Réflexions sur les « monuments à auges » de la région de Thelepte
p. 41-48
Texte intégral
1La présente communication1 est une réflexion sur les « monuments à auges », qui ont suscité un grand nombre d’études et d’interrogations sur leur fonction. Je rappelle rapidement les plus communes parmi elles. L’hypothèse la plus ancienne, proposée par H. Saladin à la fin du xixe siècle, y reconnaissait une église transformée en écurie par adjonction d’« auges2 ». Puis, au début du xxe siècle, Ch. Diehl concluait qu’il s’agissait plutôt d’écuries transformées en églises3. L’interprétation de ces édifices comme écuries a été reprise par J. Christern qui s’est prononcé pour des hospices réservés aux pèlerins qui pouvaient y abriter leurs chevaux4, quoique différentes raisons techniques — l’accès difficile et la proximité des « auges » les unes des autres —, viennent à l’encontre de cette proposition. D’autres hypothèses ont attribué à ces monuments une fonction économique. Ainsi dans les années cinquante du siècle dernier, G. Picard y voyait des lieux destinés à percevoir les impôts en nature, les batteries d’« auges » correspondant à des unités de mesures5. Un peu plus tard, N. et Y. Duval ont enrichi ce dossier d’une étude analytique et comparative d’une série de ces monuments, ceux d’Henchir Faraoun, Madaure, Oued el Louz dans l’Algérie actuelle, d’Ammaedara et Henchir Goubeul en Tunisie, sans pour autant répondre d’une manière définitive à la question de leur utilisation6.
2Plus récemment, dans le cadre des VIe et VIIe colloques sur l’histoire des steppes tunisiennes, Fr. Baratte a réexaminé ce dossier en tenant compte de la récente découverte à Ammaedara d’un « petit monument à auges » et d’une autre « salle à auges » tardive (Haïdra 3), des édifices qui ont été signalés par le commandant Guénin dans « le Cercle de Tébessa7 » et surtout du « monument à auges » de Bulla Regia8, ladite « chapelle du prêtre Alexandre », où furent trouvés au cours de la fouille menée par L. Carton notamment des amphores qui avaient contenu des fruits, dont les noyaux étaient conservés, ce qui renforce l’idée d’un monument destiné au stockage des denrées9.
3Pour ma part, j’essaierai de faire le point sur la documentation archéologique que j’ai pu rassembler à la suite d’un travail de prospection dans la région de Thelepte, tout en soulignant que, contrairement aux « monuments à auges » des Hautes Steppes comme ceux d’Ammaedara et de Sufetula, ceux de la région de Thelepte sont en mauvais état de conservation et parfois quasiment arasés, ce qui rend leur étude difficile. L’approche adoptée consiste à essayer d’établir un lien entre ces monuments et l’activité économique, plus précisément oléicole, en m’appuyant sur un certain nombre d’arguments dont je développerai tout de suite les principaux.
4Le premier est la densité de l’activité oléicole dans cette région, qui est évidente sur la plupart des sites prospectés. Le second met ces édifices en relation avec d’autres types de constructions, notamment les ouvrages défensifs dont nous connaissons mieux désormais le nombre et la répartition dans ce secteur grâce à la thèse de Z. Lecat10. Il est à rappeler que le lien complexe entre pressoirs à huile et « monuments à auges » avait été déjà mis en évidence par N. Duval, qui considère que les « bâtiments à auges » entrent dans la même catégorie que les grandes huileries industrielles11, si fréquentes dans la même région, construites parfois avec le même luxe et souvent localisées à proximité. Beaucoup de ces huileries encore visibles datent selon toute vraisemblance de la période byzantine.
5Je regrouperai les cas présentés ici en deux groupes distincts : ceux qui appartiennent aux grands centres urbains et ceux des zones rurales qui peuvent se trouver dans des villages, de simples bourgades ou encore des domaines.
Sites urbains
6Le premier cas est celui de Thelepte, à 35 km au sud de Cillium, à 70 km au sud de Sufetula et à 70 km au nord de Capsa. La ville antique s’étend aujourd’hui sur une centaine d’hectares (fig. 1). On peut encore y identifier d’imposantes carrières, des thermes, un théâtre, des ouvrages hydrauliques comme des puits ou des citernes et plusieurs églises chrétiennes ainsi que des chapelles, et l’une des plus grandes citadelles de la Byzacène dont des tours ont été récemment fouillées.
7Quant au « monument à auges », on a pu retrouver au cours de la prospection de ce site les traces de deux alignements d’« auges » à l’emplacement déjà indiqué par N. Duval, au nord-est de la ville. Ce monument n’a jamais été étudié auparavant (fig. 2). La distance qui sépare les deux alignements est de 6 m ; les « auges » mesurent à peu près 1 m de longueur et 0,50 m de largeur avec une profondeur apparente de 0,15 m. L’auge la mieux conservée appartient à l’alignement ouest et possède les dimensions qui viennent d’être indiquées. Les autres sont très mutilées et ne permettent pas une lecture détaillée.
8Le deuxième site est celui d’Henchir Khimet Dharwaya. Il est situé à 20 km au nord-est de Thelepte et occupe un plateau en forme d’ellipse vers le sud. Il s’étend sur environ 20 ha. Il est en très grande partie inédit (fig. 3). On y découvre encore un arc de triomphe, un mausolée-tour, un édifice identifié par H. Saladin comme étant une église mais qui est en fait un temple, peut-être même le capitole de la ville (fig. 4). Deux huileries ont été également repérées : la première, un bâtiment allongé orienté est-ouest, comporte sept pressoirs, dont un seul a conservé sa dalle horizontale (fig. 5). Une autre huilerie à un pressoir est située à quelques mètres au nord-ouest de la première. Signalons aussi cinq bassins rectangulaires construits en blocage, répartis sur le site. Des fragments d’inscriptions monumentales ont été par ailleurs reconnus à proximité d’un grand monument dont on ne voit actuellement que quelques assises en pierre de taille.
9Quant au « monument à auges », inconnu jusque-là, il est situé au cœur même du site (fig. 6). Il a été découvert à faible profondeur suite à des fouilles clandestines. Les remblais qui couvrent les vestiges affleurant de l’étage ne dépassent pas 0,50 m mais le sol antique se situe à 2 m‑2,50 m au‑dessous du sol actuel. Les murs de l’étage inférieur sont en grand appareil tandis que certains tronçons de murs de la partie supérieure du monument sont en petit appareil. On distingue clairement une rangée de quatre arcades et deux « auges » posées sur une assise en pierres de taille.
10La séparation est faite par des blocs posés de chant. On peut supposer un alignement parallèle au premier qui serait recouvert par le remblai. Les données recueillies sur le terrain ne permettent pas actuellement d’avoir un plan clair du monument. Il est assez proche dans son organisation de celui d’Henchir Goubel (voir ci‑dessous), bien qu’il n’offre pas le même raffinement dans le décor. Sa situation à quelques mètres des deux huileries laisse penser à une relation avec ces deux monuments. Le ramassage de surface près du monument et dans les remblais a permis d’identifier un fond d’amphore Keay de type XXV, 1, qui date entre le ive et la fin du ve siècle. L’occupation s’étend ainsi au moins du ive au ve siècle.
11Le troisième cas est celui de Henchir Goubeul, à 12 km à l’ouest de Thelepte. Le site est signalé sur la carte topographique au 1/50 000 de Fériana sous le nom de Henchir Cheffai. Il occupe une superficie d’environ 46 ha juste à 1 km au sud de la sortie de Khanguet Goubel. Il est traversé par l’oued Saboun (fig. 7). Au cours de la prospection, on a pu identifier des vestiges qui complètent les observations de H. Saladin12 : des carrières exploitant des mamelons de calcaire ; au nord du site, les restes d’une fortification conservée sur plus d’1 m de hauteur, un monument qui semble faire partie d’un habitat, une mosaïque en place, un monument hydraulique non identifié, deux puits antiques, l’alignement de trois pressoirs d’une huilerie ; au sud, un autre pressoir, un dépotoir de céramique avec des ratés de four. On aperçoit plusieurs « auges » éparpillées dont les dimensions sont presque les mêmes (1 m x 0,50 m) et enfin le fameux « monument à auges » dans la partie nord du site (intitulé « monument à niches » sur le plan).
12Ce monument a été décrit et relevé pour la première fois à la fin du xixe siècle par H. Saladin qui a reconnu « une construction formée de trois salles parallèles. Celle du milieu présente de chaque côté une suite de neuf niches ». Plus tard, St. Gsell corrige cette description13 suite au plan levé par Sadoux qui a dessiné neuf « auges », disposées en batteries et situées au-dessous des niches. Dans les années 1970, N. et Y. Duval en ont repris la description dans le cadre de l’étude comparative d’une série de ces monuments14. Dans un article paru la même année, J.‑Cl. Golvin propose de restituer deux voûtes d’arêtes séparées par un mur doubleau au lieu de la seule voûte en berceau restituée par H. Saladin15. Actuellement, la salle centrale, plus longue que large, est encore reconnaissable avec ses murs à niches richement sculptées ; cependant, le départ de la voûte a disparu. En comparant ce monument avec d’autres du même type, il dispose d’un plus grand nombre d’« auges » (fig. 8a). En ce qui concerne le décor, les linteaux des « auges » étaient sculptés en forme de coquille (fig. 8b). Ces motifs « classiques » d’Henchir Goubeul sont attribués à la fin de l’Antiquité16.
Sites ruraux
13Il reste à évoquer les cas où des auges ont été repérées sur des sites ruraux dont la superficie ne dépasse pas la vingtaine d’hectares. On commencera par le site de Henchir Khimet Gharsallah17, localisé à 3 km au sud-ouest d’El Gousset et à 5 km au nord-ouest de Thelepte. Les vestiges archéologiques s’étendent sur une superficie de 17 ha dans un milieu forestier proche de la région frontalière tuniso-algérienne. À l’extrême limite nord-est du site, on a pu identifier un mausolée-temple, deux églises et trois pressoirs à huile. Quant aux auges, elles sont éparpillées sans qu’elles soient intégrées dans une structure ou un quelconque alignement (fig. 9). La collecte de la céramique de surface nous a permis d’identifier un plat en sigillée daté de 350‑425 et un deuxième daté de 450‑600. La fourchette chronologique d’occupation s’étend donc au moins entre le milieu du ive et le viie siècle.
14Le site suivant est celui de Henchir el Khemira. Il est situé à 2 km au sud-ouest de Henchir Khimet Gharsallah dans le même milieu forestier que ce dernier. Il n’est pas signalé sur la carte topographique au 1/50 000 de Bouchebka et occupe une superficie d’environ 4 ha. On y a retrouvé trois pressoirs à huile, avec des auges éparpillées tout autour et surtout un petit ouvrage défensif construit en grand appareil ainsi que plusieurs auges de différentes dimensions à proximité immédiate (fig. 10).
15Le dernier exemple, qui se trouve également dans une zone rurale, est celui du lieu-dit « Sidi Abdel Adhim », du nom d’un saint marabout local signalé par les brigades topographiques. On est à 20 km au nord-ouest de Thelepte. Parmi les nombreux vestiges éparpillés sur une superficie d’une quinzaine d’hectares, se trouve un grand monument construit en pierre de taille et aménagé sur un petit monticule. Il est de plan rectangulaire sur deux niveaux avec une entrée en façade marquée par un arc dont les colonnes sont encore en place. Plusieurs éléments de sculpture y ont été retrouvés et rappellent dans leur décor mais aussi par leur technique d’exécution toute la série observée à El Gousset, Henchir Khima, El Khmira et un peu plus loin à Thelepte. Ce monument, long de plus de 120 m sur un peu moins d’une quarantaine de large, offre dans un espace annexe situé en contrebas pas moins d’une dizaine de compartiments dont l’organisation ressemble à celle que nous connaissons dans les « monuments à auges » (fig. 11). Celles-ci sont posées sur deux assises en pierres de taille et couvertes aussi par un linteau fait de blocs en grand appareil. La séparation est faite par des blocs posés de chant.
16Il est remarquable qu’aucune activité oléicole, c’est-à-dire des vestiges de pressoirs, n’ait pu être observée sur ce site, mais ce qui semble être un petit ouvrage défensif ruiné se trouve à proximité. On hésite à reconnaître dans ces compartiments des abreuvoirs ou des auges.
17En conclusion, deux catégories d’« auges » ou de monuments ont pu être identifiées. Dans les grands centres urbains (Thelepte, Henchir Khimet Dharwaya, Henchir Goubeul dont nous ignorons encore le toponyme antique), l’architecture est clairement soignée, sauf peut-être à Thelepte, où les superstructures ne sont pas conservées et les investigations sont en cours. Dans ces contextes urbains, les constructions semblent être faites spécialement pour abriter ces « auges » comme c’est le cas d’ailleurs pour Ammaedara ou Henchir Faraoun, en Algérie ; leur fonction reste, comme nous le savons, au stade des hypothèses.
18Ailleurs sur les sites ruraux (Henchir Khimet Gharsallah, Henchir el Khemira et le dernier cas présenté, celui de Sidi Abdel Adhim), les auges sont autrement disposées et sont soit en relation avec une activité oléicole et se trouvent à proximité de pressoirs à huile, soit dans les environs immédiats d’ouvrages défensifs, souvent modestes. Leur fonction est inconnue mais on pourrait y voir, à titre hypothétique, un édifice pour conserver, en cas de danger et de besoin, la nourriture des villageois ou des habitants de ces lieux. Enfin, la dernière remarque est relative aux éléments sculptés observés sur quasiment tous les sites présentés. Ils semblent provenir d’un même atelier. On les retrouve ailleurs sur d’autres sites où l’on a identifié des « monuments à auges », comme Henchir Faraoun et autour de Tébessa, donc dans la même région dont l’étude a été reprise récemment par Fr. Baratte18 qui reconnaissait la production de l’atelier de Theveste, actif et dynamique à la fin du ive siècle et au cours du ve siècle.
Notes de bas de page
1 Qu’il me soit permis de remercier les organisateurs de ce colloque qui m’ont donné l’occasion d’esquisser une mise au point sur un sujet très intéressant, sur lequel il m’a semblé possible d’apporter quelques informations en tenant compte des publications récentes et des nouvelles découvertes.
2 Saladin, 1886, pp. 179-181.
3 Diehl, 1896, pp. 50-51.
4 Christern, 1970, pp. 103 et 115.
5 Charles-Picard, 1957, p. 140.
6 Duval, Duval, 1972.
7 Baratte, 2014.
8 Id., 2010.
9 Carton, 1915b. Voir la contribution de Fr. Baratte dans ce volume pp. 205-216.
10 Lecat, inédite.
11 Duval, 1972, p. 1166.
12 Saladin, 1887, pp. 142-147.
13 Gsell, 1933, p. 79.
14 Duval, Duval, 1972.
15 Duval, Golvin, 1972, pp. 150-151, fig. 13-15.
16 Ibid., p. 164.
17 Baratte et alii, pp. 336-337.
18 Baratte, 2010.
Auteur
Institut national du Patrimoine, Tunis
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La gobernanza de los puertos atlánticos, siglos xiv-xx
Políticas y estructuras portuarias
Amélia Polónia et Ana María Rivera Medina (dir.)
2016
Orígenes y desarrollo de la guerra santa en la Península Ibérica
Palabras e imágenes para una legitimación (siglos x-xiv)
Carlos de Ayala Martínez, Patrick Henriet et J. Santiago Palacios Ontalva (dir.)
2016
Violencia y transiciones políticas a finales del siglo XX
Europa del Sur - América Latina
Sophie Baby, Olivier Compagnon et Eduardo González Calleja (dir.)
2009
Las monarquías española y francesa (siglos xvi-xviii)
¿Dos modelos políticos?
Anne Dubet et José Javier Ruiz Ibáñez (dir.)
2010
Les sociétés de frontière
De la Méditerranée à l'Atlantique (xvie-xviiie siècle)
Michel Bertrand et Natividad Planas (dir.)
2011
Guerras civiles
Una clave para entender la Europa de los siglos xix y xx
Jordi Canal et Eduardo González Calleja (dir.)
2012
Les esclavages en Méditerranée
Espaces et dynamiques économiques
Fabienne P. Guillén et Salah Trabelsi (dir.)
2012
Imaginarios y representaciones de España durante el franquismo
Stéphane Michonneau et Xosé M. Núñez-Seixas (dir.)
2014
L'État dans ses colonies
Les administrateurs de l'Empire espagnol au xixe siècle
Jean-Philippe Luis (dir.)
2015
À la place du roi
Vice-rois, gouverneurs et ambassadeurs dans les monarchies française et espagnole (xvie-xviiie siècles)
Daniel Aznar, Guillaume Hanotin et Niels F. May (dir.)
2015
Élites et ordres militaires au Moyen Âge
Rencontre autour d'Alain Demurger
Philippe Josserand, Luís Filipe Oliveira et Damien Carraz (dir.)
2015