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Conclusion

p. 279-281


Texte intégral

Avec la collaboration de François Baratte (Sorbonne Université, UMR 8167 Orient & Méditerranée, Paris), Pauline Piraud-Fournet (Université Paris I-Panthéon Sorbonne, UMR 7041 ArScAn, Paris) et Elsa Rocca (Université Paul Valéry, UMR 5140 Archéologie des sociétés méditerranéennes, Montpellier).

1L’objectif de cet ouvrage était d’explorer des pistes d’interprétation souvent évoquées pour comprendre les « monuments à auges » africains, de les comparer entre eux et avec les exemples plus orientaux de Cyrénaïque et du Proche-Orient. En guise d’introduction deux contributions répertorient et analysent les connaissances réunies sur les bâtiments commerciaux et les écuries antiques d’Afrique d’après les sources textuelles et iconographiques, deux pistes qui sont souvent invoquées dans les études sur les « salles à auges ». Forts de ces mises au point, les bâtiments regroupés autour de la frontière tuniso‑algérienne, qui forment un groupe assez homogène, ont pu être soumis à l’analyse critique : de nouveaux édifices au plan caractéristique de cette région ont été identifiés dans la zone de Thelepte ; les bâtiments d’Haïdra ne semblent pas se conformer à la réalité des besoins pour les équidés mais plutôt à la conservation d’objets précieux ; d’autres salles de la région des Hautes Steppes sont inventoriées et analysées, également à Althiburos et en Algérie. Plusieurs de ces « salles à auges » peuvent aisément être rattachées à un contexte économique ou domestique et être comparées aux bâtiments proche-orientaux interprétés comme des étables ou des écuries, en Syrie, en Arabie et dans le Neguev, dans des auberges ou dans des maisons.

2Pour autant, plusieurs bâtiments sortent de cette grille d’analyse et peuvent être compris comme des édifices destinés à des distributions ou à des dons en contexte religieux, à Bulla Regia, en Cyrénaïque ou à Chypre, ou comme des boutiques à Qal’at Sem’an par exemple, où ils semblent destinés à la vente de souvenirs aux pèlerins. Ces édifices sont par ailleurs confrontés à un ensemble bien différent, celui de Césarée, qui présente une architecture spécifique faite de gradins et dépourvue d’auges, mais interprétée comme dédiée à la distribution de l’annone, une fonction parfois proposée pour les édifices à auges africains. Enfin, une analyse particulière axée sur la morphologie de ces installations propose de réfléchir de manière plus distanciée à ces monuments, pour ouvrir, sur un plan théorique, d’autres pistes d’interprétation.

3Un mérite important de cet ouvrage est de faire connaître aux « africanistes » des monuments orientaux et aux « orientalistes » ceux de l’Afrique, et de confronter ainsi des interprétations bien souvent différentes d’une région à l’autre. Cette connaissance réciproque a montré que les bâtiments et les contextes de ces deux grandes aires géographiques ont en fait sans doute moins de rapports qu’on n’aurait pu l’imaginer. Les édifices du Proche-Orient peuvent être groupés dans plusieurs catégories fonctionnelles et c’est celle à laquelle appartiennent les bâtiments situés le long de la voie menant au sanctuaire de Qal’at Sem’an qui semble se rapprocher le plus — pour leur fonction — de celle de plusieurs constructions africaines1. En revanche, les « auges » qui jalonnent les parois de pièces au rez-de-chaussée de nombreuses maisons syro-palestiniennes ne sont pas sans évoquer des niches d’apodyteria — des armoires ou des étagères donc — et ont pu, selon l’hypothèse traditionnellement retenue, servir d’auges dans des étables ; quelques-unes, à fond plat, font penser à des niches de bibliothèques. En général, les contributions rassemblées dans ce volume montrent que les édifices du Proche-Orient et ceux des provinces africaines présentant des alignements de cuves en pierre ne peuvent pas être réunis dans une même « classe » : une interprétation univoque de leur fonction est donc impossible.

4Pour revenir à la question d’origine, celle de savoir s’il est méthodologiquement correct de parler d’« édifices à auges », il faut par conséquent considérer d’abord que cette appellation, devenue désormais traditionnelle, a fini par recouvrir des constructions très diverses qui n’ont en commun que la présence d’un élément architectural dont les emplois peuvent être multiples.

5Si on limite de manière rigoureuse l’enquête aux « édifices à auges » pour ainsi dire traditionnels, ceux dont les plans ont été réunis notamment par J. Christern2, en ajoutant les trois autres d’Haïdra3, il apparaît qu’ils ont en commun un certain nombre de caractéristiques, dont les principales sont d’être bâtis soigneusement en opus quadratum et d’être pourvus, dès l’origine, d’un certain nombre de pierres présentant une voire deux grandes cavités régulières, chacune surmontée par un linteau ou une arcade. L’appellation commune à ces édifices, la plus appropriée, semble donc être « édifices à guichets ».4

6Ces monuments ont néanmoins des plans différents, que l’on peut répartir entre les groupes suivants : bâtiments à plan basilical, avec abside (Oued Louz, Henchir Faraoun, Haïdra 1 et 3, Madaure, Tébessa Khalia, Tébessa-ville, Zana) ou sans abside (Tébessa « chrétien »5, Henchir Goubeul, Haïdra 2 et 4), présentant pour la plupart des pièces annexes, parfois une deuxième abside (Tébessa Khalia, Tébessa-ville) ; bâtiment à plan central, qui n’est pas sans rappeler une tholos de macellum, avec un prolongement rectangulaire (Mactaris : « édifice Chatelain », proche de la « basilica iuuenum ») ; un certain nombre de caractéristiques architecturales communes nous permet de les considérer comme appartenant à une même catégorie fonctionnelle, dont J.-Cl. Golvin a fourni le portrait-robot6. En examinant le « petit monument à auges » (Haïdra 2), il a pu reconstruire une série d’aménagements liés spécialement aux fermetures ; il a considéré la hauteur des plafonds et la qualité du dallage dans les différents secteurs : une approche qui, comme l’a bien souligné R. Neudecker, peut donner d’excellents résultats7. Ensuite, procédant par exclusion, « per via di togliere », selon la méthode de Michel-Ange, et analysant tous les éléments, il est arrivé à la conclusion que ces édifices étaient destinés à contenir des biens de valeur8 : une sorte de Fort Knox ante litteram au niveau citadin. Les opérations liées à la consigne et la garde de ces objets expliquent la fonction des aménagements internes : une hypothèse convaincante et en même temps prudente.

7Les questions ouvertes demeurent néanmoins nombreuses. Nous ne savons pas si le fonctionnement de ces ensembles était saisonnier, périodique ou continu : dans un milieu rural les transactions importantes (comportant une grande liquidité) se situent dans des périodes de l’année bien définies ; à une plus petite échelle, le problème d’entreposer temporairement de l’argent ou des objets de prix se pose à l’occasion des marchés périodiques (nundinae et autres). Nous ne connaissons pas exactement le volume du numéraire par rapport à sa valeur, un aspect qu’il faudrait étudier surtout pour l’antiquité tardive : il pourrait nous expliquer la fonction de cuves qui facilitaient le ramassage d’un grand nombre de monnaies ; par ailleurs la profondeur des cavités, comme l’a observé J.-Cl. Golvin9, aurait pu assurer la discrétion des transactions. Le rapport avec les églises, que l’on peut dans plusieurs cas supposer en raison de leur proximité, est encore loin d’être éclairci, même si la belle fouille conduite par F. Bejaoui à Henchir Gousset, encore inédite, a enrichi très sérieusement ce dossier particulier ; comment comprendre également la présence de plusieurs édifices de ce type dans une même ville : chronologie différente ? Différence de fonctions ? Nécessité due à la grande quantité de biens à entreposer ? On pourrait en outre se demander si ces édifices n’étaient pas liés aussi aux argentarii, qui étalaient leur comptoir en plein air, mais qui avaient besoin d’un lieu sûr pour entreposer leurs biens la nuit et pendant les périodes où ils n’exerçaient pas leur métier.

8Les résultats des observations sur les particularités du « petit monument à auges » d’Haïdra (Haïdra 2) ont permis de formuler des hypothèses précises — et d’en exclure d’autres — sur la fonction de ces édifices : c’est cette ligne de recherche qu’il convient de suivre, en l’élargissant à d’autres aspects et en l’appliquant à tous les ensembles apparentés. Il faudra ainsi considérer la distribution de ces bâtiments par rapport au réseau routier (au débouché de voies caravanières ou commerciales ?) et au contexte urbain, en prenant en compte les exigences de discrétion et en même temps d’accessibilité, tout comme celles de sécurité qui en conditionnent l’aspect architectural. Il faudra en outre constituer un corpus des « auges » en enregistrant leurs dimensions et leur capacité, leur hauteur par rapport au sol et celle des guichets, les finitions, d’éventuels encoches, rainures, trous. Il sera nécessaire aussi de récupérer toutes les données des fouilles anciennes (publiées10 et inédites) et de chercher des solutions « parallèles » de stockage sur d’autres parcours caravaniers. La publication de la fouille du petit édifice d’Haïdra11 et du dernier découvert dans le quartier nord-est (Haïdra 4) pourra enfin fournir, par les stratigraphies et le mobilier, des données chronologiques d’un intérêt primordial.

9Si la confrontation des monuments africains avec ceux du Proche-Orient n’a pas apporté de solution définitive, elle a ouvert de nouvelles pistes de recherche, prometteuses, et dessiné un programme de travail ambitieux que les découvertes qui apparaissent en Afrique devraient permettre de mettre à l’épreuve, en apportant ainsi, on peut l’espérer, des solutions aux questions encore posées.

Notes de bas de page

1 Sur le rapport boutiques/sanctuaires, notamment dans les provinces orientales, voir, entre autres, Malrieu, 2005 ; Ismaelli, 2011.

2 Christern, 1976, p. 233, fig. 35.

3 Réunis dans Rocca, inédite, p. 486, fig. 173. Dans le cas de l’édifice « industriel » d’Althiburos (Ennaïfer, 1976, pp. 50‑51 et pl. XXII) dont il a été question (voir dans ce volume pp. 103-117), les « auges » sont à la base de niches creusées dans les parois et non traversantes, ce qui incite à ne pas l’insérer dans le corpus.

4 Voir Golvin, 2009b, p. 250.

5 Ici les dimensions, la distribution des pièces le long des parois et d’autres détails différencient cet édifice des autres.

6 Golvin, 2009b ; voir dans ce volume pp. 59-67.

7 Neudecker, 2005, p. 99 : « Allzu eindeutige Bautypen und wissenschaftliche Sektionen können tiefer liegende Zusammenhänge verbergen… weniger dem groβen Entwurf eines Bauwerks als den kleinen Details ablesbar » (« : il faut donc se méfier des classements trop généraux et faire bien attention aux détails », trad. de l’auteur).

8 Golvin, 2009b, p. 250 et dans ce volume pp. 59-67.

9 Ibid.

10 La contribution de Fr. Baratte sur « l’église du prêtre Alexandre » de Bulla Regia dans ce volume (pp. 205-216) est du plus haut intérêt, bien que fondée sur une publication qui était pour ainsi dire sous les yeux de tout le monde.

11 Une notice en a été donnée par Séry-Metay, 2009.

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