La fouille de l’église du prêtre Alexandre à Bulla Regia
Une occasion manquée ?
p. 205-216
Texte intégral
1L’une des difficultés majeures qui font obstacle à l’identification de la fonction des « monuments à auges » africains réside certainement dans la très grande rareté de fouilles approfondies menées sur ces édifices. En l’absence de textes et d’inscriptions véritablement significatives, l’analyse des caractéristiques architecturales, telle que l’a conduite J.‑Cl. Golvin dans ce même colloque, apporte de précieux éléments de réflexion. L’archéologie en revanche n’a livré que très peu d’indices révélateurs. Un bâtiment, toutefois, régulièrement cité dans le dossier des « monuments à auges », sans qu’on s’attache cependant à en reprendre le détail, fait exception et mérite un examen attentif. Il s’agit du monument connu sous le nom d’« église d’Alexandre », à Bulla Regia, en Afrique Proconsulaire, situé à la périphérie sud-est de la ville, à proximité immédiate d’un établissement thermal auquel les fouilles ne se sont jusqu’à présent guère intéressées, les grands thermes du Sud1 (fig. 1). Il tire son nom de celui d’un personnage, le prêtre Alexandre, mentionné par l’inscription qui figure, en grec, sur une croix « en cuivre recouvert d’une mince couche d’argent » découverte dans l’édifice2 avec deux autres plus petites, l’une en bronze, l’autre en or, munies toutes deux d’une chaînette de suspension terminée par un crochet — donc peut-être suspendues à la grande. Une douille de section rectangulaire marquée d’un A, fixée au revers, en fait sans doute une croix de procession. Le texte rappelle que cet objet avait été offert par Alexandre, un hellénophone, on le notera, en accomplissement d’un vœu, pour son salut et celui de son épouse3 (fig. 2).
2L’édifice est connu depuis 1914, fouillé à partir de cette date par L. Carton et publié assez attentivement par lui à plusieurs reprises4. Signalée par G.‑Ch. Picard parmi les « monuments à auges » à l’occasion de la publication des édifices de Mactar5, puis à plusieurs reprises par N. Duval6 traitant de la même question, mais qui ne s’y est pas attardé, « l’église d’Alexandre », qui présente un certain nombre de particularités tout à fait remarquables, dûment mentionnées par le fouilleur et qui sont d’un grand intérêt dans une réflexion sur la fonction de ces édifices, est restée pourtant en marge des discussions qui entourent ce dossier. Sans doute cette relative discrétion est-elle due à une sorte de gêne devant certains aspects de l’édifice : une inscription sur le linteau de la porte d’entrée, une citation du psaume 121 (120)7, rendait pour L. Carton l’identification assurée — une église — mais il reste pourtant à tout le moins ambigu par son aspect (des murs extérieurs très massifs) et par ses aménagements intérieurs. En outre, et c’est très regrettable, l’environnement du monument, dont l’état s’est sensiblement dégradé en un siècle, cette partie du site n’ayant que médiocrement retenu l’attention, n’a pas été étudié, ce qui est d’ailleurs le cas de la plupart des bâtiments analogues : il serait évidemment essentiel de savoir s’il constitue en lui-même une unité, ou s’il n’était qu’une partie d’un plus vaste ensemble (fig. 3). Il vaut donc la peine de revenir sur cette « église d’Alexandre » pour en rappeler les caractéristiques architecturales, mettre en lumière le matériel recueilli dans la fouille et essayer d’en tirer des éléments d’interprétation plus généraux.
Description de l’édifice
3Construit au moins partiellement, d’après le fouilleur (sans qu’il précise les raisons de cette hypothèse), sur un édifice antérieur de plan inconnu, le monument a lui-même un plan irrégulier, qui s’inscrit grossièrement dans un rectangle dont l’axe principal est orienté est-ouest, mais qui possède toutefois au sud-ouest une sorte de redan dans lequel vient se loger une salle annexe (fig. 4 et 5). Le côté sud, dans lequel s’ouvrait la porte, n’est pas connu de manière précise8 : son angle sud-ouest en particulier, mais aussi son prolongement vers l’est, n’ont pas été dégagés9 (fig. 6).
4On remarque que les murs extérieurs sont très épais (1,85 m par endroits), avec de nombreux remplois, dont plusieurs inscriptions10, ce qui a immédiatement suggéré l’idée d’une construction tardive, éventuellement fortifiée11. Ils délimitent une pièce principale très légèrement trapézoïdale, de 12,50 m environ à l’est sur un peu moins de 10 m12. Sur un peu plus de la moitié de sa longueur (fig. 7), depuis l’est, la salle est divisée en trois espaces par deux files d’« auges » larges chacune de 0,50 m surmontées d’un entablement plat, légèrement en biais l’une par rapport à l’autre. Elles sont appuyées à l’est sur un mur massif, à l’ouest sur un angle du mur qui délimite les salles annexes. L’espace central (la « nef centrale » pour L. Carton), dallé (avec des dalles très irrégulières), est large de 4 m environ ; les deux « nefs » latérales, larges chacune de 2,60 m, d’après le fouilleur, sont respectivement dallées au sud de la même manière que dans l’espace central, et sans dallage au nord ; mais un éventuel dallage peut évidemment avoir disparu avant la fouille.
5La partie antérieure de la salle, vers l’ouest (le « presbyterium » pour L. Carton), est surélevée d’une marche, dans le prolongement des deux files d’« auges », et sur une largeur inconnue vers le sud, cette partie de l’édifice étant ruinée. Deux colonnes en cipolin, cassées et restaurées dans l’Antiquité au moyen d’agrafes en bronze, avec leurs chapiteaux, différents, qui supportaient peut-être un arc, en marquaient l’entrée (fig. 8). Le sol en est dallé, ces « dalles » étant en fait d’après le fouilleur des blocs de grand appareil en remploi, ce qui est surprenant. Du côté nord un mur sépare cet espace d’une salle annexe ouvrant vers le sud par une porte, et complètement ouverte à l’ouest ; au sud, une autre salle occupe le redan déjà mentionné ; mais l’espace est en partie détruit. Toute la partie orientale, qui apparaît davantage dégagée sur le second plan que sur le premier, n’est pas décrite, les deux plans suggérant un passage dans l’axe de la nef centrale, avec une porte dont subsiste le seuil, ouverte dans un large mur entièrement arasé13. Un puits s’ouvrait au centre de l’édifice, dont la margelle, très haute, taillée dans deux blocs de remploi découverts en place, doit appartenir à un état tardif et quatre colonnettes et leur chapiteau (les éléments d’un ciborium abritant un autel en bois, pour L. Carton)14 ont été retrouvés à la limite de l’espace surélevé. Des fenêtres devaient éclairer certaines parties de l’édifice, assez larges puisque de grands fragments de verre (un « vitrail de 1 à 2 m de côté », dit le fouilleur, ce qui est manifestement excessif) et de pierre spéculaire (des « plaques de gypse ») ont été retrouvés dans l’une des annexes.
6Quant aux « auges », elles se répartissent en deux files (fig. 9), l’une de cinq cuves, l’autre, au nord, de six, interrompues par un passage, après la deuxième « auge » au sud, depuis l’ouest, après la quatrième au nord. Ces « auges », taillées parfois dans des blocs de remploi inscrits15, reposent sur deux murets dont de nombreux blocs sont eux aussi des remplois ; des bases honorifiques et un caisson funéraire ont même été utilisés. Le rebord des « auges » se situe à 0,90 m du sol au nord, 0,75 m au sud. Elles mesurent, d’après le L. Carton, 0,50 m de largeur, 0,17 m de profondeur et 0,54 à 0,60 m de longueur, toutes dimensions conformes à ce qu’on rencontre d’ordinaire pour ces « auges16 ». Chacune est séparée de ses voisines par une dalle placée verticalement, parmi lesquelles on note une fois encore de nombreux remplois (deux montants de sièges notamment). Certains de ces montants et les rebords de plusieurs « auges » comportent des œillets. Ils supportaient un entablement horizontal.
7L’allure est donc bien celle d’un certain nombre d’autres « monuments à auges ». D’une manière générale on peut dire que cet édifice possède plusieurs points communs avec les autres exemplaires de la série africaine, sans en avoir exactement toutes les caractéristiques : divisé en trois « nefs » par deux lignes d’« auges », il a bien une sorte d’abside, rectangulaire, flanquée, de manière irrégulière, de deux annexes. Mais on ne distingue pas d’espace transversal.
8L’édifice, sans doute couvert en tuiles, d’après les éléments recueillis, a été manifestement ravagé par un incendie qui avait laissé de nombreuses traces (des poutres calcinées notamment, et des gouttelettes de plomb fondu17 provenant probablement des attaches des tuiles) ; il paraît avoir été abandonné après cette destruction, sans être jamais déblayé, en tout cas dans toute sa surface, et ne paraît pas avoir été réutilisé par la suite ; plus tard, un four à chaux fut installé dans les remblais.
Le mobilier découvert
9Cette destruction brutale, suivie d’un abandon, a eu manifestement pour conséquence de préserver l’édifice tel qu’il se trouvait au moment du désastre : un très abondant matériel a été retrouvé dans la fouille, abandonné en place.
10Le premier objet remarquable provient de l’espace central, au pied de l’estrade : un coffret en plomb18 (0,30 m de large ; 0,40 m de hauteur ; 0,20 m de profondeur), assez mal conservé, mais dont l’un des petits côtés présentait une croix grecque en relief. Le fouilleur y voit un reliquaire, qui proviendrait de l’autel dont il suppose l’existence et qui aurait été en bois, un matériau parfois utilisé pour ces meubles dans les débuts tout au moins, que le bâti seul ait ainsi été traité, surmonté d’un plateau en marbre, ou qu’il s’agisse du meuble tout entier19. On connaît effectivement des reliquaires de cette forme, à Salone en Croatie, Devnya ou Pliska en Bulgarie20, par exemple, de dimensions analogues, et la croix grecque qui lui sert de décor est un indice intéressant, mais qui ne suffit pas à assurer l’identification. De l’annexe sud, proviennent les trois croix grecques en métal déjà mentionnées. Ce sont ces objets, et le grand linteau inscrit sur la porte du bâtiment, qui avaient conduit L. Carton à considérer qu’il s’agissait d’une église à trois nefs, avec le presbyterium correspondant à l’estrade surélevée. Les « auges » auraient été destinées à recevoir les offrandes des fidèles, ou à les distribuer aux pauvres, une hypothèse reprise par exemple pour le « grand monument à auges » d’Haïdra par son fouilleur, G. Dolcemascolo, peut-être inspiré par la publication par L. Carton de « l’église du prêtre Alexandre ».
11L’hypothèse de l’église toutefois paraît difficilement soutenable. Les dimensions sont restreintes, mais là ne réside pas le véritable obstacle : il pourrait s’agir évidemment d’une petite chapelle. Mais la présence des « auges » est en revanche plus décisive, aucun dispositif liturgique ne s’accommodant de ces deux files de cuves, et aucun texte n’évoquant le dépôt des offrandes à l’intérieur de l’église elle-même dans de tels réceptacles : elles sont recueillies évidemment, au moment de la « Grande Entrée » par exemple, à l’entrée du chœur, sur des tables prévues à cet effet, dont on a d’ailleurs peu de traces en Afrique du Nord. Ce n’est évidemment pas la première fois qu’un « monument à auges » est pris pour une église : la même hypothèse avait déjà été formulée par H. Saladin21 à propos de Haïdra, alors que Ch. Diehl y reconnaissait, comme à Tébessa, une écurie avec des chambres à l’étage, englobée dans un monastère, puis transformée quand même en église22. La présence des « auges » dans ce contexte est tellement surprenante qu’on a même voulu y voir un baptistère collectif23, ou une église utilisée pour la cérémonie du lavement des pieds lors de la liturgie du Vendredi Saint24, autant d’hypothèses qui n’ont évidemment pas le moindre fondement. On pourrait être tenté également, avec L. Ennabli25, de rapprocher notre monument (et les « monuments à auges » africains en général) de la description que donne J. Lassus de plusieurs salles à auges, annexes de basiliques syriennes26, qui sont pour lui autant d’écuries ou d’hôtelleries, analogues en somme au vaste « bâtiment à auges » du complexe environnant la basilique de Tébessa. Mais la fonction d’écurie paraît bien mal adaptée au plan de « l’église d’Alexandre » ; quant à l’hôtellerie, une hypothèse que privilégie L. Ennabli en s’appuyant sur l’inscription du linteau qui lui paraît s’adresser à des pèlerins, cette dernière nous semble discutable : il faudrait des espaces destinés à l’hébergement de ceux-ci, ou simplement à leur repos, espaces qui paraissent manquer complètement à Bulla Regia, du moins dans l’état actuel de nos connaissances sur l’édifice et son environnement. On ne connaît d’ailleurs, à proximité du monument, ni église, ni monastère.
12On se trouve donc ramené à la question cruciale que posent ces monuments : leur usage. Or « l’église du prêtre Alexandre » a livré, en dehors même des trois croix en métal, un matériel d’un particulier intérêt, très abondant et concentré dans les deux annexes. L’une et l’autre, qui n’avaient pas été déblayées après l’incendie, contenaient des amphores en grande quantité (fig. 10), une soixantaine au sud, une trentaine au nord, fermées par un fragment de céramique ou par un petit vase, et fichées dans une couche de sable et de gravier ; elles étaient remplies, au fond, de restes de fruits et de plantes carbonisés par l’incendie : blé, pois chiches, haricots, fenugrec, amandes, noyaux de pêches, de cerises et d’olives27 ; sur le reste de leur hauteur, les amphores était comblées de charbon et de terre ; certaines paraissaient aux yeux du fouilleur avoir contenu des liquides28. D’autres récipients, une série de vases peints, avaient eux aussi renfermé des liquides, huile ou vin, dont les résidus adhéraient encore aux parois. Entre ces récipients, tombés sans doute d’étagères fixées au mur, ont été signalés d’autres restes de nourriture : des coquillages, cardiums et patelles, des os de poulet et de mouton. Dans l’annexe sud, outre les amphores, ce sont d’autres étagères qui devaient porter tout un matériel, des coffrets en bois, dont subsistaient les charnières, les serrures et les clés, plusieurs objets en bronze : un grand plat rectangulaire, une œnochoé, et un coffret à quatre pieds en pattes de lion. S’y ajoutaient un candélabre en bronze à trois pieds29, et, dit le fouilleur, « deux petites ampoules en verre », une « très grande quantité de calices en un verre délicat », dans lesquels nous reconnaitrions volontiers des godets de lustres, ce qui expliquerait leur abondance30, et deux « monnaies byzantines en verre », des poids probablement31. D’après le fouilleur, il y avait encore des tissus carbonisés, soigneusement pliés, et « d’énormes plats en terre cuite d’un rouge vif, de plus d’un mètre de diamètre », ce qui, là encore, paraît excessif : s’il s’agit bien de sigillée africaine en effet, les plus grands plats que l’on connaît ne dépassent pas 0,65 m32.
13Tout ce matériel est d’un considérable intérêt : il prouve en effet que ce monument était bien lié à des stockages, d’objets (ceux en bronze, les tissus, la vaisselle de terre cuite), et surtout de nourriture (observons qu’il s’agit à la fois de légumes secs ou d’olives, qui se conservaient aisément, mais aussi de denrées périssables, comme des pêches ou des cerises, fruits fragiles s’il en est, et même de viande, poulet et mouton, d’après L. Carton). Cette dernière pouvait être conservée là dans l’attente de distributions, mais viandes et fruits fragiles ne pouvaient attendre bien longtemps et devaient être redistribués presque immédiatement33. Les croix, la vaisselle de bronze, le candélabre, les « calices » en verre, les tissus sans doute également : tout cela évoque, comme l’avait déjà reconnu L. Carton, du matériel liturgique. Le monument n’est sans doute pas une église, mais il est lié assurément à un contexte chrétien. La liste des objets découverts rappelle ainsi assez directement l’inventaire de l’église de Cirta, tel que nous l’a conservé le procès-verbal de la perquisition effectuée en 303 lors de la grande persécution34. On y retrouve des objets précieux, en bronze et en or, des lustres, des calices, mais aussi des vêtements et des chaussures, et, même s’il n’y a pas de nourriture mentionnée, il est vraisemblable que les dolia et les orcae saisis par le curateur en contenaient, sous forme de liquides, de céréales ou d’autres produits desséchés ou en saumure35. Dans le cas de « l’église » du prêtre Alexandre au moins, on serait donc être en présence d’un bâtiment lié à l’Église d’une part, aux distributions charitables de l’autre, dans une association qui évoque l’inscription lue autrefois sur un linteau à Henchir Bou Cha, en Tunisie36, copiée par Ximénez : « H(a)ec porta domus est ec<l=R>esi(a)e patens peregrinis et p[auperibus ?]alimentisque parvis nimis ang[usto aditu ?] » avec une croix monogrammatique37. Si les « auges » étaient destinées à recueillir les dons des fidèles, les monuments, eux, seraient au cœur de la question des distributions charitables, de la matricula pauperum, dont les débuts restent mal connus, mais dont nous savons que saint Augustin en avait fondé une à Hippone, la première mentionnée en Occident38. L’organisation et le fonctionnement de cette institution restent flous, mais pour une période un peu plus tardive, les premières années du vie siècle, et dans une autre région, la Vie de saint Séverin39 fournit quelques précisions40. On y voit en effet Séverin, fameux pour sa sollicitude à l’égard des pauvres, recevoir des habitants du Norique des dîmes pour ses distributions41 ; après avoir convoqué les indigents dans une basilique de Lauriacum (Enns aujourd’hui), il « se met alors à remplir d’huile les récipients que les serviteurs emportaient ensuite42 ». On note enfin, avec Ph. Régerat, que « Eugippe mentionne à quatre reprises l’existence de collectes qui se définissent par une quotité fixée à l’avance, une périodicité régulière et un caractère volontaire43 » et qui concernent le fruit des récoltes et des vêtements. Rien évidemment de précis sur les lieux dans lesquels se préparent et se déroulent collectes et distributions, qu’évoque déjà Tertullien à la fin du iie siècle44, mais ils devaient sans aucun doute être aménagés de manière à faciliter ces opérations, et c’est une fonction de cet ordre qu’on peut envisager pour « l’église d’Alexandre ».
La datation de « l’église d’Alexandre »
14On voit donc tout l’intérêt de ce bâtiment et de son contenu pour une réflexion plus générale sur l’usage des monuments de ce type45. Mais le matériel apporte également des éléments pour en préciser la chronologie. En effet si les amphores, dont certaines portaient des graffiti (fig. 11), ont été décrites assez rapidement par le fouilleur, elles sont illustrées par de bonnes photographies qui permettent d’en apprécier les caractéristiques46 ; il est en outre possible que quelques exemplaires, deux au moins, soient encore conservés à Bulla Regia, comme me l’a signalé M. Bonifay, qui a bien voulu examiner ce dossier et m’en proposer, à partir de ces objets et de l’examen des photographies, une analyse détaillée, dont je résume ici les conclusions. On constate qu’il y en avait manifestement deux types, le premier « de tradition gréco-romaine, à anses attachées sur le col, très ventru, avec un bord en bandeau assez évasé ; [le second] de tradition punique, à anses placées sur l’épaulement, plus fuselé, avec un bord également de bandeau47 ». Les deux types doivent être considérés comme des vaisseaux de stockage, non de transport, équivalent des dolia romains. Le premier est bien attesté en Tunisie centrale, à Ain Meska près de Dougga48, à Ain Wassel49 (un exemplaire comparable provient d’un silo daté du viie siècle avancé), ou bien encore à Uchi Maius50 ; on rapprochera le second « des amphores du golfe d’Hammamet, notamment des variantes les plus tardives (Hammamet 3) trouvées dans des salles de stockage de Sidi Jdidi51 ou de Wadi Arremel52, dans des contextes des vie-viie siècle ». Les deux types ont été retrouvés associés à Ain Meska, dans un contexte daté, mais sans certitude, fin ve-début vie siècle53. Il est difficile de préciser davantage la fourchette chronologique pour ces amphores. Mais la céramique peinte54, dont L. Carton signale d’autres fragments dans les thermes memmiens55, constitue également un marqueur chronologique intéressant (fig. 12) : elle est connue à Carthage au ve et au vie siècle56, mais M. Bonifay me signale en avoir rencontré dans des niveaux du viie siècle à Nabeul, Pupput et Wadi Arremel. Si on y ajoute l’inscription du linteau et celle de la croix en bronze, ainsi que le type de cette dernière, on est conduit en définitive vers une date tardive57.
15Celle-ci, bien évidemment, qui reste d’ailleurs encore floue, ne vaut que pour le monument de Bulla Regia : elle ne signifie pas que tous les « monuments à auges » sont aussi tardifs, ou aient eu eux aussi une phase très tardive. Elle montre tout au moins qu’à la fin de l’Antiquité le dispositif que nous observons dans les « monuments à auges » d’Afrique du Nord est toujours en usage, et elle permet de confirmer que la fonction de stockage de denrées ou d’objets plus ou moins précieux, après réception et/ou en vue d’une redistribution est bien une des options à retenir58. C’est un acquis important, et « l’église du prêtre Alexandre » apparaît donc comme une pièce essentielle de ce dossier complexe. On comprend mieux aussi pourquoi on peut considérer qu’il s’agit d’une occasion manquée : on voit tout ce qu’une fouille attentive aurait apporté sur l’organisation du bâtiment, la manière dont étaient stockées les denrées et leur nature. Peut-être toutes les questions n’auraient-elles pas été résolues, mais « l’église du prêtre Alexandre » à Bulla Regia, un des « monuments à auges » manifestement le plus complètement conservés, aurait sans doute apporté des éléments plus précis encore sur sa fonction.
Notes de bas de page
1 Beschaouch, Hanoune, Thébert, 1977, p. 13, fig. 3, no 48, pp. 115-117, fig. 115-118. Pour les thermes, p. 13, no 47. Thébert, 2003, ne mentionne pas ce complexe, bien qu’il en ait traité dans son mémoire de l’École française de Rome (Thébert, inédit). Pour la bibliographie le concernant, voir Hanoune, 1983, p. 32. D’après Carton, 1915b, p. 116, le monument, fortement remblayé, était enfoui sous les aménagements d’un four à chaux.
2 Héron de Villefosse, 1914, p. 699. Conservée au Musée national du Bardo. Hauteur 0,25 m ; largeur 0,20 m.
3 Héron de Villefosse, 1914 ; Ghalia, 2007, p. 66, fig. 17 : « + Huper/ euchès/ (kai) sôteri/as A/lex/andr/ou pre/sbute/rou (kai) tès sumbiou autou » (« En accomplissement d’un vœu et pour le salut du prêtre Alexandre et de son épouse »), une formule banale dont les objets contemporains fournissent de nombreux autres exemples ; ainsi à plusieurs reprises dans le trésor de Hama : Mundell Mango, 1986, nos 1 et 2 et tout particulièrement sur les deux croix en argent nos 9 et 10. La formule est commentée dans IGLS, no 2027. Voir également Sevčenko, 1992, p. 41, qui en propose d’autres attestations, notamment une croix en argent au musée du Louvre : Metzger, 1972.
4 Carton, 1915a ; Id., 1915b ; Id., 1915c. La bibliographie concernant Bulla Regia (pour la période antérieure à 1982) a été très commodément rassemblée et commentée dans Hanoune, 1983, pp. 34-35 pour « l’église du prêtre Alexandre ».
5 Charles-Picard, 1957, p. 141.
6 Duval, Golvin, 1972, pp. 164 et 169 (« l’église d’Alexandre » y est seulement citée) ; Duval, 1979, p. 1016 (« l’église d’Alexandre » serait « essentiellement un fortin contenant une installation d’auges »).
7 Ps. 121, 8. Ce texte est volontiers utilisé sur le linteau d’une porte d’entrée (croix monogrammatique), ou en mosaïque, devant le seuil : « + D(omi)N(u)S CVSTODIAT INTROITVM TV(u)M/ET EXITVM TVVM EX HOC NVNC/ET VSQVE IN SAECVLVM/AMEN FIAT FIAT » (« Que le Seigneur veille sur ton entrée ici et sur ton départ, maintenant et pour l’éternité, Amen, ainsi soit-il, ainsi soit-il », trad. de l’auteur). L’inscription se répartit dans deux cartouches à anses arrondies de part et d’autre d’un cercle enfermant une croix grecque pattée ; ILTun, 1251 ; Ennabli, 1997, p. 95 ; Ead., 2000, p. 134 ; Felle, 2006, p. 324, no 684 : l’inscription de l’église d’Alexandre est l’unique citation en latin du psaume 121, plus fréquente en grec. Elle renverrait donc, peut-être, à un commanditaire byzantin, éventuellement d’origine syro-palestinienne. L’acclamation finale revient dans plusieurs psaumes : 41, 14 ; 72, 19 ; 88, 53. Un exemple de citation du psaume 121, 8 en grec au-dessus de l’entrée d’un hypogée de Kertch : Valeva, 1998, p. 767.
8 Une attache en saillie, avec un œillet, est sculptée à bonne hauteur sur le montant droit de la porte. On notera aussi qu’à examiner la structure du mur, la porte n’appartient pas à la structure d’origine : elle semble plaquée contre le mur, en saillie.
9 On soulignera que les deux plans publiés par le fouilleur à un an d’intervalle, l’un dans le Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques (Carton, 1915a, p. 192, fig. 1), l’autre dans le Recueil de la Société archéologique de Constantine (Carton, 1915c, page non numérotée), ne sont pas parfaitement identiques, et que le seul doté d’une échelle, le premier, n’est pas en accord avec la description ; les dimensions que nous indiquons ici sont donc approximatives : il est vivement souhaitable que le bâtiment fasse l’objet d’un nouveau relevé.
10 Carton, 1915a, pp. 196-203. ILAf, 451-452, 457, 460 et 462.
11 Duval, 1979, p. 1016. Le monument se rapprocherait alors des fortins qui, au sud de Tébessa notamment, renferment des salles à auges, notamment à Henchir el Adjeje et Henchir el Abiod : Guénin, 1908a, pp. 138-139 et pp. 161-162.
12 Dimensions mesurées sur le plan. Les seules dimensions que donne Carton, 1915a, p. 117 sont les suivantes : largeur de la nef principale : 4 m ; largeur des nefs latérales : 2,60 m chacune, soit 9,20 m, auxquels on ajoutera la largeur des deux files d’« auges », 0,50 m chacune, soit une largeur totale de 10,20 m. Si l’un des plans est très régulier, le second montre clairement une forme trapézoïdale, les deux files d’« auges » n’étant pas parallèles.
13 Le plan publié en 1915 (Carton, 1915c) paraît absurde, puisqu’il dessine une porte juste dans la largeur du mur nord-sud. La porte avec le linteau inscrit, qui paraît correspondre à un remaniement, se situe quant à elle plus à l’est.
14 Hauteur des bases : 0,18 m à 0,30 m ; hauteur des colonnes : 2,50 m environ ; diamètre maximal : 0, 36 m ; hauteur des chapiteaux 0,42 m. Ce sont donc des colonnettes déjà assez fortes.
15 On observe un même remploi de caissons funéraires, que leur largeur rendait propre à être retaillés en cuves, dans la salle à auges tardive (Haïdra 4) du quartier du « grand monument à auges » d’Haïdra.
16 On notera qu’il ne paraît pas y avoir de dimensions standard pour ces cuves.
17 Carton, 1915b.
18 On pourra s’étonner qu’il n’ait pas fondu dans l’incendie.
19 Pour une mise au point sur l’autel paléochrétien : Duval, 2005.
20 Salone : Buschhausen, 1971, pp. 285-286, n° C 15, pl. 13 ; Devnya (Marcianopolis) : ibid., p. 286, no C 17, pl. 13 ; Minchev, 2003, pp. 39-40, no 30, fig. 30 ; Pliska : ibid., p. 40, no 31, fig. 31.
21 Saladin, 1887, p. 180 : l’église aurait été transformée en écurie « lors de la conquête arabe ».
22 Diehl, 1893, pp. 333-335.
23 Toulotte, 1904.
24 Valentini, Caronia, 1969.
25 Ennabli, 1997, pp. 95-96, n. 440 ; Ead., 2000, p. 134.
26 Lassus, 1947, p. 234 renvoie aux basiliques de Brâd (fig. 57) et de Cheikh Sleiman (fig. 14) ; ces salles n’offrent qu’une seule rangée d’« auges ».
27 L’identification est celle rapportée par Carton, 1915b, p. 121.
28 Toutes ces indications sont empruntées aux publications de L. Carton. Certaines de ces amphores, avec leur contenu, avaient été déposées au musée du Bardo, et figurent dans le second supplément du catalogue du musée Alaoui : Merlin, Lantier, 1922, pp. 328-329, nos 1274-1287. Toutefois, les recherches effectuées à notre demande au musée n’ont pas permis de les retrouver.
29 Comme les amphores, ces objets avaient été déposés en même temps que la croix en bronze et une des deux petites croix au musée du Bardo : ibid., pp. 146-147, nos 426-436. Ils n’ont pas non plus été encore retrouvés, mais certains étaient déjà en très mauvais état au moment de leur arrivée au musée, puisqu’ils sont qualifiés de « débris » : no 427 : débris d’un plat rectangulaire ; no 428, débris d’une grande oenochoé ; no 429 : base d’un chandelier à trois pieds ; nos 430-432 : trois appliques en forme de feuilles lancéolées ; no 433 : fragment d’une plaque moulurée ; no 434 : couvre-serrure et débris de serrures ; no 435 : débris de plusieurs récipients ; no 436 : tiges ployées sur elles-mêmes.
30 Comme le signale Carton lui-même (Carton 1915a, p. 129), une découverte analogue avait été faite dans la « grande » basilique de Morsott, en Algérie. Un peu plus détaillé que le rapport de L. Carton, celui de Vars, 1899, p. 401 précise que dans une salle annexe de l’abside avait été découverte « une grande quantité de coupes de verre, empilées les unes sur les autres. Ces coupes […] dont on distingue encore très bien la tige et le pied [c’est moi qui souligne], étaient en verre blanc très fin orné de palmes opaques ». Le fouilleur en avait recueilli quatre kilos. La mention du pied et de la tige parait exclure les godets de lustre.
31 Ces derniers objets ont été trouvés en fait « dans les terres voisines » : Carton, 1915b, p. 122.
32 Comme a bien voulu me le confirmer M. Bonifay, auquel j’exprime toute ma gratitude pour cette amicale contribution.
33 On est surpris par le stockage de pêches ou de cerises dans des amphores, c’est-à-dire dans des conteneurs qui supposaient un entassement, donc un écrasement des fruits, et une impossibilité de récupérer ceux qui se trouvaient dans la partie basse de l’amphore. On peut donc s’interroger sur l’identification de ces fruits par Carton, 1915a, p. 121 ; 1915c, pp. 82-83, faite pourtant à partir des noyaux, bien reconnaissables. Ou alors se trouvaient-ils là pour la préparation d’un banquet imminent ?
34 Acta purgationis Felicis, p. 187.
35 Sur cet aspect des biens conservés dans la cathédrale de Cirta, voir Duval, 2000, pp. 413-417.
36 Ou Henchir Fraxine, Municipium Aurelium C[---], à 17 km de Thuburbo Maius. Carte nationale des sites archéologiques et monuments historiques, f. 028, Bir Mcherga, Tunis, 2003, pp. 98-102.
37 Fr. Ximénez, Diario de Túnez, vol. 6, fo 111, v. : « A la puerta de un gran edificio está una inscripción barbarizada […] ». Je dois ces indications et une photographie du feuillet en question à l’amitié d’Elsa Rocca, que je remercie très vivement. CIL, VIII, 839. Les restitutions sont dues aux éditeurs du CIL. A. Merlin, dans ILTun, 744, propose de restituer plus simplement « ang[usta ?] ».
38 Augustin, Lettre 20*, 2.
39 Eugippe, V. Severini.
40 Régerat, 2006. Sur la matricule des pauvres : Rouche, 1974.
41 Eugippe, V. Severini, 17.
42 Ibid., 18.
43 Ibid., p. 233.
44 Tertullien, Apologeticum, 39, 5-6, 151.
45 Des silos ont été signalés à plusieurs reprises en Afrique dans des « monuments à auges », notamment à Henchir Faraoun (Guénin, 1907), ou dans des édifices pourvus de rangées d’« auges », comme à Henchir El Adjedje : Guénin, 1908a, p. 161, fig. À Henchir Faraoun, des restes d’amphore sont mentionnés par le fouilleur dans l’abside et la nef centrale (Guénin, 1907).
46 Les graffiti se trouvaient sur le col ou sur l’épaule : Héron de Villefosse, 1914, p. 702 ; Carton, 1915a, p. 195, no 1. Les spécialistes que j’ai consultés n’ont pas été en mesure de les interpréter.
47 Comme la suite des remarques concernant les amphores et toutes les indications bibliographiques correspondantes, celles-ci sont extraites d’une lettre très détaillée que m’avait adressé M. Bonifay en 2011, complétée par un autre message de mai 2015. Je le remercie très vivement de la peine qu’il a prise pour examiner et commenter de manière approfondie les photographies illustrant les différents articles de L. Carton.
48 Maurina, 2010, fig. 2-4 (type « Sidi Jdidi 14.9 »).
49 Ead., 2000, p. 50, pl. V et VI.2, fig. 58.5.
50 Biagini, Gambaro, 2007, pl. 6.III.2 et IV.1 ; Gambaro, 2007, pl. 11.XXIV.7, XXV.1 (type « Sidi Jdidi 14.9 » ?) et XXVI.2.
51 Bonifay, Reynaud, 2004, p. 259 et fig. 151.
52 Bonifay, 2005, p. 82, fig. 36.2-9.
53 Maurina, 2010, p. 526.
54 Carton, 1915b, pp. 122-124, fig. 3-4.
55 Id., 1915a, p. 189.
56 Bonifay, 2004, pp. 301-303.
57 M. Bonifay, qui a bien voulu discuter avec moi à plusieurs reprises de ce matériel, souligne que, si on en rencontre effectivement dans des contextes tardifs, « la permanence des formes empruntées par ces amphores de stockage » impose néanmoins, dans l’état actuel des connaissances, de ne les utiliser qu’avec précaution pour dater l’incendie de « l’église d’Alexandre ».
58 En ce qui concerne les arcades au-dessus des « auges », rappelons qu’à Rome les textes, en particulier le Calendrier de 354, font état de 45 guichets (ostia) pour les distributions frumentaires. Sur ces questions, Nicolet, 1976, en particulier p. 33.
Auteur
Sorbonne Université, UMR 8167 Orient & Méditerranée, Paris
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