Précédent Suivant

Trois « bâtiments à auges » à Saint-Syméon et Telanissos

Voyageurs et marchandises

p. 159-172


Texte intégral

1Les auges creusées dans des blocs neufs ou remployés, que l’on trouvait encore il y a peu à proximité des bouches de citerne, faisaient partie du paysage des villages antiques du nord de la Syrie. Elles servaient à abreuver les troupeaux en transit. Dans le relief karstique de cet environnement, l’eau de pluie s’infiltre en profondeur par un réseau qu’elle a lentement creusé en dissolvant le calcaire. On ne trouve pas en pleine campagne d’eau utilisable autre que celle qui a pu être immédiatement canalisée au cours des orages par des rigoles taillées à la surface du rocher et récupérée dans des citernes. Il y a aussi des auges à l’intérieur de certains bâtiments d’habitation ou de service. Elles sont intégrées à la structure porteuse et au cloisonnement intérieur sous forme de portiques, au sens architectonique du terme. Mais, si dans la plupart des cas la fonction des portiques à auges liée à la stabulation ne fait pas de doutes, on ne peut généraliser l’interprétation. Le site de Saint-Syméon ne fait pas exception à ce sujet1. Au contraire, sur ce haut lieu de pèlerinage établi autour de la colonne du premier stylite, sitôt après sa mort survenue en 459, et fréquenté par des voyageurs nombreux et parfois lointains, on peut s’attendre à une exploitation rationnelle des bêtes de somme. Le thème est cependant très peu documenté, la priorité des études ayant été donnée aux éléments majeurs du monument qui n’est malheureusement plus accessible depuis le début de la guerre civile en 20112. Dans certains cas la destination des auges semble claire. Elles s’inscrivent alors dans le standard dimensionnel des portiques intérieurs. Dans d’autres l’interprétation est moins sûre. C’est pourquoi la caractérisation des cas ordinaires, tels que l’hôtellerie et le bâtiment au passage double, est essentielle (fig. 1 et 2).

Fig. 1. — Carte de localisation de Saint-Syméon, Syrie

Image

© DAO : F. Tessier, 2007.

Fig. 2. — Telanissos et le sanctuaire, localisation des « bâtiments à auges », Saint-Syméon, Syrie

Image

1. – Hôtellerie est ; 2. – Bâtiment au passage double ; 3. – Moulin (nord sidéral vers le haut).

© J.‑L. Biscop, 2010.

Le bâtiment au passage double

2Financé en grande partie par l’empereur Léon, le sanctuaire de Saint-Syméon a été conçu et organisé pour mettre en scène la haute colonne3 au sommet de laquelle le premier stylite a pratiqué la stasis. Elle était devenue l’objet principal de vénération depuis que la dépouille de l’ascète avait été transportée sous bonne escorte à Antioche d’abord, puis à Constantinople. Alors que du vivant du saint la colonne était exposée aux rigueurs du climat et entourée d’une simple murette de pierre sèche, elle a été enchâssée dans le tambour octogonal central d’une grande église martyriale cruciforme. Les pèlerins accédaient à la relique par une succession hiérarchisée d’espaces et de passages destinés à accentuer le mystère. Le terroir qui entourait le sanctuaire au nord-est de Telanissos et dont le contour au nord est incertain correspond au premier niveau du cheminement. Son accès principal était marqué par l’arcade triomphale où les pèlerins étaient déjà amenés à accomplir quelques formalités. Point de départ de la voie sacrée conduisant au sanctuaire, il s’agit d’un secteur de boutiques exceptionnel qui a été fouillé et étudié, dans le cadre de la mission, sous la direction de Dominique Pieri, qui en propose ici une restitution4. Le sanctuaire proprement dit, entouré d’un mur appareillé, constituait le deuxième niveau de clôture. On y accédait par un propylée situé à l’angle sud-ouest, constitué de trois grandes portes à chambranle mouluré et plate-bande appareillée en façade avant, et d’une arcature triple à l’arrière. Coiffé d’une terrasse centrale accessible et de deux édicules latéraux, cet ouvrage constituait un point de contrôle imposant. Une fois entrés, les pèlerins se trouvaient dans une avant-cour quadrilatère fermée à l’ouest, au sud et à l’est par les murs d’enceinte eux-mêmes et barrée au nord par une suite rectiligne et continue de bâtiments comprenant notamment le complexe baptismal et un bâtiment de service. Ce dernier est caractérisé par un double passage transversal mettant en communication l’avant-cour et la cour principale, vaste espace allongé, qui desservait le baptistère, au sud, des bâtiments d’accueil ou de service à l’ouest et à l’est, le monastère au nord-est et enfin la grande église au nord, point d’orgue de la visite. Implanté entre le baptistère et le mur de clôture occidental, le bâtiment au passage double marquait l’étape où l’on distinguait les chrétiens, qui pouvaient se rendre directement au martyrion, de ceux qui devaient être baptisés.

3Le bâtiment est très endommagé mais il reste suffisamment d’indices pour esquisser sa géométrie. Il était formé d’un long corps droit à un étage flanqué de galeries à portique. Il reste un pan du mur sud encore enfoui en partie basse mais conservé jusqu’à la corniche (fig. 3). Il présente à l’étage une porte et deux fenêtres. Comme au monastère du sanctuaire tout proche, la porte n’était pas couverte d’un linteau mais d’une plate-bande appareillée réduite à deux sommiers en vis-à-vis et une clef étroite. Une inscription grecque sur la clef précise l’identité du maître d’ouvrage5, Palladios Abraham, originaire du village de Tel ‘Aqibrin. Cette porte appelle un dispositif de desserte, galerie et escalier et il y avait sans doute devant cette façade une élévation constituée d’une paroi pleine au rez-de-chaussée et d’un portique à l’étage. Il n’en reste rien d’autre qu’un éboulis désordonné. Le portique nord, qui a conservé des éléments en place, s’étirait sur deux niveaux donc, depuis le soubassement du baptistère jusqu’aux arcs du passage double, comme en atteste la batterie de piliers conservée au rez-de-chaussée. Ce portique simple de quinze travées était constitué de piliers surmontés au rez-de-chaussée d’impostes cubiques à consoles en pyramide inversée, comme pour soulager les architraves en raccourcissant les portées, pourtant déjà courtes, et de blocs d’architrave parallélépipédiques. Les deux arcs du passage, en plein-cintre surhaussé de grande portée (5 m), occupaient presque toute la hauteur de l’élévation (fig. 4). La corniche, encore présente sur les arcs, devait régner tout le long de la façade, comme seul ornement du bâtiment, mise à part la moulure cernant les arcs du passage. Des arcades semblables se trouvaient dans le plan du portique sud ainsi que dans les plans des murs nord et sud du bâtiment, ce qui devait accentuer l’effet tenaille des passages.

Fig. 3. — Bâtiment au passage double vu du nord-est, Saint‑Syméon, Syrie, 2007

Image

© J.‑L. Biscop.

Fig. 4. — Passage double vu du nord, Saint‑Syméon, Syrie, 2003

Image

© J.‑L. Biscop.

4La construction du bâtiment au passage double concorde avec les transformations que le baptistère a subies au tout début du vie siècle et qu’il convient de rappeler pour la compréhension. Dans sa configuration initiale le baptistère se présentait comme un monument isolé, haut perché et de plan centré, octogonal au milieu, carré à l’extérieur. Il était toutefois fonctionnellement orienté. À l’intérieur, la cuve baptismale était logée dans une abside à l’est et reliée aux pièces périphériques par deux petits couloirs à escalier de trois marches. Les candidats au baptême descendaient dans la cuve par l’escalier sud et remontaient par l’escalier nord. À l’extérieur, les quatre façades avaient des dimensions et une modénature semblable, mais celle de l’ouest présente trois portes au lieu d’une au nord et au sud et aucune à l’est. Ces trois portes ont, au-dessus du chambranle mouluré qui orne toutes les portes extérieures, une corniche à rinceau supplémentaire qui donne à la façade occidentale une prépondérance manifeste. Si elle était la façade principale, elle devait nécessairement être précédée d’une aire de recul et d’une forme de pente pour prendre en compte le dénivelé.

5En deuxième phase, peu de temps après la première néanmoins, le baptistère a été flanqué d’une chapelle au sud, d’un portique à colonnes à l’ouest et au nord et d’un mur plein à l’est. Les façades ouest du baptistère et de sa chapelle étaient alignées et faisaient portique commun. On allait maintenant se rendre à l’église juste après le baptême et le parcours pour l’immersion des néophytes dans la cuve a donc été inversé pour aller du nord vers le sud et aboutir à la chapelle. On accédait alors au baptistère par le nord, car à l’ouest on a aplani le rocher en contrebas pour installer le bâtiment au passage double. Cette opération a privé le baptistère de son accès monumental, mais offert en contrepartie une aire de dégagement horizontale au passage double. La dénivellation était telle que le faîtage du bâtiment au passage double aboutissait au ras du sol du baptistère. Il y avait donc rupture totale entre le baptistère, rogné à l’ouest, et le nouveau bâtiment au passage double en contrebas de plus de deux niveaux. Contrairement à celle du baptistère, la façade occidentale de la chapelle est dépourvue de décor ce qui confirme qu’elle a été conçue et réalisée contre, et en même temps, que le bâtiment au passage double. La pierre récupérée lors des travaux de terrassement a dû servir à la construction des bâtiments. Pour économiser les efforts, il était d’usage d’extraire la pierre au plus près du chantier, au pied des murs même parfois. C’est ce qui a été fait pour le soubassement de la galerie ouest du baptistère qui a été creusée sur une hauteur de quelques mètres quitte à devoir ensuite reconstituer un plancher en bois (fig. 5). Pour le socle du stylobate ouest seulement, le rocher a été conservé en soubassement.

Fig. 5. — Fond de carrière sous le portique occidental du baptistère, Saint‑Syméon, Syrie, 2007

Image

© J.‑L. Biscop.

6Ce bâtiment a subi dès le viie siècle, comme tous les points stratégiques du site, des transformations visant à réduire les ouvertures, conséquence de l’insécurité latente qui régnait dans la région et de la diminution du nombre des pèlerins. La moitié orientale a été soigneusement murée et le passage double est devenu un passage simple (fig. 3, p. 162). Au xe siècle, après la reconquête byzantine, le sanctuaire a été fortifié et le passage, qui n’était pas condamnable, a été pourvu d’un système de fermeture avec deux montants massifs capables de recevoir des ventaux épais. C’est dans le cadre de ces travaux qu’a dû être démonté ou muré l’éventuel portique sud, évidemment trop vulnérable pour un ouvrage de défense.

7Juste à l’est du passage se trouve un refend particulièrement bien conservé (fig. 6). Il est traité au rez-de-chaussée en portique au sens architectonique du terme et est formé à l’étage d’un mur plein, percé d’une porte centrale. Cette ouverture est coiffée d’un linteau de même gabarit et au même niveau que la porte qui porte l’inscription grecque. L’appareillage est soigné mais ce mur n’est pas harpé, comme on pourrait s’y attendre, aux murs gouttereaux, ce qui montre qu’il a été construit avec un décalage chronologique, sans doute en fin de chantier. Il n’a pu toutefois être réalisé longtemps après puisqu’il participe au soutien des planchers et du toit. L’assise inférieure est totalement enfouie dans les décombres. On peut le comparer au dispositif entièrement visible de l’une des maisons de Sinkhar6, village situé à quelques kilomètres au sud-est de Saint‑Syméon (fig. 7). Là-bas le portique ne constitue pas un cloisonnement de l’espace mais il a été plaqué contre la paroi intérieure du mur. Il comprend au moins sept travées. Les dimensions sont similaires : la hauteur du rebord des auges ainsi que celle des piliers séparateurs est de 0,80 m environ. La contenance des auges varie entre dix et quinze litres, volume qui fait plutôt penser à des abreuvoirs qu’à des mangeoires. On voit aussi les trous d’attache creusés en biais derrière les arêtes verticales des piliers pour passer un anneau ou un cordage. Ils sont tous au même niveau, aux deux tiers de la hauteur des blocs et sont à la hauteur du licol d’un petit équidé. Toutes les arêtes de pilier situées à gauche de l’animal en sont pourvues, ce qui correspond à l’organisation initiale. Certains de ces « ponts » se sont rompus et ont alors été remplacés par de nouveaux trous creusés dans l’arête opposée à la même hauteur. Ces aménagements font de toute évidence de ce local une écurie.

Fig. 6. — Bâtiment à passage double, refend à auges vu de l'est, Saint‑Syméon, Syrie, 2007

Image

© J.-L. Biscop.

Fig. 7. — Écurie à Sinkhar, Syrie, 2008

Image

© J.‑L. Biscop.

8Dans le bâtiment au passage double le portique du refend au rez-de-chaussée avait cinq travées portées par six piliers. La travée médiane était libre pour permettre le passage. Il y avait deux paires d’auges de part et d’autre, à peine visibles mais attestées. Le montant sud du passage médian a disparu. Les deux blocs d’architrave qu’il portait se sont affaissés et clavés quelques centimètres plus bas sans que les huit assises qui les surmontent n’aient bougé. La partie haute en revanche, quatre assises de parpaings et un pignon, a été renversée lors d’un séisme.

9Le portique intérieur à auges séparait deux espaces, une pièce carrée dont le côté égale l’épaisseur du bâtiment, d’une part, et une autre pièce de même largeur mais beaucoup plus étroite (moins de 3 m) et tributaire de la première. On accédait à la pièce carrée par une porte dans le mur nord dont on peut voir le montant ouest et le sommier composé de deux assises (fig. 3 p. 162). Les linteaux du portique à auges sont au même niveau que la plate-bande de l’entrée de la pièce. Les travées du portique sont à peine plus étroites que la largeur restituée de la porte. Le plafond des pièces de rez-de-chaussée, attesté par les trous d’encastrement de poutre dans la paroi intérieure des murs gouttereaux et de solives dans le refend, se trouvent trois assises (environ 1,5 m) au-dessus du lit de pose des linteaux du portique ce qui donne une hauteur confortable. L’étage était cloisonné selon le même rythme qu’au rez-de-chaussée, alternant une pièce carrée ouverte sur la galerie par une porte et une fenêtre, et une pièce étroite donnant sur la première par une porte centrale dans le refend. Les pièces de l’étage étaient beaucoup plus hautes que celles du rez-de-chaussée, ce qui apportait un confort, en été notamment, par l’établissement d’un courant de convection de l’air, chaud vers le haut et frais vers le bas.

10L’ensemble constituait une écurie pour quatre petits équidés placés au repos dans la partie étroite, chacun devant une auge. Ils étaient abreuvés et surveillés depuis la pièce carrée dans laquelle pouvaient être entreposés les bâts, du matériel et peut-être une petite réserve de fourrage. Dans la longueur qui sépare le passage double et le portique ouest du baptistère, on peut placer trois autres unités semblables, mais cette partie du bâtiment étant complètement enfouie, aucun indice ne permet pour le moment de confirmer la récurrence probable du dispositif. Dans cette hypothèse le bâtiment pouvait accueillir douze montures et un nombre certainement supérieur de pèlerins.

Le bâtiment est

11Le bâtiment allongé qui se trouve juste derrière le baptistère à l’est a conservé assez d’éléments pour permettre une restitution graphique générale, en coupe transversale notamment. Le mur gouttereau oriental jouait à la fois le rôle de paroi arrière pour le bâtiment et de clôture pour le sanctuaire. C’est dans cet esprit qu’il a été remonté au cours des campagnes de restauration de ces dernières décennies. Seules les assises inférieures sont authentiques. La stratigraphie environnante à l’intérieur du bâtiment a été également bousculée et il faut s’en tenir, pour l’interprétation des vestiges, à ce que racontent les murs.

12Vers la partie sud du bâtiment, la façade ouest est conservée sur toute sa hauteur. Elle ressemble beaucoup au bâtiment au passage double : étage, portique à piliers à l’ouest, refends (fig. 8). Les portes du rez-de-chaussée, trois encore visibles, sont identiques et plutôt basses. Leurs montants occupent trois assises (1,70 m de haut environ). Les portes de l’étage en revanche, superposées à celles du bas, sont plus hautes d’une assise (2,30 m environ). Elles sont accompagnées d’une fenêtre haute de deux assises. La rainure horizontale dans la paroi nord du refend et les trous de poutre dans la paroi intérieure du mur gouttereau indiquent précisément le niveau du plancher. Sur cette portion d’élévation on peut nettement faire la distinction entre le rez-de-chaussée, bas et utilitaire, et l’étage, haut et résidentiel.

Fig. 8. — Bâtiment d’hôtellerie est du sanctuaire, partie sud, Saint‑Syméon, Syrie 2004

Image

© J.‑L. Biscop.

13Cette portion de façade est harpée avec des refends dont on voit les arrachements. Ces refends étaient en alternance, soit pleins sur les deux niveaux, soit à portique au rez-de-chaussée et porte de communication à l’étage. Un spécimen de refend plein bien conservé se trouve assez près de l’extrémité sud de l’ensemble, derrière le baptistère (fig. 9a). Un peu plus au nord à quelque six mètres, se trouvait un refend à portique dont on ne voit plus que le pilier d’extrémité ouest et un fragment du bloc d’architrave (fig. 9b ; les arêtes du pilier d’extrémité ouest sont soulignées en rouge). Si l’on se réfère aux exemples connus auxquels notre bâtiment ressemble, ce portique devait contenir cinq travées, toutes à auge. Pas besoin de passage ici puisque les espaces de part et d’autre étaient dotés chacun d’une ouverture en façade. Comme pour le bâtiment au passage double ces trois refends découpaient le bâtiment selon une pièce carrée au sud et une pièce étroite au nord (fig. 10). Une demi-dizaine d’ânes, mulets ou petits chevaux pouvait y stationner. La façade principale était précédée d’un portique à piliers. Comme pour le bâtiment au passage double, il n’y avait pas de chapiteaux mais des impostes à consoles en pyramide inversée.

Fig. 9. — Bâtiment d’hôtellerie est du sanctuaire, partie sud, Saint‑Syméon, Syrie, 2003

Image

a. – Refend plein, paroi nord ; b. – Refend à portique.

© J.‑L. Biscop.

Fig. 10. — Bâtiment d’hôtellerie est du sanctuaire, partie sud, vue cerf‑volant, Saint‑Syméon, Syrie, 2000

Image

© Y. Guichard.

14De prime abord on ne voit pas où et comment se terminait ce bâtiment au nord. Quelques vestiges, pans de mur et piliers de portique dans le même alignement, en plan et en élévation, suggèrent qu’il se prolongeait tout droit et uniformément jusqu’à la paroi sud du monastère par répétition du module (fig. 11). Ce secteur a été, comme plusieurs autres, fortement perturbé à l’époque médio-byzantine dans le cadre de la modification du périmètre du mur d’enceinte de l’ensemble et la construction d’un tronçon de mur biais à l’est pour éviter la présence d’un angle rentrant vulnérable7. On aurait alors démantelé ce bâtiment, devenu inutile et gênant dans le nouveau système de défense. Dans son état initial il formait la bordure orientale de la cour centrale du sanctuaire, entre le baptistère et le monastère en alignant dix-huit unités d’hébergement standardisées derrière un portique à un étage, d’une centaine de travées ou presque ! Dans cette hypothèse le bâtiment pouvait accueillir quatre-vingt-dix montures et un nombre au moins égal de pèlerins.

Fig. 11. — Éléments de portique de façade ouest, Saint‑Syméon, Syrie, 2003

Image

© J.‑L. Biscop.

L’écurie du moulin

15Le moulin est un ensemble imposant qui doit sa renommée au décor et à l’état de conservation spectaculaire du bâtiment principal à deux étages qui a été baptisé pour cette raison « Résidence » par G. Tchalenko8. Ce dernier revient sur l’interprétation de H. C. Butler9 qui en faisait lui-même une hôtellerie ou une villa. La présence d’une structure médiane de refend transversal harpée avec le bâtiment d’une part et associée en rez-de-chaussée au mécanisme d’une grande meule d’autre part, prouve qu’il jouait un rôle avant tout fonctionnel, même si aux étages cette même structure était ajourée et libérait de vastes espaces. Le dispositif comprend en effet au rez-de-chaussée un arc central qui enjambe diamétralement un grand dormant circulaire aujourd’hui fracturé. La clef recevait dans une mortaise creusée dans l’intrados l’axe vertical de rotation des meules qui tournait au beau milieu de la pièce. Il ne faisait pas partie d’une huilerie puisqu’il n’y a aucune trace dans ce bâti bien conservé du mécanisme de presse, toujours très prégnant. Le moulin a fait l’objet d’un relevé au scanner 3D en 2007 et a été étudié par Micheline Kurdy dans le cadre de sa thèse en archéologie10 On devait y moudre des céréales pour produire des farines.

16Cet ensemble bâti occupe le milieu du rectangle que forment les trois monastères de Telanissos et l’église nord et jouait sans doute un rôle économique central pour toutes les activités liées au pèlerinage (fig. 2, p. 161). Il est formé de bâtiments entourant partiellement une cour dont le moulin proprement dit qui remplit l’angle nord-est. Le bâtiment qui nous intéresse ici occupe la face sud. Il s’agit d’une écurie semi-ouverte allongée comprise entre la porte d’entrée et l’aile est. C’est la longue façade côté cour qui est traitée en portique à auges (fig. 12). Celui-ci est formé de trois assises régulières, blocs à auge, piliers, architraves et d’une corniche. Il est divisé en dix travées : de gauche à droite quatre baies à auges, une porte, quatre baies à auges, une autre porte. Cette écurie était en fait constituée de deux unités identiques séparées par une cloison médiane dotée d’une porte de communication. Les dimensions sont courantes, voisines des cas précédents (épaisseur du portique : 0,5 m ; hauteur des auges : 0,8 m ; profondeur des cuves : 0,2 m ; épaisseur moyenne des rebords : 0,8 m). Les baies sont légèrement plus grandes (largeur : 1 m ; hauteur : 0,9 m) et les piliers plus fins (largeur : 0,4 m). L’architrave est haute (0,75 m). La corniche avait, elle, une hauteur commune (0,45 m). Les deux portes étaient, comme les ouvertures des locaux réservés aux animaux, basses (hauteur : 1,70 m). Le plafond, signalé par les trous d’encastrement de poutre creusés en face arrière de la corniche à 2,45 m du sol, se trouvait à une hauteur moyenne. Preuve de l’homogénéité de la construction, les trous d’encastrement des poutres sont rythmés avec la position des trumeaux. Le bâtiment a été plaqué à l’est contre l’aile est de l’ensemble déjà existante mais démolie aujourd’hui. Il bute à l’ouest contre le porche d’entrée. Les linteaux des quatrième et cinquième travées sont tombés. Celui de la cinquième, à terre à l’intérieur, présente un tableau extérieur et une embrasure intérieure puisqu’il s’agit d’une porte. On peut également voir les restes de la porte de la cloison intérieure qui divisait le bâtiment en deux parties égales. La face avant du pilier séparant les travées 6 et 7 présente un décor de colonne en relief, en signe de bénédiction et d’appartenance au sanctuaire dédié au culte du stylite (fig. 13a). On revoit ici le trou d’attache en angle, mais on trouve surtout, situé au milieu de chaque face occidentale des piliers, un petit trou de scellement pour la fixation d’un anneau (fig. 13b). La partie métallique a bien entendu disparu. La neuvième travée présente aux quatre angles de la baie des trous cubiques d’encastrement destinés à la fixation des barres horizontales haute et basse d’un châssis de bois dans lequel pouvait se caler un volet amovible d’obturation. On a affaire à une étable à la fois soignée en termes de conception et d’exécution et très économe en surface d’emprise car la parcelle était étroite à cet endroit. Seules les bêtes étaient mises à l’abri et l’approvisionnement des abreuvoirs était fait directement depuis l’extérieur.

Fig. 12. — Moulin, façade nord de l’écurie, Telanissos, Syrie, 2010

Image

© J.‑L. Biscop.

Fig. 13. — Moulin, portique à auges de l’écurie, Telanissos, Syrie, 2008

Image

a. – Partie ouest du portique, avec une représentation de colonne de stylite sur le quatrième pilier en partant de la droite ; b. – Localisation des trous de scellement.

© J.‑L. Biscop et M. Kurdy.

17L’écurie, initialement sans étage, était couverte en appentis de l’extérieur vers l’intérieur où étaient récupérées les eaux pluviales. On voit dans la paroi intérieure du mur sud, juste sous les deux assises sommitales, la partie inférieure des trous d’encastrement de poutre du toit primitif. Ces deux assises ont été ajoutées plus tard pour surélever le bâtiment d’un étage. La pièce créée était basse, surtout du côté cour, mais éclairée par une série de fenêtres à volet donnant vers l’extérieur et aménagées, principalement, dans la hauteur de la première assise ajoutée (fig. 13a ci‑dessus). Il s’agissait donc d’un espace habitable, par les âniers et garçons d’écurie vraisemblablement.

18L’écurie jouxtait le porche d’entrée, local de plan carré situé dans son prolongement, permettant aux arrivants de s’abriter si nécessaire le temps que la porte leur soit ouverte. Il est marqué à l’extérieur par une ouverture cintrée et moulurée à l’extrémité ouest du mur sud (fig. 14). La porte proprement dite se trouve au fond du porche dans le prolongement du portique à auges et est assez richement décorée elle aussi. Le décor de ces deux baies est largement inspiré du registre de Saint‑Syméon. La moulure incisée qui cerne l’arc d’entrée du porche est une copie conforme de celui des fenêtres hautes du baptistère. La formule architecturale du porche n’est pas habituelle dans le Gebel Sem‘an. Elle est en revanche commune dans le Gebel Zawwiyé où on trouve des exemples nombreux11. Le porche n’aura pas servi longtemps en tant que tel et sera rétréci au viieviiie siècle, comme la plupart des ouvertures du site, et transformé en une porte dont seuls les deux montants monolithiques sont conservés.

Fig. 14. — Moulin, mur sud de l’ensemble, arcade d’entrée du porche, Telanissos, Syrie, 2008

Image

© J.‑L. Biscop.

 

19D’une manière générale, les auges intérieures, à Saint‑Syméon comme ailleurs dans la région, étaient alignées en batteries et intégrées au sein de portiques à trois assises (blocs à auge, trumeaux, linteaux) au rez-de-chaussée des bâtiments. Les portiques étaient le plus souvent médians, parallèles aux murs gouttereaux ou aux pignons, jouant alors le rôle de refend. Les traces de dispositif cohérent d’attache confirment qu’ils sont destinés à la stabulation. L’organisation transversale permettait de loger les bêtes d’un côté et d’accéder aux auges de l’autre. La forme, la capacité et le matériau de ces réceptacles en font plutôt des abreuvoirs que des mangeoires, l’eau étant la denrée vitale la plus comptée. À Saint‑Syméon comme au moulin de Telanissos, la hauteur des auges et des linteaux ainsi que la largeur des travées correspondent au gabarit de petits équidés, ânes, mulets ou petits chevaux comme on pouvait encore en voir il y a quelques années dans la campagne syrienne (fig. 15). Les faibles dimensions des portes d’entrée n’autorisent d’ailleurs l’accès de ces écuries qu’aux petites montures débâtées.

Fig. 15. — Âne dans les ruines de Telanissos, Syrie, 2008

Image

© J.‑L. Biscop.

20Du point de vue de l’organisation de l’espace, des dimensions des pièces et de la modénature des façades, le bâtiment au passage double du sanctuaire, sur la longueur comprise entre le baptistère et le passage double, et le bâtiment est se ressemblent tant qu’il est tentant de les affecter à un même programme de construction lié à l’accueil des pèlerins. Celui-ci est caractérisé par l’organisation linéaire et cloisonnée du bâti et par l’association d’écuries au rez-de-chaussée et de pièces habitables à l’étage. Ces bâtiments se prêtaient parfaitement à l’accueil des voyageurs, seuls ou en groupe, et laissent imaginer une gestion rationnelle de leur hébergement. Ils se distinguent nettement des bâtiments cénobitiques qui avaient, eux, une organisation centralisée autour de la salle à manger, du dortoir et de la salle de travail12 le plus souvent superposés et entourés de galeries à portiques. Ils étaient certes dans l’espace sacré ouvert aux seuls visiteurs baptisés, mais cette discrimination n’a pas joué longtemps puisque dès le vie siècle les chrétiens étaient largement majoritaires. La capacité d’accueil était pour l’ensemble des deux bâtiments d’une centaine de montures. Elle a pu sans doute être de plus du double si la limite ouest de la grande cour du sanctuaire était elle aussi bordée de bâtiments analogues, ce que l’on peut supposer au vu des quelques vestiges qui voisinent le bâtiment au passage double mais que l’on pourra difficilement vérifier. Le moulin n’avait pas de fonction d’hébergement et son écurie était liée au transport des denrées acquises et transformées plutôt que des personnes. Le soin apporté à l’exécution de ces écuries souligne l’importance que revêtait le bétail dans l’économie locale, que ce soit pour le transport des voyageurs ou celui des marchandises.

21Dans les trois cas on a émis des hypothèses, avec de fortes convictions appuyées sur la logique architecturale des édifices, à partir de relevés ou même de simples observations sur le terrain. Elles n’ont pas été vérifiées par l’archéologie et attendent les contrôles de la fouille et l’analyse systématique de ces espaces. Savoir quand il sera possible de le faire est malheureusement une question beaucoup plus délicate.

Notes de bas de page

1 Pour une présentation générale du site de Qal‘at Sem‘an, voir la contribution de D. Pieri dans ce volume pp. 231-247.

2 Je remercie Maamoun Abdulkarim, Directeur Général des Antiquités et des Musées de Syrie, et son prédécesseur, Bassam Jammous, ainsi que  Michel al Maqdissi, directeur des fouilles et des études archéologiques, pour l’accueil amical qu’ils ont réservé à la mission. Que soit remercié aussi ‘Ammar Kennawi, conservateur du Département des Antiquités classiques au musée national d’Alep et représentant de la Direction générale des antiquités et des musées de Syrie (DGAMS) auprès de la mission.

3 36 coudées (14,80 m) selon Théodoret de Cyr qui s’est rendu sur place du vivant du stylite, 40 coudées (16,40 m) selon la Vie d’Antoine et la Vie syriaque qui sont toutes deux postérieures à la mort du saint et aux aménagements du site (Doran, 1992, p. 17).

4 Pieri, 2009, p. 1419 ; voir fig. 7, p.  237 de son article dans le présent volume.

5 Prentice, 1922, p. 176, no 1161 : « This is the work of the townsman Agapios : remember (him, O Lord) continually! Builder, Palladios Abraham, son of Heraklitos of Tilokbarin ». Jalabert, Mouterde, 1939, p. 233, inscription no 413.

6 Tchalenko, 1953-1958, t. II, pl. CXXIV et CXXX pour la localisation.

7 Biscop, 2006, p. 76 et fig. 1.

8 Tchalenko, 1953-1958, t. I, p. 210 ; t. II, pl. LXIX, 1 et pl. CLXXXIII, 1. La perspective de restitution contient des erreurs notamment en ce qui concerne l’écurie représentée avec un portique à l’étage.

9 Butler, 1920, p. 280, fig. 299 et pl. 6 (ensemble nommé I).

10 Kurdy, inédite.

11 Tate et alii, 2013, t. I, p. 136, fig. d et f.

12 Biscop, 2013, p. 143.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.