Interprétation et morphologie en archéologie
Le cas des « salles à auges »
p. 265-278
Texte intégral
1L’ambition de ce texte est méthodologique : expliciter quelques procédures utilisées par les archéologues dans leur interprétation de l’architecture. Si on ne retient qu’une question, celle de la fonction des « salles à auges », la difficulté est due à la disparition des usagers dont l’activité donnait sens aux lieux. Nous examinerons diverses manières de solliciter la morphologie pour évaluer leur capacité à satisfaire la question posée. L’interprétation, qui fait appel à des notions de géométrie et de psychologie de la perception, est formulée en termes sémiotiques1.
Cerner le corpus
2Le terme auge véhicule un sens lié à l’alimentation animale et présuppose une interprétation. Pour neutraliser cet effet, convenons de suspendre provisoirement l’usage de ce terme. Comme les cuves sont surmontées d’une baie, désignons par alvéole l’ensemble comprenant cuve, baie, et place de l’usager devant elles : nous dirons salles à alvéoles.
3Ces salles sont distribuées en trois groupes géographiques principaux : Syrie du Nord, Syrie du Sud, et Proconsulaire‑Byzacène en Tunisie centrale et Algérie orientale. Les trois régions disposent chacune d’un massif rocheux dont la pierre litée facilite le débitage. L’usage de la pierre exprime souvent le désir de faire durer l’ouvrage, ainsi que le statut social du constructeur. Mais le corpus manifeste des caractères techniques indépendants de tout sens social : un mur alvéolé met en œuvre des éléments qui concentrent la transmission des charges, ce qui l’oppose à un mur maçonné banal et continu. Ce dernier se déploie dans l’espace à la manière d’une surface à deux dimensions, les baies y sont peu nombreuses et réduites. Au contraire, le mur à alvéoles canalise les efforts dans des pièces monolithes faisant office de poutres et de poteaux. Si les remplissages disparaissent, il n’y subsiste qu’un squelette orthogonal réticulaire. Exécuté en pierre, le procédé exige un matériau résistant en compression, en traction et en flexion. Cela n’est possible que lorsque le sous-sol offre un matériau aux qualités requises, ce qui en limite la distribution spatiale. Cette condition est nécessaire mais non suffisante, ce qui impose d’explorer d’autres variables.
4Un décalage chronologique est repérable entre les réalisations de Syrie du Sud, de Syrie du Nord et de Byzacène, malgré le recouvrement partiel des périodes de construction. La combinaison de ce décalage avec les discontinuités spatiales invite à proposer l’indépendance relative des trois groupes malgré la ressemblance de leurs formes.
Morphologie et sens
5Les ressemblances constructives et les formes géométriques simples ne déterminent pas les programmes fonctionnels, puisque nous dormons, mangeons et travaillons dans des parallélépipèdes. C’est l’assemblage des formes simples, ou morphologie, qui permet de restituer partiellement la fonction. Pour analyser la morphologie, nous adopterons l’usage de trois niveaux de géométrie, ordonnés selon leur degré d’abstraction (topologie, projective, métrique) selon l’ordre introduit par le mathématicien F. Klein2 et repris par J. Piaget en psychologie de la perception.
6Nous partirons de la salle pour mener une analyse qui la découpe en parties signifiantes. Au terme d’une procédure qui s’abstient de projeter dans la forme des effets de sens qui n’y sont pas inscrits, nous constaterons que la fonction de la salle n’est pas déterminée. Pour tenter une détermination, nous procéderons par combinatoire, un élément simple (l’auge) étant pris comme point de départ. Au terme de la combinatoire, la fonction n’est déterminée que pour une partie du corpus. On se retrouve alors avec deux ensembles de résultats, issus de deux démarches effectuées en sens inverse. La question de départ a reçu des éléments de réponse, mais plusieurs questions restent indécidables. Pour rendre décidables les énoncés indécidables, nous procéderons à la manière du mathématicien Gödel, qui a démontré que pour rendre décidables les questions posées dans un ensemble de complexité n il suffit de considérer un ensemble dont le degré de complexité est n+1, ce qui se traduit, en termes d’architecture, par le passage de l’échelle des « salles à auges » vers l’échelle des bâtiments et des agglomérations. Nous vérifions que le changement d’échelle lève plusieurs incertitudes, sans les lever toutes.
Morphologie des salles à alvéoles
Reconnaissance topologique et projective
7Une salle à alvéoles est un espace clos caractérisé par la présence de parois percées de baies et faisant office de séparation partielle entre un espace majeur et un espace mineur. L’espace majeur est plus étendu, reçoit plus de lumière, et sa hauteur sous plafond est supérieure. La plupart des baies ont la forme de fenêtres mettant en communication deux espaces intérieurs contigus, alors qu’un petit nombre a la forme de portes autorisant le passage. Les baies sont juxtaposées, ce qui donne à la paroi l’allure d’un écran dont les parties basses et hautes sont pleines, alors qu’une partie médiane est évidée, rythmée par des supports verticaux. La structure de la paroi est assez solide pour en faire un mur porteur, capable de transmettre les charges descendant d’une charpente de couverture, de dalles de terrasse, ou d’une voûte légère.
8Cette description, qui ne tient compte ni des matériaux ni de leurs dimensions, est une description topologique de la morphologie considérée. Si on lui ajoute des qualités spécifiant que les parois à baies forment des plans verticaux, on y introduit une qualité projective. La coprésence de deux parois parallèles, symétriques par rapport à l’axe d’une salle rectangulaire, détermine une salle de type basilical. Il reste à en explorer le sens.
Enceinte et contrôle d’accès
9Les salles à alvéoles appartiennent à un type courant, celui des lieux ceints de murs et pourvus d’une baie d’accès susceptible d’être fermée par une porte. Il peut paraître inutile d’analyser un tel type trivial. Mais l’explicitation des mécanismes producteurs de sens dans ce dispositif simple identifie les mécanismes à l’œuvre dans des morphologies plus complexes.
10Pour un sujet présent à l’extérieur, les murs présentent un obstacle à l’accès pragmatique (il ne peut pas entrer) comme à l’égard de l’accès cognitif (il ne peut pas voir l’intérieur). Les murs sont donc investis d’une modalité négative (ne pas pouvoir faire)3. Percée dans une surface, la baie est comparable à la maille d’un crible : elle laisse passer les corps dont les dimensions sont inférieures à celles de l’ouverture. Les dimensions de la baie ont été déterminées par le constructeur qui a inscrit dans la pierre des conditions autorisant ou interdisant l’accès (modalité du pouvoir) à certains acteurs potentiels. Notons qu’un accès coudé interdit l’accès visuel même lorsqu’il n’y a pas de battant de porte.
11L’inscription de modalités contraignant l’action est identifiée pour des éléments pleins (mur), pour un élément vide (baie) et pour une configuration de forme (accès coudé). Cette manière d’inscrire du sens est à la base des actions donnant forme à l’espace pour l’adapter à une action projetée. En l’occurrence, il s’agit de privatiser l’espace enclos4 : les salles à alvéoles ne sont pas privées par nature, elles sont privatisées par une morphologie qui conditionne leur accès pragmatique ou cognitif.
12Si la baie de porte est un dispositif passif investi de modalités, un battant de porte présuppose un opérateur actif qui le ferme ou l’ouvre. Un autre rôle actantiel5 est identifiable au seuil de la porte : celui d’un contrôleur qui décide de laisser passer un visiteur ou de lui interdire l’accès. La décision (autoriser le passage ou l’interdire) est un acte cognitif qui surdétermine les conditions pragmatiques inscrites dans la baie (le sujet désireux de passer pourrait physiquement le faire). Le contrôle à l’entrée fait passer le sujet d’une situation extérieure potentiellement polémique à une situation intérieure contractuelle : les admis sont en accord avec le programme projeté. La fréquence ou la durée d’admission restent indéterminées, comme l’activité à l’intérieur. Seul le caractère privatisé de l’intérieur est établi, sur les dimensions pragmatique et cognitive.
La paroi à baies réarticule l’espace clos
13L’installation d’une paroi à baies dans la salle modifie l’espace clos : la paroi divise la salle en deux sous-espaces ; la morphologie de la paroi détermine les relations entre les deux espaces séparés, conditionnant les capacités d’action des acteurs de part et d’autre.
Division symbolique de l’espace intérieur
14Il est rare que la coupure d’un espace soit complète, car toute partie coupée de manière totale devient inaccessible et inconnaissable. Les coupures dans l’architecture sont incomplètes : l’opération de découpage est arrêtée avant terme, pour ménager un passage contrôlable. C’est le cas pour le mur séparant la salle de son extérieur (on réserve une baie-porte), comme c’est le cas à l’intérieur : une paroi à baies ménage plusieurs connexions entre les parties séparées.
15D’un point de vue sémantique, l’opération qui découpe un espace en parties équivaut à une négation de l’unité spatiale antérieure. C’est une négation non verbale6. La paroi nie l’unité du volume découpé, mais le fait de ne pas effectuer une coupure totale équivaut à nier l’opération de découpage. La double négation est une dénégation, dont le résultat est un espace qui a été découpé sans que sa continuité ait été rompue. La paroi à baies apparaît comme un opérateur qui réalise cela de deux manières : d’une part, elle ménage une baie-porte pour le passage des hommes, d’autre part, elle aligne des baies qui connectent les espaces séparés. L’opération ne dépend pas des dimensions métriques de la salle : elle qualifie topologiquement l’espace. Le découpage de l’espace (vide) est signifié.
Relation d’ordre sur les espaces découpés
16Si on ne tient pas compte de l’ouverture ménagée dans le mur clôturant les lieux, les deux sous-espaces découpés dans la salle sont topologiquement équivalents. Mais la position de la baie qui communique avec l’extérieur suffit à les différencier : l’un est accédé directement de l’extérieur, et l’autre ne peut être accédé qu’après un passage par le premier. Pour tout parcours débutant à l’extérieur, il y a une relation de succession, un ordre. La possibilité d’exercer un deuxième contrôle, au passage entre les deux espaces intérieurs, amène souvent à survaloriser l’espace le plus intérieur : c’est le plus privé. Dans les espaces religieux, c’est le plus sacré. Mais la survalorisation ne fonctionne pas toujours ainsi, car elle n’est pas nécessairement liée au contrôle d’accès : on peut survaloriser un espace en lui accordant de la superficie, de la lumière, de la hauteur sous plafond, des revêtements de surface. Placée sur une ou plusieurs échelle(s) qualitative(s), la différenciation qualitative produit une ou plusieurs relations d’ordre hors succession. Ce mécanisme est mis en œuvre dans les salles à alvéoles.
17Cela est observable dans le traitement de surface de la pierre : les deux faces du mur à alvéoles n’ont pas la même finition. La face qu’on voit de la porte communicant avec l’extérieur est mieux taillée : il y a un devant et un derrière. La relation prospective devant/derrière prime sur la relation de succession des contrôles de passage, et la partie publique est survalorisée par rapport à la partie privée. Tenant compte de la valorisation de la face, nous dirons que l’espace devant (entre la paroi et l’entrée) est majeur, alors que l’espace derrière (au-delà de la paroi en venant de l’entrée) est mineur. La survalorisation de l’espace majeur est confirmée par ses dimensions et par la qualité du dallage lorsqu’il y en a un.
L’organisation de plusieurs parois à baies
18Nombreuses sont les salles à alvéoles munies de plusieurs parois à baies. Leur espace unitaire initial est découpé en plus de deux parties.
Configuration de plusieurs parois à baies
19Les salles à alvéoles étant quasi rectangulaires, leur plan manifeste des configurations simples : une paroi séparatrice unique ressemble à un I, les cas complexes sont comparables à des dispositions en II (segments parallèles), en L (segments formant angle) et en U. La symétrie est non nécessaire. Lorsqu’elle est manifestée (en U ou en II), elle confère à la salle les effets de sens ordre, organisation, contrôle et valorisation.
20Le visiteur entrant dans la salle voit la face avant de la paroi, qu’elle soit devant lui, à droite ou à gauche. De ce fait, les directions prospectives des faces sont convergentes, ce qui confère à l’ensemble une configuration centripète, définissant un centre dans un environnement concave, soit un intérieur relatif dans l’intérieur de la salle considérée. Corrélativement, elles définissent un extérieur relatif situé entre les parois à baies et les murs extérieurs de la salle. Bref, elles définissent un espace central majeur bordé par un espace périphérique mineur.
21Il n’y a pas de salle à alvéoles pourvues de quatre parois à baies. Le quatrième côté, celui de la porte d’entrée, est toujours libre. Cela re-sémantise l’ensemble de la salle : la configuration des parois à baies fait face à l’entrée. L’espace central en constitue la partie publique frontale survalorisée, l’ensemble des sous-espaces périphériques est réuni en une classe unique, celle d’une partie privatisée arrière, sous-valorisée.
22Trois remarques :
- La convergence est une coordination des orientations prospectives des parois à baies d’une même salle.
- Toute paroi à baies est parallèle à l’un des murs ceignant la salle, à une distance relativement constante. Il en résulte que les dimensions de l’espace central varient en fonction des dimensions de la salle considérée.
- Si la distance séparatrice est réduite à zéro, c’est-à-dire si la paroi à baies est posée contre le mur périphérique de la salle, la configuration topologique est modifiée : la paroi à baies ne divise plus l’espace de référence. Une telle disposition interdit l’usage simultané de la baie par ses deux faces, et la situation d’échange à travers la baie devient impossible.
Centre, périphérie et contrôle
23Les parois à alvéoles ne sont pas dotées d’une décoration affirmée. Il en découle que l’organisation centripète n’est pas faite pour que le visiteur admire l’architecture en pénétrant dans la salle : la construction n’est pas là pour elle-même mais pour autre chose qu’elle-même. Ce dont on organise la visibilité, ce ne sont pas les pierres de la paroi, ni ses baies, mais une activité présupposée, advenant devant les baies, ou rendue visible à travers elles.
24Le centre offre à tout observateur qui s’y place un accès visuel direct et simultané à l’ensemble des baies distribuées en périphérie. Par la morphologie, un sujet unique jouit de la possibilité d’observer l’ensemble des opérations advenant aux baies : il exerce un contrôle cognitif de type panoptique7.
25Deux configurations peuvent être distinguées :
- La porte d’entrée ouvre directement sur l’espace central : la baie d’entrée a les qualités panoptiques du centre.
- La porte d’entrée n’ouvre pas directement sur l’espace central. Elle peut être déportée sur le côté, placée dans un coin, ou ouvrir sur un espace intermédiaire de manière à interdire le contrôle visuel à partir de l’entrée. Ledit contrôle reste toujours possible à partir de l’espace central, mais il est dénié à la baie d’entrée. Ce qui produit une privatisation cognitive de l’espace central, et de l’ensemble de l’activité de la salle : l’activité intérieure est soustraite à la vue de l’extérieur.
26Dans le corpus, les entrées déportées sont associées à la morphologie à deux parois en vis à vis. Or celle-ci équivaut au dispositif basilical, et on s’attendrait à y trouver une porte d’entrée formelle sur l’axe de symétrie. Mais il n’en est rien. Au contraire : l’axialité est refusée à la porte des salles à alvéoles de type basilical. Le dispositif est délibéré. Ces salles occurrentes en Byzacène sont souvent dotées d’une abside à l’extrémité la plus éloignée de l’entrée : le lieu survalorisé par l’exèdre est un lieu d’exercice du contrôle visuel, alors que ledit contrôle est dénié à la porte d’entrée. Le dispositif a sa cohérence, avec privatisation cognitive de l’intérieur (vis-à-vis de l’extérieur) et privatisation pragmatique de l’espace du contrôle visuel, éloigné de l’entrée.
27Les critères morphologiques différencient deux classes dans le corpus des salles à alvéoles, le critère de distinction n’étant pas la fonction accomplie, mais le type de contrôle cognitif qui est exercé sur l’espace privatisé. On distingue deux modes de contrôle cognitif opposés, placés sur la dimension sémantique de la privatisation dudit contrôle.
28Considérant les fonctions, Frankl distingue entre espace servant et espace servi8, mais cette opposition n’est pas utilisable tant que les fonctions demeurent indéterminées. Ce que nous constatons ici, c’est la pertinence d’une autre isotopie9 sémantique, celle du contrôle des fonctions : le critère distinctif est méta-fonctionnel. Autrement dit, la distinction n’est pas fonctionnelle, elle est modale10.
La paroi à baies manipule les acteurs
Acteurs, groupe, partition et relations
29La démarche précédente considérait la paroi à baies comme une unité intégrale. Le passage analytique à l’échelle inférieure impose un examen de ses baies composantes. Il y a deux à six baies par paroi, cinq à quinze baies par salle. Certains bâtiments de Syrie juxtaposent plusieurs salles à alvéoles, ce qui multiplie le nombre de baies. Or les dimensions de la baie présupposent un acteur individuel par baie. Il en découle que le nombre de baies présuppose la présence d’un groupe de type partitif et non intégral11 : les membres du groupe n’agissent pas ensemble comme un seul actant, mais agissent séparément comme une collection d’individus. La multiplication des baies résulte d’une action du maître des lieux ; elle atteste la présence d’un programme concerté qui fragmente le groupe des acteurs en individus isolés effectuant des opérations distinctes. Le maître des lieux manipule le groupe par la morphologie architecturale, et lui impose le fonctionnement d’un groupe partitif, ce qui laisse supposer un risque de comportement en groupe intégral, en vertu de solidarités potentielles antérieures entre les individus. Le contrôle central de l’espace servirait à éviter ce risque.
30Toute baie percée dans une paroi possède deux faces, et l’on peut se demander s’il n’y a pas deux acteurs à chaque baie, positionnés de part et d’autre. Comme les espaces majeur et mineur n’ont pas les mêmes qualités, on peut déduire de cette dissymétrie physique une dissymétrie pragmatique des opérations. Un degré de complexité serait ajouté par la circulation d’objets passant d’une face à l’autre, dans un sens ou dans les deux sens.
31En l’absence de données relatives aux opérations accomplies, la morphologie indique que la multiplication des baies est destinée à multiplier un processus duratif quantitatif. La similarité des baies et l’absence de marques distinctives impliquent l’équivalence des baies et l’égalité entre les acteurs placés devant la même face : le groupe d’une face donnée est homogène, et diffère du groupe présent sur la face opposée. La relation entre les deux groupes reste indéterminée. La probabilité d’une relation polémique est faible : le contrôle cognitif central présuppose une régularité du processus. Corrélativement, il n’y aurait pas besoin d’un contrôle si tout se déroulait toujours bien. Sous l’allure contractuelle des opérations ordinaires pointe le risque d’une dérive polémique12.
Baie-porte et baie-guichet
32Deux types de percement tempèrent le caractère partiteur de la paroi, ménageant une connexion entre les parties séparées : une baie-porte, dont l’ouverture commence au sol, autorise le passage, et une baie-guichet dont le seuil placé en hauteur interdit le passage en autorisant le transit d’objets.
33La baie-porte installe un accès conditionnel. Ses dimensions déterminent qui peut passer et qui ne peut pas passer en raison de l’encombrement de son corps. Elle permet aussi un contrôle cognitif, mais il n’y a pas trace d’un dispositif de fermeture du type battant de porte : les baies restent ouvertes.
34Au passage de la baie-porte, on suppose des animaux et leurs soignants (Syrie), ou des employés du maître des lieux (Byzacène). L’identification des acteurs autorisés à passer est en relation avec les opérations accomplies aux baies-guichets.
35La position de la baie-porte dans la paroi présente un intérêt symbolique : selon sa position parmi les baies-guichet, au milieu du groupe ou sur le côté, la baie-porte acquière une valeur plus ou moins formelle. La disposition latérale est fréquente en Syrie du Sud, où l’effet de sens est cohérent avec l’interprétation stabulation. La disposition centrale symétrique est occurrente en Byzacène, où elle est cohérente avec le pavage soigné des espaces majeurs et avec un usage excluant les animaux. Une seule occurrence de position médiane symétrique est attestée en Syrie du Nord, dans un édifice de perception sur la Via Sacra menant vers le complexe pérégrinal de Saint-Siméon13. En Syrie du Sud, on voit quelques portes mettant en communication directe l’espace extérieur avec l’espace mineur de la salle. Ce dispositif, non attesté en Byzacène, est cohérent avec l’usage de stabulation. Il s’ajoute à la différence entre les formes d’accès. L’accès indirect ou coudé vers l’espace majeur est cohérent avec l’absence d’accès direct vers l’espace mineur. La première configuration facilite le contrôle cognitif de l’espace intérieur à partir de l’extérieur, la deuxième correspond au déni d’un tel contrôle.
La baie-guichet surdétermine les acteurs
36Considérons un acteur placé face à une baie-guichet. La partie basse solide lui interdit l’accès pragmatique à travers la baie, alors que l’ouverture médiane autorise un accès cognitif. La travée est donc investie de deux valeurs modales : ne pas pouvoir faire (pragmatique), pouvoir faire (cognitif).
37Le champ visuel de l’acteur placé face à la baie-guichet s’étend à droite et à gauche. La paroi étant porteuse, les piédroits de la baie sont dotés d’une épaisseur. Laissant toute latitude à la vision vers l’avant, ils forment écran à la vision latérale et ménagent la non visibilité de ce qui advient dans l’épaisseur de la baie contiguë. La compétence visuelle du sujet est donc composite : pouvoir voir prospectif, ne pas pouvoir voir latéral. Ce qui assure un caractère privé à ce qui advient dans chaque baie : l’espace y est privatisé. La cuve assure un degré supplémentaire de privatisation en occultant l’objet qui y transite. Ce dispositif définit une situation potentiellement polémique entre deux usagers contigus placés du même côté. Aucune salle ne présente des séparateurs matériels perpendiculaires à la paroi pour séparer des usagers devant des guichets contigus : la séparation entre usagers du même groupe est cognitive et non pragmatique.
38Le face-à-face entre acteurs à travers une baie détermine une situation potentiellement polémique. La présence de l’un dans l’espace majeur, tandis que son vis-à-vis est dans l’espace mineur, crée une dissymétrie et détermine en partie les actions accomplies.
La baie-guichet et l’objet en transit
39La sole du guichet est creusée pour accueillir un objet matériel qui médiatise la relation entre les acteurs placés de part et d’autre. La relation à travers la baie n’est donc pas du type direct Sujet1-Sujet2, mais du type médiat Sujet1-Objet-Sujet2. On peut supposer un double transit, où deux objets circulent en sens opposés. Le creusement indique que :
- L’objet en transit ne passe pas directement d’un acteur à l’autre, mais passe par une position médiane dans la cuve. Entre la conjonction Sujet1-Objet et la conjonction Sujet2-Objet, il y a une étape où l’objet n’est conjoint ni à l’un ni à l’autre, mais disjoint des deux. La station médiane ménage trois effets :
- atténuer le caractère abrupt d’un transit direct, ménager une position non polémique ;
- l’espace du dépôt médian rend possible le décalage temporel ;
- le dépôt médian alloue une durée utilisable pour une évaluation cognitive de l’objet, en qualité ou en quantité, équivalent à une opération judicatrice entre deux sujets coprésents.
- La privatisation ne suffit pas à rendre compte des dimensions de la cuve, dont le volume varie entre 30 et 80 litres en Byzacène. Forme et volume laissent supposer un produit volumineux non cohésif, granulé ou liquide, susceptible de se répandre.
- La hauteur de la cuve par rapport au sol varie entre 60 et 100 cm. C’est une hauteur commode pour l’appui d’un homme, comme pour un examen visuel du produit. Elle présuppose que l’objet n’est pas trop lourd à soulever pour le déposer dans la cuve. Ces remarques définissent des qualités modales de l’objet en transit.
Évaluation d’étape
Résultats par analyse
40Les interprétations fonctionnelles proposées par les archéologues ne sont ni confirmées ni infirmées. Quatre classes d’actions ont été extraites :
- accès conditionnel à la salle, pour une classe d’acteurs contrôlés par un sujet destinateur ;
- contrôle cognitif d’un groupe partitif d’acteurs pour la réalisation d’opérations répétitives ;
- transfert partitif d’objets contraints ;
- validation judicatrice de la qualité des objets et de l’accomplissement de l’opération.
41Les résultats établis sont de nature modale et non fonctionnelle :
- La morphologie livre des conditions modales investies dans des dispositifs matériels. Cela correspond à des fragments de programmes d’usage14, sans l’équivalent d’un programme de base qui les réunisse et les ordonne de manière à leur donner sens.
- La matière apparaît comme un sujet délégué programmé, doté d’inertie et dépourvu de volonté propre.
- Le contrôle cognitif présuppose des opérations régulées par la modalité du devoir (faire) : les salles à alvéoles sont des espaces déontiques15.
- Les opérations se déroulent dans des conditions de privatisation cognitive strictes en Byzacène, moins strictes en Syrie, ce qui produit une partition du corpus en deux classes. À cette différenciation modale peut correspondre une différence fonctionnelle.
Effet déterminant de la méthode
42Les résultats dépendent d’une méthode mise au point pour l’analyse d’espaces architecturaux aux acteurs humains. Or, l’une des interprétations en Syrie fait intervenir des animaux, équidés ou bovidés. Considéré a posteriori, le décalage sémantique paraît évident, mais il ne l’était pas au départ. Le présupposé humain n’étant pas explicité, la méthode est programmée pour mettre en scène des hommes. Les cuves ont été intégrées dans une interaction humaine médiatisée par des objets, sans que l’effet de sens animal soit nécessaire. Il faut donc revoir la méthode si on veut élargir l’éventail de ses possibilités, et y intégrer une perspective animale16.
Effet déterminant de la question posée
43Nous sommes partis d’une question attribuant une fonction à un lieu. Mais la question peut être posée autrement, ce qu’a fait J.-Cl. Golvin17 qui reconnaît plusieurs catégories fonctionnelles dans la classe des « salles à auges ». On peut formuler d’autres questions, comme celle de savoir si les salles sont monofonctionnelles ou polyfonctionnelles. En Syrie du Sud, les « salles à auges » sont interprétées comme lieux de stabulation dans des résidences18. Or on ne peut conclure que l’on a affaire à une résidence si on restreint l’analyse à la seule « salle à auges ». L’interprétation repose donc sur d’autres indices, issus de salles adjacentes.
44Si une maison peut accueillir plusieurs fonctions en synchronie dans des lieux juxtaposés, nombreuses sont les cultures où plusieurs fonctions sont accomplies en diachronie en un même lieu : les gens travaillent, mangent et dorment dans le même espace à des moments différents. Considérons des lieux plus complexes. On connaît des monastères réutilisés pour y installer des hôpitaux ou des prisons. Les transformations ont été minimes pour rendre possible le réinvestissement fonctionnel. Or qu’est-ce qui est commun aux monastères, aux hôpitaux et aux prisons ? Les fonctions qui y sont accomplies diffèrent, mais ils possèdent une même structure modale reconnaissable dans la partition de l’espace et le contrôle des accès19.
45Les difficultés étant identifiées, la traque de leurs présupposés permet de repenser la méthode. Nous tenterons donc une autre approche pour rendre décidables des questions apparues indécidables. Deux tentatives seront menées en changeant d’échelle : la première part de l’auge pour une quête combinatoire, la seconde part de la maison et de l’agglomération pour replacer la salle dans un contexte susceptible de lui donner sens.
Auges et morphologie
Échelle, langage et isotopie sémantique
46Tentons une approche combinatoire qui remonte de l’auge à la salle. La décomposition sémique du lexème auge fournit les sèmes récipient, animal, domestique, alimentation. Le contenu relève d’une isotopie sémantique20 où l’animal est lié à l’homme par la relation de domestication, impliquant protection et provision de nourriture, ce qui surdétermine le sens de ce qui est combiné avec l’auge. C’est ce fait sémantique qui nous a amené à suspendre l’usage du terme auge (voir ci-dessus p. 265). Ayant constaté qu’aucun élément morphologique ne réintroduisait dans l’analyse les sèmes animal, alimentation, il convient de revenir sur la suspension pour explorer les effets de sens produits par l’usage de ce terme.
47L’identification de l’auge ne découle pas de l’examen d’un cas unique, mais d’un inventaire de riches maisons rurales dotées d’étables21. La démarche exploite nombre d’observations, à différentes échelles. En contraste, l’interprétation par la morphologie apparaît comme un choix restrictif : nous avons déterminé les capacités interprétatives de procédures isolées. Adoptons l’auge comme donnée identifiée par une démarche antérieure, pour explorer les capacités interprétatives de la procédure combinatoire.
48Le changement de point de départ entraîne un changement d’isotopie : le sème animal est associé à la démarche combinatoire qui part de l’auge et va du petit vers le grand. Dans l’étape précédente, l’interprétation survalorisait la salle par rapport à l’auge ; dans la prochaine, elle survalorisera l’auge par rapport à la salle.
Géométrie de l’auge
49Toutes les auges du corpus sont en pierre, la majorité conservée étant monolithe. Elles sont surélevées sur une ou deux assises pour placer le rebord supérieur à une hauteur variant entre 60 et 100 cm du sol, le niveau de ce dernier n’étant pas toujours précisément établi.
50Le volume de la cuve varie entre 30 et 80 litres, pour une profondeur de 20 à 30 cm environ. L’intérieur est brut de taille, sans enduit étanche : ces cuves ne conservaient pas des liquides pour une longue durée. Le fond n’est pas percé à la manière d’un réservoir que l’on vidange, il n’y a ni déversoir ni trou pour trop-plein. Les percements près du bord de cuve sont situés sur la face de l’espace mineur et semblent destinés à attacher un licol. La largeur de l’auge correspond à celle d’un petit équidé ou bovidé. Si toutes les auges sont des mangeoires, on peut s’étonner de l’absence d’auges abreuvoir.
Positionnement de l’auge dans l’espace
Auges hors cadre architectural
51L’auge définie dans une relation de forme avec un animal et une classe d’aliments n’a pas besoin d’un contexte architectural : elle peut être mise en service sur une aire libre. On en trouve ainsi isolées en remploi, sans abri. La stabulation libre ne suppose qu’une clôture pour confiner les déplacements. Lors d’un tel usage, l’auge est accessible sur toutes ses faces, l’activité étant alimentaire et partitive, potentiellement polémique. Cet usage minimal met en évidence l’importance du cadre architectural des salles : si on a pris la peine d’édifier en pierre les architectures qui nous occupent, c’est qu’il y avait des objectifs non limités au seul élevage. Ce qu’il convient de retrouver.
Auges placées contre un mur
52En Syrie du Sud, on voit des auges alignées contre un mur, les piédroits séparant des baies aveugles22. Placé dans un espace clos, ce dispositif réduit à néant l’un des espaces partiels envisagés au paragraphe précédent (voir p. 265) et projette le local hors du corpus des salles à alvéoles. De tels locaux sont occurrents en contiguïté avec des « salles à auges » conformes à la définition. La disposition est caractéristique des étables et confirme l’usage des auges comme mangeoires. La juxtaposition des auges impose la juxtaposition des animaux, tête tournée vers l’auge et le mur, ce qui facilite le contrôle du groupe animal rendu partitif. Si la taille des animaux laisse un espace libre derrière eux, ce dernier est sali par les déjections, ce qui obère son utilisation pour d’autres activités : une telle étable tend à être monofonctionnelle.
53La porte d’accès au local n’est jamais ménagée dans le mur contre lequel sont alignées les auges, ce qui évite l’éblouissement de bêtes placées près de la porte ainsi que leur sortie inopinée. En perçant la porte dans le mur situé face aux auges, derrière les animaux, on laisse ces derniers dans l’ignorance de l’extérieur et on leur évite la tentation de sortir : on suppose donc qu’ils disposent de capacités cognitives et une volonté propre. Au visiteur humain qui accède au local, les animaux présentent leur arrière train, ce qui est adapté à l’exploitation laitière. L’auge est placée au-delà de l’animal, hors du contrôle visuel direct du visiteur, ce qui impose à ce dernier un passage entre les animaux pour inspecter les mangeoires et les regarnir en nourriture.
Auges insérées dans une paroi à baies
54L’insertion des auges dans une paroi à baies est celle de l’analyse précédente (p. 000), où la paroi divise la salle en deux. L’inégalité des distances entre la paroi et les murs différencie espace mineur et espace majeur. L’auge détermine l’interprétation : l’espace mineur apparaît comme étable et l’espace majeur comme espace utilisable par l’homme au voisinage des animaux.
55La séparation entre les espaces animal et humain est modulée en disjonction physique (partie basse pleine) et conjonction cognitive (baie médiane vide). Au sol, la séparation empêche la circulation des déjections et préserve la propreté de l’espace majeur. La baie-porte intérieure fournit la possibilité d’un contrôle d’accès physique. Comme la porte extérieure de la salle ouvre sur l’espace majeur, cela impose aux animaux entrants de passer par l’espace majeur avant de parvenir à l’espace de stabulation, ce qui expose le premier aux salissures. La servitude de passage constitue une contrainte et conditionne la fonction de l’espace majeur. Ce dernier peut accueillir des activités temporaires où un seul animal est impliqué : présentation à l’inspection, soins. Il s’agit d’une interaction entre homme et animal, alors que l’espace mineur serait celui du groupe animal sans hommes.
56Les baies ouvertes au-dessus des auges fournissent aux humains de l’espace majeur la possibilité d’alimenter les auges en restant du côté propre, ce qui surdétermine cet espace en espace servant, pour des étables servies. À travers la baie, l’homme exerce un contrôle cognitif sur les animaux à partir de l’espace majeur. En conséquence, la relation entre les deux espaces séparés par la paroi à auges est complexe : l’espace central est régisseur cognitif tout en étant servant pragmatique. La circulation des bruits et des odeurs à travers les baies est une gêne pour l’espace central, alors que la circulation de la chaleur est un avantage en hiver.
57Il n’y a pas trace de cohabitation entre l’homme et l’animal dans une salle à auges : l’architecture englobante fonde l’interprétation que le maître des lieux habitait à l’étage23. Néanmoins, on trouve parfois au rez-de-chaussée, en contiguïté avec une salle à auges, une salle à la construction et au décor soignés, dotée d’une alcôve voûtée au sol surhaussé. Le caractère public de ces salles à alcôve, directement ouvertes sur la cour, les apparente à des salles de réception. Un tel usage, qui relève de l’interaction sociale, signifie que la proximité des animaux ne constituait pas une gêne, mais une possible fierté.
Auges et porte d’entrée
58La procédure combinatoire retrouve la configuration de salle analysée dans la partie précédente, surdéterminée par l’isotopie animale. Les conclusions pour le contrôle pragmatique et cognitif restent valides, en particulier pour la détermination de deux classes de salles dans le corpus (voir p. 270), les unes offrant un accès cognitif immédiat dès la porte, les autres imposant un accès cognitif différé, dénié à la porte.
59L’espace mineur de stabulation est parfois doté d’une baie-porte le mettant en contact direct avec l’extérieur, ce qui évite de faire passer les animaux par l’espace majeur24. Cet accès pragmatique ne permet pas le contrôle cognitif assuré à la porte de l’espace majeur : les deux portes ne confèrent pas la même compétence au sujet humain.
Caractère surdéterminant : le trou de licol
60On interprète comme trou de licol un percement dans la pierre ouvrant deux orifices en surface. De tels dispositifs sont attestés à l’Antiquité et au Moyen Âge. Dans le contexte des « salles à auges », ils sont creusés dans le bord de cuve25 ou le piédroit des baies (Haïdra). Ils sont toujours situés dans l’espace mineur. Si l’interprétation du trou de licol est plausible, sa datation est difficile : le trou peut avoir été pratiqué à un moment postérieur à la construction.
Évaluation d’étape
61La cohérence interne de la démarche ne suffit pas pour produire une cohérence externe avec la totalité du corpus : si la partie mineure est positivement identifiée, la partie majeure est un « reste » indécidable. En passant à une échelle architecturale supérieure, nous chercherons le moyen de rendre décidables les questions posées.
62L’interprétation par la procédure combinatoire a été plus courte que celle de la procédure analytique car une part des configurations morphologiques avait été examinée, et que la méthode d’interprétation reste la même. Le changement de procédure a mis en évidence l’existence d’une isotopie sémantique dominante dans l’interprétation. L’identification de l’auge comme mangeoire entraîne une suite d’effets de sens dépendants, produisant l’itération des mêmes sèmes. L’isotopie animale est dominante dans la procédure combinatoire partant de l’auge, alors que l’isotopie humaine dominait dans la procédure analytique partant de la salle. Notons ce constat méthodologique : l’interprétation d’une configuration spatiale dépend d’un effet de sens lié à l’élément choisi comme point de départ de la procédure interprétative.
63Fr. Villeneuve adopte la lecture de Butler pour les « salles à auges » du Hauran, les identifiant comme étables. Un consensus est établi à ce propos, fondé sur nombre d’observations et des inscriptions où figurent les termes stabulon et boustasion. Le consensus vaut validation.
64Partant de ce consensus et du vocable auge, la démarche combinatoire produit une interprétation plus complexe que la démarche analytique précédente, faisant apparaître plusieurs fonctions et identifiant une intrication des relations entre espaces majeur et mineur. La combinaison avec des salles contiguës ou à l’étage repositionne les « salles à auges » parmi des espaces d’habitat, de repos, de réception, de stockage et de préparation alimentaire. Une telle interprétation détermine un mode de vie, où les bêtes vivent à proximité des hommes. Or les traces connues de l’habitat néolithique et de l’âge du bronze n’attestent pas la cohabitation des hommes et des animaux : les hommes habitaient entre eux, parfois directement au-dessus de leurs ancêtres morts, alors que leurs animaux domestiques étaient ailleurs26. L’usage identifié pour le corpus n’est donc ni naturel ni archaïque : il est culturel, daté et localisé. Il exige une interprétation.
65Fr. Villeneuve signale que lorsque les paysans d’aujourd’hui réutilisent les « salles à auges » comme étables, ils ne le font pas à la manière restituée pour l’époque antique : les animaux sont placés dans l’espace majeur, ce qui réduit le nombre des animaux par rapport au nombre d’auges. Il ne semble pas que le changement soit lié à une augmentation de la taille des animaux stabulés. Il s’agirait plutôt d’un changement culturel, impliquant un cadre mental lié à des moyens de production différents (terres, main d’œuvre), induisant un autre mode d’utilisation des lieux.
66L’introduction de l’interaction homme/animal dans un contexte d’habitat et de production rurale constitue un défi pour la sémiotique de l’espace, lui imposant de repenser ses catégories pour généraliser ses procédures. La domestication de l’animal par l’homme, à l’époque néolithique, fournit un point de départ : l’animal sauvage est passé sous la coupe de l’homme qui l’a dompté. Selon É. Benveniste27, la racine des termes latins dominus et domus, d’où nous tirons domestication, serait l’équivalent ancien de dompter, ce qui implique une relation dissymétrique entre l’homme et l’animal.
67Lorsque la salle à alvéoles est intégrée dans de riches résidences rurales en Syrie antique, et qu’elle y voisine avec une salle d’apparat voûtée, cela signifie qu’elle est un objet de fierté montré aux visiteurs. Les bovidés destinés au labour, ou les équidés destinés à la monte, vivent sous le toit du maître, dans le cadre d’une famille étendue. Ils y sont intégrés à un degré supérieur à celui de nos habitudes actuelles, et on peut leur prêter une interaction signifiante avec les hommes.
68La procédure combinatoire partant de l’auge détermine une partition du corpus en deux classes : celle où les espaces mineurs sont investis de la fonction stabulation autour d’espaces majeurs déterminés par un ensemble de modalités contraignant les fonctions, et une classe-reste définie par soustraction et non interprétée. La stabulation correspond aux réalisations de la Syrie du Sud sans convenir à certaines occurrences de Byzacène. M. Spruyt28 l’a montré sur le « grand bâtiment à auges » d’Haïdra : les animaux ne peuvent s’y accommoder des espaces mineurs pour des raisons d’accessibilité, de circulation et d’encombrement. L’argument fonctionnel invalide, pour le lieu cité, l’interprétation tirée de l’approche combinatoire. Le pavage de marbre de l’espace majeur, ainsi que son exèdre semi-circulaire, confirment le manque de cohérence. Mais on ne peut étendre cette invalidation à toute la Byzacène : il faut vérifier cas par cas.
69Rappelons que la procédure analytique a déterminé (voir p. 269) une partition du corpus en deux classes : celle qui confère au visiteur la capacité de contrôle cognitif immédiat dès la porte d’entrée, et celle qui lui dénie cette capacité. La première classe correspond aux « salles à auges » de Syrie du Sud et à une majorité de celles de Syrie du Nord, alors que la deuxième classe correspond aux salles de Byzacène. Les partitions du corpus, produites par des procédures distinctes (analytique et combinatoire), sont similaires et se confirment mutuellement. L’interprétation fonctionnelle stabulation correspond à la morphologie accordant le contrôle cognitif immédiat au visiteur entrant dans l’espace majeur.
Cadre architectural des salles à alvéoles
Morphologie externe
70Les bâtiments qui englobent les salles à alvéoles en surdéterminent le sens : la relation entre la salle et son bâtiment, ainsi qu’avec l’environnement qui entoure celui-ci, confère un effet de sens à la salle. La position de la salle entre les espaces intérieurs (privés) et l’espace extérieur (public) modifie le sens lié à son utilisation.
71En Syrie, on trouve plusieurs salles à alvéoles dans un même bâtiment29. Si on étend l’examen à l’agglomération, le nombre de ces salles augmente. Ce qui signifie qu’une salle à alvéoles ne remplit pas une fonction pour une agglomération entière : sa fonction est restreinte au bâtiment. Une situation inverse prévaut en Byzacène.
Relations d’ordre sur la salle à alvéoles
Relation d’ordre en succession : place sur l’axe public-privé
72Dans une agglomération rurale, l’espace public n’a pas toujours l’aspect d’une rue : il suffit qu’il soit un espace de libre circulation entre des lieux privés. Certaines résidences de Syrie ouvrent directement sur l’espace public, mais il est plus courant de voir interposer entre ces deux espaces une cour faisant office d’espace tampon : la cour est privée par rapport à l’espace public, elle est publique par rapport à la maison. Dans la cour, hommes et animaux peuvent être hors de la maison sans être hors du domaine privé. L’accès pragmatique et cognitif est différé pour un visiteur arrivant du dehors. C’est ce que Hodder appelle foris, placé entre domus et agrios30.
73C’est dans un tel contexte de salles ouvrant sur cour que la salle à alvéoles est parfois contiguë à une salle à alcôve. La morphologie les place toutes deux parmi les espaces accessibles de la cour : elles sont mises en équivalence. Le fait que la salle à alcôve soit plus soignée et mieux exécutée en rehausse le statut : elle est supérieure à la salle à alvéoles. Il n’en reste pas moins qu’elles sont comparées au sein d’une classe d’équivalence définie par les conditions d’accès.
Relation d’ordre hors succession : place sur l’axe de la formalité
74L’opposition entre salle à alcôve et salle à alvéoles reconnaît une relation d’ordre hiérarchique qui n’est pas un ordre de succession sur un parcours. La première est supérieure à la seconde par sa réalisation et par l’interaction sociale supposée. Le caractère formel d’une disposition basilicale relève de ce même type de relation paradigmatique : les salles à alvéoles de forme basilicale sont valorisées plus que les autres. Ce qui est confirmé par l’exèdre terminale ou par le pavage de marbre, qui ne sont occurrents qu’en liaison avec un plan basilical.
75À Haïdra, l’accès de l’une des salles qui nous intéressent se fait par une cour entourée de portiques, plus formelle qu’une simple cour. Le passage du péristyle à la salle à alvéoles traverse deux portes successives disposées à angle droit, ce qui dénie l’accès visuel direct du péristyle à la salle. Il y a là addition de relations d’ordre en succession et hors succession pour marquer la survalorisation de la salle à alvéoles. Sans déterminer la fonction de ladite salle, la morphologie exclut la stabulation. En l’absence de symbole religieux ou militaire, une fonction économique est à retenir31.
Évaluation d’étape
76La variabilité des cadres architecturaux englobant des salles à alvéoles constitue une difficulté. Il reste à améliorer l’interprétation des morphologies architecturales. Les parcours32, trajectoire d’un sujet hypothétique, ne sont que des structures linéaires : il est nécessaire de mettre au point un outil multilinéaire qui approche de plus près la structure aréolaire du plan.
Évaluation générale
77Explicitant les pratiques implicites des archéologues, ces notes évaluent les capacités heuristiques d’outils morphologiques pour interpréter des vestiges architecturaux. Trois procédures ont été utilisées. Au lieu de se satisfaire de l’analyse de la forme pour elle-même, l’interprétation interroge la forme pour autre chose qu’elle-même : du sens.
Résultats descriptifs obtenus
78L’étude différencie deux classes auxquelles correspondent les interprétations connues (stabulation, interaction économique). Elles ont en commun une structure morphologique qui installe des contrôles pragmatiques et cognitifs distinctifs. On constate que ce qui différencie les deux classes dégagées, ce n’est pas l’auge, ni la paroi à baies, mais le dispositif de contrôle cognitif à l’entrée des salles. À ces dispositifs d’accès sont associés deux organisations qui apparaissent, lorsqu’elles sont opposées, différentes par leur degré « formel ».
Remarques méthodologiques
Interprétation modale vs interprétation fonctionnelle
79En l’absence d’interactions observables dans le corpus, nous restituons actions et acteurs par présupposition, ce qui détermine des classes de signifiés, non des effets de sens précis. Il en résulte une indétermination des résultats. L’analyse s’est arrêtée sans déterminer une fonction précise ni pour la salle ni pour l’auge. La combinatoire partie d’une auge reconnue s’est arrêtée sur l’indétermination de l’espace majeur. Entre les deux procédures, il y a une différence de finesse dans la définition du sens de l’espace mineur, reconnu comme espace de stabulation. Mais ce supplément d’information ne peut être mis au crédit de la méthode : l’effet de sens animal domestique a été injecté à la source, avant le démarrage de la procédure.
80A contrario, alors que la procédure d’analyse organise le corpus en deux classes bien définies, la procédure combinatoire n’y parvient que d’une manière moins élégante.
81L’arrêt des procédures interprétatives à une description modale équivaut à une indétermination fonctionnelle, car les modalités sont susceptibles de réguler plusieurs fonctions. Le recours à l’échelle architecturale et à celle de l’agglomération apporte un surcroît de précision. La démarche rend compte des réutilisations des bâtiments à des fins différentes : la morphologie véhicule une configuration modale compatible avec plusieurs programmes.
Interpréter le plein vs interpréter le vide
82La question posée au départ est celle de la fonction des lieux. Or ce qui assure l’identité de la salle à alvéoles c’est la morphologie de la paroi à baies, qui coupe l’espace sans en rompre la continuité. Ce qui réalise cela est une structure en poutres et poteaux. Il en découle que les structures topologiques articulant l’espace vide du corpus présupposent une structure de matière pleine, où la circulation des forces est canalisée dans des éléments lithiques rectilignes, pour ménager entre eux des baies vides. Cette structure est une morphologie, dont la matière véhicule des forces d’origine externe. Ces forces sont équilibrées par des forces internes issues des contraintes liées à la structure de la matière. C’est pourquoi la cohésion, la dureté et le litage de la pierre sont importants. Ces questions relèvent des ingénieurs qui étudient la résistance des matériaux et les effets de la forme. Il faut donc intégrer la morphologie du plein dans l’analyse de l’espace architectural, alors que la question fonctionnelle oriente vers une morphologie du vide.
83Les outils géométriques de description de la forme pleine ne diffèrent pas des outils décrivant la forme vide : on décrit la surface de séparation entre plein et vide. Or le vide en question n’est pas un vide absolu : il n’est dit vide que parce que le corps humain est capable de s’y mouvoir. Le plein, c’est ce qui oppose un obstacle au mouvement. Vide et plein sont déterminés par les modalités du pouvoir mouvoir et ne pas pouvoir mouvoir d’un même acteur humain présupposé. En d’autres termes, la définition même de la matière pleine et du vide fonctionnel est une définition modale.
Isotopies interprétatives
84Le concept d’isotopie sémantique, qui désigne la récurrence de sèmes à travers un micro-univers sémantique33, est apparu lorsque nous avons opposé les acteurs humains et animaux. D’autres isotopies sont apparues avec moins d’évidence dans les oppositions espace servant/espace servi, régissant/régi, ordre en succession/ordre hors succession. Elles sont descriptives. D’autres isotopies ont été effleurées, en particulier le paradigme introduit par Dumézil34 pour décrire les fonctions religieuse, militaire et économique, auxquelles Benveniste35 et Mann36 ajoutent la fonction politique. Consacré par l’usage, le terme fonction de ces usages ne désigne pas la fonction architecturale.
En guise de clôture
85L’explicitation des procédures interprétatives de la morphologie a imposé la reconnaissance de la dualité entre plein et vide, la mise en évidence de l’inscription des modalités dans la forme et la matière, l’identification d’isotopies sémantiques surdéterminant l’interprétation. Le corpus se trouve placé dans une nouvelle perspective, qui en modifie la compréhension : le changement sémantique est épistémique.
86D’autres questions peuvent être posées, en particulier celle du lien entre la morphologie des salles utilisées pour la stabulation et la structure de la propriété terrienne environnante. Dans sa description des maisons rurales du Hauran, Fr. Villeneuve37 explore les traces matérielles de la division des terres agricoles en propriétés privées. Une organisation en domaines agricoles privés, de taille confortable, serait cohérente avec les belles résidences dotées d’espaces de stabulation élaborés. Les preuves explicites en ce sens manquent, mais l’hypothèse est séduisante. En opposition, les salles à alvéoles de Byzacène, où l’allure est formelle et la discrétion assurée pour une activité d’ordre économique, seraient cohérentes avec une activité de gestion de grands domaines institutionnels dont la maîtrise ultime relèverait de l’État ou de l’Église, alors que l’exploitation courante serait confiée à des métayers. Là aussi les preuves manquent. Mais il serait satisfaisant de trouver une correspondance entre une morphologie des lieux économiques analysés et une morphologie de la propriété terrienne environnante.
Notes de bas de page
1 Pour tous les termes et concepts sémiotiques, consulter Greimas, Courtés, 1979.
2 Klein, 1991 [1871].
3 Hammad, 1986 ; Id., 1987 ; Id., 1989a ; Id., 1989b ; Id., 2015.
4 Id., 1989a.
5 Greimas, Courtés, 1979.
6 Bateson, 1972.
7 Bentham, 1977 [1791].
8 Frankl, 1968 [1914].
9 Greimas, Courtés, 1979.
10 Ibid.
11 Greimas, 1976.
12 Greimas, Courtés, 1979.
13 Voir la contribution de D. Pieri dans ce volume pp. 231-246.
14 Greimas, Courtés, 1979.
15 Ibid.
16 Comparable aux perspectives développées par Uexküll, 1965 [1956].
17 Voir dans ce volume pp. 59-67.
18 Villeneuve, 1985-1986.
19 Hammad, 2015.
20 Greimas, Courtés, 1979.
21 Villeneuve, 1985-1986.
22 Ibid., pp. 95, 101 et 112.
23 Ibid.
24 Ibid., pp. 95, 101 et 107.
25 Ibid.
26 Cauvin, 1994.
27 Benveniste, 1969.
28 Voir sa contribution dans ce volume, pp. 49-58.
29 Villeneuve, 1985-1986.
30 Hodder, 1990.
31 Dumézil, 1968.
32 Hammad, 2008.
33 Greimas, Courtés, 1979.
34 Dumézil, 1968.
35 Benveniste, 1969.
36 Mann, 1986.
37 Villeneuve, 1985-1986.
Auteur
Paris III (ESIT)
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