Conclusion
p. 509-518
Texte intégral
1L’analyse du fonctionnement de la politique étrangère menée par l’Espagne à l’égard de la France embrasse la « grande politique » et les structures « profondes » des sociétés aussi bien que les formes les plus marginales de la conduite des affaires. Les courants de pensée, les flux économiques, les successions de conflits et de querelles intervenant dans différents domaines contribuent à la construction des relations internationales, tout comme, à leur niveau, les «poussières d’actes de vies individuelles » (F. Braudel) des espions déclassés.
2Une certaine vision du monde européen souligne l’importance, jusqu’à présent négligée, de la péninsule italienne dans la confrontation franco-espagnole. L’hypothèse d’une Italie isolée des grands courants de l’histoire se révèle erronée : d’une part, les découvertes extra-européennes ne l’excluent pas du jeu économique, au moins en ce qui concerne les rapports avec la Monarchie Catholique. Il faudra attendre 1627, avec la banqueroute génoise et l’implantation d’un consul français dans cette citadelle hispanophile, pour émettre l’hypothèse d’un déclin italien dans les relations internationales. Il est certain que l’avènement de Victor-Amédée de Savoie (1630), successeur de Charles-Emmanuel, et la régence de Christine de France (à partir de 1637) atténuent les oppositions entre puissances. Cependant, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, cette péninsule demeure l’un des principaux points de fixation de la politique étrangère espagnole. À moins que l’on ne considère l’effacement des puissances méditerranéennes dans leur ensemble, ces domaines constituent un enjeu essentiel de l’histoire de la diplomatie. Le traité de Vervins ne règle donc pas la dispute franco-espagnole, puisque Henri IV conserve avec Saluces un point d’appui dans le nord de l’Italie. Trois ans plus tard, le traité de Lyon consacre l’assouplissement de la position de la France, qui accepte d’abandonner cette place militaire. Si les Bourbons reconnaissent les droits de l’Espagne sur ses possessions d’Italie, ils restent bien décidés à jouer un rôle de premier plan dans cette péninsule, se posant en recours pour les opposants à la pax hispanica.
3Ce rôle fondamental joué par l’Italie dans la politique de Madrid prend aussi sa source dans les personnalités et les fonctions de certains dirigeants espagnols, ceux que nous avons appelés les « proconsuls ». En raison de leur stature et de l’importance des clientèles qui leur sont dévouées en Espagne, ces personnages échappent au contrôle du Conseil d’État et du valido. En même temps, les « Italiens » possèdent le grand avantage de ne dépendre d’aucune règle établie en matière diplomatique. Et de fait, ils ne connaissent aucune limite au recours aux manœuvres ou à l’emploi des fonds secrets et disposent des ressources des vice-royautés ou du gouvernement de Milan. Selon eux, le rayonnement de la Monarchie Catholique, à l’instar des voies de communications des tercios avec les territoires d’Europe centrale et du Nord, doit passer par les territoires cisalpins ; Olivares, qui partage ce jugement, engage donc l’Espagne sur le terrain militaire italien. Dans cette zone, l’atténuation – toute relative – des tensions ne se fait pas sentir avant la fin de la guerre de Mantoue. Le déplacement vers l’Allemagne du domaine des affrontements s’effectue à partir des premières incursions françaises en Lorraine, accompagnées de l’apparition de véritables menaces sur le Saint-Empire, menaces incarnées par la connivence qui lie Richelieu et les Suédois. Cependant, en tant que point de passage obligé des troupes, l’Italie constitue toujours une artère vitale. La présence dans cette région d’un fort contingent d’agents secrets et d’espions de diverses origines, aux mobiles confus, s’inscrit dans ce contexte.
4La correspondance des ambassadeurs à Venise et Turin et celle du gouverneur de Milan confirment ces tendances. L’activité de renseignement dirigée contre le royaume français y tient une place essentielle, du moins jusqu’au milieu des années 1620. Par la suite, on constate une diminution des sources d’informations, mais non de l’intérêt, d’autant que les diplomates paraissent démunis de moyens. L’exemple de la situation de l’ambassadeur espagnol auprès de la Sérénissime le confirme depuis la « conspiration » de Venise (1618).
5À l’autre extrémité du « chemin de ronde » espagnol, sur la frontière septentrionale du royaume de France, on pouvait s’attendre à une vive animation. En effet, les Flandres, où les anciens ligueurs et les sujets français mécontents de leur souverain sont nombreux à s’être réfugiés, s’ouvrent sur les territoires français. Aucun obstacle géographique ou linguistique ne vient entraver les communications, et les frontières sont faciles à traverser. Pourtant, dans ces régions, les deux monarchies délaissent les intrigues et ne tentent que très rarement d’infiltrer des agents dans les possessions adverses. Y a-t-il une acceptation d’un statu quo entre les diverses autorités ? Le traité de Vervins instaure des limites fixes et stables entre les deux puissances, qui par la suite s’abstiendront de les contester. Cette acceptation est-elle consécutive à la délicate position géopolitique des Pays-Bas espagnols, toujours en alerte, situés comme ils le sont à la frontière mouvante avec les États-Généraux rebelles ? Les personnalités des Archiducs et celle de Spinola expliquent-elles ces silences ? Il est attesté que les responsables espagnols en poste en Flandres ont déployé une intense activité secrète contre les Provinces-Unies1. Le calme qui règne sur cette frontière franco-espagnole correspond donc à une orientation délibérée de la politique étrangère espagnole. Les seuls éléments actifs dans ce domaine demeurent les princes français en exil – Condé, puis Gaston d’Orléans et Marie de Médicis – ainsi que l’entourage qui les a suivis en Flandres. Par ailleurs, les rapports et informations sur les Provinces-Unies passent fréquemment par l’ambassade espagnole à Paris ; de nombreux Portugais, certainement d’origine marrane, en constituent les vecteurs.
6Parmi les sujets qui préoccupent Madrid par rapport aux affaires françaises, il faut relever une absence de taille : celle du Saint-Empire. En effet, ni les diplomates en poste à Paris ni le Conseil d’État, au cours de ses discussions et dans ses consultas, ne s’intéressent aux orientations françaises en Allemagne. Dans ce domaine, l’activité des agents espagnols se réduit essentiellement à des relations consacrées aux différentes visites de princes allemands à la cour du Roi Très-Chrétien ou à des ambassades françaises auprès des princes du Saint-Empire. De plus, espions et informateurs n’interviennent pas à propos de ces régions. Cette exclusion provient-elle de l’autonomie dont disposerait l’ambassadeur espagnol auprès de l’Empereur ? Des contacts transversaux existeraient-ils ? Des zones d’ombre persistent, puisqu’à partir de 1618 ce secteur devient un élément clé dans la stratégie de reputación du roi d’Espagne.
7L’origine des principaux espions de la Monarchie Catholique illustre cette prédominance du monde méditerranéen dans la politique menée par l’Espagne à l’égard de la France. En fait, les deux couronnes partagent certains rythmes. Une concordance chronologique apparaît pour de nombreux éléments, tels que le développement du ministériat, le caractère des validos, les temps forts des crises politiques et même les maladies des souverains ! On assiste à des essais de restauration financière dans les deux royaumes pendant les dix premières années du siècle. L’expédition béarnaise de Louis XIII remet au pas les huguenots, alors que dans le même temps, entre 1615 et 1620, les vice-rois de Catalogne prennent d’énergiques mesures pour réduire le banditisme. Cette concordance des décisions des pouvoirs souverains se rencontre dans d’autres domaines, tels que la censure ou la volonté de contrôler leurs propres sujets2.
8Cependant, les ressources insuffisantes des cadres étatiques des deux monarchies ne leur permettent pas d’exercer efficacement des pressions générales capables d’assurer une domination du politique. Ainsi, à l’occasion des embargos décrétés en 1603 par les deux gouvernements, on ne décèle aucun changement dans le rythme des activités clandestines : celles-ci se poursuivent de part et d’autre d’une frontière pyrénéenne qui continue à fourmiller d’espions contrebandiers et d’agents doubles.
9Cette relative indifférence – sinon indépendance – du quotidien le plus matériel à l’égard du politique caractérise aussi le domaine du droit. L’étude des divers aspects juridiques présents dans le domaine des relations bilatérales démontre que les mentalités des dirigeants sont profondément imprégnées par les questions de droit. À l’intérieur de sociétés enclines à supporter aisément la transgression des lois, la violence et la présence de la mort, les diplomates et les sphères politiques se montrent sourcilleux sur le respect des règles établies. Certes, cette attention s’insère dans le contexte de relations entre souverains, et les deux autorités veulent à tout prix éviter de voir leur pouvoir et leur compétence rognés par le partenaire. Il n’en reste pas moins qu’il existe une solide culture du droit des gens. Malgré l’hispanophobie française et la francophobie espagnole, on observe chez les autorités un respect permanent de la personne des représentants. En trente-sept années, aucune personne protégée par les immunités diplomatiques ne fait l’objet d’une arrestation ou d’une agression. Quand en 1601 des frictions se produisent avec le personnel de la mission française aggravée par une atteinte à l’immunité de la demeure de l’ambassadeur3, les différents acteurs se mettent en relation et parviennent à un accord entre les deux parties. Quand en 1612 et en 1623, des membres du personnel de l’ambassade de France à Madrid sont impliqués dans des assassinats4, les relations bilatérales n’en sont pas altérées : seules des protestations auprès des autorités du lieu sont présentées. Qu’ils soient Français ou Espagnols, les dirigeants de la politique étrangère répugnent visiblement à porter atteinte aux immunités. Dans les moments de tension extrême, quand l’Espagne et la France entrent en guerre, c’est alors l’ensemble du corps diplomatique à Paris qui met le roi en garde contre de possibles entraves faites à l’ambassadeur du Roi Catholique. Cette culture juridique respectueuse des immunités constitue un des éléments qui cimentent les relations diplomatiques des puissances européennes.
10Ce consensus s’étend-il à la protection des nationaux ? Nos observations soulignent l’intérêt porté par la diplomatie à la défense des sujets qui se trouvent dans les possessions du partenaire. Toutes les instructions des ambassadeurs du Roi Catholique comportent un point relatif à ce sujet. Du côté français, à l’occasion des mariages des deux princesses, Marie de Médicis demande la libération de sujets français enchaînés sur les galères espagnoles. Lors des confiscations de biens, les représentants s’efforcent de soutenir leurs nationaux. Cette protection relève-t-elle seulement de la charité, comme dans le premier exemple ? Ne s’applique-t-elle qu’aux personnes possédant des relations, comme dans le second cas ? Ou bien s’agirait-il de l’apparition avant l’heure d’une culture des « droits de l’homme » ? Un élément se dégage de ces données : les souverains sont clairement conscients qu’il est important pour eux d’étendre le plus loin possible leur tutelle, symbole de puissance et de pouvoir. Cet usage et ce respect des émissaires et de ceux qui en dépendent remontent à une longue tradition, non des princes, mais de l’Église et du droit romain, par l’invocation du caractère sacré des mandataires et du droit d’asile accordé aux missions diplomatiques.
11On retrouve des indices du désir d’extension de la souveraineté dans les querelles de préséance et de cérémonial. Là où le geste et la démonstration se transforment en critères de valeur, les diplomates amplifient les signes de reconnaissance de leur pouvoir. L’apparition de ces conflits révèle aussi l’incapacité des deux parties à s’accorder sur une réciprocité dépassant les singularités propres à chaque pouvoir auxquels on attache un si grand prix.
12Dans un domaine proche, les affaires consulaires, la documentation disponible nous autorise à comparer l’influence des deux couronnes. Si l’Espagne dispose d’une tradition juridique ancienne dans le domaine des pratiques administratives et dans celui du droit diplomatique, ce n’est pas le cas pour les affaires concernant les représentations commerciales. D’une part, le statut des consuls étrangers dans la Péninsule est mal défini. D’autre part, la monarchie s’avère incapable d’implanter un réseau d’agents consulaires à l’étranger. Celui-ci, à en croire le Conseil d’État, est inexistant en Europe alors que les sujets du roi de France possèdent des représentants dans les principaux ports de la Monarchie hispanique. Les conseillers et les diplomates tentent vainement de remédier à cette situation, qui place le Roi Catholique dans une position d’infériorité face au pouvoir français. L’incapacité espagnole réside en grande partie dans la faiblesse des structures commerciales de la société ibérique. Elle est également due au mode de production des élites et aux restrictions imposées par le pouvoir royal pour le choix des candidats aux fonctions consulaires.
13À tous les niveaux étudiés ici, on assiste en effet, sinon à une « castillanisation » des sphères dirigeantes, du moins à leur repli sur l’Espagne : les lettres, déjà citées, de Monteleón sur le recrutement des consuls illustrent bien cette conception restrictive5. Aux yeux du gouvernement espagnol, il existe dans la monarchie des « nations vassales » et donc inférieures – comme les Milanais, les Siciliens, les Francs-Comtois ou les Flamands – et une nation supérieure, celle composée d’Espagnols, qui inclurait les Aragonais et les Castillans. La place faite aux Portugais, nous l’avons vu, n’est guère meilleure que celle des Italiens, car ils sont pour la plupart soupçonnés de judaïser.
14D’autres indices confirment le repli de cette monarchie multinationale sur son « centre » castillan. À l’exception de Tassis, premier représentant du Roi Catholique en France pour notre période, tous les autres diplomates appartiennent à la grande noblesse espagnole bien qu’ils ne soient souvent que des cadets. Cette homogénéisation influe sur les décisions des personnels politiques : ainsi, malgré son intégration à la haute aristocratie de la Péninsule, le Génois Spinola contraste avec les autres dirigeants castillans (Bedmar aussi bien qu’Olivares) par ses orientations en politique étrangère. La confirmation de ce phénomène de fermeture « nationale » nécessiterait des études plus approfondies, en particulier pour les possessions italiennes et pour les Pays-Bas espagnols. II semble que l’ensemble de la noblesse du Roi Catholique suive ce mouvement de repli sur le centre ibérique, quand le Conseil d’État ne l’ordonne pas.
15Ce chemin du repli « national » et de fermeture n’est pas une caractéristique propre à la monarchie espagnole. La montée des intolérances nationales est également perceptible dans les domaines du Roi Très-Chrétien. Nous avons formulé, en recourant à des expressions schématiques mais commodes, l’hypothèse d’une « noblesse à tendance internationaliste » et d’une « bourgeoisie à tendance nationaliste » (excluant de ce groupe les négociants, que nous n’avons que très peu rencontrés dans les domaines politiques de l’action diplomatique). Les débats sur les accès des sujets aux ambassadeurs étrangers en fournissent une illustration.
16On observe la même tendance chez les autorités des républiques vénitienne et génoise. À ce renforcement de la souveraineté nationale correspondent des tentatives croissantes de contrôle, tant des publications que des populations. Madrid poursuit ce mouvement d’isolation par des contrôles affirmés de ses frontières (les pèlerins étrangers doivent posséder des licences spéciales). En France, on exige des courriers de présenter des passeports. La réalité est évidemment différente de ces descriptions, l’état de l’administration freinant toutes ces décisions.
17L’apparition, à la fin du XVIe siècle, de la fonction d’introducteur des ambassadeurs doit-elle être rangée parmi ces mesures de restriction des accès, ou bien indique-t-elle simplement la complexité croissante du système de cour ? À tout le moins, la comparaison des deux monarchies souligne l’antériorité française dans ce domaine, malgré une moindre tradition administrative. De plus, après que Madrid a décidé de la création de cet office, nous n’en trouvons plus de trace dans les correspondances diplomatiques, ce qui laisse supposer qu’il s’agit d’une fonction plus honorifique que réelle.
18Généralement, l’appareil diplomatique espagnol apparaît plus développé, que celui de son partenaire, et semble posséder un fonctionnement plus rodé. Nous avons vu qu’il existe différentes classes de diplomates et que l’occupation des différents postes obéit à un véritable cursus. Les promotions semblent réglées, au point qu’un ambassadeur proteste quand le gouvernement revient sur une promotion qui paraissait aller de soi. Les différents statuts du personnel des ambassades font eux aussi l’objet de classement À en croire les sources, ces personnels appartiennent davantage aux services de la Monarchie qu’à la maison du diplomate. Ainsi, pendant ce premier tiers de siècle, on assiste à l’ascension du secrétaire Bruneau au sein des différentes classes d’agents diplomatiques.
19Par ailleurs, l’administration gouvernementale dispose de techniques de gestion qui sont nécessaires à la pratique des relations internationales. Les instructions sont formalisées et conçues selon des modèles préétablis. Les redditions de comptes obéissent à des règles bien précises et doivent intervenir à intervalles réguliers. Des contrôles sont effectués par le Conseil des finances, ou par des organismes qui lui sont adjoints. Une tarification des rémunérations selon les postes diplomatiques est établie et demeure valide pendant toute la période. Certes, il reste très onéreux d’exercer la charge d’ambassadeur, mais tel est le prix du service royal. Le roi, en employant des personnels issus de l’aristocratie, leur dispense sa reconnaissance, élément symbolique inappréciable, comme le souligne l’appauvrissement du marquis de Mirabel6.
20Un dernier élément notable démontre cette avancée de la Monarchie Catholique dans la gestion des affaires internationales : l’existence d’un office d’espía mayor (grand-espion). Pendant trois décennies, ce personnage prend part à la collecte des informations, à la protection du territoire et à la surveillance des agents secrets. Son emploi à la Cour et dans diverses affaires françaises et italiennes souligne son utilité. Indice de modernité, cette fonction devient pourtant purement honorifique au milieu des années 1620, sans que l’on sache pourquoi. Ce fait confirme qu’il n’existe pas de « marche en avant vers le progrès », ni de construction linéaire d’un État moderne, mais une suite d’avancées et de reculs. Avec l’office d’espía mayor ; ce sont les données inhérentes au secret qui sont mises en avant ; elles font surgir les démons des sphères occultes, ceux qui autorisent des dynamiques autonomes, excluant les domaines ordinaires du contrôle politique au nom d’un intérêt supérieur, caché au commun. Ces réflexes spécifiques, on en retrouve des éléments dans la société vénitienne, où ils sont poussés à outrance et s’exercent par une terreur policière presque indépendante du pouvoir politique.
21Enfin, les caractères plurinationaux que nous recherchions dans la Monarchie Catholique, la trace de cette « internationale catholique Habsbourg », se réduisent donc à un ensemble géopolitique de possessions éclatées où l’on envoie des proconsuls gérer ces « domaines vassaux », pour reprendre l’expression de Monteleón. La défense de la Chrétienté demeure-t-elle l’un des objectifs cardinaux de la Couronne ? De fait, l’argumentation religieuse occupe une place importante dans les choix politiques. Même le soutien accordé aux huguenots français nécessite l’établissement d’une junte de théologiens. Philippe III remplit les instructions destinées à sa fille de recommandations sur la défense de la sainte foi. La logique religieuse ne constitue pas un prétexte à l’hégémonie : elle en est une partie constitutive. Le roi d’Espagne possède, au sens propre, le qualificatif de Très-Catholique. En 1627, l’affaire de l’envoi de l’armada de soutien aux Français, même si elle correspond aux intérêts de la Monarchie et malgré les mauvaises volontés qui se manifestent du côté espagnol, illustre clairement ce fait : en effet, on ne mobilise pas « gratuitement » plusieurs dizaines de navires de guerre. En fait, dans les cercles dirigeants espagnols, l’idée de catholicité demeure indissociablement liée à la personne du souverain. En cas de désaccord avec le pape, le roi apparaît aux yeux de tous comme le seul réel défenseur de la religion, il est plus catholique que le souverain pontife. Selon les contemporains, la perception de l’histoire de l’Espagne de Recarède à Charles Quint, le démontre incontestablement7. La question de l’alibi religieux ne se pose donc pas pour une monarchie qui considère que ses intérêts se confondent avec ceux du catholicisme. Toutefois, ce problème réapparaît au cours de l’emploi d’informateurs et d’agents, la philosophie politique espagnole autorisant leur usage.
22Nous rencontrons alors une autre de nos hypothèses de départ, à savoir l’importance de cette idéologie dans la justification de la « trahison » : internationale catholique contre sentiment national français ? Cette alternative s’est parfois posée au cours des premières années du siècle. Nombre d’anciens ligueurs justifient leur engagement auprès de l’Espagne par leur attachement à l’intégrité religieuse. Les Denis Rossieu, Gérard de Raffis, Adrien de Monluc, Henri de Sauveulx appartiennent tous à une génération sacrifiée à l’autel de la Cause. Or, en France, cette Cause a perdu le combat. Les Chapelle-Marteau et Jean Boucher se sont exilés. Lors de l’arrivée d’Henri IV, les principaux dirigeants des Seize parisiens ont quitté Paris avec les troupes du duc de Feria. Cependant, tous ces anciens combattants ne se transforment pas pour autant en agents secrets, ni en espions de l’Espagne. L’afflux des réfugiés anglais et écossais provoque une autre vague d’informateurs justifiant leurs activités par l’argument religieux. Ayant fui leur royaume à cause de leur catholicisme, ils trouvent momentanément un appui auprès de l’Espagne. Cette protection vaut bien quelques informations.
23Cependant, pour les anciens ligueurs comme pour les catholiques anglais, le phénomène générationnel intervient. Les principaux activistes disparaissent dans les années 1610, et le recentrage de la diplomatie espagnole conduit à des révisions et à un tarissement des engagements. La monarchie espagnole prend un aspect de moins en moins religieux, l’aura de combattante du catholicisme dont elle bénéficiait diminue à mesure qu’elle multiplie les concessions aux réalités politiques, signant des traités avec le Béarnais, avec Jacques Ier, avec les rebelles hollandais hérétiques, etc.
24Une nouvelle génération d’espions semble émerger, composée d’aventuriers. Cette catégorie se rencontre principalement en Italie, moins pour s’opposer à la politique du Roi Très-Chrétien que pour des motifs personnels. Elle profite des orientations confuses de la politique française dans la péninsule italienne, de la multiplicité et de la concurrence des centres de pouvoir. Les Carlos de Roo, Juan Jacomo Alardo et Jacques Pierre n’invoquent que très occasionnellement des arguments religieux, alors que les responsables espagnols suivant leurs actions enregistrent de plus en plus fréquemment leurs demandes de financement.
25La troisième vague d’informateurs, composée de Français, apparaît en relation directe avec la situation intérieure du royaume du Très-Chrétien. La plupart de ces Français appartiennent à la clientèle de réseaux nobiliaires dont le patron connaît certains déboires avec le gouvernement. Ce sont les ducs de Rohan et d’Orléans et Marie de Médicis qui entretiennent les Clausels, les Alfeston, les Puylaurens. Ceux-ci tentent de se placer sur la route des honneurs, profitant momentanément de toutes les occasions pour améliorer leur position. En fait, dans la plupart des cas, leurs motivations ne relèvent plus de la religion.
26Évoquer la traîtrise serait un contresens. La recherche des mobiles de ces personnages nous conduit à réfléchir sur la notion de fidélité, partie intégrante de l’univers mental de l’époque moderne. On se donne en premier lieu à son maître, puis on tente de respecter les engagements successifs. Le drame d’une partie de cette noblesse en dissidence réside dans le nouveau choix qu’on exige d’elle : entre le souverain et le patron. Cette mutation est issue de la transformation de la fidélité exigée par le pouvoir royal depuis le début du XVIIe siècle.
27Ainsi, on peut affirmer que l’évolution de l’espionnage français au profit de l’Espagne dépend d’une part de phénomènes générationnels et d’autre part de la succession de différents types de fidélité. Les renouvellements reflètent les mutations de la société française. Au début de notre période, les « soldats perdus » de la Ligue – pour la plupart de petits nobles qui avaient pu vivre des guerres de Religion – tentent un reclassement aux côtés de la Monarchie Catholique. Ils prolongent leur fidélité à un idéal chrétien. Puis, peu à peu, on assiste à un regroupement autour de ce qu’on a appelé les « médiateurs » dans le cas de la haute noblesse. La voie de l’espionnage conçu comme un chemin menant à une autre fidélité se ferme progressivement. D’une part, il se produit des changements idéologiques – l’Espagne n’incarne plus la défense de la religion – et d’autre part, pour se faire entendre du roi, les nécessités matérielles obligent à suivre les éléments moteurs de la revendication, c’est-à-dire les principaux dirigeants de la grande aristocratie.
28Par ailleurs, certains facteurs favorisent le changement de fidélité. L’exil qui vient frapper les proscrits leur signifie impérieusement qu’ils doivent chercher de nouveaux lieux d’ancrage, de nouvelles bases de départ. Le plus grand nombre des anciens ligueurs répond à ce schéma. Il en est de même pour la très grande majorité des espions d’origine anglaise et écossaise, bien que ces deux groupes continuent à évoquer le « service divin ». Les exilés politiques, Antonio Pérez, Cristóbal Frontín ou les fils d’Antonio de Portugal se trouvent dans la même situation matérielle, et leur entrée au service du Roi Catholique relève de la quête du pardon, après les désillusions. Ces tentatives des bannis d’obtenir le droit de retourner dans leur pays sont liées à l’amertume de l’échec des combats passés. La problématique de l’exil renvoie le plus fréquemment à la division de ses membres, à leur opposition, aux soupçons et finalement à un désenchantement bien en accord avec le sens baroque du desengaño.
29Enfin, les rares femmes en contact avec les représentants espagnols échappent à l’image d’Épinal de la belle espionne. La marquise de Verneuil et Marie Vignon recherchent plus une assurance auprès de Madrid en cas de mort de leur compagnon qu’un engagement pour une juste cause. Mais la politique sous l’Ancien Régime demeure un monde masculin où il y a peu de place pour les femmes.
30Parmi ces conclusions, il en est une qui contraste avec les structures de la société et les modèles sociaux de l’époque moderne : les différentes sources étudiées reflètent une prodigieuse mobilité sociale, depuis Lesdiguières jusqu’à Jacques Pierre ou Simon Danser. Ce monde d’aventuriers transgresse les frontières géographiques, politiques et sociales. Ces individus accèdent souvent aux sphères du pouvoir et – quoique plus rarement – au statut de dirigeants. Ils fréquentent conseillers d’État, comtes, ducs et parfois le souverain lui-même. Leur chute est à la mesure de leur ascension. Face à une société immobile, régulée par le rythme des saisons, des travaux agricoles et des fêtes religieuses, les espions appartiennent à un autre univers. Ils naviguent sur diverses mers et océans, rencontrent les grands de l’époque et négocient parfois comme de véritables puissances quand validos et vice-rois leur accordent pensions et subsides.
31Ainsi, ce panorama des formes de la diplomatie et de l’espionnage espagnols permet de mesurer le chemin parcouru pendant un tiers de siècle. Avec le monde des aventuriers, on assiste à une déconfessionnalisation de l’espionnage espagnol, comme il y a une déconfessionnalisation des stratégies nobiliaires. Ce mouvement anticipe la déchirante révision idéologique des diplomates et penseurs espagnols du milieu du siècle, de Saavedra Fajardo à Gracián. Déjà, Olivares avait impulsé ce mouvement par l’alliance huguenote et l’emploi des clientèles aristocratiques rebelles, alors que dans différentes ambassades et gouvernements, dont la mission espagnole en France, les informations tendent à diminuer et les confidents à se raréfier. L’impécuniosité de Madrid n’est pas étrangère à cette désaffection quand, au même moment, le caractère international de la Monarchie Catholique ne cesse de s’affaiblir à cause de l’accaparement des responsabilités par les Castillans.
32Malgré les acquis de la diplomatie du XVIe siècle, malgré des atouts importants dans le domaine de l’espionnage, au lendemain de Vervins, les zones d’ombre s’accumulent autour de la politique étrangère espagnole. L’espionnage aussi bien que la diplomatie ne constituent alors qu’une agitation pour contrecarrer les tendances profondes des sociétés ; ils expriment les angoisses, les peurs des dirigeants, et recherchent des échappatoires par l’intermédiaire de marginaux et de moyens utopiques.
Notes de bas de page
1 M. Á. Echevarría Bacigalupe, La diplomada secreta en Flandes.
2 Par exemple, les deux gouvernements renforcèrent leur contrôle de l’édition la même année 1627, répondant à un même besoin : voir Memoriales y cartas del conde-duque de Olivares, éd. J. H. Elliott et J. F. de la Peña, t. II, p. [84, pour le domaine espagnol et É. Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, p. 176, n. 4, pour le domaine français.
3 Voir le chap. v, p. 226.
4 Voir le chap. v, pp. 226 et 227.
5 Voir chap. v, p. 254.
6 Voir chap. VI, p. 286.
7 J. M. Jover Zamora, 1635, historia de una polémica y semblanza de una generación, pp. 200-205 ; et J. H. Elliott, Olivares, p. 230 (sur l’influence du passé wisigothique dans la vision politique d’Olivares).
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