Chapitre xvi
« Les victimes seront oubliées »
p. 257-268
Texte intégral
1Au terme de la description du massacre, je m’interrogeais sur l’issue de l’entreprise d’étouffement engagée, dès que les fusils eurent fait silence, par l’ensemble des autorités publiques avec la complicité active de la compagnie britannique. Au-delà de tout aspect moral, l’entreprise paraissait hasardeuse : comment occulter, ou tout au moins marginaliser ce qui était, ce qui est resté, à l’échelle européenne, le plus grand massacre ouvrier en dehors des périodes de troubles majeurs et notamment de guerre civile. En Espagne même, l’octobre asturien de 1934 et deux ans après le soulèvement militaire franquiste ont franchi d’autres paliers dans l’horreur, mais les circonstances en étaient radicalement différentes : le 4 février 1888 à Riotinto n’a rien d’une insurrection, ni d’une riposte à un soulèvement. C’est simplement la revendication d’un droit, et même la simple affirmation d’une victoire juridique. J’énumérais les trois espaces ou vecteurs qui pouvaient permettre d’échapper à cette entreprise de négation administrative, juridique, mémorielle Ces trois terrains supposés porteurs de résonances amplificatrices et de constructions mémorielles étaient les Cortes, la presse, la rue, autrement dit, pour cette dernière, le mouvement ouvrier et, plus largement, la protestation populaire.
I. — La presse madrilène, loin du terrain, loin de l’émotion
2Les principaux quotidiens madrilènes relaient l’information, depuis le terrain ou les Cortes, sans plus. Ils la relaient sans la produire, faute de correspondants ou d’envoyés spéciaux. Ils ont deux sources principales. D’abord les Cortes : les interventions des députés sont retranscrites parfois intégralement, surtout s’il s’agit de Romero Robledo, et remplissent une double fonction, de débat politique et d’information. El Imparcial, alors en plein essor, pris ici comme exemple, est le plus habile à jouer sur ce double registre1. L’autre source est la presse elle-même, surtout celle de Huelva et Séville. Les journaux se copient entre eux sans se cacher, en citant leurs confrères, comme si toute nouvelle quelque peu originale était un bien rare à exploiter jusqu’à la dernière goutte. En fait, cette pratique illustre le mode de fonctionnement de cette presse, même pour les titres de quelque prestige : faiblesse des ressources, faiblesse numérique des rédactions, composées pour l’essentiel de collaborateurs disposant d’autres sources de revenus, remplissage avec des dépêches d’agence — grâce à l’agence Fabra, le lecteur de la Correspondencia de España est mieux informé sur Saint-Pétersbourg que sur Riotinto —, recours à des correspondants locaux, réguliers ou occasionnels. Des villages perdus au fond de la plus reculée des provinces andalouses ne pouvaient entrer dans un maillage très lâche d’une quête d’information nationale au demeurant peu acharnée. Une troisième source s’ajoute parfois : le témoignage spontané d’un acteur privilégié. González, alcalde de Zalamea, offre ainsi une matière de choix à plusieurs journaux, notamment à El Imparcial. D’autres cas, plus modestes, sont tout aussi précieux : ainsi, le gendre de la victime d’un accident du travail travesti en mort naturelle à Rio Tinto fournit au Baluarte une contribution, peut-être sollicitée, mais remarquée jusque dans l’enceinte des Cortes.
3L’information directe est donc très minoritaire. Seuls des journaux régionaux comptent des correspondants à Riotinto ou Nerva. C’est le cas notamment d’une presse d’opposition régionale dont j’ai déjà souligné la qualité, qu’elle soit partisane de Romero Robledo, avec El Reformista (Huelva) ou El Cronista (Séville), ou républicaine avec La Coalición Republicana à Huelva et le sévillan El Baluarte. Certes, deux directeurs de journaux viennent eux-mêmes à Riotinto mais pour l’un d’eux, Quesada, directeur du madrilène El Día, manifestement à la solde de la compagnie, le voyage n’est qu’un alibi tardif pour justifier plusieurs articles déjà parus, nourris de contrevérités en faveur du gouverneur et contre les manifestants2. Le seul « envoyé spécial » digne de ce nom est Lorenzo Leal, directeur du Baluarte : il s’automissionne depuis Séville et il est présent à Riotinto dès le 8 février3. La distance est modeste, le déplacement peu coûteux, y compris en temps — une journée, soit à cheval directement, soit par le train via Huelva —, mais l’effort est là, et c’est le seul, érigé en exemple par son confrère de La Coalición Republicana4.
4L’accès à l’information est donc très inégal selon la proximité avec l’événement et il a des conséquences majeures dans la relation de celui-ci. Le récit du massacre a fait ressortir la sensibilité, l’implication de la presse locale. J’en fournirai d’autres exemples. Rien de tel dans la presse madrilène : ceux qui rapportent ne sont pas dans l’émotion de l’événement, dans le bruit des salves, dans la vision des morts. Ils copient et de plus, ils mélangent. L’usage des discours des Cortes les conduit en effet à associer l’événement avec le débat politique, un sujet qui, lui, leur est familier. Les articles rapportent les propos de Romero Robledo au moins autant pour sa dissidence que pour sa dénonciation des faits. Les titres sur le massacre sont un révélateur du décalage entre l’horreur des faits et leur traduction madrilène. Ainsi El Imparcial, fleuron de la presse madrilène, parle, le 9 février, de « Lo de Riotinto », le 12 et le 22, de « Los sucesos de Riotinto », mais au milieu, le 20, le massacre a déjà été occulté au profit du retour au débat sur le fond : « La cuestión de los humos ». Ces mots neutres, plats, médiocres eu égard à leur objet, ne visent nullement à susciter l’émotion, encore moins l’indignation ou la mobilisation. Le texte est fidèle à la lettre de sa principale source, les discours de Romero Robledo, mais les titres en trahissent le ton et l’esprit.
II. — « ¡Asesinos! » : le titre de El Socialista comme masque du vide
5Avec la Catalogne industrielle, l’Andalousie est l’autre terre d’élection de l’anarchisme. L’écho du massacre dans les milieux populaires devrait donc être cherché d’abord dans la presse anarchiste, ácrata. Je n’ai pu malheureusement retrouver aucune des deux publications les plus importantes, ni El Socialismo, bimensuel lancé en 1886 à Cadix par Fermín Salvochea, ni le journal catalan El Productor, né en 1887 avant de s’éteindre en 18935, auquel aurait contribué Maximiliano Tornet. La lacune est sans doute moins sensible qu’on ne pourrait le penser. Ce ne sont guère des journaux d’information, mais plutôt des organes de diffusion de l’idéal libertaire, nourris de traductions d’articles étrangers, comme l’indique le sous-titre de El Socialismo : Eco de la prensa universal. Porté de fait par le seul Salvochea, il disparaît dès 18916.
6L’unique indicateur accessible de la sensibilité ouvrière est donc la presse socialiste, alors même que le PSOE est à l’époque très peu présent dans l’ensemble de l’Andalousie. Néanmoins, le constat de platitude ou d’indifférence formulé à propos de El Imparcial ne saurait s’appliquer à El Socialista. Créé en mars 1886 comme organe du parti socialiste ouvrier espagnol lui-même fondé en 1879 avant d’être légalisé en 1881, l’hebdomadaire n’en est alors qu’à sa deuxième année d’existence : le premier numéro à parler du massacre, paru le 10 février, en est le numéro 101. D’emblée, le journal tape fort et juste : un article de première page en colonne de gauche, avec un titre en forme d’accusation : « ¡Asesinos! » Le contenu est d’abord à la hauteur, en termes d’information et aussi de ton pour une publication ouvrière :
Les chiens de garde de la classe privilégiée, représentés par un gouverneur de province et un lieutenant-colonel de l’armée, ont bassement et lâchement assassiné à Riotinto une foule de fils du travail, au moins une trentaine, qui, en union avec des milliers de leurs compagnons, et de manière pacifique, réclamaient de très modestes améliorations7.
7Les informations qui suivent sont correctes et l’article paraît s’achever sur un appel à la mobilisation :
Travailleurs : ceux qui, bassement assassinés, viennent de tomber à Riotinto pour ne plus jamais se lever, étaient vos compagnons de travail, vos amis, vos frères. Le sang versé là-bas est votre propre sang. Les os brisés et réduits en miettes sont vos propres os. Par conséquent, pour empêcher que cela vienne à se répéter, et pour venger aussi la terrible blessure que l’on vient de vous porter, unissez-vous, formez des bataillons serrés, préparez-vous bien pour lutter contre vos tyrans, et quand vous serez prêts, lancez-vous résolument à la conquête de votre émancipation économique, en écartant du milieu du chemin, par le fer ou par le feu, le plus efficace qui soit, les assassins rémunérés qui s’opposent à votre marche8.
8Phrases fortes, belle rhétorique prolétarienne, mais précisément, ce ne sont que des mots. Aucun appel concret, ni à manifester au cœur de la capitale, ni à exprimer cette fameuse solidarité prolétarienne par un don, par un secours à des familles ouvrières en détresse, alors que, le même 10 février, il lance une souscription en faveur des ouvriers chapeliers de Séville9. Rien, sinon une instrumentalisation du massacre au profit de la lutte des classes : les morts, anarchistes ou autres, de Riotinto, servent à créer ou fortifier une indignation, une conscience de classe. À la différence du pouvoir, El Socialista ne cache pas les corps : au contraire, il les exhibe à travers des mots, comme un étendard révolutionnaire qui oublie la douleur et la misère des survivants. Nul cynisme pourtant : simplement, le militantisme ouvrier du temps sait soutenir des luttes beaucoup mieux que secourir des victimes et, plus généralement, ce discours sur le massacre est un aveu de faiblesse et d’absence. Le mouvement socialiste est trop faible pour prétendre jouer, si peu que ce soit, le contre-pouvoir ; il peut tout au plus essayer de se nourrir de l’indignation ouvrière. Il est surtout très inégalement distribué à travers le pays. Les correspondances reçues au cours du même mois de février font ressortir des points d’ancrage significatifs, en sus de Madrid, à Barcelone, Santander et surtout Bilbao, perçue par le journal comme l’emblème de l’activité minière du pays. Pour l’Andalousie, un correspondant apparaît à Malaga, l’année suivante, mais le journal ne paraît compter sur aucune présence dans le bassin des pyrites. La seule information originale qu’il donne au cours de ces semaines provient de Alcalá de los Gazules, gros bourg rural de la province de Cadix, où, selon le mot même du journal, les socialistes disposent de plusieurs « coreligionnaires ». C’est l’un d’eux qui informe le journal que beaucoup de villages andalous auraient perdu un ou plusieurs de leurs enfants dans la tuerie. Pour Alcalá de los Gazules, des quatre ouvriers issus du village partis travailler à Riotinto, deux sont morts et un troisième blessé10. Pour le récit même du massacre, comme la presse bourgeoise, El Socialista s’en remet à d’autres sources. Il reprend des journaux de Huelva ou Séville, la República, La Coalición Republicana, El Cronista11. Pire encore : alors même qu’il dénonce l’exploitation politicienne du massacre par « un partido o semi-partido burgués — el reformista — », il rapporte longuement le discours de Romero Robledo le 17 février aux Cortes, avec le souci « que soit parfaitement prouvé qu’une saignée horrible a été commise lâchement chez nos frères les travailleurs de Rio Tinto12 ». Le discours d’un ancien ministre répresseur dans une enceinte du pouvoir bourgeois comme récit digne de foi de l’horreur d’un massacre ! Romero Robledo n’aurait sûrement pas espéré pareille reconnaissance de son incarnation de la voix du peuple ! La comparaison avec le cas de Fourmies est, une fois de plus, révélatrice : le massacre du 1er mai 1891 provoque l’élection comme député à Lille, quelques mois après, du socialiste Paul Lafargue, le propre gendre de Marx13 !
9Diamétralement opposés dans le ton, El Imparcial et El Socialista partagent en fait les mêmes sources d’information, presse locale et Cortes. La dépendance envers le débat politique se retrouve aussi, dans les deux cas, dans les bornes chronologiques des articles. Le massacre pénètre immédiatement aux Cortes, dès le 6 février, mais il en disparaît aussi très vite : il est de fait définitivement clos par la séance du 22. La presse madrilène ne va pas au-delà : El Imparcial s’arrête dès le 22 tandis que l’hebdomadaire El Socialista poursuit jusqu’au 24. Les Cortes ne sont pas seulement ce théâtre, souvent dénoncé, de figurants d’une pseudo-démocratie parlementaire, ce haut lieu de l’affrontement et surtout des connivences des élites espagnoles de toute nature : elles sont aussi référence d’expression, espace sans équivalent pour dire et contenir les maux du pays, chambre d’écho qui répercute et contient encore — pour combien de temps ? — les composantes de la crise nationale.
III. — Le 4 février et la conscience nationale : le peuple aux portes des Cortes, aux portes de la mémoire
10Le massacre cesse d’être d’actualité moins de trois semaines après l’événement. Pourtant, rien n’a changé, ou si peu : la dénonciation de l’ampleur de la tuerie et de la disparition des corps n’a déclenché aucune enquête ; le gouverneur n’a pas été sanctionné et demeure même en fonction ; le contrôle local des ouvriers et de l’ensemble de la population a été renforcé. Le débat n’a même pas servi à sauver ce qui pouvait l’être, les droits des survivants, la mémoire des morts. Seule peut-être la presse d’opposition, réformiste ou républicaine, a pu tirer quelque profit de la dénonciation des mesures de censure ou de rétorsion, et encore… Il n’y a eu ni campagne de presse ni mobilisation populaire.
11La seule tribune nationale où se sont exprimées l’émotion, l’indignation, la dénonciation, a été celle des Cortes. Encore faut-il bien en percevoir les limites. La majorité libérale n’a jamais été menacée, faisant preuve d’une stabilité que les remous internes du parti libéral n’auraient peut-être pas laissé présager. Cette capacité de résistance au scandale d’État, à l’innommable, a reposé sur trois piliers. Le premier, le plus connu et le plus visible, est strictement lié au système politique de la Restauration, un système d’alternance fondé sur la connivence des partis de gouvernement. La majorité libérale n’avait pas épuisé son turno et il était hors de question, pour les conservateurs, de fragiliser la mécanique simplement parce que l’armée avait eu la gâchette facile dans une province reculée. Romero Robledo avait parfaitement conscience de ce verrou dès le début de sa mise en accusation du ministère et ne se faisait aucune illusion sur l’impact final de ses propos.
12Le second pilier a résidé dans le fait que les compagnies britanniques, et surtout Rio Tinto, étaient déjà présentes dans le jeu politique espagnol, bien plus tôt et bien au-delà de ce que l’on a dit parfois. Rio Tinto disposait d’amis sûrs, parfois stipendiés, chez les libéraux mais aussi chez les conservateurs : Cánovas en est le meilleur exemple. Et la compagnie a profité de la lutte contre les conspirations de Ruiz Zorrilla pour entrer dans le jeu politique. Le concept de « marchandise politique » a été proposé naguère par l’économiste Jesús González à propos de la stratégie de l’Opus Dei à l’égard du franquisme. Pour lui, le desarrollo, autrement dit la croissance sans la démocratie, a permis à l’Opus de vendre son projet à Franco, qui cherchait une solution pour pérenniser la dictature14. Ce concept peut s’appliquer à Rio Tinto : la lutte antizorrilliste lui a permis de se doter, trois quarts de siècle avant l’Opus, d’une marchandise politique : l’appui contre le conspirateur républicain. On ignore les voies de cet appui, mais nul doute que l’entreprise ait apporté des moyens importants, en fonds et en réseaux, notamment à l’étranger, avec des résultats effectifs, dont Thomson a pu se targuer et qui très probablement ont sauvé le gouverneur.
13Le troisième pilier, assez facilement repérable mais rarement mis en évidence, a été l’indifférence au peuple. La classe politique parle au nom du peuple, mais ne s’intéresse guère à lui que pour l’impôt et surtout l’ordre public. Les Cortes sont dominées par les deux partis du turno, mais fonctionnent largement comme un ensemble de coteries, parfois distinctes des partis, alliées ou rivales selon les cas, mais toujours liées par un système de connivences qui exclut ceux qui n’en sont pas. On débat de projets, d’intérêts économiques — on parle encore chemins de fer et de plus en plus protectionnisme —, mais on ne traite pas du quotidien du peuple, de ce petit peuple — el pueblo llano — qui n’a pas encore la parole électorale. En dehors même de celles de Bushell ou Cánovas, plusieurs interventions sur le 4 février témoignent d’une stupéfiante absence de compassion. Cette indifférence explique largement les ricanements de l’assemblée devant certains propos de Romero Robledo, perçus presque comme incongrus dans cette enceinte, et elle aide le système à maintenir le cap, le rumbo, la fiction d’un système parlementaire à l’anglaise avec des alternances indifférentes à l’état réel du pays.
14Pourtant, le débat sur le 4 février a montré que ce troisième pilier, tout en restant solide, a commencé à s’effriter, et cela dès avant l’instauration du suffrage universel en 1890. La première sape vient du système caciquiste lui-même. Les pratiques clientélaires permettent le contrôle des campagnes, mais impliquent aussi des formes d’attention, volontaires ou contraintes, qui peuvent déboucher sur la prise en compte des intérêts réels des petits paysans. Cette attitude éclaire les choix stratégiques de Serrano Lancha et de son gendre au début des années 1880. C’est aussi le sens profond de la politique municipale de El Alosno : une attention au peuple acceptée en 1877, forcée en décembre 1887. Néanmoins, c’est bien Romero Robledo, le grand cacique d’Antequera, qui personnifie le mieux cette attention « à l’ancienne » envers les milieux populaires ruraux. Il est aux antipodes du mouvement ouvrier, mais il sait que les ouvriers n’étaient pas des rebelles et il est indigné autant par les pratiques du pouvoir que par les morts eux-mêmes. L’autre atteinte à l’indifférence, plus moderne, est celle de Juan Talero. Celui-ci a manifestement pris à cœur ses devoirs envers une circonscription où pourtant il a été parachuté, encasillado, pour une élection dont l’issue ne dépendait guère de son investissement local. Il est tiraillé entre deux fidélités, l’une envers son parti, favorable au maintien des calcinations, et l’autre envers la population des villages dont il a découvert les souffrances et qu’il s’applique à soutenir en dehors de toute relation de clientélisme latifundiaire. Albareda est d’abord assez proche de ce profil : son arrivée au ministère lui fait découvrir une réalité dont il mesure vite le caractère insoutenable, au point de prendre des positions dépourvues de tout calcul politique en faveur des municipalités.
15Pour eux deux, le 4 février est un moment de vérité. Albareda, de moins en moins maître de ses décisions, rentre dans le rang du système du turno, jusqu’à justifier ce qu’il dénonçait, jusqu’à couvrir des crimes. La carrière, habillée en « responsabilité », l’emporte sur la conviction. Talero suit exactement le chemin inverse. Le bon soldat du parti libéral qu’il était encore au début des débats dans ses confrontations avec Romero Robledo, fait place à un croisé de la lutte contre les calcinations. Son parti se résigne, Albareda lui pardonne tout, peut-être parce qu’il envie sa liberté, sûrement parce qu’il sait que c’est la fin. Le 21 avril, deux mois après la fin des débats, des représentants de huit communes affectées par les fumées se rendent au chevet de Juan Talero, alité à Gerena près de Séville. De là ils adressent un télégramme de reconnaissance à Albareda pour le décret du 29 février. Le ministre répond immédiatement et il le fait en s’adressant directement à Juan Talero, en lui demandant de transmettre ses remerciements et surtout en s’enquérant de sa santé. Tout se passe comme si l’occasion lui était donnée de renouer après des semaines de tension larvée. Brève réponse : « Je vous remercie pour votre télégramme. Je vais toujours mal. J’ai transmis votre message aux membres de la commission15. »
16Juan Talero meurt le 20 mai. Il est la seule figure héroïsée issue des événements du 4 février. À la différence de Serrano Lancha, d’Ordóñez Rincón ou de Tornet, il n’est pourtant pas protagoniste direct de la conduite du conflit. Certes, à peine élu député il s’est engagé dans la lutte contre les calcinations et a obtenu la création de la Comisión de humos au premier trimestre 1887, mais Romero Robledo avait commencé le combat dix ans plus tôt et, aux Cortes, il a été un orateur largement plus abondant et plus pugnace que Talero pour dénoncer l’atrocité du massacre et la conduite ignominieuse des autorités. Pourquoi alors ce « privilège » de Talero ? Les réponses les plus évidentes sont qu’il fut élu de la comarca et qu’il mourut peu après la publication du décret, ce dernier point ayant contribué à la légende d’une mort par épuisement, alors qu’il était sans doute affecté d’une maladie incurable. Ces aspects-là sont importants, mais il en est d’autres, qui invitent à s’intéresser aux autres acteurs et aux processus mémoriels.
17Tornet, disparu et transformé en mystère avant que sa trace ne ressurgisse en Argentine, retrouvée plus d’un siècle après, est un mythe sans être un héros : un leader exceptionnellement habile, mais sans image sacrificielle et non reconnu par le mouvement anarchiste qui domine la région. Les autres figures importantes sont brouillées par des représentations « parasites », Serrano Lancha et son gendre par leur position de latifundiaires toujours suspects de desseins personnels, Romero Robledo par son rôle dans le fonctionnement même du turno. Les générations postérieures, historiens compris, ont du mal à accepter la complexité des acteurs, et donc la sincérité et la force d’engagements simultanés qui peuvent dérouter. Oui, Serrano Lancha et Ordóñez Rincón ont été à la fois des latifundiaires et des défenseurs ardents des petits paysans contre les compagnies minières. Oui, Romero Robledo a pratiqué el encasillado, construit des majorités avec tous les ressorts du pouvoir d’État, oui le 4 février lui donne l’occasion de promouvoir son parti réformiste contre le tandem conservateurs / libéraux, mais l’animal politique qu’il était savait bien qu’il ne pouvait déstabiliser le système et il fut le premier, le plus vigoureux et un temps le seul à avoir dénoncé avec force la tuerie, à s’être dressé contre une folie d’État.
IV. — Victimes interdites de mémoire
18Restent les vrais absents, morts sans noms et oubliés de toutes les mémoires, sauf de la mémoire locale. Juan Talero a évité qu’ils ne soient salis, mais seuls Romero Robledo et Pedregal leur ont rendu hommage dans une enceinte où leurs noms et leurs voix étaient alors inaudibles. Des tués sans les rites de la mort, mais aussi des morts sans noms, des morts sans mémoire. Trois ans plus tard, les victimes de la fusillade de Fourmies, dans le Nord de la France, portent toutes des noms, dont plusieurs sont devenus immédiatement emblématiques : Émile Cornaille, 11 ans et sa toupie dans la poche, et surtout Maria Blondeau, la jeune ouvrière de 18 ans à la robe blanche et au bouquet d’aubépine16. À Riotinto, il n’est pas question de laisser s’engager un tel processus : il n’y a pas de martyrs, mais des rebelles matés et quelques victimes collatérales. De manière significative, la liste des treize morts ne comprend que des hommes adultes. Trois femmes et deux enfants en bas âge n’apparaissent que dans la liste des trente-cinq blessés. La distinction peut être jugée dérisoire, puisque tous meurent très probablement, mais elle n’est pas sans importance : il n’est pas question de reconnaître que l’armée a tiré directement sur des faibles sans défense. Ni Anacleta Vázquez, donnant le sein à l’un de ses deux enfants, mortellement blessés eux aussi, ni les autres mères ne peuvent avoir droit au moindre hommage : sans doute sont-elles victimes, mais, puisqu’elles étaient là, elles n’étaient pas innocentes…
19Le directeur du journal républicain sévillan El Baluarte a tout compris, et très vite :
Je le dis avec une vraie tristesse : les victimes seront oubliées et les survivants seront soumis à la prison et autres pratiques, et les auteurs de cruautés aussi inouïes demeureront impunis, sans exclure le sarcasme pour les premiers et quelque récompense aux seconds pour l’énergie déployée. Des accents d’indignation, d’énergie et de sévérité ont résonné aux Cortes, jetant maintenant l’anathème sur l’assassinat en masse de Riotinto. Mais, oh imprudence ! Il n’a pas manqué qu’un ministre assume la responsabilité de l’attentat. Nous ne lui en envions pas la gloire, bien triste assurément : la gloire de Néron devient ensuite malédiction éternelle de l’histoire.
Chaîne d’esclaves, manade d’ouvriers, troupeau de serfs du terroir, la liberté de ces temps de monarchie et de corruption n’est pour vous que vaine parole17.
20Le ton est emphatique, beaucoup trop : Albareda n’est pas Néron, à peine Ponce Pilate. Mais tout y est : l’oubli des victimes, le harcèlement des survivants, l’impunité des bourreaux, l’irresponsabilité des responsables. On pourrait ajouter la défaillance de la presse nationale, les trous des mémoires ouvrières…
21Le 4 février 1888 ou le massacre indicible, le massacre inaudible, la mémoire impossible.
Notes de bas de page
1 Sánchez Aranda, Barrera del Barrio, 1992, pp. 230-234. Le quotidien à plus fort tirage, La Correspondencia de España, est d’une indigence extrême sur le massacre. La fusillade est mentionnée en Une dès le 6 février, mais les tirs sont attribués à la Garde civile. Au cours des jours suivants, le journal se limite à relayer les informations officielles.
2 Ferrero Blanco, 1999, pp. 109-110.
3 « Cartas tintas », El Cronista, 10 février 1888, p. 1.
4 « Tous les journaux auraient dû envoyer des correspondants dans cette province et nous verrions alors le crédit donné à la vérité officielle » (La Coalición Republicana, 10 février 1888, p. 2).
5 Sánchez Aranda, Barrera del Barrio, 1992, p. 256.
6 Brey, Guereña, Maurice et alii, 1987, pp. 22 et 46.
7 El Socialista, 10 février 1888, p. 1.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 El Socialista, 24 février 1888, p. 2.
11 Ainsi, « Los asesinatos de Rio Tinto », El Socialista, février 1888, p. 2, se limite à reprendre des articles du correspondant à Nerva de la República et du correspondant à Riotinto de La Coalición Republicana, de Huelva, ainsi qu’un article du journal réformiste El Cronista, de Séville.
12 « Más sobre la matanza de Riotinto », El Socialista, 24 février 1888, p. 2.
13 Codaccioni, 1994.
14 González González, 1979.
15 AHN, Interior, série A, 60, 1, 1, télégramme du 21 avril 1888.
16 Maria Blondeau inspira notamment ces vers au célèbre chansonnier Montéhus :
« Car à Fourmies, c’est sur une gamine / Que le Lebel fit son premier essai » (Chappat, 1994, p. 38). Le fusil Lebel venait d’être introduit dans l’armée française.
17 « La matanza de Rio Tinto », El Baluarte, 9 février 1888, p. 1.
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