Chapitre III
Marx et la lyre
Le suspect tiraillement du cœur et de la tête
p. 91-119
Texte intégral
C’est une des grandes tragédies des révolutions : il faut réprimer l’homme pour sauver l’homme1.
Lisandro Otero, 1966
1Analysons maintenant les rapports de ces poètes au pouvoir sous l’angle esthétique. Le PCC avait-il des attentes précises à ce sujet en supportant la création du groupe ? Et comment les poètes ont-ils répondu concrètement dans leurs textes à ces attentes ? Pour répondre à ces questions, j’ai d’abord cherché dans les textes des dirigeants politiques et culturels l’énonciation d’une norme institutionnelle esthétique claire, sur le modèle de ce qui a pu exister à partir de 1934 en URSS avec le réalisme socialiste. Mais contrairement à son modèle soviétique, l’UNEAC n’avait pas inscrit dans ses statuts de doctrine esthétique officielle. Le fait qu’en 1961, date de création de l’UNEAC, Staline soit mort depuis huit ans et que l’on commence déjà en URSS à abandonner le réalisme socialiste l’explique en partie. Mais cela tient surtout à la conception « autonome » de l’art portée par certains dirigeants révolutionnaires dont Castro. Pour saisir l’injonction esthétique faite aux poètes du Caimán, ce n’était donc pas du côté de l’UNEAC que je devais me tourner.
2Ma deuxième idée a été de voir si l’UJC avait pu donner des instructions esthétiques. Mais les archives sont inaccessibles. Le récit détaillé que Jesús Díaz a fait, dans un entretien donné à Liliana Martínez en 1996, de la création du Caimán incite à écarter l’idée d’une stratégie homogène et surtout pensée en termes esthétiques depuis l’intérieur du PCC. Cela pour deux raisons. La première, c’est que cette création du Caimán est la somme de plusieurs niveaux d’actions. Tout d’abord, Miguel Rodríguez Varela, alors directeur de Juventud rebelde, membre de la direction nationale de l’UJC et dont Díaz mentionne la vision très idéologisée de l’art — l’art, pour lui, devait être utile politiquement —, est certes allé trouver Díaz. C’était néanmoins avec un projet plus vague et c’est, selon les dires du directeur, Díaz qui a eu l’idée non seulement du supplément mais aussi de réunir un groupe de poètes par l’entremise de Guillermo R. Rivera, troisième maillon de concrétisation de ce projet. Il est peu probable de trouver, dans les archives de l’UJC, un « plan » de nomination d’un groupe de poètes officiels. Il serait néanmoins intéressant de pouvoir retracer les motifs et les discussions institutionnelles qui ont mené Varela à cette première proposition. Espérons qu’un jour ces archives soient consultables. La seconde raison qui contredit l’hypothèse d’un projet clairement défini en termes esthétiques et politiques de la part du parti et qui aurait présidé à la création du Caimán est que l’action coercitive du PCC semble avoir été davantage réactive que planificatrice. Le témoignage de Díaz, cité au chapitre précédent, raconte comment Varela pouvait commenter le contenu d’un poème choisi par la rédaction. Mais pas qu’on leur a imposé une ligne poétique.
3Pas de doctrine esthétique officielle, pas de projet poétique défini par le parti : les signataires du « Nos pronunciamos » étaient-ils exempts de toute injonction esthétique de la part du pouvoir ? Il existe bel et bien un texte qui, au vu de son contenu, de sa date de publication et de sa résonance internationale, a dû inciter le PCC à former en son sein le groupe d’écrivains du Caimán. Ce texte, à l’image de la vie de son auteur, est court et célèbre : « El socialismo y el hombre en Cuba » (« Le socialisme et l’homme à Cuba ») a été publié en 1965 dans un journal uruguayen par Ernesto Guevara. Il y déplore que n’aient toujours pas éclos à Cuba de véritables artistes révolutionnaires capables de faire accoucher de nouveaux horizons lavés de la « culpabilité » et des « tares » des artistes formés avant la révolution. Une part importante de ce texte est consacrée au rôle crucial de l’art dans le processus révolutionnaire. Guevara y aborde des points précis tels que la question du réalisme socialiste — qu’il récuse —, le salariat des écrivains — qu’il rejette comme une camisole jetée sur la création —, et, enfin, la question de l’émotion, centrale dans le texte, ainsi que son lien avec la construction de la révolution.
4L’émotion était au cœur d’une injonction paradoxale faite aux « vrais » écrivains révolutionnaires — groupe dont les poètes du Caimán revendiquent la primeur dès leur premier éditorial : conjuguer l’analyse froide, rationnelle, conceptualisée, du marxisme avec un lyrisme capable de toucher au cœur ses lecteurs. Après avoir analysé l’élaboration de cette injonction esthétique paradoxale dans le texte du Che, je mesurerai la réponse textuelle des poètes du Caimán avec l’idée que l’assimilation de cette injonction constitue un des nœuds de leur esthétique si particulière et dissonante.
5Mon corpus pour ce point est composé des 11 recueils et 60 poèmes épars produits par le groupe entre 1966 et 1970. Quatorze de ces poèmes ont été écrits par les quatre membres du groupe qui n’ont publié aucun recueil sur la période, les 46 autres ont connu une double publication, à la fois dans la revue et dans un recueil. Pour les exemples traités, les deux contextes de publication seront pris en compte.
6Avant d’entrer plus avant dans l’analyse, un dernier mot : Liliana Martínez consacre le sixième chapitre de Los hijos de Saturno à « l’esthétique révolutionnaire du Caimán barbudo ». Elle s’appuie sur les textes programmatiques du groupe (manifestes et éditoriaux), sur les recensions et les articles de critique littéraire qu’ils écrivent ou publient, et enfin sur les polémiques auxquelles le groupe est mêlé en dehors des pages du Caimán. C’est à partir de ce corpus qu’elle dégage « une esthétique » du groupe, ou plutôt une vision de la littérature. Malgré mon intérêt pour cette démarche qui a le mérite de reconstituer le point de vue du lecteur du Caimán et d’imaginer la vision esthétique reçue à travers des textes hétérogènes et non littéraires, la mienne ici est inverse. En effet, dans ce corpus de textes réunis par Liliana Martínez, les poèmes sont exclus. Cette exclusion est en adéquation avec le gommage général dans son livre de l’identité et du positionnement proprement littéraires du groupe. Par ailleurs, les textes programmatiques peuvent être des pièges pour le critique pris dans le discours des auteurs. Dans ce chapitre consacré à l’esthétique sera analysé ce que les auteurs écrivent — les poèmes — plutôt que ce qu’ils disent écrire — les manifestes.
I. — Conjuguer raison marxiste et émotion lyrique, une injonction contradictoire faite aux poètes
7« Il n’y a pas de grands artistes qui aient en même temps une grande autorité révolutionnaire. Les hommes du parti doivent assumer cette tâche2. » Le diagnostic et l’injonction de Guevara étaient clairs. Ces mots étaient écrits publiquement dans le journal uruguayen Marcha, le 12 mars 1965, dans une lettre depuis devenue célèbre, « El socialismo y el hombre en Cuba ». La réception de Marcha était importante au sein de la gauche intellectuelle latino-américaine. Il était « l’un des plus influents des journaux progressistes d’Amérique latine3 ». Il n’est donc pas anodin que moins d’un an après la parution de ce texte, entre janvier et février 1966, le PCC s’efforçât de répondre à l’injonction et de créer une nouvelle identité politiquement et artistiquement légitime. C’est en ce sens qu’on peut interpréter la démarche de Varela qui est allé trouver Díaz, puis la naissance du Caimán.
8La diffusion de « El socialismo y el hombre en Cuba » a par ailleurs largement, et très vite, dépassé les pages du journal. Au printemps 1965, l’UNEAC en faisait une brochure tirée à part. Cette première publication dans une maison d’édition littéraire — Unión — est un indice de la réception du texte de Guevara dans les milieux artistiques de l’île. La même année 1965, le texte était publié sous forme de livre par les éditions R — pour révolution — à La Havane. Sa diffusion internationale dans des aires non hispanophones a aussi été rapide. En plus d’une brochure publiée par les jeunesses communistes du Parti communiste français en 1966, deux traductions paraissaient tour à tour en France. La première aux éditions Maspero, tirée à 180 exemplaires réservés aux abonnés, la seconde par les éditions Cujas qui ont inversé l’ordre du titre en le traduisant : L’homme et le socialisme à Cuba, mettant ainsi l’accent sur la question de l’individu, au centre du texte de Guevara. La traduction anglaise qui faisait cette même inversion, Man and Socialism in Cuba, a été l’une des toutes premières publications de l’ICL créé en 1967.
9Après avoir synthétisé le rôle profondément politique que Guevara accorde ici à l’affect, je définirai comme « maïeutique paradoxale » la part qu’il assigne à l’art — et en particulier à la poésie — dans cette politique de l’affect.
Orphée au pays des barbus. Valorisation de l’affect et de la raison froide : les bases d’une injonction paradoxale
10Le socialisme et l’homme à Cuba est un texte politique sérieux. Il émane d’un des principaux dirigeants de Cuba qui s’était gagné la réputation d’être un homme intransigeant, prompt au sacrifice — le mot « sacrifice » revient d’ailleurs onze fois dans le texte. Ernesto Guevara, Argentin et Cubain de cœur, qui emploie significativement la première personne du pluriel, avait été comandante pendant la guerre révolutionnaire, puis ministre de l’Industrie, et directeur de la Banque nationale de l’île. Dès l’incipit, Guevara met en scène l’exemplarité de son discours. Autour du cas cubain, il veut développer une pensée sur la révolution qui puisse être un cadre de réflexion exportable. En dépit de ces marqueurs théoriques et moraux qui donnent une tonalité un peu sèche de prime abord au texte, il laisse une étonnante part à l’affect. Sur les 6 210 mots que compte le texte, il y a trois occurrences d’« angoisse » ou de sa forme adjectivée « angoissant », trois fois le mot « amour », une fois « inquiétude » et « peur », trois fois « enthousiasme », et quatre références au désir à travers les quasi-synonymes « désir » et « aspiration ». Étonnamment, ce texte comporte aussi des analyses de l’absence d’affect. Elles sont au nombre de cinq : le comportement « froid », mentionné trois fois, et son effet « congélateur » pour la pensée et pour l’art sont critiqués. Cette veine affective du texte de Guevara a été remarquée par ses contemporains. En 1966, de l’autre côté de l’Atlantique, les éditions Cujas soulignaient en introduction que « la partie la plus poignante de ce livre reste sans aucun doute son analyse des sentiments qui doivent animer le véritable dirigeant révolutionnaire4 ».
11En rappelant, de façon synthétique, le contenu du texte, je veux montrer que la fonction qu’il attribue à l’affect dépasse largement celle de moteur, moral et humaniste, pour l’action du dirigeant révolutionnaire. Même s’il ne le formule jamais aussi clairement, l’affect joue pour lui un rôle politique populaire.
12Le socialisme et l’homme à Cuba est guidé par un fil rouge : la question de la subjectivité dans un régime communiste ou, tel que le formule Guevara en introduction, du « [non-]sacrifice de l’individu sur l’autel de l’État5 ». Guevara prend le problème de l’individu très au sérieux. Il craint sa « standardisation » par la révolution. C’est pourquoi il est essentiel qu’elle promeuve la création de nouvelles subjectivités, non contradictoires avec l’intérêt général. Et dans cette création, l’art joue pour lui un rôle crucial.
13La première partie du texte est historique. Elle correspond au récit lapidaire de l’histoire révolutionnaire. De manière un peu rhétorique, le rôle « d’individualités », d’individualités parfois héroïques, est rappelé dans cette narration qui s’étend de l’assaut de la caserne de la Moncada, le 26 juillet 1953, aux premières années d’exercice du pouvoir par l’État révolutionnaire, avec à sa tête Fidel Castro. Guevara assume une forme d’autoritarisme politique qui ne signifie cependant pas, il insiste, que l’individu se soumette à l’État. Car il explique que lorsque l’État se trompe, « l’enthousiasme collectif » diminue. Le thème de l’affect apparaît ici pour la première fois dans le texte à travers cette notion d’enthousiasme, c’est-à-dire dans sa dimension motrice — ce qui émeut est aussi ce qui meut. Mais le rôle qu’attribue le Che à l’émotion dans sa pensée politique dépasse largement celui de moteur. L’affect est aussi un thermomètre politique. L’activité affective populaire est un indicateur, pour les dirigeants, de la justesse de leur politique. Le Che définit ainsi, un peu plus loin, une « méthode », celle qui consiste à « ausculter les réactions générales ». En somme, l’affect viendrait combler un manque d’organisation politique permettant d’articuler l’État au peuple — un manque de démocratie ? Discuter la rigueur de la méthode ainsi que ses implications éthiques et politiques n’est pas mon objet ici. L’affect est en tout cas dans ce texte un trait d’union, ou plutôt le tiret de dialogue manquant entre les dirigeants et le peuple. La fin de cette première partie historique du Socialisme et l’homme à Cuba est significative. Elle s’achève en effet sur une scène assez dilatée — moins toutefois que ses discours célèbres pour leur longueur : Fidel Castro discourant devant le peuple cubain. Dans cette mise en scène, c’est bien sûr lui seul qui parle. Néanmoins, le peuple n’est pas considéré comme pur réceptacle puisque, écrit-il, lors de ses discours, « Fidel et le peuple commencent à vibrer en un dialogue d’une intensité croissante jusqu’à son apogée consacré par notre cri de lutte et de victoire6 ».
14Il faut ajouter que pour le lecteur de l’époque, l’introduction de la scène du discours de Fidel Castro est très parlante, y compris visuellement, grâce à une photographie célèbre, celle de Raúl Corrales : La première déclaration de La Havane, prise le 2 septembre 1960. Elle montre Fidel Castro de dos, en plein discours, surplombant de son bras levé la gigantesque place de la Révolution, noire de monde. Cette photographie était une image familière des Cubains puisqu’en août 1961, elle avait été imprimée sur les billets par la Banque nationale de Cuba. Le fait d’avoir choisi de montrer Castro de dos — et donc d’occulter son visage — en fait une figure anonyme de plus parmi cette foule immense dans laquelle, étant donné la hauteur de la plongée photographique, il est impossible de distinguer un seul visage. Cet effacement du visage homogénéise les corps alors désindividualisés. Par la mise en mots de « vibrations », Guevara peut dépasser le topos de l’union du peuple et du dirigeant en inventant un « dialogue » impalpable entre l’orateur et le public silencieux. Moteur, thermomètre, base d’un dialogue politique fondant une souveraineté populaire malmenée par l’autoritarisme et par la hiérarchisation du pouvoir : ces trois facettes de l’affect traversent l’entièreté du Socialisme et l’homme à Cuba.
15Puis Guevara présente la révolution comme processus encore inachevé, et l’individu, à Cuba, en conséquence comme « un produit inachevé7 ». En cela, il prépare la suite de sa lettre où il assignera à l’art le rôle de faire aboutir le processus révolutionnaire de formation des subjectivités individuelles. Mais c’est aussi dans cette partie qu’apparaît pour la première fois le thème du froid, lié à une absence, connotée négativement, d’affect. Il affirme que dans la société capitaliste, « l’homme est dirigé par un froid calcul », « la loi de la valeur qui imprègne tous les domaines de la vie… ». Alors que la révolution est un « drame passionnant », le froid œuvre symboliquement dans le texte comme un repoussoir politique. En fait, par un réseau sémantique thermométrique, Guevara crée une grille de valeurs binaire associant le froid à ce qui est mauvais politiquement et le chaud à ce qui est bon.
16La deuxième occurrence de l’adjectif « froid » ne qualifie toutefois plus le capitalisme mais le marxisme dogmatique dont la politique esthétique, le réalisme socialiste, ne sert que « des formes congelées8 » si l’on traduit littéralement. Finalement, la troisième et dernière occurrence de l’adjectif « froid » dans le texte recouvre un sens positif mais purement cérébral : « Peut-être est-ce là un des grands drames du dirigeant, il doit allier à un tempérament passionné une froide intelligence (et prendre de douloureuses décisions sans que se contracte un seul de ses muscles)9 ». Ces mots jettent les bases de l’injonction paradoxale, traduite plus tard en termes esthétiques, qui sera, indirectement, faite aux poètes du Caimán. « Drame » est ici à prendre au sens de « tragique », dans sa dimension la plus cornélienne de conflit intérieur. Ce conflit entre raison et affect doit être sans cesse maintenu : l’esprit doit rester passionné, en proie aux affects positifs, et l’esprit doit se couper, quant à lui, du royaume des passions.
17Cette deuxième partie du texte vient donc nuancer la première. Certes, l’affect joue un rôle politique fondamental pour le Che mais il doit rester circonscrit et ne pas gâter la faculté de raison. La dernière partie du texte, la plus longue, est porteuse d’une dimension programmatique susceptible d’avoir fait réagir l’UJC.
Que la poésie devienne maïeutique, maïeutique marxiste
18La troisième partie du Socialisme et l’homme à Cuba traite principalement de la question de l’art. Guevara n’hésite pas à donner son point de vue en la matière, y compris en termes esthétiques. Ce que n’avait pas osé faire Castro dans Palabras a los intelectuales où il s’était rangé, lui et la cohorte des dirigeants politiques, dans la sphère des profanes. Ici la question de l’affect se déplace, par une contiguïté non explicitée, dans le domaine de l’art. Il existe, dans la pensée guévariste, un partage de chaleur entre la révolution — d’ailleurs souvent présentée comme une œuvre par les discours des dirigeants — et l’art. À travers l’art, le Che assigne un quatrième et dernier rôle à l’affect : celui de faire advenir une nouvelle étape du marxisme. Dans ces dernières pages, Guevara imbrique affect, art et création dans un même réseau sémantique. Le mot « recherche » par ailleurs est à mi-chemin entre la création et l’approche scientifique.
19Si l’individu révolutionnaire est « un produit inachevé », c’est parce que la révolution est encore en état de transition. Or, cette phase transitoire, Guevara la diagnostique comme un angle mort de la pensée de Karl Marx, « une nouvelle phase, non prévue par lui10 ». Face à cet imprévu, Guevara propose l’art comme solution. Car il met en garde les dirigeants politiques contre « la chimère de réaliser le socialisme avec les armes pourries que nous a léguées le capitalisme11 ». Non, il faut faire du neuf et d’abord créer un homme nouveau. « Nous ferons l’homme du xxie nous-mêmes. Nous nous forgerons dans l’action quotidienne en créant l’homme nouveau avec une nouvelle technique12. » En dépit de l’emploi anaphorique de la première personne du pluriel, la phrase s’achève sur une seule individualité, « un homme nouveau », adossé à un processus de création. Questionnons désormais la vision de l’art qui apparaît à la fin du texte dans son rapport, notamment, à la question de l’affect.
20Le problème du marxisme dogmatique et du réalisme socialiste, c’est qu’ils « congèlent », qu’ils bloquent les émotions, la subjectivité, et par là même l’avènement d’un futur inédit. C’est pourquoi le révolutionnaire doit être, selon Guevara, « guidé par de grands sentiments d’amour ». Les hommes politiques, écrit-il, « ne peuvent exercer leur petite dose d’affection quotidienne comme l’homme commun le fait13 ». Cette injonction, même si elle s’adresse aux hommes politiques, a sans doute été reçue par les milieux littéraires comme une répudiation du mouvement colloquialiste14, celui des aînés des caïmans. L’expression « homme commun » était en effet très connotée dans le champ littéraire cubain. Un an plus tôt paraissait aux éditions Unión un recueil d’Alfonso Domingo, poète de la génération de 1950, intitulé Poemas del hombre común (Poèmes de l’homme commun), qui allait rapidement devenir emblématique du mouvement. Que l’expression « homme commun » soit disqualifiée sous la plume du Che ne pouvait donc pas passer inaperçu, d’autant plus que Le socialisme et l’homme à Cuba était publié à l’UNEAC. Cette disqualification implicite des poètes de la génération de 1950, renvoyés à leur mesquine « petite dose d’affection », était un séisme d’autant plus violent que, comme l’écrit Virgilio López Lemus, les colloquialistes étaient aux manettes de tous les points névralgiques du champ littéraire : revues, maisons d’édition, institutions15. Roberto F. Retamar, Fayad Jamís, Nicolás Guillén, César López, Domingo Alfonso, Heberto Padilla… Ces poètes qui jouissaient d’une reconnaissance institutionnelle étaient tous plus ou moins liés, dans leur écriture, au colloquialisme. Mais un autre passage les attaque encore plus virulemment :
En résumé, la culpabilité de beaucoup de nos intellectuels et de nos artistes est la conséquence de leur péché originel : ce ne sont pas d’authentiques révolutionnaires. On peut essayer de greffer un orme pour qu’il donne des poires, mais en même temps il faut planter des poiriers. Les nouvelles générations naîtront libérées du péché originel. Plus nous élargirons le champ de la culture et les possibilités d’expression, plus nous aurons de chances de voir surgir des artistes exceptionnels. Notre tâche est d’empêcher que, déchirée par ses conflits, la génération actuelle ne pervertisse les nouvelles générations. Nous ne devons pas créer des salariés soumis à la pensée officielle, ni des « boursiers » vivant bien à l’abri de leur bourse et exerçant une liberté entre guillemets. Les révolutionnaires qui chanteront l’homme nouveau avec l’authentique voix du peuple viendront. C’est un processus qui demande du temps16.
21Les mots de Guevara sont intransigeants et la métaphore botanique est claire : on ne fera pas du neuf avec du vieux. En périmant politiquement la génération de 1950, le Che la périmait aussi littérairement. Ces mots ont trouvé leur traduction directe dans le Caimán, en conclusion du premier éditorial quand ils évoquent « le chant nouveau, joyeux et triste, plein d’espoir et de certitude des constructeurs17 », le « chant nouveau » renvoyant presque mot pour mot au « chant de l’homme nouveau » de Guevara. Les poètes intériorisent la disqualification politique en argument poétique.
22Puissant vecteur d’affect, maïeutique politique, cet art que prône le Che n’est pas qu’émotionnel. L’art qu’il appelle de ses vœux doit à la fois transmettre de « grands sentiments d’amour » mais aussi une idéologie ouverte, non pas close sur elle-même, dans un cadre toutefois : celui du marxisme. Marx est nommé deux fois dans le texte, l’adjectif « marxiste » apparaît autant de fois contre une seule mention du « marxisme-léninisme », idéologie alors officielle de l’État cubain.
23Comment le Che articule-t-il les fonctions de l’affect synthétisées plus haut à sa conception de l’art ? Par l’affect qu’il diffuse, cet art doit-il servir de trait d’union entre les dirigeants et la masse, et ces poètes nouveaux, réunis sous l’égide du parti, créer une cohésion populaire ? Et qu’en est-il de l’affect comme thermomètre quand on le pense en termes esthétiques ?
24En réalité, l’interprétation des demandes du Che en termes esthétiques ne peut que se faire sur un mode contradictoire. D’une part, il exige le cadre idéologique, rationnel et matérialiste du marxisme, de l’autre, il invite à le dépasser par l’affect et le non-rationnel. Cette contradiction est restée en l’état, non résolue, dans de nombreux poèmes du corpus des années 1960. Le poème de Froilán Escobar, l’un des seuls militants de l’UJC, « Cualquiera sabe más de 20 cosas » (« N’importe qui sait plus de 20 choses »), ici coupé en son centre, en est un des exemples les plus frappants. Il a été publié dans le troisième numéro du Caimán, donc assez tôt après la création du groupe.
Parler du Che dire
que les horloges meurent tout à coup
que celui qui ne sait pas aimer a là-bas dans son cœur
une cravate bien molle
[…]
qu’il ne sert à rien de chercher
longtemps pour se rendre compte
que n’importe qui sait plus de 20 choses
que n’importe qui
que tout le monde
que partout
faire du cœur des fusils et dire
Che
est la même chose18.
25Dans ce poème, le mot « Che », vers pénultième incantatoire à lui seul, attire, par deux fois, mécaniquement le mot « cœur ». Dès le début du texte, l’arrêt subit des horloges exprime la sortie du régime du calcul, lent écoulement mesuré du temps, image du « frío ordenamiento » récusé par Guevara. Néanmoins, dans ce régime affectif entraîné par le nom « Che », il y a une discrète mais bien perceptible dissonance. L’adverbe « là-bas » (« allá » dans le texte original) désignant le lieu où se trouve le cœur est en effet curieux : c’est l’adverbe de lieu indiquant, après « aquí », « ahí » et « allí », le plus grand éloignement. Aussi, le cœur, cet organe du corps humain, cette source de lyrisme à laquelle se sont abreuvées des générations de poètes — « Ah ! Frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie » écrivait Alfred de Musset19 —, est-il discrètement éloigné par ce choix adverbial, introduisant une dissonance dans l’appel poétique à la spontanéité du cœur.
26Quel type de lyrisme particulier a provoqué l’injonction paradoxale guévariste telle qu’elle a été comprise par les poètes du Caimán ? Il est temps de soumettre à cette question le corpus comprenant les 19 numéros de la revue, les 60 poèmes qui y ont été publiés, et les 11 recueils parus entre 1966 et 1970. Je fais l’hypothèse que cette injonction esthétique paradoxale est une des clés d’explication de leur écriture, tiraillée entre une veine lyrique subjective et une veine matérialiste objectivante, ouvrant vers une question plus vaste, celle de la place de la subjectivité dans un régime communiste.
27Mais avant de me plonger dans le corpus, je souhaite aborder une question restée en suspens et importante pour comprendre les attentes esthétiques du pouvoir : pourquoi des poètes, et de surcroît de si jeunes poètes ? N’aurait-il pas été plus stratégique de la part des dirigeants de l’UJC, du point de vue de la propagande politique, de privilégier la sagesse des fictions mûres au lyrisme d’une jeunesse tempétueuse ? La question de la jeunesse a déjà été abordée au chapitre précédent. La fin du texte de Guevara était à l’avant-garde de ce jeunisme révolutionnaire : il fallait des artistes jeunes, argile encore malléable selon sa propre image. Quant à la question du genre poétique, le choix de poètes ne résulte pas d’une stratégie claire de la part de l’UJC. Varela, selon le témoignage de Díaz, n’aurait pas demandé des poètes. Il est allé trouver un prosateur — écrivain de nouvelles à cette époque — qui s’est ensuite défaussé en faveur des poètes, trop pris par ses obligations universitaires — toujours selon le témoignage rapporté par Lilian Martínez. Par ailleurs, comme le remarque López Lemus avec le recul de quatre décennies dans Palabras del trasfondo, « La poésie était le genre le plus dynamique du moment20 ». D’autres critiques contemporains de la création du Caimán ou d’autres encore, plus tardifs, ont partagé ce constat à tel point qu’il prend l’allure d’un consensus : la révolution a d’abord fait pousser des poètes. Dans le livre d’articles Al borde de mi fuego, Víctor Fowler souligne la quasi-omniprésence du genre poétique dans la revue Casa21. Sur les 57 numéros de la décade des années 1960, il n’en recense que quatre exempts de poésie. Par ailleurs, la section poésie des prix nationaux et internationaux était souvent largement la plus concourue. À l’automne 1966, le septième numéro du Caimán révélait que le jury du prix de l’UNEAC avait reçu bien plus d’ouvrages de poésie que de n’importe lequel des quatre autres genres ouverts au concours — roman, essai, théâtre et témoignage. Un poète, Luis Rogelio Nogueras, a remporté le premier prix David. Un document que j’ai pu consulter dans les archives de la Casa de las Américas révèle exactement la même tendance, observable sur vingt ans, pour son prix international. Entre 1960 et 1980, sur les 9 227 œuvres présentées au concours de cette prestigieuse institution, 3 919 étaient des œuvres poétiques, soit plus d’un tiers des œuvres concourant. Le tableau 1 le montre, le théâtre et le conte, deuxième et troisième genres les plus représentés, sont loin derrière.
Tableau 1. — Prix littéraire international Casa de las Américas : uvres reçues entre 1960 et 1980 (genres présentés dans leur ordre d’apparition sur le document d’archives).
Poésie | 3 919 |
Roman | 952 |
Conte | 1 448 |
Théâtre | 1 539 |
Essai | 654 |
Témoignage | 217 |
Littérature pour enfant | 498 |
Total des œuvres reçues (sans les catégories soustraites) | 9 227 |
28Cette hégémonie du genre poétique se vérifie au moins jusqu’en 1987, à un autre niveau : celui de la rémunération par l’État du travail d’écrivain. Dans Literatura y edición de libros, Pamela M. Smorkaloff cite une loi éditoriale datant de 1987 qui rémunère les écrivains en fonction de « la complexité et [des] difficultés du travail créatif22 ». En découle que les prosateurs étaient payés au paragraphe tandis que les poètes recevaient leur salaire en fonction du nombre de vers. Cet avantage monétaire accordé aux poètes se justifie sur une définition, dans le texte de loi, de la poésie comme « prose avec un plus grand grade de complexité créative et, en conséquence, méritant un tarif supérieur23 ». Ce surplus de pouvoir créateur accordé à la poésie, s’il avait déjà cours dans la vision littéraire des dirigeants révolutionnaires des années 1960, expliquerait alors, partiellement, pourquoi le parti communiste a volontiers soutenu des poètes.
29Par ailleurs, l’attrait pour la poésie est visible dans le choix du panthéon politique révolutionnaire. La figure chérie de ce panthéon, le « père de la patrie », José Martí, est, en plus d’un combattant indépendantiste, d’un penseur politique, un poète consacré. Par ailleurs, Castro n’a jamais caché son goût pour la lecture de poèmes. Alors qu’il évoquait déjà dans « La historia me absolverá » (« L’histoire m’absoudra ») ses lectures poétiques, il récidive, cinquante ans plus tard, dans sa Biografía a dos voces, série d’entretiens réalisés avec Ignacio Ramonet entre 2003 et 2005, où il affirme que la poésie est pour lui « plus éthique » et mentionne même un des poètes du Caimán, Raúl Rivero. Comment les membres du groupe ont-ils assimilé cette vision de la poésie portée par deux dirigeants de la révolution ? Ont-ils réussi — et même cherché — à construire un souffle politique chaud, un lyrisme marxiste ?
II. — Des caïmans bipolaires : la tête et le cœur sur le ring
30Quels sont les effets de cette injonction paradoxale faite aux jeunes écrivains sur l’identité de leur revue et sur leur écriture poétique ? Comment les 344 poèmes et les 19 numéros du Caimán publiés interrogent-ils l’articulation de la logique rationnelle et de la logique affective ? Je propose de voir comment la difficulté à combiner les deux logiques crée des effets de superposition, de contradiction, voire d’auto-contradiction du discours poétique. Ainsi ce discours finit-il par devenir douteux aux yeux du lecteur.
La division du travail rationnel et émotionnel dans la revue
31Dès ses premiers mots, El caimán barbudo répondait à l’injonction du Che. Le premier éditorial annonce la fusion de l’engagement révolutionnaire et de l’activité artistique : ils se proclamaient exclusivement « engagés auprès de la Révolution, de son Parti, ce qui équivaut à être engagé pour la vérité et pour l’art24 ». Cet entremêlement de la sphère politique et analytique d’un côté, et de la sphère lyrique et affective de l’autre, se dégage aussi de la composition de l’équipe. Díaz, professeur de marxisme au département de philosophie de l’université de La Havane, était le directeur de publication, tandis qu’un jeune poète, également professeur de lettres à l’université de La Havane, Rivera, était le chef de rédaction. Díaz invitait régulièrement à collaborer ses collègues marxistes du département de philosophie, comme Ricardo Machado qui a rejoint l’équipe de rédaction en novembre 1966. Víctor Casaus et Nogueras l’intégraient aussi au même moment. Les trois hommes — le professeur de marxisme et les deux poètes — sont restés membres du conseil de rédaction jusqu’au renvoi du groupe. En apparence donc, dans le discours d’autoprésentation de la revue comme dans la composition de son conseil de rédaction, le Caimán tirait les conclusions de la lettre de Guevara publiée un an plus tôt : il associait à « la tête froide » (« mente fría ») des professeurs de marxisme, à « l’esprit passionné » (« espíritu apasionado ») des jeunes poètes. Mais existait-il une vraie collaboration entre eux ? Une vraie fusion entre raison et émotion ? Logique rationnelle et logique affective — qui ne recoupent pas exactement la logique politique et la logique littéraire — restent des plans dissociés.
32Dans les 19 numéros du Caimán, les promesses de fusion des productions littéraires et théoriques ne sont pas tenues. D’abord, il y a beaucoup plus de textes littéraires que de textes théoriques. Ont été publiés 138 poèmes et 19 nouvelles — soit 157 textes littéraires — contre seulement 23 textes théoriques. Par ailleurs, les auteurs des textes littéraires ne sont pas ceux qui écrivent les textes théoriques, et vice versa. Autrement dit, aucun poète du groupe n’a publié d’article politique de veine théorique dans le Caimán ; aucun des professeurs de marxisme ne s’est risqué à écrire un poème ou une nouvelle. Seul Díaz joue un rôle de liant éphémère et discret : il a écrit dans le quatrième numéro consacré à Porto Rico un récit de voyage qui oscille entre le témoignage, la réflexion politique et le texte littéraire25. Ce texte court et fragmenté ne s’inscrit toutefois ni dans un débat théorique clair ni dans une forme littéraire revendiquée. L’autre écrivain qui aurait pu jouer le rôle de courroie de transmission entre l’espace de production théorique et l’espace de production littéraire de la revue est Eduardo López Morales. Poète en herbe — il a publié en 1969 son premier recueil Ensayo sobre el entendimiento humano —, il a écrit des pages très théoriques dans la revue, notamment un article sur la question du réalisme26. Mais López Morales ne participe pas à la production littéraire de la revue. Aussi, le contenu de la revue et l’auctorialité des textes tracent-ils des frontières imperméables entre la création littéraire et la production politique théorique du Caimán. Cette logique de division aboutit par ailleurs à la création en 1967 de Pensamiento crítico, une seconde revue aussi dirigée par Díaz mais uniquement dédiée, cette fois, à la production théorique et animée par ses collègues du département de philosophie.
33Ce qui est vrai sur le plan du contenu l’est également sur celui de la matérialité. Sur la couverture du premier numéro (fig. 4), au-dessus du titre El caimán barbudo, une farandole de petits crocodiles barbus traverse la page de gauche à droite. L’éditorial commence directement sur la première de couverture : à la fin de « El caimán barbudo », dans la même police et taille, la lettre « h » annonce la phrase qui se poursuit à la ligne suivante, en lettres plus petites « [h]a hecho acto de presencia » (« a fait acte de présence »). Dans la confection de cet éditorial, le titre est directement considéré comme sujet. Sujet d’une phrase d’abord mais aussi sujet pris dans sa logique subjective non immédiatement rabattable sur la logique normée du maquettage de revue. La découpe de la phrase sur la ligne ne suit d’ailleurs pas les conventions. Le caïman barbu est saisi comme sujet parlant en dehors des normes, mû par son propre mouvement. Cette découpe de la phrase le saisit également comme sujet fragmenté, non lissé par les conventions langagières, fragmentation qui fait le lit des paradoxes à venir. Par ailleurs, la taille décroissante des lettres et les couleurs bigarrées donnent d’emblée l’image d’une maquette soumise aux caprices d’une subjectivité fantaisiste. Cette première impression ne sera pas contredite par l’éditorial qui s’étend sur les deux premières pages et s’achève sur un brusque — et énorme ! — agrandissement des huit dernières lettres du dernier mot, « constRUCTORES ». Aussi, au premier abord, la maquette du Caimán tranche-t-elle avec celles, bien plus sages et sobres, des principales revues littéraires de l’île comme La gaceta de Cuba, revue de l’UNEAC, ou comme la revue Casa à la maquette régulière et sans surprise. Dès ces deux premières pages de couverture, le groupe montre qu’il s’exprime en tant qu’artistes et que sa logique d’écriture et de présentation n’obéira pas à un cadre prédéfini. Au contraire, le rétrécissement puis l’agrandissement des lettres, les changements de coloris, mettent en scène une forme de spontanéité présente aussi dans leur écriture poétique. Or la spontanéité — « mouvement premier qui ne doit sa cause qu’à lui-même » selon le Trésor de la langue française — s’oppose à la logique démonstrative rationnelle : elle puise davantage dans la vie affective du sujet. Mais il suffit de tourner la page pour que la température s’inverse. D’abord récréé par l’éditorial fantaisiste, l’œil du lecteur est vite refroidi par le titre du premier article : « Las ideologías seudo-marxistas de la alienación »27 (« Les idéologies pseudo-marxistes de l’aliénation »), traduction d’un texte d’Étienne Balibar transmis par la jeunesse communiste française comme l’indique le chapeau introductif. Là, la présentation typographique est beaucoup plus sobre, le noir et blanc revient. Il y a des encadrés et des notes en bas de page. Et il en sera ainsi pour tous les articles théoriques de la revue.
34Le divorce entre une rédaction — plutôt représentée par les poètes, vite majoritaires et qui la dirigent — spontanée, juvénile, joueuse et turbulente, et les « penseurs sérieux » de la revue est particulièrement éclatant dans le numéro « Alerta » où les poèmes publiés sont de circonstance. Le troisième numéro était prêt mais il fallait le faire attendre : la périodicité du Caimán reste soumise à l’actualité politique. Le choix des caractères mis en gras dans l’éditorial ainsi que son péremptoire « Nada más »28 (« Rien de plus ») final trahissent les émotions de ceux qui écrivent. L’éditorial ne cache pas la trouée émotionnelle du langage. S’ensuivent des pages de poèmes dans lesquelles s’intercalent d’autres textes — conte, explication emportée de l’événement29 qui a suscité le numéro, rappel historique de l’impérialisme des États-Unis. Ce mille-feuille désordonné retranscrit la réaction spontanée de la rédaction. Il est néanmoins significatif que les deux articles théoriques du numéro ne soient pas mêlés aux pages des poèmes, visuellement plus irrégulières que les autres — à cause de la longueur inégale de chaque poème et des vers libres —, mais relégués, l’un à la suite de l’autre, en fin de publication. Leur maquette est régulière : ce sont les colonnes habituelles des journaux d’information. Des photographies — portraits des auteurs ou de grandes figures mentionnées, images de la guerre de Corée, et reproduction de couvertures de journal — donnent une allure réaliste et documentée — presque archivistique — au propos. Par ailleurs, alors que le poème de Nogueras « Uno se dice »30 (« Quelqu’un se dit »), précédant le premier article, se déroulait sous une photographie en couleur, les photographies qui documentent les articles théoriques sont toutes en noir et blanc. Cette photographie qui surplombe, sur la treizième page du numéro, le poème de Nogueras, mérite d’être commentée. Elle montre une armée de soldats — américains suppose-t-on — qui défilent. Le cadrage, en contre-plongée, laisse voir quatre rangées d’hommes. La photographie en noir et blanc a été soumise à un filtre rouge, sur lequel apparaît aussi le texte du poème de Nogueras en lettres blanches. Or, ce filtre rouge a été omis à un endroit : dans un cercle tracé autour du visage d’un des soldats. Cet effort chromatique pour détacher, de la masse uniforme des soldats, une individualité prend son sens avec le titre du poème « Quelqu’un se dit ». Le cercle noir et blanc autour du visage fonctionne comme une bulle. Le poème serait directement issu de la tête du soldat. La maquette met en scène la parole poétique comme l’expression d’une subjectivité découpée au sein du collectif. Elle fait écho à la propre subjectivité du poète.
Darwin sur l’oreiller
35Cette fracture entre raison et émotion se retrouve à l’intérieur des recueils. Elle coupe en deux Todos los días del mundo (Tous les jours du monde) de Casaus : sur 40 poèmes, 20 sont des poèmes d’amour et les 20 autres des poèmes politiques d’où l’amour est gommé. Mais ils ne sont pas symétriquement répartis sinon selon un feuillage qui articule poème d’amour (le poème liminaire du recueil), sections politiques aux formules objectivantes (les deux premières sections du recueil), et section exclusivement dédiée au discours amoureux où le sujet s’exprime sans détour, la troisième. La tension entre raison politique et émotion amoureuse peut aussi se construire à l’échelle du poème, en créant des zones de conflit.
36Tel est le poème « Una historia » (« Une histoire ») qui raconte à la troisième personne l’évolution de la vision amoureuse d’une jeune fille.
Une histoire
Quand elle était jeune (très jeune) elle a eu un fiancé
qui lui rendait visite chez elle les dimanches après-midi
et les jeudis
C’était un sujet inconnu du voisinage
gris [*] opaque [*] qui montait les escaliers
avec les doigts serrés dans sa poche
en fredonnant une chanson [*] en récitant quelque chose
un fiancé pré-moulé avec ses horaires de médecin
vulgaire comme n’importe quel autre fiancé de ce genre
Mais elle et son fiancé vivaient une autre vie [*] une autre manière
de vivre [*] ils se voyaient l’après-midi (durant l’impardonnable
absence de sa bien-aimée mère) ils parlaient du temps qu’il fait
des langues qu’elle parlait [*] et finissaient
joliment allongés sans parler [*] n’ayant rien
à cirer de la maman [*] du temps [*] des langues
(comme les horloges sont lâches dans de telles conjonctures)31
37Cohérent avec sa place dans la section politique « Epitafios, epístolas e historias » (« Épitaphes, épîtres et histoires »), le point de vue est extérieur et objectivant. Son ancien amant était « un sujet inconnu du voisinage », « opaque ». Le lecteur n’a donc pas accès à ses émotions, l’amant est un personnage poétique perçu en focalisation externe. Par ailleurs, cette première histoire n’est racontée que du point de vue physique et intellectuel — seuls leurs discussions et leurs ébats sont mentionnés — et jamais du point de vue affectif. La première strophe du poème représente donc une histoire d’amour matérialiste, y compris au sens bas et vulgaire d’intérêt excessif pour les choses matérielles puisque cet amant qualifié de « fiancé […] vulgaire » a « les doigts serrés dans sa poche », possible allusion à l’avarice. Néanmoins, aussi vulgaire soit-elle, cette histoire met en déroute le rythme régulier des « horloges ». Le dernier vers oppose avec humour le temps de l’amour non contraint par les obligations extérieures et celui des montres et des horloges, le temps social. Dans le poème « N’importe qui sait plus de vingt choses » cité plus haut, Escobar utilisait aussi l’image du cadran de l’horloge comme image de la rationalité, en contrepoint du temps affectif du « cœur » incarné par le Che. Ce dernier vers de Casaus sert de transition vers la deuxième et dernière strophe du poème qui montre l’insipidité d’un amour rationalisé — envisagé dans sa dimension biologique — dont Darwin devient le symbole.
Maintenant elle dit que l’amour est une impulsion
définie par la science
un élan animal [*] et elle assure qu’au moment
d’aimer nous ne sommes pas sapiens
et elle déteste et elle se hérisse pleine de ce qu’elle a appris
Et elle se maintient dans ses treize
dans ses quatorze ans en se disant la même chose
(sans compter les jours où elle se couche tôt
en embrassant l’oreiller [*] après avoir pris des [*] somnifères
pensant que Darwin — le pauvre — ne peut pas résoudre
tous les problèmes)32
38L’impulsion amoureuse propulsée à la fin du premier vers, et alimentée par l’enjambement, est brutalement coupée au deuxième vers. De cette première caractérisation de l’amour en une chose « définie par la science » en découlent d’autres, dans une dégradation de l’idéal romantique couplée à celle de l’état de santé de l’ancienne amante, jusqu’aux « problèmes » finals sur lesquels s’achève le poème. Ces « problemas » riment par assonance avec la « ciencia » neuf vers plus haut, entrant ainsi dans un même réseau de signifiance. À partir de ce deuxième vers, c’est, et pour l’amante et pour le romantisme, une lente dégringolade au mouvement ininterrompu, libérée de toute ponctuation. Par ailleurs, dans cette deuxième strophe, les vers sont plus courts que dans la précédente qui ne contient qu’un seul vers de arte menor, c’est-à-dire inférieur à neuf pieds. Les vers sont plus brefs mais aussi, à l’image de la loi scientifique, plus régulés : 3 octosyllabes rythment ces 11 vers alors que la première strophe était écrite en vers libres très irréguliers.
39L’amour est rejeté en dehors de la sphère humaine caractérisée par son savoir — « sapiens ». La science est même présentée comme une substitution chimique à l’amour : la place en fin de vers ainsi que le jeu des sonorités dans le texte original rapprochent l’« impulsion » initiale des « somnifères » finaux ou le « m » et le « i » se sont d’ailleurs inversés. La chimie vient remplacer l’élan affectif. Qu’aurait pensé le Che — qui voyait l’enthousiasme comme un puissant élan révolutionnaire — de ces comprimés ? Ce n’était sans doute pas la voie qu’il traçait pour lier l’affect à l’idéologie dans Le socialisme et l’homme à Cuba. De ce point de vue, le poème de Casaus est une réponse originale à ce lyrisme matérialiste.
40À l’ersatz chimique de l’élan amoureux correspond une image de mythologie amoureuse revisitée : l’amante rêvant à un homme — Darwin — la tête posée sur l’oreiller. Il faut sans doute prendre Darwin ici comme symbole de la désacralisation scientifique. Dans The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex33, son second livre succédant à On the Origin of Species34, Darwin envisage la relation sexuelle du point de vue de l’intérêt de l’évolution de l’espèce et non pas de celui, romantique, de l’amour unissant deux êtres. Le naturaliste anglais qui goûtait très peu par ailleurs lui-même la poésie — il confesse dans son autobiographie son aversion pour Shakespeare35 — et dont la prose était sobre, sans fioriture ni sentimentalisme, devient le succédané de l’amant de la première strophe. Mais, ultime renversement de cette dégringolade scientifique, Darwin est considéré avec empathie — « le pauvre Darwin » — et saisi dans son impuissance à résoudre certains problèmes, sous-entendu ceux du cœur. Le poème, après avoir éprouvé et confronté une logique affective et une logique rationnelle au point de se trouver disloqué — les blancs typographiques peuvent être les signes de ce tiraillement entre cœur et tête —, frappe finalement la science d’impuissance et légitime, par là même, d’autres voies d’accès — comme l’écriture poétique.
41« Una historia » est une critique de la pensée (trop) rationnelle. Mais la critique reste flottante. L’écriture poétique n’en tire pas, d’ailleurs, des conclusions pour elle-même : il y a très peu de marques d’émotion du sujet. Seul le « pauvre » final, souligné par sa mise entre tirets, ouvre une perspective affective.
42Dans ce recueil travaillé par l’opposition entre logique rationnelle et logique émotionnelle, le poème « Una historia » où ces deux logiques s’affrontent enfin ne propose pas de solution. Il oscille d’une logique amoureuse oublieuse de l’heure, « opaque », à une logique scientifique triste et dégradante pour le sujet. Soumis à cette tension, les mots s’écartèlent sur la page trouée de blancs à l’image d’un sujet poétique scindé. Cette division du sujet poétique ne force pas la confiance du lecteur. Il est difficile de fonder un pacte de lecture sur ce discours textuel oscillant. Le corpus des années 1960 comporte des poèmes qui radicalisent à l’extrême cette scission au point de rendre opaque leur sens général. On appellera ces poèmes « nonsense ».
Le nonsense ou le divorce du cœur et de la tête
43Dans une mince partie du corpus de cette période — en particulier chez Helio Orovio et chez Félix Contreras —, le tiraillement entre lyrisme et rationalisme est tel qu’il menace le sens du poème. « Confesión » (« Confession ») d’Orovio met en scène l’incohérence d’un sujet poétique déchiré, au bord de la folie.
Confession
Certains se demandent
tous les jours —
si Orovio est archaïque ou précurseur du xxie siècle,
s’il est très gentil ou très méchant,
s’il est poète ou imbécile,
s’il croit en Marx ou en Savonarole.
Certains, pleins de jugements,
qui renvoient cette folie ou celle-ci
d’Orovio
à sa naissance rue 5
au fait d’être le petit-fils de Ramón le lecteur,
devraient penser
que peut-être
la faute
de tout
revienne
au totí36.
44Ce poème d’Orovio a d’abord été publié dans le troisième numéro du Caimán, au sein de la ponctuelle section « DOCE » (« DOUZE ») qui présentait un poème de chacun des douze premiers membres du groupe. La présence de « Confesión » dans ce dossier de présentation de l’œuvre des poètes du groupe — le premier dossier du genre — lui donne une importance particulière. « Confesión » a ensuite été republié dans le premier recueil d’Orovio, Contra la luna (Contre la lune), paru en 1970 aux éditions de l’UNEAC. Le recueil a été tiré à 4 000 exemplaires37 l’année même où la zafra — il fallait produire 10 millions de tonnes de sucre pour les vendre à l’URSS — mobilisait presque tous les efforts du pays. Cette double publication, à quatre ans d’intervalle, d’abord dans une revue du parti très diffusée puis sous le label, avare en 1970, de l’UNEAC, ainsi que la place que cette « Confesión » trouve dans le recueil — en ouverture de la dernière section du livre — poussent à ne pas considérer ce poème comme un nonsense accidentel, une erreur de parcours.
45Le poème se présente comme une confession. C’est-à-dire que le titre établit un pacte de lecture fort, fondé sur une sincérité privilégiée entre le je poétique et le lecteur, figure de confesseur. Néanmoins, cette première image d’un je poétique crédible, de confiance, se fissure dès le premier mouvement du poème. Les 6 premiers vers mettent en effet en scène un rapport trouble entre le sujet poétique et son entourage, et entre le sujet poétique et lui-même. Tout d’abord, cet entourage indéfini — « certains » — hésite entre des perceptions contradictoires du sujet. L’effet de trouble est d’autant plus grand que la confusion entre le sujet poétique et le nom de l’auteur — Orovio — indique un ancrage dans la réalité de l’écrivain : le doute n’en est que plus crédible et donc plus fort. Sur quels éléments repose cette perception contradictoire de l’image auctoriale ? Ils se répartissent en quatre duos, répartis sur 4 vers et correspondant à quatre pans de l’existence humaine : esthétique — « archaïque » ou « précurseur » —, moral — « très gentil » ou « très méchant » —, intellectuel — « poète » ou « imbécile » —, et enfin politique avec deux figures étonnamment mises sur le même plan : Marx et Savonarole.
46Il est rare que le nom de Marx apparaisse en toutes lettres dans les poèmes des membres du groupe. Dans le sixième vers du poème, l’adhésion politique est présentée sur le plan de la croyance : on se demande si « Orovio […] croit en » Marx ou Savonarole. Cette présentation de l’adhésion politique sous l’angle de la foi et non pas de la conviction la teinte d’irrationalité. L’engagement ne relève pas ici de l’esprit froid prôné par Guevara. Par ailleurs, l’emploi d’un verbe de croyance prolonge la mise en scène du doute du début du poème, doute dont la chronicité est soulignée par la locution adverbiale de temps « tous les jours » suivie d’un tiret et occupant, à elle seule, le deuxième vers. Enfin, l’emploi du verbe « croire » divinise implicitement les deux figures mentionnées. Pour le cas de Jérôme Savonarole, dont on a pu croire en la dimension prophétique à la fin du xve siècle à Florence, cet emploi pourrait avoir du sens. Néanmoins, il est plus problématique quand il s’agit de Marx. Tout d’abord, la pensée marxiste est une pensée théorique qui en appelle à la raison et à la destruction de tout fétichisme matériel ou de pensée. Écrire « croire en Marx », était-ce lui faire un pied de nez ? Mais ce n’est peut-être pas Marx qui est ciblé. Cet emploi du verbe « croire » peut masquer une critique implicite : celle, faite aux dirigeants révolutionnaires, de diviniser un homme et sa pensée et d’en faire un socle indubitable, c’est-à-dire un dogme. Cette critique implicite du régime est accentuée par la référence à Savonarole. Jérôme Savonarole avait mis en place, entre 1494 et 1498 à Florence, un régime théocratique que certains ont comparé à un régime policier : brigade des mœurs, interdiction des jeux, célèbre bûcher des vanités où l’art jugé immoral, poèmes et tableaux, était mis au feu. On raconte qu’après cet épisode, et même après la chute de Savonarole, son excommunication par le pape Alexandre VI et son exécution, Botticelli ne peignit plus jamais de nu. D’autres aspects de la personnalité et de la réception de Savonarole nuancent toutefois cette interprétation critique du poème d’Orovio. Savonarole était aussi connu pour sa rigueur morale, sa lutte contre la corruption du pouvoir politique et du clergé. À ce stade du poème, il est difficile de cerner son discours.
47L’hésitation sur le sens contamine le rapport du sujet poétique à lui-même. Au troisième puis au neuvième vers, il parle de lui à la troisième personne. Cette distance du sujet à lui-même ne coïncide pas avec la rhétorique titulaire de la confession. Le sujet est-il fou ? La « folie » est en tout cas nommée au huitième vers. L’hésitation entre deux adjectifs « cette » ou « celle-ci » (« esta » ou « aquella » dans le texte original) pour la désigner augmente l’effet d’instabilité. À la rime suivante, les « O » de Orovio poursuivent son écho jusqu’au « lector » dans le texte original du onzième vers. La folie atteint aussi le lecteur.
48Le troisième mouvement du poème se présente comme la résolution des doutes initiaux. Les vers s’y font plus courts, trisyllabiques pour les quatre derniers, laissant attendre un discours enfin simplifié et facile à assimiler. Mais le lecteur reste sur sa faim. C’est un proverbe qui lui est servi, un proverbe qui rejette la faute sur un oiseau, « le totí ». Cette expression toute faite conjuguée, de surcroît, au subjonctif envoie la responsabilité, la « faute », dans un univers proverbial et déréalisé. Ce qui cause des interrogations sur le sens du poème. Dans une « confession », la révélation d’une faute est attendue. Mais, entre le titre et cette fin de poème, aucune faute n’a été révélée. Le sujet est fou, et donc irresponsable. Le lecteur suppose qu’il y a quelque chose de fautif mais ne sait pas quoi.
49Certes, ce poème ne met pas explicitement en scène l’affrontement des deux logiques, rationnelle et affective. Mais il questionne, par le doute et par l’introduction d’activité spirituelle plus irrationnelle — comme la croyance —, la logique politique dans sa rationalité congelée, pour réemployer la terminologie du Che, c’est-à-dire dans son dogmatisme. Or, ce questionnement ne se déroule pas sur le mode d’un raisonnement objectivant. Au contraire, le sujet se représente, malgré les effets de distance, dans la sincérité d’un seul mouvement — les 17 vers du poème forment une seule et même longue phrase — de l’âme, celui de la confession. Cette dimension teinte le poème de lyrisme, mais d’un lyrisme ambigu puisque le sujet, par endroits, se décolle de lui-même, sans sortir non plus de sa propre subjectivité. Cette perte de sens liée à un lyrisme ambigu, à un rapport contradictoire aux actes de raison, se retrouve dans d’autres poèmes, notamment dans le recueil El fulano tiempo38 (Un certain temps) de Contreras.
50La critique, et en particulier la critique angliciste, a souligné les liens entre le nonsense littéraire, le jeu et le paradoxe. Dans l’anthologie Le paradoxe ambulant de Chesterton, il y a deux articles sur le nonsense. À ce sujet, voici ce que Nicolas Cremona écrit :
Dans le premier de ces articles, Chesterton fait une généalogie de la notion d’humour et aborde le nonsense à la fin de son article : pour lui, le nonsense est l’aboutissement historique des autres formes d’humour. C’est « de l’humour qui a pour l’instant renoncé à tout lien avec l’intelligence ».
« C’est de l’humour qui abandonne toute tentative de justification intellectuelle, et ne se moque pas simplement de l’incongruité de quelque hasard ou farce, comme un sous-produit de la vie réelle, mais l’extrait et l’apprécie pour le plaisir. »
« C’est la folie pour la folie »
Gaieté, plaisir et gratuité sont les maîtres mots de cette définition.
Dans « Défense du nonsense », la réflexion se poursuit et l’auteur se livre à une grande comparaison entre Edward Lear, auteur des Nonsense Poems, et son contemporain Lewis Carroll. Pour Chesterton, avant Lear, il y a eu du nonsense mais celui d’Aristophane, de Rabelais « était satirique ; c’est-à-dire symbolique : c’était un genre d’exubérante cambriole autour d’une vérité découverte. »
Avec Lear, le nonsense n’a plus cette dimension allégorique, ce rapport à l’intelligence. C’est en ce sens que Lear est supérieur à Carroll car il renonce à l’intelligence. Carroll est trop intellectuel, trop mathématicien alors que Lear introduit ses absurdités dans un monde poétique. Le nonsense est donc une fuite du monde39.
51Ces mots de Cremona font apparaître, de façon éclatée, trois dimensions qui, réorganisées et condensées, nous intéressent. La première, et la plus évidemment soulignée dans cet extrait, est le rapport complexe du nonsense à l’intelligence qui peut, de façon étonnante, être mis en lien avec la chose intellectuelle tout en ayant aucun sens. Ces deux autres dimensions sont l’humour, également nommé « farce », qui connecte ce type d’écriture avec la poésie ludique — très souvent farceuse — du groupe. Et enfin, la dernière est le plaisir qui, cette fois, ne renvoie pas au domaine intellectuel mais à un plan émotionnel ou sensitif. « Confesión » d’Orovio est la mise en mots d’un tiraillement du sujet poétique et politique entre ces différentes dimensions. Quelques années après la lettre du Che, sujet lyrique et sujet marxiste avaient encore du mal à cohabiter.
III. — Éclats de raison et éclats d’émotion : une mythologie ludique de la révolution
52Une partie des poèmes produits par les écrivains du Caimán dans les années 1960 remplit une fonction plus clairement politique : celle d’écrire les mythes, poétiques, de la révolution. Comment cette série de poèmes « de fonction » répond-elle à l’injonction du Che ?
53Au sein des 344 poèmes publiés entre 1966 et 1970 par le groupe, il n’y a pas d’ode à Fidel Castro ni de poème à la gloire du PCC. Quand les figures emblématiques de la révolution cubaine apparaissent ou quand des épisodes historiques importants sont racontés, c’est au détour d’une strophe et à travers l’expérience personnelle et affective du sujet poétique. Était-ce une manière, pour ces poètes, d’allier raison politique et affect poétique ?
L’émotion discrète de l’enfance
54En 1966, l’État révolutionnaire a 7 ans. Faire de son histoire un mythe est un tour de passe-passe chronologique. Pour créer plus de distance à ce passé trop récent, les poètes du Caimán ont mis l’histoire à l’échelle de leur vie : leur stratégie d’écriture a consisté à rapporter le début de la révolution à leur propre enfance, ce qui, biographiquement, est juste puisqu’ils avaient une dizaine d’années pendant la guerre. De nombreux poèmes évoquent cette période perçue à travers le regard d’un enfant.
55Les différences entre le premier tapuscrit de Cabeza de zanahoria (Poil de carotte) et la version finalement publiée, et primée, en 1967, montrent que Nogueras a retravaillé le recueil en donnant plus de poids au thème de l’enfance révolutionnaire. Or, la datation de certains poèmes supprimés et la chronologie du prix David auquel le recueil a été présenté permettent d’établir que la réécriture de Cabeza de zanahoriae est concomitante de la participation de l’auteur au Caimán.
56Le poème liminaire de Cabeza de zanahoria n’existe pas dans le tapuscrit. Il s’intitule « Retrato del artista adolescente » (« Portrait de l’artiste adolescent ») et met en scène une figure poétique juvénile. La section « Revolución » et le « Poema social » du tapuscrit ont disparu du recueil publié. À l’inverse, la première section « En familia » (« En famille ») a grossi. La veine politique a été gommée au profit d’une veine intime et juvénile.
57De ces éléments de remaniement de Cabeza de zanahoria, trois conclusions se dégagent : l’accent est mis sur la vie de l’enfance, le sujet poétique est pris dans sa singularité, son historicité propre et son intimité, non pas comme un sujet désindividualisé et archétypal de la révolution, et, enfin, en conséquence, l’approche par les catégories politiques ou littéraro-politiques — ce qu’est le poème social — est gommée. La réécriture du recueil révèle un effort pour accéder au fait politique par l’expérience subjective du sujet poétique. Effort partagé par d’autres poèmes du corpus qui donnent à percevoir les luttes révolutionnaires depuis l’expérience empêtrée d’affects de l’enfant.
58« Poema », que j’ai déjà analysé40, est aussi absent du tapuscrit. Ce titre générique l’élève au rang de poétique et attire l’attention. Il a probablement été ajouté entre le début de l’année 1967 et mai ou juin de la même année. À ce moment-là, le groupe était déjà installé. « Poema » est un sonnet tronqué : il comporte deux quatrains et un seul tercet. Il est écrit à la première personne avec les mots simples d’un je enfantin. Les deux premiers quatrains racontent le réveil brutal et inquiétant d’un enfant puis son retour à un sommeil gonflé de rêves. Enfin, le tercet final évoque le débarquement du bateau Granma à Cuba et, par métonymie, celui de Fidel Castro qui y naviguait. Cette irruption politique interrompt le cours du poème et ampute le sonnet de son dernier tercet. Le statut particulier du tercet final, la disparition du je poétique à son entrée, et l’atmosphère brumeuse contribuent à mythifier ce débarquement du Granma. Par ailleurs, le dieu mentionné plus haut introduit un élément de transcendance associé à l’événement final, d’autant plus que ce sont les deux seuls recours à l’imparfait, temps du récit par excellence, dans le poème : Fidel Castro apparaît, en filigrane, comme un sauveur divin dont le nom magique, contrairement à celui du dieu du rêve, ne peut même pas être prononcé.
59De façon paradoxale, la charge affective n’est liée à aucun marqueur émotionnel : ni verbe de sentiment ni référence explicite à une émotion. La vie affective paraît soigneusement gommée du discours poétique. Mais d’où vient alors la charge émotionnelle du poème ? De l’identité même du sujet lyrique, c’est-à-dire un enfant. En effet, l’empathie presque mécanique que suscite une figure enfantine fait trembler le lecteur dans ce réveil brutal puis s’attendrir face à la naïveté de ces rêves. Ainsi, pétri émotionnellement par sa propre identification affective pendant deux quatrains, le lecteur accueille avec un soulagement et une joie empathiques le débarquement de Castro.
60« Poema » de Nogueras relève-t-il le défi de créer un lyrisme marxiste ? Dans Logique des genres littéraires, Käte Hamburger définit le genre lyrique comme un genre privilégiant « l’expérience de l’objet » et non pas « l’objet de l’expérience »41 derrière lequel s’effacerait le sujet. Comment concilier une approche affective, engageant le sujet dans son rapport à l’expérience, et l’objet froid de cette expérience, analysés en termes marxistes ? Comment construire un véritable sujet poétique marxiste ? « Poema », grâce au recours à l’enfance et à la charge affective implicite associée au sujet enfantin, réussit à décrire « l’objet de l’expérience », histoire dont le « h » prend, peu à peu, une majuscule, tout en suscitant une adhésion empathique — et non pas intellectuelle — chez le lecteur.
61Un autre épisode important de la res gestae révolutionnaire est celui de l’invasion de la baie des Cochons, deux ans après le triomphe de la révolution. Le 17 avril 1961, 1 400 Cubains exilés aux États-Unis débarquaient sur la côte sud de l’île tandis que l’aviation américaine bombardait les bases militaires cubaines. Mais l’attaque fut un fiasco, et Cuba a mis dehors l’envahisseur. La victoire de la petite Cuba face au géant américain, son voisin, donne une dimension tout à fait extraordinaire à ce combat digne de celui, biblique, de David et Goliath. Le poème « Crónica, 1961 » (« Chronique, 1961 ») de Casaus est un récit presque merveilleux. Mais c’est un travail poétique, toujours discret, sur l’émotion qui fait accéder ce pan de l’histoire révolutionnaire au rang de mythe. Ce poème de Casaus fait partie d’un recueil intitulé De una isla a otra isla (D’une île à une autre île), partiellement publié par la Casa de las Américas, dans l’anthologie Seis poetas42 (Six poètes) en 1970, quelque temps avant le procès du trio de tête du groupe qui a obligé Casaus à comparaître. Le poème comporte 35 vers dont la longueur déborde en général sur deux lignes, ce qui crée une impression visuelle de chaos, chaos dont le discours poétique se fait écho dès le premier vers. Je reproduis ici la disposition des vers sur la page.
Chronique, 1961
Le pire était de s’orienter dans cette mer de chemises bleues
[*] et ses semblables
Écartant des bras les camarades qui étaient aussi là-bas
[*] là-bas depuis l’aube
appelés sans crier gare en leur disant que la
[*] désorganisation du pays
mais heureux d’être sur le point de trouver leur poste
dans n’importe quel peloton d’infanterie [*] d’alimenter infatigable
[*] un mortier
de couper le ciel avec la viseuse efficace des
[*] mitraillettes
C’est de là que nous sommes partis
et nous étions l’armée la plus dissemblable du monde uniformes
[*] différents
chemises déteintes bérets chapeaux
casquettes d’une
[*] gamme appréciable de couleurs
nous avons partagé cette pauvre grande armée de débraillés
[*] heureux
d’enfants qui entrions à la fois dans la vie et dans
[*] l’histoire
du pays et nous chantions les meilleures hymnes les pires
[*] chansons
en nous reposant pour effrayer l’ennemi qui par hasard
[*] nous verrait
pour percer les tympans de tant d’indifférents
que nous pensions découvrir à l’arrêt du bus
Nous chantions
jusqu’à notre retour à l’école inférieure
d’infanterie à laquelle on assistait
Et c’était bien pour notre soif d’aventures
[*] de l’époque :
mortiers [*] pleins de graisse [*] mitraillettes
[*] neuves
pistolets qu’on annonçait pour la joie de la plupart
[*] des miliciens
Ni héros homériques ni dieux olympiques
nous n’étions non plus quand on a fichu l’ennemi
en dehors du pays [*] quand
on a avancé sur une route pour front mordant
la poussière de la victoire
tirant des coups de canon complètement fous et blessant
[*] tuant et mourant
au long et au large d’un marécage [*] paradis du diable
où ils ont voulu imposer à nouveau au pays la
[*] vieille histoire qu’on connaît tant
Là-bas on était et était
combattants valeureux [*] morts pleins d’une immense
[*] admiration
prisonniers de quelques heures [*] pilotes dans la mince
[*] paix qui restait à notre portée
chargés des mortiers armés de poudre ou seulement les
[*] mêmes que nous étions avant
sauf que maintenant [*] sauf qu’alors
mis face à cette espèce d’animal que les gens
[*] appellent l’histoire
à ses impératifs ses merdes ses atrocités ses
[*] attaques mercenaires
chargeant d’artillerie les hommes [*] du pays [*] récoltant
toute la furie qui par les siècles et les ans a fait
[*] de mes compatriotes
ces gens irrités qui m’accompagnaient
[*] le souffle
et la mort et le bruit final de la victoire43
62Le poème débute sous l’angle de la désorientation d’un sujet poétique, perdu dans la masse de l’armée « la plus dissemblable du monde ». Cette hétérogénéité de l’institution militaire affirme, en creux, la consistance du sujet, ou plutôt des différents sujets qui la composent et contredit l’effet de lissage attendu du dressage militaire. Le corps du poème lui-même est indocile : la ponctuation a disparu, des blancs viennent écarteler les mots, et la syntaxe se déstructure pour faire apparaître pêle-mêle « chemises déteintes bérets chapeaux / casquettes d’une / gamme appréciable de couleurs ».
63En insistant sur le chaos et sur l’hétérogénéité du panorama poétique, le poète ne souligne pas seulement la subjectivité des individus qui le composent mais aussi le caractère imprévisible rationnellement — et par là même extraordinaire — de la victoire cubaine. Par ailleurs, le lecteur ressent de la sympathie pour « cette pauvre grande armée de débraillés / heureux / d’enfants » qui entrent en même temps « dans la vie et dans l’histoire ». La jeunesse des sujets lyriques suscite la bienveillance. Si chez Nogueras, l’écriture du souvenir d’enfance tirait déjà sur l’espace-temps, dans « Crónica, 1961 », Casaus va jusqu’à déstructurer le tissu grammatical si bien que les repères chronologiques disparaissent. En dépit de son adhésion aux valeurs de la révolution et de la situation précise de l’année mentionnée dans le titre, le sujet qui s’exprime possède les contours flous et anhistoriques du mythe. Mais, au moment même où cet épisode accède au rang de mythe, ce statut lui est nié : « Ni héros homériques ni dieux olympiques » arrive comme un slogan. Cette ambiguïté se retrouve dans le titre : le poème est à la fois un « poème-chronique44 », qui se revendique par là d’un prosaïsme en vogue dans les années 1960 et 1970 en Amérique latine, et l’écriture mythifiée d’un épisode guerrier.
64Ce poème est un exemple intéressant de combinaison de sujet marxiste situé historiquement et politiquement et de sujet lyrique aux contours imprécis et traversé d’émotions chaotiques. Un deuxième type d’écriture des mythes de la révolution repose, chez les poètes du Caimán, sur une subjectivisation de la pensée marxiste.
Le sujet douteux de la raison : le lyrisme marxiste, un lyrisme du soupçon
65Le deuxième type de mythification que l’on trouve chez ces poètes ne concerne pas en effet directement l’histoire glorieuse de la révolution cubaine mais les valeurs qu’elle défend. Par exemple, un poème comme « Lección de dialéctica » (« Leçon de dialectique ») de Nogueras reprend une terminologie marxiste. Toutefois, nulle question de lutte des classes ni de dictature du prolétariat. On ne nous parle que d’amour.
Leçon de dialectique
Un homme et une femme
oublient tout à coup la chemise
où ils gardent
leurs rêves, les photos où ils sont ensemble,
leurs oreillers pour s’allonger n’importe où,
leur argent, leurs victoires,
et ils ne reviennent pas la chercher.
Ensuite un autre homme et une autre femme, presque inconnus,
trouvent sur le siège d’un bus,
au ciné, dans la nuit,
dans les lieux les plus invraisemblables
la chemise,
et ils recommencent à partager
leurs rêves, les photos (qui ont maintenant changé de visages),
les mouchoirs, les oreillers.
Jusqu’à ce qu’un jour ils l’oublient eux aussi
à la sortie d’un cinéma, au bord de la mer, dans un parc.
Et ainsi45.
66Ce tournez manège matérialiste propose un récit explicatif rationnel pour un événement en général perçu comme irrationnel et extraordinaire : l’amour. Seules les conditions matérielles — réduites à des trouvailles hasardeuses d’objets — façonnent l’union puis la désunion des couples sans que jamais aucun affect ni trace de subjectivité n’affleure. Les personnages poétiques eux-mêmes sont réduits à des coquilles vides, dépersonnalisées et schématiques : « un homme », « une femme », « un autre homme », « une autre femme ». La vie affective devient le pur produit de circonstances matérielles.
67L’affect est-il pour autant évacué du poème ? S’il n’y a pas là non plus de marqueur affectif, le texte provoque bien un sourire chez le lecteur. Loin de recevoir comme une explication purement rationnelle cette « leçon de dialectique », la légèreté avec laquelle le sujet poétique manie à la fois la pensée marxiste et le topos poétique de l’amour est amusante. La situation est incongrue. Comment deux inconnus peuvent-ils former un couple sur la trouvaille hasardeuse de souvenirs étrangers ? Ce récit qui se veut « leçon » ne suit pas une logique réaliste. Le titre initial du tapuscrit a été modifié : la simple « dialectique » est devenue « leçon de dialectique ». Mais la pensée marxiste ne saurait se satisfaire de ces hasards invraisemblables présentés comme des faits extraordinaires.
68Il est possible de renverser l’interprétation du poème. Et si, plutôt que de subjectiver par l’expérience amoureuse la pensée marxiste, l’écriture de Nogueras, au contraire, vidait la dialectique de sa logique rationnelle ? En réduisant ici la pensée dialectique à un récit amoureux fondé sur des trouvailles hasardeuses, l’écriture de Nogueras porte atteinte, avec la légèreté du badinage, à l’édifice théorique du marxisme. Ce « Et ainsi » final projette le poème dans une double destruction : celle du romantisme de la logique purement affective, celle du rationalisme de la pensée marxiste. Mais que reste-t-il alors ? Il ne reste plus qu’un soupçon, terme à comprendre dans son double sens quantitatif et accusateur. Ce poème provoque, chez son lecteur, un soupçon amusé quant à l’honnêteté du sujet lyrique. Autrement dit, cette fissure à la fois de la logique affective et de la logique rationnelle construit un rapport de méfiance entre le lecteur et le sujet du poème. Cette méfiance comporte une double dimension : une dimension politique — le lecteur doute de la prise au sérieux, par le sujet poétique, des préceptes marxistes — et une dimension morale où le lecteur interroge la sincérité émotionnelle d’un sujet qui ne croit plus en l’amour.
69Mais ce soupçon n’est pas grave. Le sujet n’est pas au bord du gouffre de la raison ou de l’angoisse. Personne n’est sérieusement accusé. Par ailleurs, le regard surplombant du je poétique, qui saisit une logique que ne saisissent pas ses personnages, crée une complicité entre lui et le lecteur. C’est ce soupçon amusé, à la porte de l’affect et de la raison, que je nomme soupçon ludique. Sauf qu’à Cuba en 1967, un pacte de lecture jamais tout à fait franc pouvait être dangereux.
Notes de bas de page
1 « Esa es una de las grandes tragedias de las revoluciones: hay que reprimir al hombre para salvar al hombre » (Lisandro Otero, cité par Duanel Díaz Infante, La revolución congelada, Madrid, Verbum, 2008, p. 17).
2 Ernesto Guevara, Le socialisme et l’homme à Cuba, Paris, Maspero, 1966, p. 32. Id., El socialismo y el hombre en Cuba, dans Juan José Soto Valdespino (éd.), Ernesto Che Guevara. Escritos y discursos, La Havane, Ediciones políticas, 1977, t. VIII, p. 266 : « No hay artistas de gran autoridad que, a su vez, tengan gran autoridad revolucionaria. Los hombres del Partido deben tomar esa tarea entre las manos ».
3 Note de l’édition française (anonyme, il s’agit probablement de l’éditeur en personne) ; Id., Le socialisme et l’homme à Cuba, p. 7.
4 « Introduction » (non signée), dans Id., L’homme et le socialisme à Cuba, Paris, Cujas, 1966, p. 3.
5 Id., Le socialisme et l’homme à Cuba, p. 17. Id., El socialismo y el hombre en Cuba, p. 259 : « Abolicion del individuo en aras del Estado ».
6 Id., Le socialisme et l’homme à Cuba, p. 20. Id., El socialismo y el hombre en Cuba, p. 261 : « Fidel y la masa comienzan a vibrar en un diálogo de intensidad creciente hasta alcanzar el clímax en un final abrupto, coronado por nuestro grito de lucha y victoria ».
7 Id., Le socialisme et l’homme à Cuba, p. 22. Id., El socialismo y el hombre en Cuba, p. 257 : « producto inacabado ».
8 Id., Le socialisme et l’homme à Cuba, p. 33 (le traducteur a préféré « formes figées »). Id., El socialismo y el hombre en Cuba, p. 266 : « formas congeladas ».
9 Id., Le socialisme et l’homme à Cuba, p. 36. Id., El socialismo y el hombre en Cuba, p. 269 : « el hombre está dirigido por un frío ordenamiento […] la ley del valor. Ella actúa en todos los aspectos de la vida, va modelando su camino y su destino. Quizás sea uno de los grandes dramas del dirigente; éste debe unir a un espíritu apasionado una mente fría y tomar decisiones dolorosas son que se contraiga un músculo. »
10 Id., Le socialisme et l’homme à Cuba, p. 29. Id., El socialismo y el hombre en Cuba, p. 264 : « una nueva fase no prevista por él ».
11 Id., Le socialisme et l’homme à Cuba, p. 23. Id., El socialismo y el hombre en Cuba, p. 259 : « la quimera de realizar el socialismo con la ayuda de las armas melladas que nos legara el capitalismo ».
12 Id., Le socialisme et l’homme à Cuba, p. 39. Id., El socialismo y el hombre en Cuba, p. 272 : « Haremos el hombre del siglo xxi: nosotros mismos. Nos forjaremos en la acción cotidiana, creando un hombre nuevo con una nueva técnica. »
13 Je préfère ici ma traduction littérale pour l’analyse de ces termes : « No pueden descender con su pequeña dosis de cariño cotidiano hacia los lugares donde el hombre común lo ejercita » (Ibid., pp. 269-270).
14 Voir l’introduction de notre ouvrage.
15 Virgilio López Lemus, El siglo entero. El discurso poético de la nación cubana en el siglo xx, 1898-2000, Santiago de Cuba, Oriente, 2008, p. 226.
16 Ernesto Guevara, Le socialisme et l’homme à Cuba, pp. 34-35. Id., El socialismo y el hombre en Cuba, pp. 267-268 : « Resumiendo, la culpabilidad de muchos de nuestros intelectuales y artistas reside en su pecado original; no son auténticamente revolucionarios. Podemos intentar injertar el olmo para que dé peras, pero simultáneamente hay que sembrar perales. Las nuevas generaciones vendrán libres del pecado original. Las posibilidades de que surjan artistas excepcionales serán tanto mayores cuanto más se haya ensanchado el campo de la cultura y la posibilidad de expresión. Nuestra tarea consiste en impedir que la generación actual, dislocada por sus conflictos, se pervierta y pervierta a las nuevas. No debemos crear asalariados dóciles al pensamiento oficial ni “becarios” que vivan al amparo del presupuesto, ejerciendo una libertad entre comillas. Ya vendrán los revolucionarios que entonen el canto del hombre nuevo con la auténtica voz del pueblo. Es un proceso que requiere tiempo. »
17 « el canto nuevo, alegre y triste, esperanzado y cierto de los constructores » (Éditorial [sans titre], El caimán barbudo, 1, mars 1966, p. 2).
18 « Hablar del Che decir / que los relojes se mueren de repente / que el que no sabe amar es porque allá en el corazón / tiene muy floja la corbata / […] / que no hace falta indagar / mucho para darse cuenta / que cualquiera sabe más de 20 cosas / que cualquiera / que todo el mundo / que en cualquier parte / hacer de corazón fusiles y decir / Che / es lo mismo » (Froilán Escobar, « Cualquiera sabe más de 20 cosas », El caimán barbudo, 3, mai 1966, p. 10).
19 Alfred de Musset, « À mon ami Édouard B. », dans Id., Premières poésies (1828-1835), Paris, A. Colin, 1961, p. 156.
20 « La poesía fue el género más dinámico en este momento » (Virgilio López Lemus, Palabras del trasfondo. Estudio sobre el coloquialismo cubano, La Havane, Letras cubanas, 2008, p. 50).
21 Víctor Fowler, « Comunicación-comprensión: claridad. Olvidar los sesenta », dans Jorge Fornet (éd.), Al borde de mi fuego: poética y poesía hispanoamericana de los sesenta, La Havane, Casa de las Américas, 1998, pp. 23-35.
22 « la complejidad y [de las] dificultades del trabajo creador » (Pamela M. Smorkaloff, Literatura y edición de libros. La cultura literaria y el proceso social en Cuba, La Havane, Letras cubanas, 1987, p. 258).
23 « prosa con un mayor grado de complejidad creadora y, en consecuencia merecedoras de una tarifa superior » (ibid.).
24 « comprometido sólo con la Revolución, con su Partido, que es igual a estar comprometido con la verdad y el arte » (Éditorial [sans titre], El caimán barbudo, 1, mars 1966, p. 1).
25 Jesús Díaz, « Impresiones », El caimán barbudo, 4, juin 1966, pp. 12-13.
26 Eduardo López Morales, « El problema del realismo », El caimán barbudo, 12, mars 1967, pp. 17-19.
27 Étienne Balibar, « Las ideologías seudo-marxistas de la alienación », El caimán barbudo, 1, mars 1966, pp. 3-8.
28 Éditorial (sans titre), El caimán barbudo, « Alerta », mai 1966, p. 2.
29 Tirs d’un soldat américain de la base de Guantánamo sur un Cubain.
30 Luis R. Nogueras, « Uno se dice », El caimán barbudo, « Alerta », mai 1966, p. 13.
31 « Una historia / De joven (de muy joven) tuvo un novio / que la visitaba en su casa los domingos / y los jueves / Se trataba de un sujeto desconocido para el vecindario / gris opaco que subía las escaleras / con los dedos agrupados en el bolsillo / tarareando una canción recitando alguna cosa / un novio de troquel con su horario de médico / vulgar como cualquier otro novio de este estilo / Pero ella y su novio vivían otra vida otra manera / de vivir se veían por las tardes (en la imperdonable / ausencia de su amantísima madre) charlaban del tiempo / de los idiomas que ella conocía finalizando / bellamente tendidos sin charlar importándoles / un bledo la mamá el tiempo los idiomas / (qué cobardes se portan los relojes en tales coyunturas) » (Víctor Casaus, « Una historia », dans Id., Todos los días del mundo, La Havane, La Tertulia, 1966, p. 35).
32 « Ahora ella dice que el amor es un impulso / definido por la ciencia / un arranque animal y asegura que en el momento / de amar no somos sapiens / y aborrece y se eriza por las cosas aprendidas / Y se mantiene en sus trece / en sus catorce años que lleva diciéndose lo mismo / (descontando los días que se acuesta temprano / abrazando la almohada tomando somníferos / pensando que Darwin — el pobre — no puede resolver / todos los problemas) » (ibid.).
33 Charles Robert Darwin, The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, Londres, J. Murray, 1971.
34 Id., On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life [1859], Londres, J. Murray, 1869.
35 Nicolas Wanlin, « La poétique évolutionniste, de Darwin et Haeckel à Sully Prudhomme et René Ghil », Romantisme. Revue du xixe siècle, 154, 2011, p. 91.
36 « Confesión / Algunos se preguntan / diariamente — / si Orovio es arcaico o precursor del siglo xxi, / si es muy bueno o muy malo, / si es poeta o tonto, / si cree en Marx o en Savonarola. / Algunos, enormes juiciosos, / que remiten esta o aquella locura / de Orovio / a su nacimiento en la calle 5 / o a ser nieto de Ramón el lector, / debieran ir pensando / que quizás / la culpa / de todo / la tenga / el totí » (Helio Orovio, « Confesión », El caimán barbudo, 3, mai 1966, p. 20).
37 Ces données de tirage sont indiquées sur la troisième de couverture du recueil.
38 Félix Contreras, El fulano tiempo, La Havane, Unión, 1968.
39 Nicolas Cremona, « Le nonsense », communication dans le séminaire « L’humour : tentative de définition » animé par Bernard Gendrel et Patrick Moran à l’École normale supérieure de Paris entre 2005 et 2006, disponible en ligne.
40 Voir chap. ii de notre ouvrage.
41 Käte Hamburger, Logique des genres littéraires, Paris, Seuil, 1986, p. 208.
42 Víctor Casaus, De una isla a otra isla, dans Id., Pablo Guevara, Fayad Jamís et alii, Seis poetas, La Havane, Casa de las Américas, 1970, pp. 63-89.
43 « Crónica, 1961 / Lo peor era orientarse en aquel mar de camisas azules / y sus semejantes / braceando entre los compañeros que también estaban / allí desde el amanecer / citados sin previo aviso diciendo que la / desorganización del país / pero felices de hallarse a punto de encontrar su puesto / en algún pelotón de infantería cebar incansable / algún mortero / partir el cielo con la mirilla eficaz de las / ametralladoras / De allí partimos / y éramos el ejército más disímil del mundo uniformes / diferentes / camisas desteñidas boinas sombreros / gorras de una / gama apreciable de colores / partimos aquel pobre grande ejército de descamisados / felices / de niños que entrábamos a la vez en la vida y en / la historia / del país y cantábamos los mejores himnos las peores / canciones / de relajo para asustar al enemigo que por casualidad / nos viera / para herir los tímpanos de tanto indiferente / que creíamos descubrir en la parada del ómnibus / Cantábamos / hasta el mismo regreso de la escuela menor de / infantería que pasamos / Aquello estaba bien para nuestra sed de aventuras / de la época: / morteros hastiados de grasa metralladoras / nuevas / pistolas que se anunciaban para la felicidad mayor / del miliciano / Ni héroes homéricos ni dioses olímpicos / fuimos tampoco cuando desterramos al enemigo / del país cuando / avanzamos con una carretera como frente mordiendo / el polvo de la victoria / disparando los más locos cañonazos hiriendo y / matando y muriendo / a lo largo y ancho de una ciénaga paraíso del diablo / donde quisieron imponerle nuevamente al país la / vieja historia que tanto conocíamos / Allá fuimos y fuimos / combatientes destacados muertos llenos de inmensa / admiración / prisioneros por unas cuantas horas pilotos en la poca / paz que quedaba en las alturas / morteristas bragados de polvo o simplemente lo / mismo que antes fuimos / solo que ahora solo que entonces / puestos de frente a esa especie de animal que la gente / llama historia / a sus imperativos sus mierdas sus atrocidades sus / ataques mercenarios / bragando a los hombres del país recolectando / toda la furia que a través de siglos y años hicieron / de mis compatriotas / esos airados semejantes que me acompañaban entre / el humo / y la muerte y el ruido final de la victoria » (Víctor Casaus, « Crónica, 1961 », ibid., pp. 72-74).
44 Miguel Gomes, Los géneros literarios en Hispanoamérica: teoría e historia, Pampelune, Universidad de Navarra, 1999.
45 « Lección de dialéctica / Un hombre y una mujer / dejan de pronto olvidada la cartera / donde llevan / los sueños, las fotos donde están juntos, / las almohadas para tenderse en cualquier sitio, / el dinero, las victorias, / y no regresan a buscarla. / Luego otro hombre y otra mujer, prácticamente desconocidos, / encuentran en el asiento de una guagua, / en el cine, en la noche, / en los sitios más inverosímiles / la cartera, / y vuelven de nuevo a compartir / los sueños, las fotos (que ahora han cambiado de caras), / los pañuelos, las almohadas. / Hasta que un día ellos también la dejan olvidada / a la salida de un cine, en la orilla del mar, en un parque. / Y así » (Luis R. Nogueras, « Lección de dialéctica », dans Id., Cabeza de zanahoria, La Havane, Unión, 1967, p. 46).
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