Deuxième partie. La conduite de la diplomatie espagnole face à la France
p. 115-120
Texte intégral
1La diplomatie européenne émerge du « beau XVIe siècle » de la Renaissance et de l’humanisme, puis des soubresauts les plus violents de la lutte religieuse et de la gestation de théories politiques indépendantes de la pensée religieuse, celles de Machiavel ou de Jean Bodin. Les premiers outils mentaux et institutionnels de la conduite de la politique étrangère sortent alors de la gangue médiévale. Traditionnellement, le passé unitaire du monde chrétien, ses références collectives à Rome et au droit canon, la lointaine pensée d’une histoire commune aux catholiques, née de l’Empire romain et d’une respublica christiana d’origine latine, assuraient une cohésion des divers pouvoirs issus du monde féodal. Par le biais de ses émissaires et de son message universaliste, Rome était le seul centre en mesure de diffuser et de rayonner au-delà de ses possessions souveraines, et d’affirmer sa puissance. Au XIIIe siècle, l’évêque de Rome demeurait le mieux placé pour entreprendre la création d’un réseau international de représentants1. À côté de cette autorité « supra-féodale », l’apparition puis l’extension de souverainetés laïques sont favorisées par le discrédit croissant de l’autorité spirituelle de Rome lors du schisme religieux (Avignon) et de la crise conciliaire (Constance, Bâle) des XIVe et XVe siècles. Tandis que l’échec des tentatives de l’Empereur face à la Rome pontificale marque la fin d’un rêve unitaire impérial, de puissantes entités dépassent le niveau de la structure médiévale locale et s’affirment tant par leur dimension que par leur organisation.
2Le regroupement de possessions par les souverains français (Provence, Bretagne, Bourgogne) et espagnols (Reconquête), l’« unification » des royaumes aragonais et castillans autour des Rois Catholiques sont le résultat d’un faisceau d’événements fortuits, d’où naissent de nouvelles formes monarchiques au début de la Renaissance. À l’imitation de Rome, les monarques commencent à se doter d’outils de représentation et de communication. Apparues en premier lieu dans les États italiens, les formes de la diplomatie moderne s’étendent à l’Europe de l’Ouest. D’itinérantes, les missions deviennent permanentes. Inorganisées, elles se dotent peu à peu de règles qui se transforment progressivement en pratiques régulières, la représentation allant jusqu’à s’institutionnaliser2. Ce processus d’extension de la diplomatie n’est pas linéaire : la France et le Saint-Empire n’échangeaient que des missions temporaires avant la deuxième moitié du XVIIe siècle3. À l’inverse, la monarchie ibérique apparaît singulièrement précoce dans l’organisation de ses relations internationales. Sous la direction des Rois Catholiques, la Couronne se dote de représentants « sédentaires » et exige rapports, avis et informations sur les puissances où résident ses ambassadeurs4. En France, il faut attendre le règne de François Ier pour que s’amorce une imitation de ces pratiques5.
3Au XVIe siècle, un véritable engouement naît pour l’étude de la diplomatie et du droit des gens. S’insérant dans l’« explosion intellectuelle » de la Renaissance, une « révolution culturelle » de la pensée politique, dont les figures les plus célèbres demeurent Machiavel et Bodin, touche le domaine des relations internationales. Garrett Mattingly compte seize titres de livres abordant ce thème de 1498 à 1598 et vingt autres pour les vingt années suivantes6. Ces oeuvres détaillent les qualités propres à un ambassadeur7, les moyens de pénétrer les secrets des souverains en place et d’entretenir de bonnes relations avec eux, cherchent à définir les finalités des actions diplomatiques, étudient la morale et les vertus des hommes, la mesure de leurs actions, etc. Les longs portraits qu’elles proposent du « parfait ambassadeur8 » nous paraissent particulièrement intéressants, non pas tant pour les valeurs attribuées aux diplomates (loyauté, prudence, modération, magnificence, bravoure) que pour leur questionnement. À l’instar des domaines de la philosophie politique, les interrogations portent sur les relations entre l’éthique et la pratique, la religion et la souveraineté.
4La déchirure de la respublica christiana, née de la Réforme, a des conséquences matérielles sur les formes employées dans la diplomatie9. Juan de Vera y Zúñiga définit l’ambassadeur comme un
conciliateur des volontés de deux princes et non comme un agitateur : c’est un homme pacifique et non séditieux10.
5Dans son traité Advertencias para Reyes, Principes, y Embajadores..., Cristóbal de Benavides y Benavente, ambassadeur espagnol à Venise de 1624 à 1630, puis en France de 1632 à 1634, exprime la nostalgie des temps passés :
Les intérêts des Princes sont si divers, et la malice des temps est arrivée à un tel point, pervertissant la sincérité des premiers siècles, que si l’on doit professer la vérité et la traiter dans sa pureté, le Prince qui le ferait, ainsi que ses ministres, seraient considérés comme une divinité souveraine sur terre11.
6Le regret d’une époque supposée harmonieuse imprègne ces réflexions. Le regard des diplomates espagnols se tourne vers un temps merveilleux de grandeur et d’idéal incarné par l’époque médiévale, c’est-à-dire, pour l’Espagne, vers les grandes heures de la Reconquête et les exploits des Rois Catholiques.
7En effet, les guerres de Religion, tant en France et en Angleterre qu’en Flandres, ont détruit une partie de l’édifice créé à la fin du XVe siècle. Les ambassades espagnoles en Angleterre à partir de 1534 (Acte de Suprématie et indépendance de l’Église anglaise) ne sont plus qu’irrégulières. En France, le refus espagnol de reconnaître Henri IV, maintenu jusqu’en 1598, aboutit à l’absence de diplomates espagnols auprès de la personne royale. Mais la France n’est pas la seule touchée par cette désaffection12. Les dissensions religieuses conduisent les Vénitiens à retirer leur représentation de Londres, les Anglais à supprimer leur ambassade de Rome. La division confessionnelle entraîne un recul de la diplomatie européenne. De la paix du Cateau-Cambrésis (1559) au traité de Münster (1648), aucune grande réunion internationale ne regroupe un nombre élevé de diplomates : « Durant cette période, les Européens perdent presque leur sentiment d’appartenir à une même communauté13. »
8L’« âge d’or » de la diplomatie aurait-il pris fin pour toutes les puissances ? D’un point de vue géographique, le réseau fondé par Ferdinand le Catholique se réduit avec la perte des représentations implantées dans les pays protestants. Ce rétrécissement des contacts n’est pourtant pas général et la monarchie française, pionnière par les pensées de Montaigne et de Bodin, n’emprunte pas le chemin du repli diplomatique. Au contraire, les contacts engagés par François Ier avec les Turcs se prolongent et se transforment en ambassade permanente, alors que l’Espagne ne possède pas de représentants en terre d’Islam14. De même, à la fin du XVIe siècle, Henri IV poursuit ses contacts avec les souverains réformés malgré sa conversion. À l’aspect matériel de l’entretien d’ambassades permanentes viennent s’ajouter les problèmes éthiques auxquels sont confrontés ses diplomates. En Espagne, le refus de l’apport intellectuel de Machiavel entraîne-t-il une absence de formation au maniement de la « raison d’État » ? Ces facteurs ont-ils des implications dans la prise de décision ? Influent-ils sur l’encadrement ? Freinent-ils l’adoption de certaines méthodes et règles internationales ?
9Les hommes employés par Philippe III et Philippe IV sont par ailleurs confrontés aux difficultés intérieures de la Monarchie : crises économiques, luttes de factions... Pourtant, cette diplomatie ibérique demeure bien vivante en cet âge baroque où il faut s’adapter à la nouvelle configuration politico-religieuse de l’Europe. De grands diplomates démontrent les capacités de la monarchie espagnole à rebondir, malgré ses inextricables problèmes.
10Madrid continue d’entretenir de brillantes ambassades, de choisir des individus possédant souvent de grandes qualités. Les combats pour faire respecter les immunités et les droits de ses régnicoles se poursuivent, tandis que les réseaux souterrains sont toujours entretenus par les responsables de la Monarchie.
Notes de bas de page
1 G. Mattingly, Renaissance Diplomacy, p. 22.
2 En 1504, la curie romaine fixe un ordre de préséance pour les cérémonies ainsi établi : ordo regum : Imperator Caesar, Rex Romanorum, Rex Franciæ, Rex Hispaniæ, Rex Aragoniæ, Rex Portugalliæ, Rex Angliæ, Rex Siciliæ, Rex Scotiæ et Rex Unigariæ, Rex Navarræ, Rex Bohemiæ, Rex Poloniæ, Rex Daciæ. Un ordo ducum était également établi : Dux Britanniæ, Dux Burgundiæ, Dux Bavariæ et Comes Palatinus, etc.
3 L. Batiffol, « La charge d’ambassadeur ».
4 M. Á. Ocho A Brun, Historia de la diplomacia española, t. IV, p. : « Es evidente que a Fernando el Católico corresponden dos referentes a la acción exterior : el mérito de haber creado la Diplomada moderna española y el haber elprimero, entre los monarcas europeos, que supo manejar, con gran maestría, el instrumento que le brindaba la Diplomacia renacentista, recién instaurada. »
5 Matthew S. Anderson, The Rise of Modern Diplomacy (1450-1919), Londres - New York, Longman, 1993, p. 9.
6 G. Mattingly, Renaissance Diplomacy, p. 213, parmi les auteurs les plus célèbres ayant traité des ambassades et de la représentation entre les souverains, signale notamment E. Dollet, C. Braun (v. 1540), O. Maggi (en 1566), puis Ayrault, F. de La Mothe Le Vayer, T. Tasso, A. Gentili, C. Pasquale, Warsewicki. Après 1598 : Hotman de Villiers, H. Kirchner, F. Van Marsellaer, Sully, F. Bacon, P. Sarpi, les Espagnols F, Suárez, J. Vera y Zúñiga, C. Benavente y Benavides, etc.
7 Ces études sur les qualités nécessaires aux ambassadeurs tentent de trouver la forme idéale, absolue de la représentation. L’ouvrage de J. A. Vera y Figueroa, El enbaxador, publié en 1620, esquisse l’image rêvée du diplomate et énonce les qualités de l’ambassadeur. Parmi celles-ci, il distingue la richesse, le fait d’être bien né et la beauté. La réalité est plus éloignée : Bernardino de Mendoza souffrait de cécité, Gondomar d’une fistule et Jean-Baptiste de Tassis, au moment de son ambassade sous Henri IV, se plaignait de son grand âge.
8 Titre du livre de Vera y Zúñiga, El Embajador (1620) dans sa traduction française.
9 Pour un panorama du passage de la « République chrétienne » au « système européen d’États », voir A. Truyol y Serra, « Bilan institutionnel ».
10 V. Ginarte González, El conde de la Roca, p. 76.
11 Marqués del Saltillo, « Don Cristóbal de Benavente y Benavides », p. 344.
12 À l’inverse, les guerres de la fin du XVIe siècle conduisent à un renforcement de la présence espagnole dans les principautés catholiques afin de s’assurer le soutien de certaines puissances. Ainsi, l’ambassade auprès du duc de Savoie devient permanente en 1571 à la suite du premier passage de troupes espagnoles, conduites par le duc d’Albe, par le « chemin de ronde » en 1560-1567. L’importance géopolitique de cette représentation amène le roi d’Espagne à placer l’ambassade turinoise sous le contrôle du gouverneur de Milan ; voir G. Parker, El camino español, p. 101.
13 G. Mattingly, Renaissance Diplomacy, p. 196.
14 C. de Benavente y Benavides, Advertencias para reyes, pp. 103-104, explique dans son traité que la Porte juge l’envoi de représentants comme une forme de soumission. Malgré les demandes répétées du Turc, le Roi Catholique n’a jamais daigné se faire représenter.
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