La Casa de Velázquez, lieu de formation et de diffusion de la recherche française (II)
The Casa de Velázquez: a centre for training and dissemination of french research (II)
La Casa de Velázquez: un lugar de formación y difusión de la investigación francesa (II)
p. 285-293
Résumés
D. Ozanam propose un regard sur les trois périodes (1947-1950, 1963-1969, 1979-1988) qu’il a passées à la Casa de Velázquez d’abord comme boursier, puis comme secrétaire général et enfin comme directeur. Il s’attache à montrer l’état des relations entre les milieux scientifiques espagnols et français, leur évolution et le rôle de catalyseur que la Casa est amenée à jouer tant par ses missions propres (organisation de colloques, de recherches collectives, publications...) que par les travaux des membres qu’elle accueille
Didier Ozanam gives an overall view of his three sojourns at the Casa de Velázquez (1947-1950, 1963-1969, 1979-1988), first as a scholar, later as general secretary and finally as director. He provides an account of the current state of relations between Spanish and French scientists, how they have developed and the catalysing role that the Casa is called upon to play in connection with its own remit (organization of conferences, collective research, publications) and with the scientific input of its members
Didier Ozanam propone una visión de conjunto de las tres estancias que pasó en la Casa de Velázquez (1947-1950, 1963-1969, 1979-1988), primero como becario, luego como secretario general y por último como director. Hace un balance del estado de las relaciones entre los científicos españoles y los franceses, su evolución y el papel de catalizador que la Casa debe desempeñar tanto a nivel de sus propios cometidos (organización de coloquios, investigaciones colectivas, publicaciones) como a nivel de la aportación científica de sus miembros
Texte intégral
1C’est avec satisfaction et gratitude que j’ai accepté l’occasion que m’offrait Jean Canavaggio de revenir, une fois encore, à Madrid. Mais je dois honnêtement avouer que je ne saisissais pas très clairement le sens de l’intervention qui m’était demandée. Le concept de « réception » de l’historiographie française en Espagne me paraissait bien ambigu. Et que dire du « regard » qu’ancien directeur, j’étais invité à porter sur « la Casa de Velázquez, lieu de formation et de diffusion de la recherche française » ? Ce regard ne risquait-il pas de déboucher, malgré moi, sur une sorte de justification a posteriori des conceptions et de la politique qui avaient été les miennes ? Écueil redoutable que je souhaitais, dans la mesure du possible, éviter.
2En proie à ces doutes, je me suis décidé à prendre quelques libertés avec le cadre qui m’était proposé et à étendre mon « regard » – ou mes réflexions, si l’on préfère – aux dix-huit années que j’ai vécues à la Casa de Velázquez : trois ans comme boursier de 1947 à 1950 ; six ans comme secrétaire général de 1963 à 1969 ; neuf ans, enfin, comme directeur de 1979 à 1988. Trois époques clés, on en conviendra, puisqu’elles couvrent les lendemains de la guerre d’Espagne, l’ère du décollage économique, le post-franquisme et les débuts de la nouvelle démocratie. Trois époques au cours desquelles l’historiographie tant espagnole que française, d’une part, et la Casa de Velázquez, de l’autre, ont connu des évolutions profondes qui ont été en s’accélérant.
3Et puisque nous parlons ici histoire et Casa, il importe d’insister, d’entrée de jeu, sur la spécificité de cette maison. Au contraire de ses homologues d’Athènes, du Caire ou de Rome, elle n’est pas la chasse gardée des archéologues et des historiens. Dès 1913, ses fondateurs lui assignaient un champ plus vaste :
Notre École [proclamaient-ils], considérant que l’histoire qui se fait est aussi de l’histoire [...], s’ouvre aux observateurs de la vie sociale et économique de l’Espagne contemporaine en même temps qu’aux philologues et aux archéologues épris d’un glorieux passé.
4C’est dans cette perspective que, à côté des historiens et des hispanistes, elle accueillera à l’occasion des géographes, des économistes, des sociologues, des politologues, voire des agronomes et même, à partir de 1928, des artistes. La Casa, c’est donc l’ensemble de toutes ces composantes et, de ce fait, mon regard – et mes propos – risquent d’être affectés de strabisme ou d’ambiguïté suivant qu’il sera question de l’établissement en général ou de ses chercheurs (section scientifique) ou seulement de ses historiens.
5En novembre 1947, j’arrivais dans une Espagne encore ruinée et coupée du monde. Muni d’un faible bagage linguistique, je n’avais aucune idée de ce que j’allais y trouver et je comptais sur l’aide de la Casa de Velázquez, alors installée dans un petit hôtel particulier de la rue Serrano. Vain espoir ! En dehors d’une chambre mal chauffée, d’une nourriture médiocre et d’une bourse minable, le petit groupe d’historiens – agrégés et chartistes – que nous formions n’avait pas grand-chose à attendre de l’établissement. Le directeur scientifique de l’École, le doyen Renouard, était à Bordeaux. Le directeur de la Casa, M. Legendre, déjà septuagénaire, était un fin connaisseur du pays où il vivait depuis 1919 et il était fort bien introduit dans un certain nombre de milieux locaux, mais il ne s’intéressait guère à nous et se bornait à nous délivrer quelques lettres d’introduction. Il n’y avait à la Casa aucune bibliothèque digne de ce nom. Éloignés de nos directeurs de thèse – rarement hispanisants du reste –, notre formation s’est faite « sur le tas ». À l’intérieur même de la maison, d’abord : la cohabitation, les repas pris en commun ont été une source continuelle de discussions et d’échanges, commencés à table et souvent poursuivis ailleurs. Au contact les uns des autres, nous avons beaucoup appris, dans une atmosphère d’amitié qui n’était pas limitée à nos camarades historiens. Nous nous efforcions de nous informer et de nouer des contacts dont finalement tous profitaient : par Henri Lapeyre nous connûmes Ramón Carande, par Jean Gautier le P. Pérez de Urbel et Luis Vázquez de Parga, par Pierre Chaunu et Marie Helmer, des américanistes. Pour ma part, je contribuais à cette mise en commun par les bonnes relations que j’avais établies avec le milieu des archives et des bibliothèques. C’est ainsi que nous, les membres des années 1950 et nos successeurs immédiats tels Yves Bottineau, Guy Beaujouan ou Bartolomé Bennassar, sommes devenus hispanisants.
6Au terme de ce premier séjour en Espagne, quelle impression personnelle avais-je retirée de l’état des rapports entre historiographie française et historiographie espagnole ?
7Du côté espagnol, j’étais frappé de la relative ignorance où se trouvaient les historiens (du moins ceux que nous fréquentions, surtout à Madrid) des développements de l’historiographie française, ignorance souvent attestée par les lacunes de leur bibliographie. Sur ce plan, les membres de la Casa ne pouvaient avoir qu’une action ponctuelle. Plus efficace était l’Institut français de Madrid, lorsqu’il donnait en 1949 une série de conférences sur la Méditerranée de Braudel, publiée cette même année.
8Du côté français, on était encore fort mal informé du travail qui s’effectuait en Espagne après la longue parenthèse des deux guerres, civile et mondiale (1936-1945), pour bien des raisons qui n’étaient pas toutes scientifiques. Certes, une partie des historiens espagnols de réputation internationale s’étaient exilés (Altamira, Américo Castro, Sánchez Albornoz). Cependant, d’autres étaient restés en Espagne, tels Menéndez Pidal, Gómez Moreno, Carande, Abadal, etc. Surtout, une nouvelle génération de jeunes historiens (vingt-cinq à trente-cinq ans) avait fait son apparition au sein des académies, des universités, des institutos, des sociétés savantes et surtout du CSIC, institution multiforme de récente création (1940). En dépit des contraintes et des concessions imposées par une idéologie vigilante, on devait bien constater un renouveau des études historiques, à Madrid bien entendu, mais aussi à Séville, et à Barcelone autour de J. Vicens Vives. Renouveau attesté par nombre de nouvelles publications de qualité dont les premiers échos en France sont recueillis dans le « Bulletin historique. Histoire contemporaine de l’Espagne », paru dans la Revue historique de 1951 sous la plume de Pierre Vilar et dans le compte rendu d’Yves Renouard dans le Bulletin hispanique de 1952 d’un article de J. Vicens Vives, « Dix années d’historiographie espagnole (1939-1950) » paru dans les Études suisses d’histoire générale1. Puis, à partir de 1953, se publiera à Barcelone l’Índice Histórico Español.
9En regagnant la France, j’ai veillé à ne pas perdre le contact avec l’Espagne. Cela m’a été d’autant plus facile qu’à partir de janvier 1957 j’ai eu le privilège de diriger le Centre de Recherches Historiques de l’École Pratique des Hautes Études (VIe Section), sous l’autorité de F. Braudel, avec lequel j’ai travaillé presque quotidiennement pendant quatre ans. C’est là que j’ai rencontré à plusieurs reprises Jaume Vicens Vives, Jordi Nadal, Felipe Ruiz Martín, Valentín Vázquez de Prada. C’est là que j’ai préparé l’édition de travaux de plusieurs d’entre eux et aussi de certains de leurs collègues hispanisants français, tels que Lapeyre, Chaunu ou Vilar. Ainsi plongé dans ce « bain » espagnol, je n’eus aucune hésitation à accepter en 1963 le poste nouvellement créé de secrétaire général de la Casa de Velázquez que me proposait Henri Terrasse.
10Au cours de mes treize ans d’absence (1950-1963), beaucoup de choses avaient changé outre-Pyrénées. Je passe sur la transformation économique du pays, sur sa modernisation accélérée, sur son ouverture progressive vers l’extérieur et ses conséquences, pour m’en tenir à ce qui touche la Casa de Velázquez. Là aussi, l’évolution était spectaculaire. Après la disparition en 1955 de M. Legendre et, avec lui, du régime « patrimonial » de la Casa, le nouveau directeur, Henri Terrasse, nommé en 1957, l’avait réinstallée dans l’édifice reconstruit de la Moncloa, l’avait dotée de nouveaux statuts la plaçant sous la tutelle de l’État, l’avait pourvue d’un encadrement administratif indispensable. Les membres, désormais plus nombreux, bien rémunérés, disposant d’une bonne bibliothèque et de services commodes, jouissaient enfin de conditions de travail et d’existence plus que décentes. Cela suffisait-il à faire de la Casa ce « lieu de formation et de diffusion de la recherche française » dont parle le programme de notre colloque ? À vrai dire, les ambitions de l’époque n’allaient pas si loin puisque, à en croire les rédacteurs du statut de 1961, sa mission se limitait
[...] à permettre à de jeunes érudits de haute qualification de mener des recherches scientifiques sur les pays hispaniques.
11C’est dans ce cadre que s’inscrit l’action de H. Terrasse. Il a une conscience claire du rôle de la Casa :
Si les pensionnaires doivent apporter le témoignage de ce qu’est chez les jeunes la vie scientifique de la France, ils sont là avant tout pour se nourrir des leçons de l’Espagne.
12Bon administrateur, il n’a guère de penchant pour les manifestations collectives (deux colloques en huit ans) et s’attache à prôner les vertus de la recherche individuelle : aux islamisants il donne quelques conseils, aux autres des lettres de présentation. Pour ma part, je m’efforce de les faire profiter de ma connaissance des archives et des relations que j’y ai. Les membres de la section scientifique ne semblent pas avoir trop souffert de cette situation. Bien logés, bien équipés, mieux préparés, mieux soutenus par leurs directeurs de thèse, ils fréquentent archives, bibliothèques et musées, voyagent, reçoivent, se lient avec de jeunes collègues espagnols. À la Casa même, ils constituent entre eux une communauté vivante, riche d’échanges multiples, qui s’étendent aux hôtes de passage – français, espagnols, étrangers –, notamment au début de l’été. En ce sens, on peut dire que les jeunes historiens se forment à la Casa – mais pas par la Casa. Quant à la diffusion de la recherche française en Espagne, ils peuvent certes y contribuer à titre personnel mais ils n’en sont en aucun cas les artisans. Si l’historiographie française commence à être mieux connue en Espagne, c’est grâce à l’accroissement des échanges de toute sorte : circulation des livres et revues, multiplication des colloques, séjours et visites en France et en Espagne de professeurs et d’étudiants. Il est significatif que la mémorable conférence de F. Braudel à l’aula magna de San Bernardo, le 10 novembre 1963, ait eu lieu à l’invitation de l’université de Madrid.
13Les choses commencent pourtant à bouger en 1965. Dans les derniers mois de son directorat – il sera mis à la retraite le 1er octobre –, M. Terrasse me confia le soin de mettre en route deux entreprises, qui ne verront le jour et ne se développeront qu’après son départ, au moment où j’assurerai l’intérim de la direction (1er octobre 1965 - 1er octobre 1966 ; en fait 1er janvier 1967). Il s’agissait d’abord d’assurer la publication d’une revue de la Casa, organe de diffusion des recherches de ses membres : ce sera le premier volume des Mélanges de la Casa de Velázquez. La seconde initiative visait à reprendre les fouilles romaines de Belo, autrefois concédées à Pierre Paris et abandonnées depuis 1922. Le permis fut obtenu en 1966 et, cette même année, nos archéologues purent se rendre deux fois sur le site et commencer ainsi leur formation de terrain. Je devais rester au secrétariat général jusqu’au 1er octobre 1969, mais depuis son arrivée à Madrid en janvier 1967, c’est à François Chevalier que revenait la direction de la Casa. Il l’exercera pendant plus de treize ans.
14En quittant l’Espagne pour la seconde fois, je n’entendais pas rompre avec ce que j’appellerai, un peu pompeusement ma « vocation hispanique ». Membre du Conseil scientifique de la Casa de Velázquez (1972-1978), j’y revenais souvent, soit à l’occasion de colloques, soit à la demande de F. Chevalier qui m’avait fait nommer au comité scientifique de l’équipe pluridisciplinaire de Séville, Je n’oubliais pas non plus de mener à bien quelques publications. Surtout, je m’attachais à essayer d’informer historiens espagnols et français sur les travaux d’histoire moderne conduits de part et d’autre des Pyrénées. À cet effet, un de mes deux séminaires à l’EHESS était intitulé « Histoire et civilisation de l’Espagne moderne » : des chercheurs des deux pays, les uns confirmés, les autres moins connus ou même débutants, venaient y exposer l’état de leurs recherches en cours ou récemment publiées. L’exposé était suivi d’une discussion en français et en espagnol. C’était encore, on le voit, une forme de la diffusion de la recherche, mais dans les deux sens.
15Le 30 septembre 1979 expirait le mandat de F. Chevalier. Avec le recul du temps, on saisit mieux à quel point son administration a marqué un tournant dans l’histoire de cette maison. Ce tournant, il en a eu l’initiative, car curieusement aucune des réunions du Conseil d’administration ou du Conseil scientifique de la Casa – du moins à ma connaissance – n’avait été consacrée au problème pourtant capital des missions assignées à l’établissement et de leur possible évolution. Dans ces instances statutaires on s’intéressait aux questions budgétaires, mais bien davantage encore au choix des candidats, ce qui aboutissait à renforcer plus que jamais la primauté de la recherche individuelle et tendait à considérer la Casa comme une structure d’accueil, une sorte de grand colegio mayor pour les hispanistes français : conception qu’en Italie l’École française de Rome avait déjà dépassée. La dimension nouvelle que F. Chevalier, historien lui-même, a entendu donner à la Casa et à sa vocation historienne, il l’a expliquée lui-même ici, et il ne m’appartient pas d’y revenir. Il suffit de se reporter aux débats de la table ronde tenue à Madrid le 16 mars 1978, dans le cadre des manifestations du cinquantenaire, pour mesurer le chemin parcouru et entrevoir celui qui restait à faire. À la veille de quitter ses fonctions, le directeur sortant en dressait l’inventaire :
Il faudrait développer le travail d’équipe [...], les recherches interdisciplinaires, les applications de l’informatique, l’association enfin, étroite et généralisée à tous les domaines, avec des institutions espagnoles pour de grandes recherches en commun. Ainsi s’affirmera mieux encore, sur des bases larges et solides, la coopération entre nos deux pays, indissolublement unis par la géographie, la France et l’Espagne.
16Ce programme, qui avait été le sien dès l’origine et au début duquel j’avais été associé, je n’avais eu aucune peine à en reprendre l’essentiel dans la « note d’orientation » que j’avais jointe à ma candidature.
17Lorsque j’arrivai à Madrid en octobre 1979, l’Espagne était en pleine mutation. Le post-franquisme, la transition, la movida, l’émergence progressive des autonomies, la rapide mise à jour du pays promis à une prochaine entrée dans l’Europe, le passage aux techniques de pointe, tout concourait à ouvrir des perspectives fort nouvelles. Dans le domaine scientifique, on créait des universités et des postes d’enseignants, les autonomies se dotaient d’institutions culturelles, les échanges de personnes – professeurs, chercheurs, étudiants – se multipliaient, les publications fleurissaient un peu partout et le goût de l’histoire se répandait Parallèlement, l’influence culturelle de la France déclinait : sa langue, si longtemps prépondérante, y compris comme véhicule de la production étrangère, était délaissée par les générations montantes. Au contraire de leurs aînés, volontiers attirés par la France et sensibles aux conceptions braudéliennes, les jeunes historiens de la Péninsule étaient de plus en plus nombreux à se tourner vers les écoles et les modèles anglo-saxons, voire allemands : si bien qu’à un moment où les facilités d’information et de communication étaient totales, certains d’entre eux restaient encore fermés aux travaux et aux acquis des historiens français.
18Dans un pareil contexte, la Casa se devait de repenser, dans ce domaine, son rôle et ses objectifs. Elle avait à répondre à un double défi : d’abord et en priorité, continuer à assurer dans les meilleures conditions – c’est-à-dire en étroite liaison avec leurs homologues espagnols – la formation d’historiens hispanisants hautement qualifiés ; ensuite, contribuer d’une part à faire connaître en Espagne les méthodes et les résultats de la recherche française et, d’autre part, à informer nos propres historiens de ce que leurs collègues espagnols pouvaient à leur tour leur apporter. Double démarche susceptible de déboucher, dans certains cas, sur des opérations conjointes.
19Pour affronter une pareille tâche, la Casa possédait des atouts non négligeables : un budget confortable, des locaux vastes et améliorables, une équipe de direction pleine d’allant, un personnel dévoué et compétent, de jeunes chercheurs de talent – dont des historiens – et une réserve d’anciens tout disposés à poursuivre les travaux entamés lors de leur séjour. Un tel capital matériel et humain supposait de la part de l’État un lourd investissement et comportait pour les responsables de l’établissement l’obligation d’en optimiser le fonctionnement, d’en tirer la meilleure rentabilité culturelle possible. D’où le souci d’ouvrir la Casa au maximum, à la fois en temps et en capacité d’accueil. Aux membres et pensionnaires logés sur place venaient s’ajouter, pour des séjours allant de quelques jours à plusieurs mois, des membres libres, des boursiers (une création de F. Chevalier), des chercheurs français, espagnols ou étrangers, voire des personnalités de passage. Le nombre de ces hôtes occasionnels dépassait 600 par an à la fin des années 1980. Les jeunes historiens de la maison – j’en ai eu des échos – y trouvaient leur compte. Le fait de loger sous le même toit, de se retrouver à la bibliothèque, dans les séminaires, dans les couloirs, au jardin, voire en été à la piscine – autant de lieux de sociabilité – créait les conditions d’une convivencia stimulante pour tous. Ces échanges avec des chercheurs de tous âges, venant de divers pays, se réclamant de disciplines et d’écoles différentes constituaient une source de formation privilégiée. Cette sorte de bain culturel, cet élargissement des perspectives ne pouvait que profiter aux recherches individuelles que les membres menaient sous le contrôle de leurs directeurs de thèse et avec l’aide de l’équipe de direction de la Casa. Parmi les hôtes ainsi reçus à la Casa ont figuré durant plusieurs années de jeunes historiens de province venus concourir à des oposiciones à Madrid et qui, de retour dans leurs universités, ont constitué pour nous un réseau d’amitié et de coopération d’un grand prix.
20Si enrichissant que fût ce phénomène de formation par osmose, il est bien évident que, depuis le mandat de F. Chevalier, la Casa avait à proposer une autre panoplie d’activités scientifiques. Parmi elles, les conférences tenaient peu de place. Données en fin d’après-midi, à une heure où la cité universitaire était vide de son public habituel, elles ne pouvaient concurrencer celles qui, au même moment, fleurissaient à travers tout Madrid. On préférait alors entendre les exposés que des membres de la section scientifique avaient pris l’habitude de faire sur leurs recherches, devant leurs camarades et quelques amis espagnols intéressés. On notera aussi le succès d’une autre formule essayée pendant l’année 1987-1988 : la réunion hebdomadaire à la Casa, le samedi matin, d’un séminaire de démographie historique organisé par l’Association espagnole de démographie historique, le CNRS et le laboratoire de démographie historique de l’EHESS, autour d’intervenants espagnols et français.
21Les manifestations de beaucoup les plus nombreuses ont été les tables rondes et les colloques. Sur des thèmes souvent choisis en relation avec les travaux des membres ou d’anciens membres, elles réunissaient soit à la Casa même, soit ailleurs (y compris dans les régions) des spécialistes espagnols, français et étrangers : occasion pour eux de confronter informations, méthodes et points de vue ; occasion pour les membres de se former au contact de leurs aînés et de faire leurs premières armes. Que ces colloques fussent organisés à l’initiative de la Casa ou qu’elle y fut seulement associée, nous recherchions systématiquement la participation d’autres institutions espagnoles et françaises : non seulement pour des motifs financiers, mais pour lancer une dynamique de coopération scientifique. Ainsi plusieurs universités espagnoles, le CSIC, certaines autonomies, des diputaciones, des municipalités, des fondations et, hors Péninsule, des universités françaises, le CNRS, l’EHESS, l’École de Rome ont-ils été pour la Casa des partenaires occasionnels ou attitrés. Avec certains de ces derniers, nous avons conclu entre 1985 et 1988 des accords cadres qui, le plus souvent, s’étendaient à l’ensemble des activités de la maison et qui prévoyaient, outre des échanges de services et des coéditions, une concertation destinée à organiser en commun soit des actions ponctuelles soit de véritables programmes.
22On rejoignait par là les conceptions chères à François Chevalier, conceptions que prônait également depuis les années 1980 la direction de la Recherche du ministère de l’Éducation nationale. Mais leur mise en œuvre s’avérait singulièrement malaisée dans une maison où les Conseils avaient toujours privilégié la recherche individuelle et où le petit nombre de postes face à la variété des disciplines ne permettait guère d’assurer le suivi d’opérations de quelque durée. Il est vrai qu’on pouvait imaginer des solutions en recourant à la réserve que constituaient les anciens de la Casa.
23Faute d’une participation des historiens, je dois passer sur la seule expérience significative réalisée dans ce domaine, celle de l’équipe plurisdisciplinaire franco-espagnole de la Casa de Velázquez en Andalousie (en abrégé : l’« équipe de Séville »). Seule à avoir bénéficié d’un recrutement sur programme, étroitement associée à plusieurs entités tant françaises qu’espagnoles (en particulier la Junta de Andalucía), elle a accompli un fécond travail collectif entre 1978 et 1989.
24Du côté de l’histoire, en revanche, le bilan est assez maigre. Seuls les archéologues peuvent se prévaloir de quelques essais de travail collectif. L’équipe d’archéologie classique a établi une programmation des fouilles du site de Belo et de leur publication : mais les Espagnols en sont presque absents. Les archéologues médiévaux et islamiques, coordonnés par un directeur d’études, ont réussi à constituer des équipes où figuraient des collègues espagnols et marocains et à monter des programmes de recherche intégrant les travaux individuels des membres concernés. Ces opérations, fonctionnant sur une même problématique et utilisant une même méthodologie, ont obtenu en 1985 le soutien du CNRS sous forme d’une unité associée (UA) (« Islam d’Occident : habitat, peuplement et culture matérielle »). Pour ce qui regarde l’histoire au sens propre, le constat est éloquent : pas de recherches en équipe, pas de recherches franco-espagnoles. Était-ce vraiment là un objectif inaccessible ? Pour ma part, je ne le pense pas, et j’en veux pour preuve la vitalité d’une entreprise née en 1978, en partie extérieure à la Casa de Velázquez mais qui a bénéficié à l’occasion de son soutien et a été constamment dirigée et animée par plusieurs de ses anciens membres. Il s’agit de l’enquête prosopographique sur la haute administration espagnole au XVIIIe siècle, qui groupe des chercheurs français de l’EHESS et du CNRS, presque tous issus de la Casa, et des chercheurs espagnols appartenant aux universités centrales de Madrid (Complutense) et de Barcelone et aux universités de Grenade et d’Almería. Ce programme est aujourd’hui piloté par la Maison des Pays ibériques ; il a donné lieu à la constitution d’une base de données contenant les renseignements relatifs aux carrières et aux familles de plus de 15.000 hauts fonctionnaires. Deux volumes de résultats ont déjà été publiés par les soins de la Casa2.
25Par ce détour, j’en arrive précisément aux publications de l’établissement, qui ont connu une croissance spectaculaire. Premiers apparus, les Mélanges en sont arrivés en 1989 à leur vingt-cinquième volume : des volumes qui ont grossi et se sont ouverts à des collaborations extérieures, espagnoles en particulier. De nombreux ouvrages ont paru et pris place dans des séries spécialisées : résultats de fouilles archéologiques, travaux de colloques, études diverses et aussi thèses soutenues par les membres. Cette production s’est augmentée de livres publiés en coédition avec des partenaires, surtout espagnols (accords de coopération). Il est à peine besoin de souligner le rôle de ce secteur dans les activités de formation, de diffusion et de coopération de la Casa : les jeunes historiens s’essayent à mettre en forme et à présenter leurs recherches ; les chercheurs espagnols et français ont l’occasion de faire connaître les leurs à leurs collègues et à la communauté scientifique.
26Je m’étais proposé dans cette causerie d’examiner comment, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la Casa de Velázquez avait pu contribuer à servir la cause des historiens espagnols et français et, en fin de compte, celle de l’histoire tout court. J’ai le sentiment d’avoir été à la fois trop long et incomplet : je n’ai parlé ni de la bibliothèque, ni des campagnes de prospection aérienne, ni des débuts difficiles de l’informatisation. Peut-être ai-je laissé trop de place à mes idées personnelles. Je me suis cependant interdit d’étendre mon « regard » à la période postérieure à mon départ de Madrid. Une telle démarche eût été à la fois inconvenante et entachée d’anachronisme, péché majeur pour un historien. Inconvenante, car chaque directeur a le droit – et même le devoir – d’avoir une politique et des conceptions qui lui soient propres. Anachronique, parce que la conjoncture évolue, souvent même très vite, et que les situations, les problèmes, les solutions sont rarement transposables : ainsi la réforme du régime des thèses de doctorat françaises a-t-elle eu sur les conditions de recrutement, de séjour et de travail des jeunes historiens à la Casa un impact dont on n’a peut-être pas encore mesuré toute la portée.
27La Casa de Velázquez, lieu de formation et de diffusion de la recherche française ? Lieu de diffusion certes, et aussi instance de coopération, mais sans monopole en ces domaines, même si elle y joue un rôle de catalyseur et d’intermédiaire sans doute irremplaçable. Lieu de formation à coup sûr, si on pense que dans les disciplines historiques, sa vocation spécifique est de former des historiens hispanisants, c’est-à-dire non pas de quelconques docteurs en histoire parmi tant d’autres, mais des chercheurs qui soient un jour des spécialistes authentiques et reconnus du monde hispanique. Cela exige du travail, une ouverture aux échanges, une certaine capacité d’immersion culturelle et surtout du temps, ce temps dont nous autres historiens connaissons tout le prix puisqu’il forme la trame de nos travaux et de nos jours.
Notes de bas de page
1 Vol. 9 (1951), pp. 228-245.
2 Didier Ozanam et Fabrice Abbad, Les intendants espagnols du XVIIIe stick, Madrid, Collection de la Casa de Velázquez (36), 1992 ; Didier Ozanam, Les diplomates espagnols du XVIIIe siècle, Madrid-Bordeaux, Collection de la Casa de Velázquez (64) - Collection de la Maison des Pays ibériques (72), 1998.
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La historiografía francesa del siglo xx y su acogida en España
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