il ne saurait s’éterniser puisque, dans un an, à la fin de 1890, les teleras devraient avoir disparu. De simple anomalie, justifiable par l’accumulation des recours, l’écart entre le légal et le réel deviendrait scandale. Rio Tinto et les autres compagnies n’ont pas négligé ce front. Le Conseil d’État, suivi quelques mois plus tard par le gouvernement, a ouvert la voie à une révision du décret « Albareda ». L’entreprise de démolition est désormais possible, mais il reste à la mener à son terme : l’abrogation ou tout au moins la suspension du décret. Elle suppose donc, de la part des compagnies, une campagne forcément rapide, intense, sur tous les fronts possibles. La décision relève désormais de Madrid, mais tous les arguments sont bons, tous les leviers peuvent être utiles, y compris celui d’un terrain local qui a cessé d’être une menace.
Notes de bas de page
1 AHN, Interior, série A, 60, 1, 1, télégramme de l’alcalde de El Berrocal au ministre de la Gobernación, 23 janvier 1889.
2 Ibid., télégramme du gouverneur au ministre de la Gobernación, 25 janvier 1889.
3 « Je viens de recevoir une nombreuse manifestation d’agriculteurs se plaignant de l’abus des compagnies minières dans les calcinations de minerais qui maintiennent brûlés les champs ensemencés. Ils demandent que les entreprises se présentent pour des réclamations judicaires substantielles au sujet des indemnisations. Esprits très exaltés du fait de la perte de la récolte. Sur décision de la municipalité, j’adresse le présent [télégramme] à Votre Excellence en le suppliant de nommer un ingénieur […] et d’obliger les compagnies à désigner un représentant judiciaire dans le district pour […] demandes judiciaires. El Alcalde Rafael Barranco » (ibid., télégramme de l’alcalde Calañas au ministre de la Gobernación).
4 Ibid., télégramme du gouverneur au ministre de la Gobernación, 30 janvier 1889.
5 Ibid., télégramme du ministre de la Gobernación au gouverneur de Huelva, 31 janvier 1889.
6 Ibid., lettre du gouverneur Manuel de la Palma au ministre de la Gobernación, Huelva, 5 février 1889. Original en annexe VIII.1.
7 « Liga contra calcinaciones al Ministro Gobernación », signé « Presidente Cristóbal Romero Rico, vocales Bartolomé Tejero, Antonio Arenas, Rafael Álamo, Fernando Barranco, Secretario Pedro Romero » (ibid., télégramme du 6 août 1889).
8 Voir AFRT, 100, D, 7, « Propuesta al Sr Gobernador. Bases preliminares para la indemnización de daños » et AHN, Diversos, títulos, Familias, Fondo Botella, leg. 3189, doc. 20.
9 Le projet de règlement a été élaboré par les représentants des compagnies suivantes : Rio Tinto, Tharsis, Alosno, Sotiel Coronada, Compañía das minas de Huelva, Bede Metal and Chemical, San Miguel.
10 AOR, lettre du 21 mai 1889.
11 Ibid., lettre du 28 avril 1889.
12 Ibid., lettre du 14 juin 1889.
13 Ibid., lettre du 6 juin 1889.
14 Ibid., lettre du 8 juin 1889.
15 Ibid.
16 Un propriétaire du village, Cristóbal Pérez, avertit Ordóñez Rincón qu’il ne peut agir désormais qu’à titre privé. Ibid., lettre du 5 juin 1889.
17 Ibid., lettre du 22 juin 1889. Le personnage auquel fait allusion Serrano Lancha est Narciso García Castañeda, conservateur passé dans le camp des « Romeristas » (Peña Guerrero, 1998, pp. 152, 191-192 et 211).
18 AOR, lettre de Pascual González, 6 juin 1889.
19 Ibid., lettre de Pascual González, 11 juin 1889.
20 Ibid., lettre de Pascual González, 26 juin 1889.
21 AHN, Interior, série A, 60, 1, 1, télégramme du gouverneur au ministre de la Gobernación, 11 juillet 1889.
22 Compañía de Rio Tinto, Los humos de Huelva, p. 13.
23 AOR, lettre de Pascual González, 11 juin 1889. La première phrase est soulignée dans l’original, ainsi que le terme « larga ».
24 Ibid., lettre de Pascual González, 14 juin 1889. Il attribue, à tort, la décision au Tribunal suprême. La dernière phrase est soulignée dans l’original.
25 « Comisión a Rio Tinto », Revista Minera, 24 juin 1889, pp. 189-190.
26 Tharsis le 1er juillet, El Alosno et El Buitrón le 23 août 1888 (AFRT, 100, D, 7).
27 Compañía de Rio Tinto, Los humos de Huelva, p. 14.
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