Chapitre IX
Du jeu à revendre
Un symbole de désintéressement
p. 277-303
Texte intégral
1À partir de 1991, les écrivains du groupe ont abandonné le ludisme, exceptés Jesús Díaz et Raúl Rivero qui le thématisent. Or, le fait que ces deux auteurs fassent du jeu un thème privilégié de leur écriture est curieux. D’abord parce qu’au sein du groupe, ils ne se sont pas illustrés par un usage prononcé du ludisme. Díaz ne s’y était jamais essayé, et Rivero, pendant sa période dogmatique, avait fait de l’écriture du jeu un repoussoir. Ils n’étaient pas a priori les plus disposés à se tourner vers lui.
2La deuxième raison de cette curiosité tient à leur rupture avec la révolution. Au moment où leur parole politique se libère, pourquoi s’encombrer de déguisements et de métaphores ludiques ? Seront ici étudiés Firmado en La Habana et Las palabras perdidas.
3Après avoir envisagé le lien entre les positionnements politiques des deux auteurs et la thématisation du jeu dans ces œuvres, j’interrogerai les représentations du monde qui s’en déprennent. Pour finir, j’élargirai l’angle et montrerai que depuis Guillermo Cabrera Infante, le jeu est une valeur littéraire cubaine attendue pour un lecteur espagnol. Cette valeur est emblématique d’un sous-champ littéraire cubain naissant dans les années 1990 en Espagne.
I. — Le jeu comme immunité littéraire de l’écrivain dissident
4La thématisation du jeu répond à une accusation politique : celle de se vendre. Sans réduire leur écriture à une réponse à des accusations politiques, j’interrogerai, dans leurs œuvres, les mises en scène ludiques de la gratuité.
Quand Jesús devient Judas. Le plat de lentilles et l’a(r)gent de l’impérialisme
Nos lois ne prévoient pas la peine de mort pour ton infamie ; mais la morale et l’éthique de la culture cubaine te puniront plus durement. Tu t’es vendu, Jesús, pour un plat de lentilles. Tu devrais t’appeler Judas1.
5Ces lignes assassines ont été publiées dans La gaceta de Cuba, une revue littéraire, le 12 mars 1992. Pour une telle condamnation politique, la nature littéraire de la publication étonne. Elle émane d’Armando Hart, ministre de la Culture depuis la création du ministère en 1976 et membre du bureau politique du PCC. Elle répond au texte public de Díaz « Los anillos de la serpiente » (« Les anneaux du serpent ») où il critique, pour la première fois dans un contexte public et médiatisé, la politique de son pays. Ce vocabulaire marchand pour qualifier la trahison politique de Díaz est répandu au-delà de la seule sphère du pouvoir. Un courrier privé daté du 10 juin 1992 adressé à Díaz, écrit par un proche resté à Cuba et appartenant au milieu du cinéma, lui raconte que les gens haussent les épaules et disent que « tu t’es vendu, simplement » (« te vendiste, simplemente »). Ce jugement écarte la possibilité d’un repositionnement politique « sincère ».
6En 2003, Rivero était auditionné par un tribunal cubain. Son récit du procès et la nature du chef d’accusation mobilisent aussi cette rhétorique.
Pourrais-tu me parler de ton procès ?
Raúl RIVERO : Oui, ce fut une farce. J’ai payé 1 000 pesos cubains à un avocat plus apeuré que moi. Évidemment, il ne pouvait pas dire que j’étais innocent puisque l’État disait que je ne l’étais pas, alors la seule chose qu’il a faite fut de réclamer la clémence. Il m’a demandé de me taire pendant le jugement, mais comme il ne disait presque rien alors, oui, j’ai parlé.
Qu’as-tu dit alors ?
RR : J’ai dit que ce que je disais était le reflet de la réalité et que je ne travaillais pour aucun étranger, ce qui était vrai. J’ai été le premier correspondant du Herald à Cuba mais le Herald n’appartenait pas à l’État, c’était une entreprise privée. Mais j’ai vraiment commencé à souffrir quand j’ai compris que j’allais prendre vingt ans. Je me souviens qu’ils m’ont tiré de ma cellule en m’appelant par mon numéro, le 701, parce que là-bas ils te retirent ton nom, tu n’es plus qu’un numéro. Ils m’ont emmené dans un bureau où ils m’ont informé que le procureur allait demander vingt ans. Je savais qu’il les obtiendrait. Quand je suis revenu dans ma cellule cette nuit-là — je réagis toujours un peu tard —, je me suis dit que j’allais y mourir.
Tu as pensé à te tuer ?
RR : Non, je n’ai jamais pensé à cela.
Quel était le motif officiel de ce procès ?
RR : On me condamnait pour être un « agent de l’impérialisme nord-américain », disant que je recevais de l’argent des États-Unis pour détruire la révolution. Mais je serais bien stupide de demander de l’argent au gouvernement puisque je gagne plus en travaillant avec des entreprises privées comme le Herald. Dans cette cellule, ils m’interrogeaient en permanence, à n’importe quelle heure. Au moins une à deux fois par jour. Mais bon, je te l’ai dit, je n’avais pas de notion du temps. Je me suis rendu compte que j’étais perdu quand j’attendais le petit-déjeuner et qu’ils m’ont apporté le déjeuner. Lors de ces interrogatoires, ils voulaient me faire signer des choses.
Et tu signais ?
RR : Oui, je signais tout ce qui ne comportait pas le nom de quelqu’un d’autre. Parce que, bien sûr, eux, ce qu’ils voulaient, c’était que je dénonce un tel ou un tel qui aurait été avec moi. C’est pour cela que je ne l’ai jamais fait2.
7Rivero est accusé de trahison, d’avoir vendu sa force de travail aux États-Unis. Sa défense, telle qu’il me la raconte en entretien en 2016, a consisté non pas à nier ce fait mais à le situer sur le plan du marché privé, pensant ainsi diminuer le poids de sa « trahison ». Mais privilégier le critère de sa propre rémunération à celui de l’éthique révolutionnaire était déjà considéré comme une faute. D’autant que l’argument économique devenait de plus en plus urgent pour beaucoup de Cubains à cette époque. En 1994, des dizaines de milliers de Cubains avaient quitté le pays sur des radeaux de fortune.
8Par ailleurs, lorsque ces accusations ont été faites à l’encontre de Díaz et de Rivero, ils avaient déjà acquis, notamment grâce aux prix qu’ils avaient gagnés, une notoriété internationale. Cette accusation est aussi indexée sur le degré de consécration de l’accusé. Et même si Armando Hart qualifie le succès de Díaz de « plat de lentilles », il n’aurait probablement pas pris la peine de l’excommunier si le romancier n’avait pas obtenu une telle consécration en dehors de Cuba. La lettre d’Armando Hart n’avait d’ailleurs été publiée qu’une fois que le discours de Díaz avait circulé, avec fracas, dans plusieurs journaux européens. Enfin, cette accusation d’opportunisme est d’une certaine façon plus grave quand elle est formulée à l’encontre d’un écrivain appartenant à un espace structuré comme « une économie à l’envers3 » et marqué par le désintéressement. Il n’est donc pas anodin qu’Armando Hart ait publié sa condamnation dans un journal littéraire, non pas dans le quotidien national Granma. C’était pour souligner la qualité d’écrivain de Díaz et aggraver son cas. En quoi le jeu, symbole de gratuité, prend-il place dans cette économie d’échange qui dépasse celle des textes ?
9Dans Sous couleur de jouer. La métaphore ludique4, Jacques Henriot classe « l’improductivité » au rang des « lieux communs »5 du jeu, improductivité souvent envisagée d’ailleurs comme « gratuité ». Johan Huizinga, dans son Homo ludens (1938), et Roger Caillois, dans Les jeux et les hommes (1958), reprennent la même idée. « Métamorphose heureuse du contingent en gratuit6 » pour Sartre, ou évidence autosuffisante pour Heidegger, « il joue parce qu’il joue7 », le jeu est enfin souvent associé à la littérature pour sa « gratuité ». Cette association entre littérature et jeu désintéressé structure la vision du champ littéraire du sociologue Bernard Lahire : dans La condition littéraire, il cherche à « dire en quoi la notion de “jeu” peut aider à distinguer un type particulier d’univers social8 », celui des lettres où, selon lui, la plupart des écrivains s’investissent détachés de la recherche de moyens de subsistance. Bien qu’on puisse nuancer cette assertion, elle montre que l’association entre gratuité, jeu et littérature a la peau dure.
Les mots à perte. Un plaidoyer pour l’autonomie littéraire
10Las palabras perdidas représente la figure de l’écrivain non seulement dans son désintéressement mais aussi dans sa dépolitisation. Comment ces deux dimensions dialoguent-elles dans le discours de l’œuvre ? La perception du désintéressement étant toujours relative à des enjeux spécifiques9, je préfère mobiliser ici les notions de valeur d’usage et de valeur d’échange. Par ailleurs, ces notions déplacent le point de vue de l’intention, plus ou moins consciente, de l’auteur — son intérêt — vers l’objet textuel et son usage concret.
— Et moi avec une autre, murmura le Rouquin, les yeux au sol.
Pour dissimuler son trouble il fouilla dans sa pochette et en tira un des petits cigares qu’il volait régulièrement à sa grand-mère. En l’allumant, il sentit sa paupière qui battait. C’était une réaction inévitable chaque fois que quelque chose n’allait pas bien. Pourquoi avait-il menti ? Refusant de reconnaître que c’était pour tromper la camarde [sic], il se dit qu’il l’avait fait en signe d’obéissance aux impénétrables lois de la queue. Maintenant, du moins, son attente ne serait pas totalement gratuite ; il avait acquis le pouvoir poétique de désigner quelqu’un et de le situer dans l’olympe du numéro un.
Mais de toute façon, il ne pourrait pas acheter de livres. Son père, un avocat inflexible pour qui poète et pédé étaient du pareil au même, l’avait expulsé de son royaume en lui refusant salut et allocation mensuelle lorsqu’il n’avait plus pu résister à sa maudite vocation. Dès lors, le Rouquin en avait conclu que la liaison du verbe vendre et du substantif livres était répugnante. C’est pourquoi il n’avait aucun scrupule à les voler. Sa technique était non sanglante et fonctionnelle : il se servait d’un gros volume, le Manuel de marxisme-léninisme, de Otto V. Kuusinen, dont il avait soigneusement creusé les pages, le vidant ainsi de son texte, mais non de ses marges, si bien que ce n’était plus un livre mais une brique creuse, une boîte vide. Le reste, mettre Juana à l’intérieur de Kuusinen était un simple tour de passe-passe10.
11Cette scène insolite et amusante qui ouvre la partie havanaise du roman pose la question de la marchandisation de la littérature. Le thème de la gratuité est introduit quand le Rouquin s’aperçoit qu’à défaut de pouvoir acheter des livres, il possède « le pouvoir poétique de désigner quelqu’un » et de le faire entrer dans la librairie en lui évitant l’attente. Ne pas pouvoir acheter mais nommer, le pouvoir de la langue devient ici un refuge face à l’impuissance économique. Ce lien apparaît plus explicitement dans la suite du passage : « Mais de toute façon, il ne pourrait pas acheter de livres. […]. Dès lors, le Rouquin en avait conclu que la liaison du verbe vendre et du substantif livres était répugnante. » L’ordre choisi du discours fait de cette morale la conséquence d’une impuissance. « Dès lors » dit bien que le Rouquin déduit de sa pauvreté que les livres ne peuvent pas se vendre. Le plan linguistique sur lequel se place cette réflexion crée un effet d’enfermement dans la langue souligné par l’italique. Pourquoi avoir employé le mot français « liaison » plutôt que le mot espagnol « relación » ? Le français apparaît à un autre moment du roman. C’est dans cette langue que le distingué Blondin s’adresse au maître d’hôtel de Tour Ostankino, restaurant luxueux qui donne son nom à la moitié des chapitres du roman. Dans ce roman métalittéraire, le nom du restaurant évoque la tour d’ivoire de l’écrivain bourgeois du xixe siècle. Le maître d’hôtel accueille le Blondin et le Maigre par cette sentence, en italique dans le texte original : « Le français est la langue de l’amour, de l’amitié et de la grande cuisine ! » La dénonciation, en quelques phrases, de la morale autonome propre au champ littéraire est rendue possible par la focalisation interne. Or, cette dénonciation est révélée comme une double fausseté. Elle construit une morale à partir d’un état de fait imposé. Ce qui devait être une distinction morale devient le comble de l’immoralité : dans un raisonnement empreint d’une mauvaise foi divertissante, le Rouquin déduit de la non-marchandisation des livres la possibilité de leur vol. Mais c’est sans doute la suite qui contient le ferment le plus critique du passage : c’est un manuel marxiste qui est l’instrument du vol. Ce manuel, version déjà édulcorée de la pensée marxiste, est significativement vidé de ses pages. Dénonciation du marxisme-léninisme comme d’une coquille vide, il est en tout cas question de perte de sens. Si le texte a été retiré, la couverture, elle, ne l’a pas été. Autrement dit, seul ce qui borde et limite reste de ce marxisme. Le narrateur, toujours en focalisation interne sur le Rouquin, choisit le terme de jeu pour qualifier le lien que ce dernier entretient avec son propre méfait. Les trois dimensions de l’accusation d’opportunisme se trouvent densément mêlées au début de Las palabras perdidas. Cette scène dresse, à l’orée du roman, un portrait de l’écrivain comme d’un personnage facétieux. Cette facétie est ici le signe d’une autonomie à l’égard des règles du monde marchand, duquel il se trouve de fait exclu, et de la morale, y compris de la morale politique dominante. Être littéraire, le Rouquin est prêt à endurer pauvreté et immoralité. Il représente une figure de l’écrivain désintéressé qui reconnaît la valeur d’usage de la littérature sans reconnaître sa valeur d’échange.
12« La valeur d’usage ne se réalise effectivement que dans l’usage ou la consommation » écrit Karl Marx dans le livre I du Capital11. La suite de la scène de la librairie, vente courue de livres importés, perçue comme un événement par les personnages, continue à développer la vision du Rouquin, toujours suivi en focalisation interne, pour lequel le livre ne peut pas être une marchandise. Cette vision de la littérature apparaît avec d’autant plus de force qu’elle contraste avec la description loufoque des hordes de clients qui se jettent sur les livres. Quelques pages plus loin, la valeur d’échange s’oppose à la valeur d’usage :
— Rouquin, tu n’achètes rien ? lui lança le Maigre.
Il sentit que le sang lui montait au visage, une incurable honte, comme s’il se retrouvait nu tout à coup au milieu de la librairie.
— Non, dit-il.
— Alors aide-moi, lui intima le Maigre. Apporte-les moi [sic] ici.
Il avait ouvert un de ses deux sacs et y jetait des livres en vrac, ne regardant les titres que pour vérifier qu’il ne prenait pas deux fois le même. Le Rouquin sentit que sa rage se transformait en envie. Le Maigre était peut-être un revendeur ? Non, il n’en avait pas l’air. Il était probablement quelque chose de beaucoup plus sinistre, un opportuniste, un nouveau riche qui avait récupéré l’un des hôtels particuliers abandonnés par les bourgeois de Miramar, et qui achetait maintenant des livres au mètre pour orner ses murs. Il allait lui tourner le dos quand il comprit que, s’il l’aidait, le Maigre pourrait devenir une sorte de prêteur de livres qu’il ne lui rendrait jamais12.
13Dans ce passage, et dans l’esprit du Rouquin, la valeur d’usage et la valeur d’échange, personnifiées, s’opposent radicalement. Envisager la qualité littéraire est contradictoire avec la mesure de sa quantité. Dans une prose qui par ailleurs s’allonge, ces « livres au mètre » déclenchent la colère du Rouquin. Son imagination — que la diégèse se chargera bien vite de contredire — lui fait voir le Maigre comme le stéréotype du philistin cultivé13. Dans l’esprit du Rouquin, acheter un livre signifie se plier à une chaîne de perversion de la valeur littéraire. Au contraire, le Rouquin est désintéressé par le fait d’acquérir des livres pour leur valeur d’échange. Malgré sa pauvreté, s’il veut profiter de cette abondance livresque, c’est pour « ne jamais les rendre », autrement dit pour pouvoir les consommer toujours. Contre une valeur d’échange débridée et qui commence dès qu’on fait du livre une marchandise, le Rouquin défend une valeur d’usage aussi illimitée que la relecture d’un texte. Certes, lui aussi, d’une certaine façon, est intéressé : il utilise le Maigre comme une voie d’accès à des livres qu’il ne peut pas acheter. « Chaque champ, en se produisant, produit une forme d’intérêt qui, du point de vue d’un autre champ, peut apparaître comme désintéressement (ou comme absurdité, manque de réalisme, etc.) » écrit Bourdieu14. Le fait que le Rouquin « utilise » finalement le Maigre offre, dans ce roman, une vision non naïve du désintéressement. Pour un écrivain, l’intérêt est d’abord de pouvoir accéder aux œuvres.
14La critique de la marchandisation du livre n’est pas seulement prise en charge par le Rouquin dont on suit les pensées en focalisation interne. Elle se compose également tout au long du chapitre par petites touches successives. Dans le portrait du libraire, désigné comme « l’administrateur de la librairie » plus appliqué à rationaliser la vente qu’à discuter du contenu des livres, mais aussi dans le dialogue avec les autres personnages dont une vieille dame qui, étonnée par l’ampleur de la queue, demande au Rouquin ce qui est mis en vente et, après avoir reçu sa réponse, des livres, repart en répondant qu’elle cherche, quant à elle, des pommes de terre et des chaussures orthopédiques. Cette brève intervention d’une personne étrangère à l’univers littéraire dessine un espace public où les livres ne sont que des marchandises comme les autres.
15La critique de la marchandisation de la littérature située au début du roman nous invite à renouveler l’interprétation de son titre. Ces « paroles perdues » ne sont-elles pas en réalité perdues pour les rapports marchands ? Livres volés, revue qui finalement, après tant d’efforts, ne paraît pas, ce roman représente un acte d’écriture « à perte ». La présence du titre, de façon métaromanesque, au sein de la diégèse pousse à s’y attarder. La dimension métaromanesque est en effet double dans Las palabras perdidas. Dans la partie havanaise, c’est le Rouquin qui prévoit d’écrire une œuvre intitulée ainsi, tandis que dans la partie russe, c’est le Maigre qui envisage ce même projet, destiné à poursuivre la mémoire du Rouquin. Or, la vision de la littérature liée au titre et à ces deux relais de l’auctorialité dans la diégèse varie considérablement. La première, celle qui est liée au Rouquin, est représentative de la littérature perçue uniquement en fonction de sa valeur d’usage. La seconde, celle qui est rattachée au Maigre, représente la littérature dans sa dualité marchande, c’est-à-dire dans sa valeur d’usage et dans sa valeur d’échange.
16Au huitième chapitre, le Rouquin lit aux deux autres le prologue de son recueil à venir, Las palabras perdidas. Sa mort, apprise en analepse dans la partie russe du roman, l’empêchera d’achever ce projet. Ce prologue raconte comment Henri Maspero — manœuvre de Díaz pour séduire l’éditeur français ? — a découvert le recueil de poésie intitulé Las palabras perdidas et en a fait une traduction, éditée à cent exemplaires numérotés et envoyés à cent traducteurs de cent pays différents pour qu’ils en fassent de même. La gratuité du geste — l’éditeur a imprimé à perte — ainsi que la présentation de l’objet dans une version plus artisanale le délivrent des faisceaux du parcours éditorial classique et marchand. Il présente ce recueil comme l’émanation d’une civilisation perdue, éloignée du désir de possession d’or, des lois du profit. Dans le discours du texte, le manuscrit poétique représente un contrepoint utopique — ou plutôt un paradis perdu — à l’univers régulé en fonction des lois de la valeur monétaire. Or, dans cette proclamation de la valeur d’usage du texte, du « plaisir » et non pas de sa valeur d’échange symbolisée par l’or, le jeu joue un rôle majeur. Le prologue livre la clé de lecture finale du recueil.
Je dois avouer que pour moi ce volume tient beaucoup du jeu, de l’investigation ou de la devinette : je me sens incapable de le classifier. L’auteur, non content de lui donner la forme d’un roman et d’y inclure malgré tout des nouvelles, des poèmes et des interviews — dont certaines, on peut le soupçonner, n’étaient pas destinées au public —, nous surprend, à la hauteur de la page 153, avec un essai qui est le prologue de son propre livre ; mais, comme il nous en avertit clairement, il ne s’agit pas là non plus d’un texte définitif, car sa forme finale dépendra toujours de ce qui nous restera à lire. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Les Paroles perdues produit chez le lecteur contemporain une hallucinante impression de postmodernité15.
17L’auteur empruntant la voix d’un autre auteur s’adresse au lecteur pour lui dire que le livre n’est pas fini. Mais qui parle ? Dans ce brouillage des voix, le jeu apparaît comme l’unique élément stable. Il devient le symbole tangible de la gratuité d’un texte qui parle de lui-même. Dans ce huitième chapitre central du roman, la valeur littéraire se soude à la valeur d’usage du texte, au plaisir de sa lecture et à sa gratuité. Néanmoins, cette pure jubilation textuelle sur laquelle le Rouquin indexe le texte est elle-même considérée comme un paradis perdu, de même que La Havane de la jeunesse du Maigre et de Díaz.
18La partie du roman qui se déroule en Russie correspond à une époque de désillusion. Or, en général dans ces chapitres, le thème de l’argent est central. Et la littérature n’échappe pas à une vision du monde dominée par l’économie et la marchandise. Le Blondin, diplomate, écrivain dans sa jeunesse, définit, attablé dans ce luxueux restaurant, le poème comme une valeur d’échange. Au prix de nombreux efforts, le Maigre finit par lui demander de l’aider à trouver un billet en pesos pour son fils Osip qu’il veut emmener à Cuba. Au sein de cette discussion sur l’argent et en particulier sur le taux de change du peso en roubles, le Blondin accepte d’aider le Maigre mais non pas sans contrepartie : le Maigre devra écouter les poèmes du Blondin. Lire un poème peut être, dans cette économie, une valeur d’échange suffisante pour demander un service évalué en termes monétaires. Cette scène tranche avec une autre scène du livre, celle qui clôt le récit havanais. Convoqué par le directeur, le Maigre refuse de modifier le numéro du Güije éclairé au nom de critères politiques. Cette partie consacrée à leur jeunesse littéraire s’achève donc sur le refus de compromettre l’autonomie de la littérature en faisant d’elle une valeur d’échange politique. Bien qu’il soit ici question d’autonomie politique, tandis qu’il s’agit d’autonomie économique dans l’extrait opposant le Blondin au Maigre, il est clair que ce dernier a évolué sur le plan de ce qu’il appellera lui-même, un peu plus loin dans le roman, « l’opportunisme ».
19La partie russe du roman — roman dont la bipartition rappelle le déchirement de la littérature entre valeur d’échange et valeur d’usage — mesure le coût de l’activité littéraire. Dans les deux passages où le Maigre mentionne son projet d’écrire Las palabras perdidas, il en calcule le prix : doutes, malheurs incalculables… il se demande, dans un long passage en discours indirect libre, si ce projet « vaut la peine ». Un peu plus tard, dans le treizième chapitre, quand, sous l’emprise des souvenirs et de l’ivresse, le Maigre fait finalement part au Blondin de son projet, la question de la valeur d’échange du texte littéraire est à nouveau soulevée mais cette fois, l’écriture romanesque est une contre-dette : le Maigre ne veut plus payer « le prix de la sagesse », le silence, mais se libérer de sa dette auprès de ses vieux amis. L’acte d’écriture est pris dans un réseau dense d’échange.
Raúl Rivero, le perdant du marché
20« La canción de los perdedores »16 a pour lieu un marché, lieu poétique qui n’a pas encore été interrogé. Pourtant, l’entrée comme la sortie du texte est marquée par sa délimitation. Le boulevard San Rafael encercle l’espace textuel, reproduisant l’effet d’insularité et d’enfermement du sujet poétique. Le lexique de la limite, l’enserrement du « savoir » entre tirets dans le vers, préparent aussi l’image dramatique du dernier vers. Or, ce boulevard correspond à un marché dont le poème fait le reportage : on s’en souvient, l’avant-dernière strophe fait la liste des objets, misérables, mis en vente. L’écriture poétique se règle ainsi en fonction de la marchandise : l’unité du vers correspond à l’unité du type d’objets vendus, lesquels sont syntaxiquement amoncelés puisque les marques de ponctuation ont disparu. La découpe du vers délimite les étalages de ce marché. Outre cette ordonnance du vers, le lexique de l’échange monétaire est présent tout au long des 106 vers du poème : les verbes « vendre » et « acheter » apparaissent chacun trois fois, se rejoignant au vers 77 où les formes gérondives et réflexives étendent cette activité dans l’espace visuel du poème. Par ailleurs, un dense réseau lexical décrit cet univers marchand : « acheter », « acquérir », « marchander », « marché », « magasins », « boutique », « monnaie nationale », « devise » ainsi que des mentions de prix comme « quatre dollars » ou « deux mille pesos » illustrant la dualité monétaire de l’île. Ce marché est loin d’être un élément de décor poétique. Il est profondément associé à l’identité politique du perdant définie dans le poème. En prélude au surgissement de la figure du perdant, l’espace poétique est en effet défini comme « un marché ouvert » dont l’économie est duelle. Le caractère convertible du CUC, mis en valeur par le vers, contamine dans le poème le système de valeurs politiques. L’homme nouveau peut ainsi être à la fois rêve et cauchemar, la conjonction de coordination « et » assurant le passage de l’un à l’autre. Cuba devient même « un marché ouvert », c’est-à-dire libéral. Dans ce poème critique, l’élément économique domine et qualifie le sujet perdant. Car à ces deux monnaies correspondent deux identités. Celle des perdants enracinés à Cuba et celle des « passants », ceux qui ne peuvent se déplacer. Adopter le point de vue du joueur — même de celui qui assume avoir perdu — est révélateur d’une forme de distance. Quelles conséquences en tirer pour la littérature ?
21La question du lien entre littérature et univers marchand apparaît dans d’autres poèmes de Firmado en La Habana et notamment dans le long « Vidas y hacienda » (« Des vies et une maison ») qui déplore que l’oncle Manuel, figure de « grand vainqueur », se soit approprié la finca familiale. Comment ne pas reconnaître, sous les traits de l’oncle Manuel, ceux de Fidel Castro, lui-même, par ailleurs, fils illégitime d’un propriétaire terrien ? Victime de ce sujet individuel victorieux, la famille, sujet collectif perdant, se plaint à travers la voix du poète. Or, un des torts de l’oncle Manuel est d’avoir banni la poésie de son univers en la cachant — en la censurant — sur les murs au moyen de photographies de blessés de guerre.
Manuel, Manuel, nous avons cru en toi
le premier jour nous nous sommes réjouis
quand tu es venu tout diriger,
nous t’avons applaudi en te voyant parcourir la maison
changer tous les meubles, les photos,
les tableaux naïfs de la grand-mère
et Jésus-Christ entre les larrons
qui est allé échouer à la cave,
mon arrière-grand-père le poète
que tu détestais
et que tu as tourné contre le mur
pour ne pas voir ses blessures de guerre17.
22Le poète est ainsi désigné comme un patriarche — clin d’œil possible à José Martí — et surtout comme l’adversaire explicite de Manuel. La poésie passe résolument dans le camp des perdants.
23Dans « Suite de la paciencia »18 (« Suite en forme de patience ») qui précède « La canción de los perdedores », les liens entre poésie et univers marchand sont représentés avec une dimension métapoétique. Au moyen d’une anaphore en « j’ai perdu », le poème file aussi le motif de la perte. Elle est constitutive de l’identité de la voix poétique. Le « J’ai perdu » inaugural se décline dans les 14 strophes, toutes de longueur variable. Santé, consécration littéraire, salaire flambé, charges honorables et officielles, réputation, relations sociales, consécrations symboliques, estime des femmes, vêtements vendus, temps à partager avec ses filles, cadeaux, temps d’étude à l’école… Tout semble avoir été perdu et dépensé en vain. Si le verbe « perdre » n’apparaît qu’au premier et au dix-huitième vers, d’autres verbes font écho à la perte comme « brûler », « effacer », « laisser de » ou « suspendre ». L’image du poète est celle de quelqu’un qui ne regarde pas à la dépense — de sa santé, de son énergie, de son argent, de son amour — et qui n’attend jamais rien en retour. Les « versos baratos », littéralement les « vers bon marché », sont une des raisons de cette perte, devenant l’expression métapoétique emblématique de ce modus perdendi. Ce poème peut être lu comme un anti « J’ai » (« Tengo »), célèbre poème de Nicolás Guillén publié en 1964, où le sujet lyrique, plein d’euphorie révolutionnaire, énumère tout ce qu’il a désormais sur son île, pas seulement en termes de possession, comme dans la société capitaliste mais surtout en contre-discours à la condition du Noir d’avant la révolution, victime de ségrégation raciale et sociale que condamne Guillén19. À l’inverse, celui de Firmado en La Habana se définit par ce qui lui manque.
24Quelle synthèse faire de l’analyse de ces trois poèmes de Rivero ? Tandis que « La canción de los perdedores » envisage les perdants comme un sujet politique dominé dans les rapports d’échange du marché, « Vidas y hacienda » en observe le revers, l’oncle Manuel, figure triomphante de Fidel Castro, qui bannit le poète hors des murs. « Suite de la paciencia » intègre le motif de la perte à l’identité et au travail du poète. Ces « vers bon marché ». Comme dans Las palabras perdidas, l’écriture de Rivero est à perte. Mais chez lui, la perte a une résonance politique plus explicite. C’est encore une figure d’opposant qu’est ce poète-perdant puisque l’oncle Manuel cherche à le bannir.
Jeux de vertige : la nouvelle vision du monde de Jesús Díaz
25Dans « Pour une approche sociologique des relations entre littérature et idéologie »20, Gisèle Sapiro fixe trois niveaux d’analyse des relations entre œuvre et idéologie. Le premier est celui des conditions de production de l’œuvre, que les archives de Díaz ont permis d’envisager pour le roman. Le deuxième est le lien entre l’œuvre et la vision du monde de l’auteur21. Le troisième concerne la réception de l’œuvre — l’espace d’accueil — qui sera abordée après avoir interrogé la nouvelle vision du monde de Díaz à la lumière des jeux représentés dans Las palabras perdidas.
26La période durant laquelle Díaz écrit Las palabras perdidas est une période charnière de sa vie, à la fois sur le plan personnel, littéraire et politique. Ce changement est sans doute en partie orienté par un nouvel espace de possibles dessiné en 1987 par la publication de Las iniciales de la tierra (Initiales de la terre) en Espagne et à Cuba où il avait été censuré pendant plus de dix ans. Mais il est aussi conditionné par des évolutions politiques à l’échelle mondiale qui se sont répercutées à Cuba et ont entraîné un réajustement des prises de position de certains écrivains et intellectuels engagés. Parmi eux, Díaz et Rivero.
27Díaz n’a pas été, comme d’autres membres du groupe, un simple écrivain engagé. Dans les années 1960, il s’était pleinement positionné dans le champ de production idéologique en tant que professeur de marxisme du département de philosophie de l’université de La Havane. Écarté de ce champ dans les années 1970, moment où il intègre l’ICAIC, il a continué à s’engager auprès de la révolution en se faisant élire dirigeant de la section du PCC de l’ICAIC. La dimension critique de Las iniciales de la tierra ne correspondait pas avec un désengagement de son auteur. Et même, rapportés à la longue constance de son engagement, son exil et sa rupture avec le régime peuvent paraître assez soudains. À quel point la disparition du bloc soviétique en 1991 a-t-elle été marquante dans la trajectoire de l’auteur ? Il est difficile de le savoir avec les données biographiques disponibles. Mais Las palabras perdidas s’ouvre en tout cas sur la représentation d’un monde chamboulé et d’un narrateur extrêmement désorienté. L’incipit du roman est une suite de 28 questions posées en discours indirect libre, focalisée sur le Maigre, créant d’entrée de jeu une instabilité déroutante pour le lecteur. Il n’y a dans ce début pas un seul élément de réalité fixe ni une phrase affirmative à laquelle se raccrocher pour entrer paisiblement dans l’univers du roman. La seule proposition non interrogative est une interjection à caractère sacré qui scande de plus en plus fort la fin de l’incipit, augmentant l’effet de folie et d’instabilité de la voix narrative. La désorientation est par ailleurs symboliquement politisée. Dès la première phrase — « Était-il possible que tout fût encore une fois bouleversé et que le palais se retrouvât de nouveau à gauche, et non à droite de la tour ? » —, la gauche et la droite sont inversées. Cette inversion correspond aussi au voyage du Maigre à Moscou. Après la disparition de l’URSS, Moscou est-elle à gauche ou à droite de La Havane ? Motif récurrent de Las palabras perdidas, cette perte de repères du narrateur correspond à une représentation mouvante du monde romanesque. Le déplacement géographique du narrateur — et l’exil de l’auteur ? — révèlent-ils l’essence instable du monde ?
28Dans cette cosmovision marquée par le renversement, le jeu remplit une fonction symbolique importante. « Grand Roque » (« Enroque »), le chapitre central du livre, dit une inversion des pièces sur l’échiquier. En quoi consiste exactement ce roque ? Son sens diégétique est révélé au chapitre suivant par le Blondin, au milieu du dîner avec le Maigre :
Il se tourna vers la baie vitrée pour se détendre avec la vue de la ville et fut stupéfait. Merde, qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria-t-il en se levant.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le Blondin, alarmé.
Le Maigre se frotta les yeux, regarda de nouveau par la baie et s’effondra sur sa chaise.
— Il y avait un bâtiment là, sur ma gauche… cria-t-il, et il n’y est plus ?
— Cet endroit tourne, comme le monde, dit le Blondin en souriant. Ce qui se trouvait sur ta gauche… — il tendit son bras gauche dans cette direction, lentement — se trouve maintenant sur ta droite… Il répéta son geste en sens inverse, de la main droite, et resta les bras entrelacés, comme la déesse Shiva22.
29C’est en prenant conscience de cette inversion des choses du monde, que l’on peut atteindre la sagesse de la bienheureuse Shiva. Mais n’y a-t-il pas encore un élément ludique dans cette inversion de la gauche et de la droite ? Cette inversion vertigineuse renvoie à une des quatre catégories de jeux définies par Roger Caillois dans Les jeux et les hommes, celle de l’ilinx, ou jeux de vertige. Outre cette possible parenté de structure avec une des formes de jeux reconnues par Caillois, ce renversement, leitmotiv qui traverse toute la partie russe du roman, renvoie également à une tradition littéraire marquée par l’esprit du jeu : la carnavalisation théorisée par Mikhaïl Bakhtine. Dans L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, il définit en effet la notion de carnavalisation comme un moment où « la logique originale des choses [est] à l’envers23 ». Or, le carnaval est pour lui le moment de jeu par antonomase : « En résumé, pendant le carnaval, c’est la vie même qui joue et, pendant un certain temps, le jeu se transforme en vie même24. » De ce point de vue, Las palabras perdidas met bien en scène un monde carnavalesque.
30Quelles formes spécifiques prend le carnaval dans le roman ? Comment ces formes résonnent-elles avec la théorie bakhtinienne élaborée à partir de Rabelais et dans le contexte de la Détente impulsée par Brejnev ? Il existe une différence importante entre le carnavalesque de Bakhtine et le carnaval représenté dans le roman de Díaz. Bakhtine fonde certes l’essence du carnaval sur une inversion, mais sur une inversion du haut et du bas, du sacré et du profane, du dominant et du dominé. Or chez Díaz, cette inversion est celle de la droite et de la gauche, non pas celle de statuts sociaux hiérarchisés mais de positions politiques perçues comme antagoniques. Là où le carnaval de Bakhtine renverse des logiques de domination, le monde carnavalisé de Díaz annule les antagonismes politiques. C’est pourquoi, il n’y a pas de jouissance du renversement dans la carnavalisation horizontale de Las palabras perdidas mais, au contraire, une déstructuration angoissante.
31Dans l’incipit, les informations parviennent ainsi au lecteur de manière fragmentée et incohérente. C’est à lui de reconstituer l’unicité d’un sujet disloqué entre souvenirs et interrogations. Dans la version originale, la graphie inversée des points d’interrogation redouble les effets de miroir et d’enfermement mental. La suspension du jugement face au dérèglement du monde mine le sujet romanesque qui affleure au tout début du roman et est aux antipodes de la construction de « grands récits25 », dimension postmoderne assumée dans le discours de l’œuvre par le Rouquin quand il lit le prologue de son recueil. À mi-chemin entre Lyotard et Bakhtine, le roman reprend la structure carnavalesque mais pas son sens. Cette vision du monde postmoderne pouvait être en adéquation avec celle du nouvel espace de réception de Las palabras perdidas, l’Espagne du début des années 1990.
II. — Le jeu comme valeur centrale du sous-champ littéraire cubain en Espagne
32La thématisation ludique dans le corpus dissident interfère aussi avec le fait que depuis la fin des années 1960, le jeu correspondait à une attente du lectorat espagnol à l’égard des écrivains cubains. Le roman Tres tristes tigres (Trois tristes tigres) de Cabrera Infante a joué un rôle pionnier dans la constitution de cet horizon d’attente appliqué à un auteur cubain dissident. Cet horizon d’attente s’inscrit dans un sous-champ littéraire cubain en Espagne. Il s’agit en effet d’un espace qui, tout en étant traversé par les valeurs du champ littéraire espagnol, celle de l’autonomie notamment, comporte ses valeurs propres.
Les structures d’un sous-champ littéraire cubain en Espagne
33Ce sous-champ littéraire cubain en Espagne s’appuie sur un ensemble de structures éditoriales, presque toutes regroupées à Madrid, plutôt qu’à Barcelone, second pôle du champ littéraire espagnol26. Un rapport des services américains intitulé « Profiles of Spain-Based Cuban Groups » remarque que, toujours en 2007, « La plupart des premiers immigrés, ceux qui sont arrivés peu après la prise du pouvoir par Castro, résident à Madrid27 ». Ce même rapport estime à environ 60 000 le nombre de Cubains exilés ou émigrés en Espagne en 2007. Comme son titre l’indique, ce rapport ne concerne pas exclusivement l’espace littéraire. Il mentionne néanmoins plusieurs écrivains — dont Rivero qui bénéficie d’un long paragraphe — et quelques organismes éditeurs, revues et maisons fondés par des Cubains et privilégiant un catalogue « cubain ». Les données de ce rapport seront croisées à celles récoltées en entretien et sur les sites des maisons d’édition.
34En janvier 1987, Felipe Lázaro, précurseur, fondait la maison d’édition Betania encore en activité aujourd’hui. Sur le site web, il explique comment la maison s’est spécialisée dès le départ autour de « la thématique cubaine » (« la temática cubana »). Trois ans plus tard, en 1990, les éditions Verbum naissaient. J’ai réalisé deux entretiens avec son fondateur, Pío E. Serrano, poète proche d’El Puente puis du Caimán et exilé en 1974 à Madrid. Le premier en septembre 2014 et le second en octobre 2016. Pío E. Serrano avait aussi participé à la création d’Encuentro de la cultura cubana, la revue fondée et dirigée par Díaz dans son exil.
Je crois que Verbum, avant Encuentro, a été un espace de rencontre pour les écrivains dans et hors de l’île. De rencontre physique : les écrivains cubains se rendaient aux locaux de Verbum quand ils étaient à Madrid, Efrain Rodríguez, Eduardo Herras León, Gustavo Hegure, et aussi, Casaus et Félix Contreras y sont passés. Mais ils ne publiaient pas chez Verbum : c’était une maison autofinancée, on ne pouvait pas prendre ce risque financier, celui de publier un auteur inconnu en dehors de Cuba. Mais on les incluait dans des anthologies, celle de Lezama par exemple. Le quatrième volume a été préparé par deux professeurs de l’université de Grenade. Ils se sont chargés de la sélection et là il y avait un grand nombre d’auteurs de l’intérieur de Cuba. Il y a eu aussi une autre anthologie. C’était entre 500 et 1 000 pour les tirages. Quinze distributeurs nationaux et trois exportateurs espagnols à l’international28.
35Les chiffres donnés montrent qu’il s’agit d’une structure assez restreinte puisque le tirage moyen pour la littérature était, en 1999, de 6 400 exemplaires29. Ce témoignage du fondateur de Verbum indique aussi qu’il concevait sa maison comme le centre d’un espace littéraire cubain en Espagne. Espace qu’il compare à Encuentro et non pas à une autre maison espagnole, bien que Verbum, maison spécialisée dans le domaine cubain, ne publie pas uniquement de la littérature cubaine.
36La Fundación hispano-cubana, dont le siège se trouve à Madrid, n’est pas à proprement parler une maison d’édition. Créée en 1996, l’année de parution du premier numéro d’Encuentro, elle s’est dotée en 1998 de sa propre structure éditoriale ainsi que d’une revue. Sur son site web, elle se présente ainsi comme une « institution privée sans but lucratif animée par des Espagnols et des Cubains résidant dans et hors de l’île30 », dont l’un des objectifs principaux est le respect des droits humains à Cuba et l’aide aux exilés cubains en Espagne. La fondation est partenaire de l’AECID. Ce partenariat est éclairant quant à la part active de l’État espagnol dans la structuration de cet espace cubain sur son territoire. Cette même AECID a financé la revue de Díaz, Encuentro de la cultura cubana que j’aborderai au chapitre suivant.
37En 1998, une troisième maison d’édition cubaine apparaissait à Madrid : les éditions Colibrí fondées par le Cubain Víctor Batista. Le rapport américain la présente comme une maison spécialisée dans des livres sur l’histoire et la société cubaines, de « grande qualité » et très appréciés par les « dissidents cubains » et les « cercles politiques »31. À cette liste s’ajoute la revue de Díaz, Encuentro de la cultura cubana, qui a joué un rôle polarisateur à partir de 1996. D’autres maisons d’édition ont été fondées par des Cubains mais je ne les inclus pas dans cet espace car elles n’étaient pas spécialisées dans la publication d’ouvrages cubains, comme Pliegos de César Leante, fondée en 1982 et dont le catalogue n’est pas marqué par une forte présence d’auteurs cubains. Dans ce réseau de maisons d’édition ou de revues, il ne faut pas oublier une librairie qui a joué un rôle important dans la diffusion d’œuvres cubaines à Madrid : la librairie Fuentetaja qui, dès le début des années 1960, en plein franquisme, vendait des livres cubains. L’entretien réalisé avec Jesús Ayuso, veuf de María Fuentetaja, en juillet 2016 à Madrid confirme l’idée que dans les années 1990, sa librairie commençait à perdre sa centralité dans l’espace littéraire cubain qui existait à Madrid :
Au sujet des livres cubains, figure-toi que comme à Cuba, ils ne payaient pas de droits d’auteur, je te parle des années 1960 et 1970, les éditeurs espagnols ne payaient pas non plus de droits quand ils publiaient des livres d’auteurs cubains. Je vendais aussi des revues dans ma librairie. Elles se vendaient très bien : peu du Caimán, Bohemia, beaucoup de la revue Casa, Orígenes aussi. Cela se vendait très bien. En plus, tout était donné. Ensuite, dans les années 1990, tout cela s’est moins bien vendu, les lecteurs étaient plus exigeants quant à la qualité du papier, à la présentation. Dans les années 1990, je vendais seulement quelque 150 livres cubains par mois sur les 6 000 que je vendais au total au cours du mois. Auparavant, c’était plutôt 300 ou 400 livres cubains32.
38Cette baisse des ventes de livres publiés à Cuba peut s’expliquer par l’apparition de maisons d’édition spécialisées dans la littérature cubaine en Espagne.
39Ce sous-champ a des structures mais aussi une histoire. Il faut rapporter son émergence à une hausse de l’activité générale de l’édition en Espagne que le fonds d’archives de la FGEE permet de mesurer. Ce fonds comporte des livrets de statistiques faits par la FGEE au sujet du nombre de maisons d’édition en activité et de leur date de création. Ces livrets ne répertorient que les maisons affiliées à la FGEE et constituent donc une source partielle.
40En 1991, la FGEE indiquait que 60 % des maisons d’édition avaient été fondées entre 1970 et 1990. En 1998, seulement 47 % des maisons répertoriées ont été fondées à la même période, ce qui signifie — étant donné l’augmentation du nombre total de maisons — une hausse importante des créations de maisons d’édition à partir de 1991. La consultation de ce fonds invite donc à indexer l’émergence d’un espace éditorial cubain au début des années 1990 sur la vitalité du monde éditorial espagnol à la même période. Cette vitalité du monde éditorial est confirmée par les travaux de Juan Arturo Rubio Aróstegui qui la rapporte à une hausse de la consommation des livres par les Espagnols et à un regain de l’exportation en Amérique latine33.
41Pourquoi dater de cette époque l’émergence de cet espace éditorial ? À l’exception des éditions Betania fondées en 1987, les principales structures éditoriales mentionnées plus haut spécialisées dans le livre cubain ont été créées après 1990. Sans doute les commémorations des 500 ans du début de la conquête de l’Amérique ont-elles été l’occasion de financements pour la littérature latino-américaine en général. La consultation du catalogue DILVE, plateforme qui centralise les données des maisons d’édition, des distributeurs et des librairies, confirme cette chronologie. Ce catalogue offre la possibilité de rechercher — dans les bases de toutes les maisons d’édition nationales — les livres par leur code iBIC — équivalent de l’ISBN français. Ce code est associé à d’autres codes qui permettent de classer les livres. Le code 1KJC correspond ainsi aux livres qui traitent de Cuba. Il n’est pas spécifique à la littérature et peut être attribué aussi bien à un livre de cuisine cubaine qu’à un recueil de poèmes. Il faut cependant signaler que l’iBIC n’est obligatoire que depuis 2002. Il est donc possible que des livres portant sur des thématiques cubaines m’aient échappé. Ce qui est mesuré n’est alors pas un état exhaustif de l’édition de livres traitant de Cuba mais plutôt un acte éditorial : celui de répertorier volontairement son ouvrage comme « cubain » dans le catalogue DILVE. La recherche s’arrête à 2002, mort de Díaz, choisie comme borne de l’étude. En 2002, 72 livres édités en Espagne étaient référencés avec le code 1KJC. Or l’immense majorité de ces ouvrages — 67 d’entre eux — est parue dans les années 1990.
42Enfin, un troisième élément permet de dater l’émergence de ce sous-champ littéraire cubain aux années 1990 : l’attribution de trois prix littéraires importants à des auteurs cubains. Cette coloration cubaine de la consécration littéraire était inédite en Espagne. Díaz a été finaliste en 1992 du prix Eugenio Nadal, créé en 1944 pour récompenser le meilleur roman de l’année. La consécration est à la fois symbolique — de célèbres ouvrages, comme Nada de Carmen Laforet qui inaugurait le prix, ont été récompensés — et financière — la rétribution est fixée aujourd’hui à 18 000 euros. Avant Díaz, on compte 47 lauréats — parmi lesquels aucun Cubain — et 48 finalistes — parmi lesquels un hispano-cubain, Luis Ricardo Alonso en 1969. De père espagnol et de mère cubaine, il a été membre du gouvernement de Fidel Castro avant de s’exiler en 1965 aux États-Unis. En 1969, il était donc aussi une figure d’écrivain cubain dissident. Sur les 95 auteurs primés ou finalistes, seuls 9 n’étaient pas espagnols. Primer un auteur latino-américain — et a fortiori cubain — était une exception suffisamment rare pour être relevée.
43Par deux fois, dans les années 1990, le très prestigieux prix Miguel de Cervantès a été attribué à un écrivain cubain. En 1992, c’était la poète Dulce María Loynaz, présidente de l’Academia cubana de la lengua (académie cubaine de la langue) et prix national de littérature à Cuba, qui le recevait. Cinq ans plus tard, en 1997, c’était le tour de Guillermo Cabrera Infante, romancier cubain exilé depuis 1965, d’abord en Espagne puis à Londres où il est mort le 21 février 2005. Depuis sa création en 1976, seul un écrivain cubain l’avait reçu : Alejo Carpentier en 1977. Cette concentration de primés cubains dans cette décennie indique une attention institutionnelle particulière à l’égard de cette littérature nationale. Par ailleurs, ces deux prix faisaient de Cuba le pays latino-américain le plus représenté, à égalité avec l’Argentine, au sein de la liste des lauréats du prix Cervantès jusqu’à la fin des années 1990.
44Enfin, en 1998, l’écrivaine cubaine Daína Chaviano reçut le prix Azorín. Créé en 1970, ce prix était devenu prestigieux en 1994 quand les éditions Destino — celles-là mêmes qui avaient récompensé Díaz — s’étaient jointes à la Diputación de Alcalá pour le remettre. L’analyse de la liste des primés montre que Daína Chaviano était à la fois la première femme et la première personne de nationalité cubaine à recevoir ce prix.
Le jeu, indice de référence de la littérature cubaine en Espagne ?
45La réception de Cabrera Infante a façonné un « horizon d’attente34 » ludique associé aux écrivains cubains. Cabrera Infante est le premier écrivain révolutionnaire qui, en se désengageant, a reçu une telle consécration littéraire en Espagne. En 1964, il était le troisième écrivain latino-américain, après Mario Vargas Llosa et Vicente Leñero, et le premier écrivain cubain, à recevoir le prix Biblioteca Breve créé par Carlos Barral en 1958. Par ailleurs, le livre qui l’a rendu célèbre, Tres tristes tigres, a une histoire houleuse qui a alimenté son succès. Alejandro Herrero-Olaizola, chercheur qui a été censeur sous le franquisme, lui consacre le troisième chapitre de The Censorship Files. Latin American Writers and Franco’s Spain.
46Sous le franquisme, alors même que la censure était officiellement abolie depuis 1966, de grands noms de la littérature cubaine ont vu leurs œuvres passer à travers les grilles des censeurs. Dans les archives, il est reproché à Cabrera Infante d’être blasphématoire, à Reinaldo Arenas d’être irrévérent, à Carpentier sa critique de l’histoire et du présent de l’Espagne. Par ailleurs, la préférence nationale est pratiquée. Un rapport du 18 novembre 1968 disqualifie le roman Paradiso de José Lezama Lima au motif qu’il est « un roman à l’atmosphère cubaine » (« una novela de ambiente cubano35 »). La même logique a conduit à la censure de Mario Vargas Llosa. Le censeur avait trouvé « un excès de vocabulaire hispano-américain » (« un exceso de vocabulario hispanoamericano36 ») dans Conversación en la catedral. Ce rejet d’une langue latino-américaine s’est affaibli à partir de 1966, moment où les règles de censure ont été allégées. Ces auteurs devenaient publiables à condition que leurs livres ne soient pas diffusés en Espagne mais seulement en Amérique latine. Au contraire, dans les années 1990, les marqueurs sociolinguistiques latino-américains pouvaient être valorisés dans le champ littéraire espagnol. Las palabras perdidas contient de nombreux cubanismes et va même jusqu’à mimer l’accent cubain dans la graphie de l’écriture. Le roman n’en a pas moins été finaliste du prix Nadal. Ce carcan imposé par la censure franquiste à la littérature latino-américaine permet de comprendre pourquoi un espace littéraire cubain pouvait difficilement émerger avant la fin du franquisme.
47En 1968, dans la presse, Cabrera Infante qualifiait Fidel Castro de « Krokodil soviétique37 ». La première version de Tres tristes tigres a été censurée en 1964 à Cuba. Après deux rejets du censeur espagnol qui jugeait l’œuvre « obscène et pornographique38 » et plusieurs remaniements, le roman paraissait en 1967 aux éditions Seix Barral. Même après la parution et malgré son succès, le roman continuait à susciter la méfiance des organismes de censure. Lors de la troisième réédition en 1969, l’éditeur avait dû à nouveau solliciter une autorisation, pratique inhabituelle selon Herrero-Olaizola. Ce n’est qu’en 1999, bien après la fin du franquisme, que Seix Barral a publié la version complète, non censurée, du roman de Cabrera Infante. Les polémiques successives entourant, à Cuba et en Espagne, la publication de cette œuvre et l’exil de son auteur les ont rendus célèbres et en ont fait un antécédent de la littérature cubaine de l’exil.
48Dans la correspondance privée de Díaz comme dans la presse, Las palabras perdidas est souvent comparé à Tres tristes tigres sans que Díaz ne semble avoir particulièrement apprécié la comparaison. Dans un entretien réalisé après la publication de Las palabras perdidas, il affirme que « Cabrera Infante, tout en étant un grand écrivain, est un imbécile39 ». Pourtant, Cabrera Infante apparaît deux fois dans son roman. Dans le dixième chapitre, le Gros, surnom de Rivera qui porte le même prénom que l’auteur de Tres tristes tigres, subit la critique du Maigre qui lui reproche d’imiter un « certain Infante défunt » — référence à un autre titre de Cabrera Infante, La Habana para un infante difunto (La Havane pour un infant défunt). La réponse du Gros pourrait valoir comme réponse de Díaz : Cabrera Infante n’est pas le premier à faire de La Havane un objet romanesque. Le discours de Las palabras perdidas, en même temps qu’il suggère une intertextualité avec Cabrera Infante, refuse de traiter son œuvre de manière iconique. Le passage déjà cité, où le Blondin raconte au Maigre qu’après les avoir appelés le Trio Terrible, ils les ont surnommés le Quatuor Cruel, peut aussi être lu comme un clin d’œil discret aux « trois tristes tigres », dépassé par le Quatuor, Cuarteto Cruel en espagnol, qui reprend le mode allitératif du titre de Cabrera Infante tout en augmentant leur nombre.
49Mentionné en entretien dans la presse, évoqué dans le roman, Tres tristes tigres a été un point de comparaison intégré, bien que récusé, par Díaz. Or, ce roman, comme son auteur, sont associés au jeu par la réception. « Subterfuge40 », « mise en scène du mensonge41 », paradigme néobaroque « de la spécularité, de la métamorphose, de l’illusionnisme42 », les critiques ne manquent pas, sous des angles différents, de souligner le rapport à la langue oblique et facétieux de Cabrera Infante. Son écriture relève souvent du jeu de mots comme en témoignent plusieurs de ses titres. Cabrera Infante a, par ailleurs, revendiqué l’association de sa littérature à un jeu. « Il y a un jeu littéraire qui est, comme la littérature, un saut mortel sans filet43 » disait-il dans son discours de réception du prix Miguel de Cervantès en 199744. Alors que Carpentier et Loynaz avaient prononcé des discours solennels et sérieux, Cabrera Infante a imaginé un dialogue facétieux avec l’auteur du Quichotte qui se serait rendu en Amérique latine. Le roman de Díaz répondait à cette attente ludique associée à un auteur cubain dissident.
Un sous-champ internationalisé
50Cet espace littéraire cubain comporte une dimension internationale. Mouvement propre à l’histoire cubaine riche d’exils, l’internationalisation du champ littéraire, et intellectuel, est aussi un phénomène mondial. En 2015, un numéro d’Actes de la recherche en sciences sociales a été consacré à cette question. Il s’intitule La culture entre rationalisation et mondialisation. Dans leur introduction45, Gisèle Sapiro, Jérôme Pacouret et Myrtille Picaud datent le début de ce mouvement aux années 1970. Ils relèvent deux types d’acteurs de cette transformation : les multinationales qui organisent la circulation transnationale de leurs produits et, dans les anciennes colonies, des nouveaux producteurs culturels qui participent à la réorganisation de leurs propres champs nationaux. Dans le cas des Cubains exilés en Espagne — décomptés à 60 000 en 2007 selon le rapport de Wikileaks déjà cité —, cette réorganisation se fait depuis l’ancien pays colonisateur. Les trois auteurs de l’article font état du caractère asymétrique de cette mondialisation des échanges de biens culturels : elle devient donc un enjeu de pouvoir pour les nations. C’est bien dans ce contexte qu’il faut comprendre l’émergence d’un espace littéraire cubain en Espagne et le soutien qu’il a reçu de la part du gouvernement espagnol. Les données récoltées permettent de savoir qu’ils ont financé au moins deux projets culturels créés en 1996 à Madrid : la Fundación hispano-cubana et Encuentro de la cultura cubana. Ce financement doit être rapporté à la stratégie de l’État espagnol dans cet espace d’échange mondialisé des biens culturels.
51Le fonds de l’AECID contient un document d’archives significatif. Il s’agit du discours du président du gouvernement espagnol, Felipe González, prononcé lors des journées « América latina y Europa en los años 90 » à Madrid le 5 juin 1989. L’Espagne était entrée dans l’Union européenne depuis trois ans, le 1er janvier 1986.
À mon sens, la région latino-américaine est pour l’Europe, ou pour l’Europe communautaire, la région la plus proche, malgré la distance que représente l’Atlantique, du point de vue des valeurs démocratiques, du point de vue culturel, les Européens qui ont fait de l’Amérique latine une terre d’accueil sont nombreux, et, sans aucun doute, ceux qui ont contribué à la fabrique de la réalité latino-américaine également46.
52En soulignant une proximité culturelle entre l’Europe et l’Amérique latine, Felipe González assoit non seulement les prétentions de l’Europe sur un espace disputé aux États-Unis mais légitime surtout le rôle privilégié de l’Espagne dans cette stratégie. Il qualifie un peu plus loin l’Espagne de « pays médian » (« país mediano »), d’intermédiaire entre l’Europe et l’Amérique latine. Son pays est le pivot de cet axe qui devra rivaliser avec l’axe anglo-saxon. C’est dans cette perspective d’hégémonie culturelle, étudiée sur la durée par Rafael García Pérez47, qu’il faut comprendre l’implication financière de l’État espagnol dans l’édition de livres cubains en Espagne. Par ailleurs, Cuba est un espace d’autant plus stratégique qu’il est extrêmement proche, géographiquement, des États-Unis.
53Sur le plan de l’insertion du marché littéraire espagnol dans la mondialisation des échanges de biens culturels, les éditions Seix Barral, localisées à Barcelone, ont joué un rôle pionnier et central. Sur son site, la maison insiste sur le fait « qu’est de la littérature castillane toute celle qui est écrite dans les différentes formes du castillan actuel ; que le castillan moderne est une mosaïque de dialectes équidistants de la langue et des dialectes de l’époque de la conquête48 ». Dans un esprit d’égalité et de rejet de la norme castillane dominante, la maison d’édition veut abolir les hiérarchies linguistiques entre les nations qui composent l’aire hispanique. Pour eux, leur littérature est « une seule ». Cette horizontalité s’exprime néanmoins depuis l’Espagne. Carlos Barral a consacré plusieurs pages de ses mémoires à la création du prix Biblioteca Breve dont Cabrera Infante avait été le lauréat en 1964. L’éditeur le conçoit comme un pont littéraire transatlantique. Il avait semble-t-il vu juste quant au succès que la construction de ce pont pouvait représenter pour l’Espagne, puisqu’en 1999, l’Amérique latine était déjà le plus gros marché d’exportation du monde éditorial espagnol : pour un total d’exportations dans le monde de 54 985 millions de pesetas, 31 156 concernaient les échanges latino-américains contre 18 760 au sein de l’Union européenne et 2 670 aux États-Unis49. Sans doute ce mouvement d’internationalisation profita-t-il à la prospérité du champ éditorial espagnol : les chiffres de l’Instituto nacional de estadística montrent une hausse de la publication de livres en Espagne entre 1989 et 2003, tant en termes de titres que d’exemplaires. On passe de 11 068 titres et 63 027 exemplaires en 1989 à 18 861 et 78 079 en 2003.
54L’espace littéraire cubain qui a émergé en Espagne au début des années 1990 a profité de cette stratégie internationale visant l’Amérique latine, défendue à la fois à la tête de l’État et par de grandes maisons d’édition espagnoles. Ces enjeux de pouvoir ont eu une incidence sur la hiérarchie des genres littéraires dans cet espace. Alors que le champ littéraire cubain qui se construisait au début des années 1960 privilégiait, matériellement et symboliquement, la poésie, ce sous-champ littéraire cubain internationalisé a favorisé le roman. Comment cette inversion de la hiérarchie des genres se répercute-t-elle dans les rapports du groupe des écrivains fondateurs du Caimán barbudo ?
Une internationalisation qui bénéficie au roman
55« Ce que je vendais, c’était surtout de la poésie, ce qui se faisait à Cuba. Le roman, c’est venu ensuite avec Padura. Oui, je vendais Cabrera Infante50. » Ces propos de Jesús Ayuso, cofondateur de la librairie Fuentetaja, rapportent au genre poétique un état antérieur de la production cubaine et lient le genre romanesque à la dominante actuelle. Confirmant cette tendance, la liste des 72 livres cubains répertoriés dans le catalogue DILVE (majoritairement publiés entre 1990 et 2002) ne comporte que 10 recueils de poésie.
56Une lettre de Rivera adressée à Díaz et datée du 8 janvier 1992 met en scène une forme de rivalité entre la poésie et le roman.
Je te copie un poème qui s’appelle Caïmans (je ne vais pas le changer pour Les paroles perdues) que j’ai écrit il y a un mois :
Caïmans
Jesús vit maintenant quelque part en Allemagne ;
Wichy est mort en entrant dans la quarantaine ;
Raúl ne sort plus de chez lui depuis cette lettre ;
Orlando est dans la rédaction du Herald ;
Ricardo Jorge organise inutilement le travail dans la République ;
pour Víctor, je ne le vois plus depuis un an
et me voilà moi
écrivant ces vers
à côté des ruines de ma jeunesse.
Je te le dédie. Je ne vais pas déprimer tout seul.
[…]
ton frère qui t’embrasse fort,
Guillermo
P.-S. Écris-moi des choses plus longues salopard51.
57Cette lettre témoigne avant tout de la persistance, en dépit des oppositions politiques, des liens d’amitié au sein de la tête du groupe. En pluralisant le titre de la revue — elle passe d’une entité unique, incarnée dans la forme caïmane du territoire cubain, à une multitude de « caïmans » —, le poème réactualise l’identité du groupe en accord avec son éclatement géographique. En envoyant ce poème, Rivera revendique lui aussi sa part dans l’écriture de l’histoire du groupe et le représente différemment. Le nombre de membres passe de 3 — 4 avec Une — chez Díaz à 7 chez Rivera. Au trio phare du roman s’ajoutent ici Rivero déjà entré en dissidence, Orlando Alomá, ami d’enfance de Rivera, Ricardo Jorge Machado, l’un des membres du département de philosophie, collègue de Díaz et collaborateur régulier du Caimán de la première époque, et Casaus. Ils sont tous désignés familièrement par leur prénom. Le fait que les 4 écrivains les plus consacrés, Díaz, Nogueras, Casaus et Rivero, soient nommés montre que le critère de la consécration prime sur celui de l’orientation politique. L’inclusion d’Alomá, qui n’a jamais publié de recueil de poésie, montre aussi que le lien affectif a été privilégié. Ce lien affectif, subjectif, est pleinement assumé dans la manière dont est caractérisé Casaus. Sa distance est formalisée par la préposition « a » placée en début de vers dans le texte original, que j’ai essayé de rendre par le « pour ». Les autres caractérisations contiennent aussi un lien de distance implicite au sujet. En plus de l’éloignement géographique, l’indétermination du lieu de résidence de Díaz souligne l’érosion de la connaissance des membres entre eux. Si la mention de l’âge de la mort de Nogueras, 40 ans, laisse poindre une forme d’amertume quant à l’injustice de cette mort prématurée, elle rend patent l’écart qui désormais les sépare. Ni une mer, ni un exil, mais près de dix ans de vie. Quant à Rivero, la distance, figurée dans le choix du démonstratif « aquella » dans le texte original est d’autant plus saillante qu’elle est contradictoire : il est à la fois celui qui est le plus proche et celui auquel il ne peut avoir accès. Il en est de même de Casaus : le « a » qui le précède sonne comme un reproche. On peut rapprocher ce texte d’un autre poème publié par Rivera vingt ans plus tôt, en 1970, dans El libro rojo (Le livre rouge), déjà mentionné, « Elegia por la ciudad » (« Élégie pour la ville »), prenant la forme d’une lettre adressée au « cher Víctor », figure de camarade poétique auquel il se plaint des mauvais poètes. Au sujet d’Alomá, c’est davantage la rupture politique qui est mise en avant avec le titre du journal dont la terminaison anglaise rompt la musicalité assonantique en « a » des trois rimes précédentes puis de la suivante. Enfin, le sujet poétique, au caractère biographique assumé, apparaît, dans le texte original, dans les trois derniers vers en introduisant une dysharmonie avec la répétition de la lettre « y », marqueur du lieu de l’énonciation. Le clivage symbolisé par la graphie du « y » est martelé entre l’ancrage territorial de Rivera et les autres membres du groupe qu’il ne voit pas. Le sujet poétique met en scène de manière nostalgique son activité d’écriture dans le pénultième vers — elle se déploie sur « les ruines de [sa] jeunesse ». Cette lettre est le seul courrier de Rivera trouvé dans les archives de Díaz. N’est-elle qu’un courrier amical désintéressé ou prend-elle place dans une stratégie ? C’est précisément ce qui est souligné comme secondaire dans le courrier — ce qui est mis entre parenthèses — qui peut révéler cette stratégie : « (je ne vais pas le changer pour Les paroles perdues) ». Ces mots de Rivera mettent en compétition le roman et le poème. Son écriture poétique se présente comme une résistance fidèle au premier esprit du groupe.
58Il n’est pas anodin que le jeu, symbole de désintéressement, soit devenu un des thèmes de prédilection des deux écrivains dissidents, accusés d’opportunisme. Las palabras perdidas était à peine paru en Espagne que Díaz était publiquement accusé de s’être vendu par le ministre de la Culture de Cuba. En 2003, Rivero, accusé d’être « un agent de l’impérialisme nord-américain », était condamné à 20 ans de prison. Ce roman montre pourtant de jeunes écrivains joueurs, tout entiers pris par le plaisir de l’écriture et insoucieux des possibles conséquences politiques de leur activité. Son titre assume une écriture à perte. Dans le même esprit, le sujet poétique de Firmado en La Habana revendique une identité de perdant constitutive de son acte poétique. En se mettant en scène comme des écrivains joueurs, ces deux auteurs représentent leur désintéressement. Ni vendus, ni écrivains officiels, ils ne subordonnaient plus, symboliquement du moins, leur écriture à des intérêts politiques.
59La présence du thème du jeu dans Las palabras perdidas et dans Firmado en La Habana est aussi affaire de vision du monde. Jeux de vertige, désillusions, carnaval… les deux auteurs reprennent des thèmes ludiques littéraires traditionnels et les adaptent à leur propre situation d’écriture. Chez Rivero, c’est la vision désabusée d’un monde où tout n’est que jeu. Ces jeux spéculatifs, qui résonnent avec la tradition néobaroque cubaine, sont encore plus aboutis dans Las palabras perdidas. Le monde romanesque dépeint par Díaz est celui d’un constant renversement de la gauche et de la droite. Mais cette logique carnavalesque ne produit pas un rire libérateur comme chez Rabelais qui met en scène un renversement des hiérarchies sociales. Chez Díaz, l’inversion est horizontale et ne peut que désorienter le Maigre jusqu’à la nausée voire la folie.
60Enfin, le jeu est un horizon d’attente pour un écrivain cubain dissident désireux de publier en Espagne ou en France. Tres tristes tigres, publié en 1967 en Espagne et en 1970 en France52, a connu un succès important. La rupture de Cabrera Infante avec le régime dans les années 1960 et ses succès littéraires à l’étranger en avaient fait une figure emblématique de l’écrivain cubain dissident. Or Cabrera Infante manie une écriture profondément marquée par le jeu de mots, l’humour et la provocation. Au-delà de ce référent, revendiquer sa cubanité était une stratégie porteuse pour un écrivain souhaitant percer en Espagne à ce moment. Plusieurs structures qui soutenaient la littérature cubaine ont émergé dans les années 1990 et se sont organisées de sorte à former un inframonde éditorial, un sous-champ littéraire cubain en Espagne. Díaz a largement participé à la structuration de cet espace avec sa revue Encuentro de la cultura cubana. Avec une visée politique, cette revue a fortement remobilisé l’identité du groupe du Caimán. Elle en est, jusqu’à la mort de Díaz en 2002, sa dernière étape.
Notes de bas de page
1 « Las leyes no establecen la pena de muerte por tu infamia; pero la moral y la ética de la cultura cubana te castigarán más duramente. Te has vendido, Jesús, por un plato de lentejas. Deberías llamarte Judas » (lettre d’Armando Hart que je traduis et que j’ai consultée dans les archives personnelles de Díaz).
2 « ¿Me podrías hablar del juicio que tuviste?
Raúl RIVERO: Sí, fue una farsa. Yo pagaba 1 000 pesos cubanos a un abogado que tenía más miedo que yo. Claro, él no podía decir que era inocente ya que el Estado decía que sí lo era, entonces lo único que hizo fue pedir “clemencia”. Y él me dijo que no hablara durante el juicio pero como él no decía casi nada pues yo sí hablé.
¿Qué dijiste pues?
RR:Yo dije que lo que decía era el reflejo de la realidad y que yo no trabajaba para ningún extranjero, lo que era la verdad. Fui el primer corresponsal delHeralden Cuba pero elHeraldno era del Estado, es una empresa privada. Pero realmente, yo empecé a sufrir cuando supe que iban a ponerme veinte años. Me acuerdo de que me sacaron de mi celda, llamándome por mi número, el 701, porque ahí te quitan el nombre, ya solo eres un número. Me llevaron a un despacho donde me informaron que el fiscal iba a pedir veinte años. Yo sabía que me lo iban a echar. Cuando regresé a la celda esta noche — la reacción mía siempre es un poco tardía — pensé que iba a morir ahí.
¿Pensaste en matarte?
RR: No nunca, nunca pensé en eso.
¿Cuál era el motivo oficial de este juicio?
RR: Me condenaban por “agente del imperialismo norteamericano”, diciendo que yo recibía dinero de Estados Unidos para destruir la Revolución. Pero yo sería un estúpido pedirle dinero al gobierno si gano más con empresas privadas como elHerald. En esta celda, me hacían interrogatorios permanentemente, a cualquier hora. Por lo menos uno o dos diarios. Pero bueno, te digo, no tenía noción del tiempo. Yo me di cuenta de que estaba perdido cuando esperaba el desayuno y me llevaron el almuerzo. En estos interrogatorios querían que yo firmara cosas.
¿Y las firmabas?
RR: Sí, yo firmaba todo lo que no llevaba el nombre de otra persona. Porque claro ellos querían que yo denunciara a tal o tal que hubiera sido conmigo.Pero eso nunca lo hice » (entretien de Raúl Rivero, janvier 2016, Madrid).
3 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Seuil, 1998, p. 234.
4 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer. La métaphore ludique, Paris, J. Corti, 1989.
5 Ibid., p. 175.
6 Jean-Paul Sartre, Les carnets de la drôle de guerre, Paris, Gallimard, 1983, cité ibid., p. 182.
7 Martin Heidegger, Le principe de raison, Paris, Gallimard, 1962, p. 243, cité par Jacques Henriot, Sous couleur de jouer…, p. 183.
8 Bernard Lahire, La condition littéraire. La double vie des écrivains, Paris, La découverte, 2006, p. 38.
9 Pierre Bourdieu, « Un acte désintéressé est-il possible ? », dans Id., Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 160.
10 Jesús Díaz, Les paroles perdues, trad. de Jean-Marie Saint-Lu, Paris, Métailié, 1995, pp. 13-14. Id., Las palabras perdidas, Barcelone, Anagrama, 1996, pp. 13-14 : « — Conmigo viene otro — murmuró el Rojo, mirando al suelo.
Para ocultar su turbación hurgó en la mariconera y extrajo uno de los tabaquitos que solía hurtarle a su abuela. Al encenderlo sintió un latido en el párpado. Era una reacción inevitable cada vez que algo no andaba bien. ¿Por qué había mentido? No queriendo reconocer que por burlar a la pelona, se dijo que lo había hecho como un signo de obediencia a las inescrutables leyes de la cola. Ahora, por lo menos, su espera no sería totalmente gratuita; había adquirido el poder poético de designar a alguien y situarlo en el olimpo del número dos.
Pero de todas formas él no podría comprar libros. Su padre, un inflexible abogado para quien poeta y maricón venían a ser lo mismo, lo expulsó de su reino suspendiéndole el saludo y la mesada cuando no pudo modificar su maldita vocación. Desde entonces el Rojo concluyó que la liaison del verbo vender con el sustantivo libros era repugnante. Por eso no tenía escrúpulos en robarlos. Su técnica era incruenta y funcional: usaba un grueso volumen, elManual de marxismo-leninismo, de Otto V. Kuusinen, al que le había horadado cuidadosamente las páginas, vaciándolo del texto, aunque no de los márgenes, de modo que ya no era un libro sino un ladrillo hueco, una caja vacía. Lo demás, meter a sor Juana dentro Kuusinen, era un simple juego de manos. »
11 Karl Marx, Le capital. Livre I, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, PUF, 1993, p. 40.
12 Jesús Díaz, Les paroles perdues, p. 22. Id., Las palabras perdidas, pp. 22-23 : « — Rojo, ¿tú no vas a comprar? — le espetó el Flaco.
Él sintió un golpe de sangre en la cara, una incurable vergüenza, como si de pronto estuviera desnudo en medio de la librería.
— No — dijo.
— Entonces, ayuda — lo conminó el Flaco —. Ve trayéndolos aquí.
Tenía abierta una de las mochilonas y echaba en ella libros a granel, mirando apenas los títulos para comprobar que no estaba repitiéndolos. El Rojo sintió que su rabia se convertía en envidia. ¿El Flaco sería un revendedor? No, no tenía tipo. Probablemente era algo muchísimo más siniestro, un oportunista, un nuevo rico que se había hecho con alguno de los palacetes abandonados por los burgueses de Miramar y que ahora compraba libros por metros para adornar paredes. Iba a darle la espalda cuando comprendió que, si lo ayudaba, el Flaco podría convertirse en una especie de prestamista de libros que él no habría de devolver jamás
13 Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, pp. 260-262.
14 Pierre Bourdieu, « Un acte désintéressé est-il possible ? », p. 160.
15 Jesús Díaz, Les paroles perdues, p. 147. Id., Las palabras perdidas, p. 159 : « Debo confesar que para mí este volumen tiene mucho de juego, de investigación o de acertijo: me siento incapaz de clasificarlo. El autor, no contento con darle forma de novela e incluir, sin embargo, cuentos, poemas y entrevistas — algunos de los cuales se supone que no estaban destinados al público — nos sorprende, ¡a la altura de la página 153!, con un ensayo que es el prólogo de su proprio libro; pero, según nos advierte paladinamente, tampoco éste es un texto definitivo, ya que su forma final siempre dependerá de lo que aún nos falte por leer. Lo cierto es que Las Palabras perdidas produce en el lector una alucinante impresión de posmodernidad. »
16 Nous reproduisons « La canción de los perdedores » au chap. viii.
17 Raúl Rivero, « Des vies et une maison », dans Id., Signé à La Havane, Paris, La découverte - Reporters sans frontières, 1998, p. 38. Id., « Vidas y hacienda », dans Id., Herejías elegidas, Madrid, Betania, 1998, p. 60 : « Manuel, Manuel, creímos en ti / nos regocijamos cuando llegaste el primer día / a dirigirlo todo / te aplaudimos al verte recorrer la casa / cambiando cada mueble, las fotos / los cuadros ingenuos de mi abuela / el Jesucristo entre los ladrones / que fue a parar al sótano / mi bisabuelo, el poeta / a quien odiabas / y pusiste contra la pared / para no verle las heridas de guerra. »
18 Id., « Suite de la paciencia », ibid., pp. 66-67.
19 Nicolás Guillén, « Tengo », dans Id., Tengo, La Havane, Consejo nacional de universidades, 1964, pp. 21-23.
20 Gisèle Sapiro, « Pour une approche sociologique des relations entre littérature et idéologie », COnTEXTES, 2, 2007, disponible en ligne.
21 Cette notion est empruntée à Lucien Goldmann. Gisèle Sapiro la préfère à celle d’« idéologie » qui suppose une cohérence du système de valeurs, ce que ne cherche pas nécessairement à faire l’auteur dans son œuvre.
22 Jesús Díaz, Les paroles perdues, p. 181. Id., Las palabras perdidas, p. 196 : « Se volvió hacia la cristalera para relajarse con la visión de la ciudad y quedó estupefacto. ¿Qué coño es esto? — exclamó incorporándose.
¿Qué fue? — preguntó el Rubito.
El Flaco se restregó los ojos, volvió a mirar a través de la cristalera y se desplomó en la silla.
Había un edificio ahí, a mi izquierda… — gritó — ¡y ahora no está!
Este lugar da vueltas, como el mundo, — dijo el Rubito, sonriendo —. Lo que estaba a tu izquierda… — señaló hacia allí lentamente, con la zurda —, ahora está a tu derecha… — Repitió el gesto en sentido contrario, con la diestra, y quedó con los brazos enlazados, como la diosa Shiva. »
23 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 12.
24 Ibid., p. 13.
25 Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979.
26 En effet, dans son article « El sector editorial español » (ICE Revista de economía, 792, 2001, pp. 109-123), Rafael Martínez Alés remarque une « tradicional polarización en torno a Madrid y Barcelona ».
27 « Most of the original immigrants, those who arrived shortly after Castro’s takeover, reside in Madrid » (Wikileaks, disponible en ligne).
28 « Yo creo que Verbum, antes de Encuentro, fue un espacio de encuentro de escritores de dentro y fuera de la isla. De encuentro físico: los escritores cubanos pasaban por Verbum cuando estaban en Madrid, Efrain Rodríguez, Eduardo Herras León, Gustavo Hegure, pasó también Casaus y Félix Contreras. Pero no publicaban en Verbum: era una editorial auto-financiada, no podíamos tomar este riesgo financiero, publicar a un autor desconocido fuera de Cuba. Pero en antologías, por ejemplo en la de Lezama, sí incluimos. El cuarto volumen fue preparado por dos profesores de la Universidad de Granada. Hicieron la selección y en ésa están un gran número de autores de dentro de Cuba. También otra antología. Entre 500 y 1 000 para las tiradas. Quince distribuidores nacionales y tres internacionales exportadores españoles » (entretien avec Pío E. Serrano, 12 octobre 2015, Madrid).
29 Rafael Martínez Alés, « El sector editorial español ».
30 « una institución privada sin ánimo de lucro integrada por españoles y cubanos que residen dentro y fuera de la Isla ».
31 « [Colibrí] is a publishing house specializing in high-quality books focused on Cuban history and society. Its books are highly sought after in Cuban dissident and political circles. Embassy Madrid occasionally ships quantities of these books to USINT [United States Interests Section in Havana] for distribution » (Wikileaks, disponible en ligne).
32 « Para el tema de libros cubanos fíjate que como Cuba no pagaba derechos de autores, te hablo de los años 60 y 70, tampoco los editores españoles pagaban derecho cuando publicaban libros de autores cubanos. Vendía también revistas en mi librería: poco del Caimán, Bohemia, mucho de la revista Casa, Orígenes también. Se vendía muy bien. Además, todo esto era muy barato. Luego en los años 90 se vendió menos, los lectores eran más exigentes con el papel, la presentación. En los 90 solo vendía como 150 libros cubanos al mes sobre 6 000 libros vendidos en total al mes. Antes era más bien 300 o 400 libros cubanos » (entretien avec Jesús Ayuso, 12 juillet 2016, Madrid).
33 Juan Arturo Rubio Aróstegui, La política cultural del Estado en los gobiernos socialistas: 1982-1996, Madrid, Trea, 2003.
34 Expression empruntée à Hans-Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1998.
35 Rapport de censure reproduit par Alejandro Herrero-Olaizola, The Censorship Files. Latin American Writers and Franco’s Spain, New York, State University of New York Press, 2007, p. XXV.
36 Ibid., p. XV.
37 Guillermo Cabrera Infante, « La respuesta de Cabrera Infante », Primera plana, 1968, cité ibid., p. 72.
38 « obsceno y pornográfico » (ibid., p. 103).
39 « Cabrera Infante, que siendo un gran escritor es un estúpido » (El Sol, 24 février 1992).
40 Humberto López Cruz, Guillermo Cabrera Infante. El subterfugio de la palabra, Madrid, Hispano cubana, 2009.
41 Claudia Hammerschmidt consacre le deuxième chapitre de « Mi genio es un enano llamado Walter Ego ». Estrategias de autoría en Guillermo Cabrera Infante (Madrid, Iberoamericana, 2015) à la question du mensonge dans Tres tristes tigres.
42 Françoise Moulin-Civil, « Tres tristes tigres et quelques chanteurs… En quête d’un paradigme », Co-textes, 35, 1997, p. 109.
43 « Hay un juego literario que es, como la literatura, un salto mortal sin red. »
44 Ce discours, ainsi que ceux de tous les écrivains récompensés par le prix, sont consultables dans les archives numériques du prix Cervantès.
45 Jérôme Pacouret, Myrtille Picaud, Gisèle Sapiro, « Transformations des champs de production culturelle à l’ère de la mondialisation », Actes de la recherche en sciences sociales, 206-207, 2015, pp. 4-13.
46 Felipe González, « Intervención del presidente del gobierno, D. Felipe González, en las Jornadas “América latina y Europa en los años 90” », Madrid, 5 juin 1989, imprimé par l’AECID : « A mi juicio, la región latinoamericana es para Europa, o para la Europa comunitaria, la región más próxima, a pesar de la distancia que marca el Atlántico, desde el punto de vista de los valores democráticos, desde el punto de vista cultural, son muchos los europeos que han encontrado tierra de acogida en América latina, y sin duda alguna que han contribuido a la conformación de la realidad latinoamericana. »
47 Rafael García Pérez, « La política de España hacia Cuba durante el gobierno de Rodríguez Zapatero », dans XIV Encuentro de latinoamericanistas españoles: congreso internacional, Saint-Jacques-de-Compostelle, Universidade de Santiago de Compostela, 2010, pp. 2203-2215.
48 « que es literatura castellana toda aquella que se escribe en las distintas formas del castellano actual; que la lengua literaria castellana moderna es un mosaico de lenguas equidistantes de la lengua del barroco, del mismo modo que la lengua castellana actual es un mosaico de dialectos equidistantes de la lengua y de los dialectos de la época de la conquista » (Alejandro Herrero-Olaizola, The Censorship Files…, p. 19).
49 Chiffres tirés de l’article de Rafael Martínez Alés, « El sector editorial español ».
50 « lo que yo vendía sobre todo era poesía, lo que se hacía en Cuba. La novela vino después con Padura. Vendía sí a Cabrera Infante » (entretien avec Jesús Ayuso, 12 juillet 2016, Madrid).
51 « Te copio un poema que se llama Caimanes (no se lo voy a cambiar por Las palabras perdidas) que escribí hace un mes:
Caimanes /Jesús está viviendo en algún sitio de Alemania; /Wichy murió al llegar a los cuarenta; /Raúl no sale de su casa después de aquella carta; /Orlando está en la redacción delHerald; /Ricardo Jorge organiza inútilmente el trabajo en la República; /a Víctor no lo veo hace un año /y aquí estoy yo /escribiendo estos versos /junto a las ruinas de mi juventud.
Te lo dedico. Que no me voy a deprimir yo solo.
[…]
recibe un fuerte abrazo de tu hermano,
Guillermo
P.D. Escribe un poco más largo cabrón. » (J’ai traduit et respecté la ponctuation et la mise en page de la lettre manuscrite.)
52 Guillermo Cabrera Infante, Trois tristes tigres, trad. d’Albert Bensoussan, Paris, Gallimard, 1970.
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