Formes et usages en société des pièces chantées chez les vihuélistes du xvie siècle
Formas y usos en sociedad de las obras cantadas por los vihuelistas del siglo xvi
p. 21-53
Résumés
Si se examina el repertorio cantado de los vihuelistas, se observa que las transcripciones de música religiosa constituyen la parte más voluminosa. Pero no es menor el interés del repertorio profano, testimonio de la monodia acompañada en su especificidad hispánica (villancicos, zéjeles, romances) y de una voluntad de apertura a la lírica italiana e italianizante. Las composiciones tradicionales aparecen junto a sus imitaciones y a las creaciones humanistas, especialmente en los romances deliberadamente compuestos siguiendo el ethos de las modas, de acuerdo con el principio órfico ideal de la influencia de la música sobre los afectos. Esa imitación de seudomodas griegas confiere a esas melodías, a veces recientes, una prestigio de antigüedad que se transfiere asimismo a los textos. Además, la elección del cuarto tono «frigio, lamentable» según la propia expresión de Garcilaso, con o sin cromatismos, connota a menudo el mundo morisco y judeoandaluz. Hemos privilegiado el estudio de la particular escritura de ese género –valorado y despreciado a un mismo tiempo, pero en su apogeo en aquel entonces– que constituye el llamado romance viejo
En examinant le répertoire chanté proposé par les vihuélistes, on s’aperçoit que la part des transcriptions de musique religieuse est la plus volumineuse ; mais l’intérêt du répertoire profane n’est pas moindre : il témoigne de la monodie accompagnée dans sa spécificité hispanique (villancicos, zéjeles, romances) et d’une volonté d’ouverture à la lyrique italienne et italianisante. Les musiques traditionnelles y côtoient leurs imitations et les créations humanistes, notamment dans les romances délibérément composés dans le respect de l’ethos des modes, suivant le principe orphique idéal du pouvoir de la musique sur les affects. Cette imitation des pseudo-modes grecs confère à ces mélodies parfois récentes une autorité d’antiquité qui s’applique aussi à leurs textes. En outre le choix du quatrième ton « phrygien, lamentable » de l’aveu même de Garcilaso, avec ou sans chromatismes signifie le monde morisque et judéo-andalou le plus souvent Nous avons privilégié l’étude de cette écriture particulière d’un genre à la fois apprécié et méprisé, mais alors à son apogée, qu’est le romance dit viejo
Texte intégral
Les vihuélistes1 comme instrumentistes
1Dans le désir de faire connaître leur instrument comme soliste, grâce aux fantaisies d’inspiration libre qui ont une fonction pédagogique, les compositeurs écrivent des diferencias sur des thèmes connus, comme celui du Conde Claros, simple cantillation de romance2, ou celui de la romanesca Guárdame las vacas. Ils ne négligent pas les danses sur basse obstinée, comme les folías, ou d’autres, libres, comme les pavanes. Dans le même esprit, nous trouvons les gloses et tientos, ces derniers plus fréquemment à l’orgue, il est vrai.
Les vihuélistes et la musique religieuse
2Pour faire la transition entre répertoire purement instrumental et adaptations, les vihuélistes transcrivent bon nombre de pièces vocales religieuses qui, église oblige, se trouvent fréquemment en tête du recueil dit « chanté », sans que nous sachions toujours à quelle utilisation réelle elles sont destinées. Nous tenterons ici une ébauche de solution.
3L’introduction de pièces religieuses, fragments ou totalité de messes, motets et versets, est un garant de la noblesse de l’instrument, dont le rôle ne se limite plus au divertissement de salon ou de la chambre des dames. Sa qualité d’instrument polyphonique, au son un peu grêle cependant, permet d’accompagner le culte divin privé ou public de faible audience. Il peut servira l’intonation d’un petit chœur, ou aux répétitions lorsqu’on ne dispose pas de clavier. En outre la réduction pour la vihuela d’œuvres vocales renommées permet leur meilleure diffusion auprès d’un public cultivé qui ne peut les entendre qu’en de rares occasions, dans des cathédrales ou collégiales avec des maîtrises de qualité. L’édition musicale encore à ses débuts n’est pas à la portée de tous ; celle des tablatures, plus simple, s’acquiert plus facilement.
4D’autre part, les maîtres de la vihuela démontrent leur connaissance des goûts des cours royales et princières ibériques, qu’ils informent de ce qui se produit de mieux, d’abord à l’étranger (surtout dans le répertoire franco-flamand, puis italo-flamand et hispanique, passé par l’Italie), puis en Espagne, mais il faut attendre Esteban Daza pour cela3.
5Ainsi se constituent de brèves anthologies qui prouvent la culture de ces musiciens, qui pour la plupart ont suivi une formation en église avant de se consacrer à cet instrument de chambre certes secondaire au regard de l’orgue. Ces pièces religieuses ne serviraient-elles pas de justification pour l’usage d’un instrument de cour ? Mais ce répertoire religieux, dont l’importance augmente entre 1537 et 1554, est peut-être aussi un argument du succès de ces collections dont il garantit le sérieux. Ces dernières servent aussi à l’éducation des musiciens, car grâce aux tientos, fantaisies et gloses sur des fragments d’une messe connue l’auteur initie le débutant à l’étude systématique des tons d’église. L’instrument peut aussi accompagner une partie de chant soliste, tantôt incluse dans la tablature, tantôt écrite sur une portée extérieure, ce qui modifie son exécution mais aussi à terme sa conception. En ce cas il ne s’agit plus du concept polyphonique ancien, dont les voix d’égale importance forment un tissu dense au contrepoint savant, mais peu à peu d’une mélodie confiée à un dessus qui plane sur des accords ou de légers contrepoints glosés sur une ou deux voix qui s’enchaînent ou se répondent.
6Avec Valderrábano4, la texture instrumentale s’enrichit car il écrit pour deux vihuelas concertantes, manière très exceptionnelle.
7Cette musique instrumentale est pertinente puisque, sans aller plus loin, les descriptions – même idéales – de La Diana du poète et musicien Jorge de Montemayor5, contemporaines de la Recopilación de sonetos y villancicos de Juan Vázquez6 et du chansonnier dit d’Uppsala, de la cour de Valence de Fernando de Calabre et Germaine de Foix ainsi que du Cortesano de Luis Milán7, nous offrent des exemples de concert des voix et des instruments ; en effet, Milán consacre son Cortesano aux récits des divertissements littéraires et jeux musicaux de cette cour de Valence.
8Avec l’avènement de l’imprimerie musicale, la vihuela prend donc ses lettres de noblesse et son éclat. En effet, nous n’avons pas de traces manuscrites antérieures des pratiques instrumentales ; le musicologue doit les reconstituer au gré des indications glanées dans des récits de fêtes réelles ou imaginaires et les documents iconographiques.
9Nous poserons que la musique religieuse est bien le garant de la légitimité d’une musique d’accompagnement pour le chant dans sa dimension profane. Car le musicien de cour ne jouit pas de la même considération que celui d’église, considéré comme compositeur, alors que le premier, au mieux adaptateur ou amateur distingué, doit faire ses preuves avec l’écriture instrumentale pure et sa connaissance d’un répertoire « savant ».
10Nous nuancerons toutefois nos propos en rappelant que pour Luis Milán, homme de cour, il n’est aucunement question de répertoire religieux dans El Maestro8, dédié au roi Jean III de Portugal. Quant à Narváez9, il prend des libertés, dans ses transcriptions de fragments de messes de Josquin, pour la réalisation du contrepoint : il s’agit plus d’un travail de vihuéliste pour faire valoir son instrument que d’une volonté de diffusion de polyphonies sacrées comme ce sera le cas ultérieurement.
Les vihuélistes et le répertoire profane
11Il nous a semblé que le choix des répertoires retenus par les différents vihuélistes pouvait être lié à la personnalité de l’artiste et à son milieu, comme à l’usage qu’il voulait en faire, au succès qu’il en escomptait.
12Nous étudierons la variété des formes poétiques retenues et leur traitement musical en privilégiant le cas des romances. Pour la commodité de l’exposé, nous passerons en revue par ordre chronologique chacun des sept vihuélistes dont les ouvrages se succèdent entre 1535 et 1575, par séries de deux presque consécutifs (1535-1536, 1538, 1546, 1547, 1550-1522, 1553 et enfin 1575).
13Il n’est pas possible ici de faire un sort à chacune des pièces profanes chez chacun d’eux, sauf à rester dans de prudentes généralités sur les genres recueillis.
14Ainsi, la présence de pièces italiennes (et plus rarement françaises) est une marque de culture à la mode, et chacun y sacrifie à sa façon, en reproduisant par exemple des pièces à chanter avec leur mélodie originale transcrite pour vihuela et chant soliste, mais sans qu’il nous soit vraiment possible de vérifier si la pièce provient d’une polyphonie vocale ou d’une édition pour voix et luth. En nous fiant à ce qui figure chez les vihuélistes, nous constatons qu’ils ont voulu donner des exemples des principales formes italiennes auxquelles ils attribuent les noms assez ambigus de soneto, villanesca, strambotto et madrigal, qui ne correspondent que rarement aux formes poétiques désignées en ces termes. Avec le temps, nous constatons l’importance grandissante des villancicos10 dans les collections – à partir de Mudarra11 – qui précède leur édition en polyphonie vocale (Uppsala, Juan Vázquez puis F. Guerrero12). Il y a comme une sorte d’émulation avec la frottola et la villanella italiennes et avec la chanson française. Le villancico traditionnel s’habille d’une polyphonie en imitation canonique qui lui confère une dignité musicale nouvelle.
15Chez Milán, ces villancicos très simples n’étaient destinés qu’à se faire la voix et les doigts, de même qu’au début du XVIe siècle et sous les Rois Catholiques ils servaient aux amateurs de la Cour et au divertissement du chœur de chambre. Narváez en fait rapidement un sujet de glose musicale pour la vihuela (voir les gloses du villancico d’Encina Y arded corazón, arded) et non pour la voix, comme l’indiquait aussi Milán, sans toutefois les réaliser.
16C’est aussi chez Mudarra qu’apparaissent, avec les villancicos « complexes », les premières pièces en hendécasyllabes à l’italienne d’auteurs espagnols, Boscán et Garcilaso, mêlées à celles des auteurs italiens.
17Valderrábano, en revanche, reste hors de ce sujet. Mais ce n’est pas le cas de Pisador13, qui publie un sonnet de Garcilaso, Passando el mar Leandro, et une octave de la troisième églogue Flérida para mí dulce y sabrosa ; et moins encore de Fuenllana14, soucieux d’une anthologie de la culture hispano-italienne de grands auteurs poètes ou musiciens. Fuenllana transcrit ce même sonnet avec la musique de Pedro Guerrero, mais aussi des stances de la première églogue de Garcilaso, une sextina et une sorte d’octave (qui paraît être un fragment de canzone). Pour Daza, il y a abondance de villanescas de Boscán, dont tous les musiciens retranscrits sont contemporains (Navarro, Ceballos, les Guerrero) et une « canzone » tirée de la seconde églogue de Garcilaso ¡Cuan bienaventurado! ainsi que la stance Esclarecida Juana de F. Guerrero, toutes pièces qui figurent dans le Chansonnier de Medinaceli A15.
18Ainsi s’agit-il, la plupart du temps, d’adaptations pour la voix et l’instrument de pièces polyphoniques préexistantes, encore que ce ne soit pas toujours le cas, par exemple chez Mudarra : Claros y frescos ríos, villanesca de Boscán comparée à la version polyphonique du Chansonnier de Medinaceli A.
Les vihuélistes et les romances
19En revanche, les romances méritent notre attention car au fil des collections, ils constituent une petite anthologie du goût pour cette forme qui abrite tant de variétés de récits et de musiques ; nous y verrons tour à tour des créations musicales spécifiques et des emprunts à la veine traditionnelle, voire des pastiches de mélodies qui se veulent de ce type, car la mode du romancero viejo est alors à son apogée.
Luis Milán
20Dans El Maestro, Milán va recomposer les mélodies de romances carolingiens tout d’abord ; ils ont pour lui un écho aussi romanesque que l’épopée héroïcomique de l’Arioste : l’histoire de Durandarte et de ses démêlés avec Belerma a toujours été perçue ainsi ; il n’est que de voir ce que Cervantes et Góngora font de ces pseudo-héros chevaleresques.
21Quant à Sospirastes Baldovinos, c’est une série de reproches amoureux imaginés à partir du romanz de Baudouinet ; or cette épopée ressemble singulièrement au thème de Héro et Léandre par l’interdit qui pèse sur les relations entre Baudouinet, neveu de Charlemagne, et la reine des Sarrasins, Sebille, devenue l’infante Sevilla mauresque. Dans le romanz, Baudouinet passe le fleuve à la nage depuis le camp chrétien pour aller rejoindre la reine des Saisnes ou saxons : thèmes à reprendre comme exemples de jalousie et d’inquiétude au sein de jeux de salon. Le côté chevaleresque héroïque est représenté par Con pavor recordó el moro, dont une citation est reprise dans le Quichotte. Début d’un courant littéraire où le chevalier maure amoureux commence à affleurer, ou vestige de l’épopée comique italienne, de Pulci, Boiardo ou l’Arioste ? Ce courant trouvera un écho tardif dans les situations romanesques liées à la guerre de Grenade.
22Avec beaucoup d’habileté et tout en respectant les canons musicaux établis à la fin du XVe siècle et au début du XVIe s. pour le chant des romances à la Cour, Luis Milán écrit des mélodies dans des tonalités brillantes et séduisantes avec un contrepoint vihuelistique de haute volée et des gloses qui les élèvent bien au-dessus de la simplicité psalmique du Conde Claros.
23La différence se trouve dans la modalité de Con pavor recordó el moro, qui est censée représenter le monde «grenadin» ou «mauresque», modalité qui s’affirme aussi dans Paseávase el rey moro dont l’inspiration fronteriza, mais romanesque, est d’une autre veine : ce romance paraîtra l’année suivante chez Narváez, puis chez Pisador en 1551 et Fuenllana en 1554.
Quelques usages des romances dans le Cortesano
24Arrêtons notre regard sur les trois romances de ce recueil : une clef d’utilisation nous est fournie par Milán. Ce dernier fait partie de la société de Fernando de Calabria avec don Diego Ladrón et don Francisco Fenollet, qui passent leur temps à discuter de leurs amours et à se taquiner parfois durement sur leurs incartades et malheurs auprès des dames, La référence aux romances est prégnante : en quelques lignes est évoquée la comparaison avec la situation de Durandarte ; trompé en son absence par Belerma avec Gayferos, il décide de quitter la place :
Que por no sufrir ultraje
moriré desesperado.
25Or, si la dame retrouve son premier chevalier, elle portera la devise « Digo mi culpa ». Luis Milán s’était trouvé dans cette fâcheuse situation et en avait fait une glose au villancico suivant :
Desdeñado soy de amor,
Guardéos Dios de tal dolor.
26Don Diego Ladrón l’avait moqué et Milán avait répliqué en attaquant don Diego sur son goût pour les choses de France : d’où l’idée du « mal francés », que ce dernier avait contracté « à la bouche », puisqu’il en parlait sans cesse. Pour contrebalancer ce penchant francophile, il lui propose cet autre romance :
Mala la huvistes franceses
la caza de Roncesvalles
Don Carlos perdió la honra,
murieron los doze pares.
27Là-dessus, don Diego déclare apprécier ce romance, mais rappelle la trahison de Canelón et la défense héroïque de don Roldán, Oliveros et Durandarte ; il ajoute malicieusement :
Bien parece que le sois amigo en la glosa que hicisteis a su romance que dice : Durandarte, Durandarte que si gana os toma de cantalle, aquí tengo una muy buena vihuela y damas que os escucharán que están en visita con Doña María mi mujer.
28Milán toutefois ne lâche pas prise et propose d’en chanter un autre ensuite, contre les héros français. Peu après, don Francisco Fenollet fait remarquer le danger qu’il y a à introduire le loup dans la bergerie en la personne d’un bon musicien, leur rival en amour. Mais don Luis paraît chez les dames après qu’un page de don Diego a porté le message de bon accueil ; s’il souhaite venir, il pourra chanter :
Nunca fuera caballero
de damas tan bien servido.
29À quoi Milán répond courtoisement par ce villancico :
Si amores me han de matar
agora ternán lugar.
30La valeur de Milán est proclamée par don Diego lui-même – nous relate Milán trente-six ans après – dans un distique qui est une parodie manifeste16. Naturellement les pouilles reprennent de plus belle17.
31Dans ces conversations de salon, certains romances et villancicos reviennent plus souvent Mais Milán s’applique à citer et à utiliser presque tous les genres. L’explication du romance Triste estava muy quexosa, la triste reyna troyana provient aussi du Cortesano. Auparavant, dans la troisième journée, une simple allusion vient citer La gina gala, la gala gineta, surnom donné à don Diego, « mayordomo de la gala gineta ». Milán pourra chanter à nouveau Sospirastes Baldovinos, et Juan Fernández parodier Fontefrida en s’adressant à don Diego Ladrón :
Fuente fría, fuente fría
fuente fría sois señor
pues atravesais con hombres,
donde hay damas de primor.
32Les parodies en effet ne manquent pas : Sospirastes Baldovinos sert à taxer les dames de jalousie. À Los comendadores por mi mal os vi, Juan Fernández répond avec esprit :
Mas pesar he de vos Conde,
pues no soys para envidiar
en armar las cortesanas,
damas para farsear18
33C’est là un usage que l’on retrouvera dans le Quichotte19
Les romances dans les invenciones
34Dans la quatrième journée du Cortesano de Luis Milán, il s’agit de discuter du thème de Troie et d’examiner des projets de fête sur le sujet, avec un sarau. Après moult pouilles entre pages et servantes, Luis Milán devra lire ses propositions sur la Chasse de Troie, à la prière de la reine Germaine. Se présentent tour à tour les couples célèbres : Paris et Hélène, Troilus et Polixène, Hector et Andromaque, Correbe et Cassandre, qui dialoguent ; puis viennent Énée et Créüse, Priam et Hécube ; le tout est composé en coplas de pie quebrado, qui constituent néanmoins une relation épico-chevaleresque de cette chasse où sont évoqués d’autres éléments des événements troyens.
35Le récit de Milán provoque encore la jalousie de Joan Fernández, qui met le poète au défi d’organiser avec lui le lendemain soir au palais une mascarade qui suivra son récit et où il promet de se distinguer. Suivent disputes et plaisanteries qui s’arrêtent sur l’ordre de don Ferdinand, car le succès de la mascarade est en jeu. Entre-temps on célébrera les fêtes de Mai avec une « Invention » de la Fontaine du désir où Miraflor de Milán (don Luis) a le premier rôle et dialogue avec Deseo. Enfin, après un tournoi de Grecs et de Romains où la cour de Valence crut que le sol s’effondrait et où nul n’entendait le signal d’arrêt des combats donné par le trompette, parut Apollon jouant de la cithare, accompagné de Syrinx qui chantait aussi suavement qu’Apollon jouait ; la musique et le chant firent cesser les combats. Puisque le tournoi évoquait les Grecs et les Romains, les romances qui suivront reprendront les malheurs des héros de la guerre de Troie ; chaque héros aura son romance : Priam, Hector, Pâris, Troïlus, Énée, Agamemnon, Ménélas, Ajax Télamonide, Achille et Diomède, qui alimenteront ensuite les conversations. Il s’agit de créations propres de Luis Milán, qui représentent un courant lettré et dont nous trouvons déjà trace dans El Maestro, mais uniquement dans le romance consacré aux lamentations d’Hécube. On remarquera que la plupart des romances recueillis ou travaillés par nos vihuélistes ont pour objet des lamentations ou des alarmes sous différentes formes.
36Nous rechercherons désormais si l’ensemble de ces romances tient compte de ce qu’on appelle l’ethos des modes et de quelle manière, en analysant brièvement chacune des mélodies.
L’ethos des modes dans les romances
37Le romance de la Triste reyna troyana joue la convention humaniste qui retient ce qu’elle peut du fameux « ethos » des modes grecs : la tonalité-modalité du romance est un UT majeur transposé qui correspond au cinquième ton, soit le ton lydien propre à la matière de Troie, avec un chromatisme sur le mot « quexosa ».
38Con Pavor recordó el moro commence sur le deuxième degré du premier ton, en cadençant sur un plagal ou deuxième ton, puis il emprunte au cinquième lydien en descendant et repart sur le deuxième, mais dans un chromatisme qui le fait se confondre avec le sixième hypolydien, puis de son point cadentiel il redémarre bizarrement en transposant, grâce au SI bémol, la mélodie vers ce qui est un RÉ mineur premier mode via le septième mixolydien : ces mutations lui confèrent une incertitude tonale et modale propre à exprimer la peur et le qui-vive ; il essaie de trouver un difficile repos en alternant le sixième et le premier mode dans la seconde partie du romance – encore un dièse descendant indique-t-il les « pesares » – ; la résignation finale s’exprime en premier mode, celui de l’équilibre.
39Pour Sospirastes Baldovinos, la brillance s’obtient par des séries chromatiques dans les accompagnements du chant. D’abord dans une indécision du mixolydien, par repos sur la tierce, et qui s’établira sur le cinquième ton lydien grâce aux altérations sur la clausule, pour revenir ensuite au septième ton initial (mixolydien), charmeur mais inquisiteur. « Los moros » sont représentés par deux quintes successives (défendues) à l’accompagnement avec suspension sur le ton de FA (5e mode). Dans la seconde partie du romance – originalité de Milán – Baldovinos reprend le discours initial : « los moros » se trouvent majorisés, mais dans le ton, et la dureté des quintes du 5e mode exprime la difficulté de la vie entre Maures et chrétiens. L’espoir renaît dans la modulation de la seconde partie ; on conquiert victorieusement le sixième mode, puis le cinquième sur la tonalité de FA, et l’exaltation de « todo nos será alegría » passe par la transposition de la tonalité à la quarte inférieure, puis au septième mode mixolydien pour les « justas y torneos » et précisément l’idée de « torneos » nous ramène à la tonalité initiale de repos du sixième mode hypolydien20.
40Ainsi, le Cortesano de Milán est un contrepoint éclatant de ses choix littéraires de 1535 pour son El Maestro. La variété des formes et des styles, du plus savant au plus traditionnel, donne aussi à réfléchir sur un ouvrage qui est le premier à paraître de sa catégorie, alors que l’auteur se classe, comme jadis Encina, comme musicien et poète de cour. Le traitement musical de ses romances prouve qu’il est bien l’auteur de la musique et qu’il y met toute la réthorique musicale du madrigal21 en suivant l’esprit du texte et ses affects, grâce au jeu sur les modes.
Luys de Narváez
41Cet auteur de la génération de Garcilaso de la Vega appartient à la cour impériale : d’abord chez Francisco de los Cobos, et plus tard comme maître des enfants de la chapelle de l’infant don Philippe. Une grande partie de son œuvre intitulée, Los seis libros del Delphin de música22 est d’abord consacrée aux fantaisies et à des transcriptions de messes de Josquin et de chansons françaises favorites de Charles Quint23, dont les modes ou tons sont toujours identifiés, de même que pour les romances, alors qu’il n’en est rien pour les autres pièces espagnoles. Outre quelques villancicos il ne retient que deux romances, qui sont comme des exemples de tradition hispanique : Ya se asienta el rey Ramiro, du sixième ton, dont il accompagne la mélodie, faite de sections qui centonisent en partie par des accords sur les notes rapides et des diminutions ascendantes ou descendantes sur les valeurs longues ; il faut alors un certain souffle pour chanter le romance tel qu’il apparaît avec ses longues tenues et on peut se demander, puisque la ligne de chant est incluse dans la partie instrumentale, si Narváez ne traite pas plutôt son romance comme une matière à gloser, ainsi qu’il le fait pour les villancicos. En revanche, sa version de Paseávase el rey moro, d’un quatrième ton déclaré, met mieux en valeur la voix par la sobriété de son accompagnement24.
42Les autres mélodies hispaniques sont exploitées d’abord pour leur valeur thématique simple qui permet au vihuéliste de montrer son art de la Diferencia, de même que dans Conde Claros, Si tantos halcones, Guárdame las vacas, Y la mi cinta dorada, Con qué la lavaré ou encore Arded coraçón arded.
Alonso de Mudarra
43Pour cet auteur, les choses sont encore différentes. Élevé chez les ducs del Infantado, il s’est trouvé dans une ambiance lettrée. Il a pu accompagner Íñigo López de Mendoza en Italie en 1529, lors du couronnement de Charles Quint à Bologne. Il évolue dans le milieu ecclésiastique et justement en 1546, au moment où paraissent ses Tres libros de música en cifra para vihuela à Séville chez Juan de León, il vient d’obtenir une chanoinie à la Santa Iglesia Catedral de Séville, poste non négligeable pour qui connaît la puissance économique et sociale de la cathédrale. Il est au contact de compositeurs renommés comme les deux Guerrero, Fernando de las Infantas, el Maestro de los maestros, et il connaît les ouvrages de Morales. Sa collection est très variée et témoigne de son passage en Italie, avec des fantaisies, des tientos, mais aussi deux romanescas, trois pavanes et trois gaillardes, un répertoire religieux servant d’abord à gloser (Josquin, Févin) et les Diferencias sobre el Conde Claros. Le troisième livre est consacré au chant accompagné : motets de Willaert, Gombert et Pedro Escobar ; des musiques pour des extraits célèbres de Virgile, Ovide et Horace pour pratiquer la grande prosodie latine ; puis trois romances bibliques qui attirent notre attention, car c’est une veine peu fréquente et qui affleure récemment dans le Romancero. Certes, Mudarra a choisi la voie ecclésiastique, mais cela ne justifie pas tout. Avec prudence, il mêle un thème évangélique à deux romances de l’Ancien Testament25.
44Ses choix littéraires reflètent les goûts d’un homme d’église respectueux de sa fonction, mais sensible à la tragédie du peuple élu et à son expression musicale. Une méditation spirituelle de Jorge de Montemayor sur le mystère de l’Incarnation, dans une tonalité brillante de MI majeur, autant dire un septième mode authente mixolydien transposé, rappelle la joie de l’antienne de Noël Puer natus est. Dans la seconde partie on oscille naturellement entre les cadences sur LA et MI éventuellement sur la même note de chant. Le chant est sobrement accompagné par des accords qui soulignent l’importance de chaque syllabe, comme une facture d’ancien motet.
45Alonso de Mudarra s’intéresse aussi à la première stance des Coplas a la muerte de su padre de Manrique, Recuerde el alma dormida, en premier ton avec modulation au vers quebrado. Le récit est sobre, psalmique, sur notes répétées avec un faible ambitus de quarte diminuée avec arrêt et péroraison sur le mot « callando », intéressant, sur le chromatisme dominant cette quarte, qui représente la mort inattendue.
46Les textes choisis sont en général mélancoliques : le malheur, le désespoir, la vie qui s’enfuit, la jalousie infernale sont les thèmes principaux de la chanson de Boscán, d’un sonnet à la mort de la princesse María, sur l’amour impossible, et l’impossible remède que recherche Garcilaso dans son sixième sonnet ; Pétrarque, Sannazaro et d’autres italiens complètent le panorama des pièces en hendécasyllabes.
47Le traitement musical des sonnets distribue de façon assez récitative la mélodie entre les quatrains et les tercets ; toutefois, comme dans le sonnet 272 de Pétrarque, il est plus madrigalesque sans cesser d’être déclamatoire. Le style musical des sonnets pour Mudarra est proche d’un « recto tono » avec une simple cadence en fin de vers : tout l’intérêt repose sur le contrepoint de la vihuela. Cependant, le sonnet de Garcilaso Por ásperos caminos he llegado mérite un traitement exceptionnel : la mobilité mélodique des deux quatrains, soutenus par des accords arpégés ou plaqués alternant avec quelques petits ornements, et des jeux harmoniques dans le cinquième ton. Pour les tercets, le discours est suivi jusqu’à la péroraison des derniers mots26.
48Quant aux villancicos, ils appartiennent au Cancionero Musical de Palacio27 pour certains, comme Dime a do tienes las mientes ; d’autres sont traditionnels ou connus par d’autres chansonniers : Si me llaman, ou Gentil cavallero. D’autres encore reprennent la forme plus simple des zéjeles, comme Isabel perdiste la tu faja, ou sont écrits en portugais comme Si viniesse e me levasse, présent déjà chez Gil Vicente28.
49Il semble que dix ans après les premières collections, il soit de règle d’exhiber ses talents dans les divers genres musicaux, sans qu’on puisse discerner une justification d’usage ou de fonction précise. La collection de Mudarra s’adresse, d’une part, aux lettrés ecclésiastiques mais tout autant, d’autre part, aux personnes qui tiennent salon. La part italienne est relativement importante, les auteurs comme Garcilaso qui pratiquent le nouveau style font aussi bonne figure et méritent un soin équivalent.
50L’écriture de Mudarra est plus dense et son usage de la dissonance plus libre. Il s’intéresse à une agilité qui puisse dominer à la fois les « tons grégoriens » et le chromatisme, notamment dans la Fantasía que contrahace la harpa de Ludovico.
Enríquez de Valderrábano
51Il est au service de don Francisco de Zúñiga, comte de Miranda, et déclare avoir mis douze ans à composer sa Silva de Sirenas, éditée à Valladolid en 1548 par Francisco Fernández de Córdova, ce qui la rend contemporaine du Maestro de Milán. Pédagogue, il indique les degrés de difficulté de ses œuvres, qu’il organise par rubriques. Pour Valderrábano, la musique règne sur et en toutes choses et peut parfaire l’être humain. En cela, il est dans la ligne des disciples humanistes d’Orphée.
52Il divise sa collection en sept livres : d’abord des œuvres de contrepoint, dont deux fugues pour comprendre le fonctionnement de l’écriture à trois voix, et des pièces de l’Ordo missae. Dans le second livre, à la suite de motets à quatre voix de différents auteurs franco-flamands, commence une série de vingt-quatre pièces espagnoles, et tout d’abord trois histoires bibliques qui sont autant de romances : Historia de como Mathatias llora la destruyción de Jerusalem, Historia de como el profeta Helias huyó por el desierto et Historia de Judith quando siendo viuda degolló a Holofernes.
53Les trois romances sont classés dans le premier degré de difficulté. Le dernier a une conclusion latine : « Laudate Dominum nostrum ». Après une série de villancicos – ou déclarés tels par l’auteur –, il y a un Soneto a manera de ensalada contrahecho al de Cepeda intitulé Corten espadas afiladas, malas lenguas et dont la version polyphonique vocale se trouve dans le Chansonnier de Medinaceli A. Puis, après quatre villancicos, vient un soneto : Ruggiero qual sempre fui, fragment d’une octave de l’Arioste. Après quatre autres villancicos, dont l’un est en fait une canción, nous trouvons, sous le nom de romance, Los braços traygo cansados (un villancico), Arded coraçón, arded puis Ya cavalga Calaynos et deux autres villancicos (La bella malmaridada et Dónde son estas serranas) cités ultérieurement par Salinas dans son De musica libri septem29.
54Pour Valderrábano, les dénominations des formes sont imprécises : les motets sont des œuvres en latin sur des versets des offices grégoriens ; les fantaisies peuvent être composées sur un thème connu (5e livre) ; les villancicos désignent des chansons en espagnol ou en catalan très déformé ; il y a aussi des zéjeles traditionnels : des pièces dans le style d’Encina30, mais anonymes, ou encore la canción castellana glosée (certaines sont plus des thèmes variés que de véritables chansons). Dans le livre III, outre les motets de Lupus, Verdelot et Ortiz, se trouvent différentes canciones, la plupart en italien, de Verdelot et d’Arcadelt : Valderrábano ne différencie pas le madrigal de la canzone ni de la chanson castillane (canción), laquelle, selon les cas, ne comporte que le thème ou mote sans ses couplets ou bien est complète ; il en est de même pour les villancicos, dont il ne reste que 1’estribillo initial Y arded coraçón, arded.
55Après les chansons italiennes commencent cinq chansons espagnoles dont l’une de Juan Vázquez et les autres d’Enríquez lui-même. Ce livre porte en rouge dans la tablature la ligne de chant, qui ne sera pas jouée mais « cantada en falsete encima », précise-t-il.
56Le quatrième livre est une miscellanée de pièces latines, motets et de chansons de Morales, Josquin, Adrien (Willaert) et Enríquez pour deux vihuelas concertantes : là réside la nouveauté de l’ouvrage ; le cinquième est consacré aux fantaisies. Le sixième reprend des parties de messes, des duos religieux, des « sonetos » qui n’en sont pas (Si tantos monteros), des chansons françaises identifiées par leur premier vers très déformé (Teresica hermana, du troisième degré, qualifiée de canción parmi les chansons françaises), des « sonetos » purement instrumentaux, un villancico (Dichosa fue mi ventura) qualifié de soneto comme beaucoup d’autres pièces qui sont des canciones castillanes. Aussi le mot soneto convient-il pour toutes sortes d’airs à chanter, de coupe hispanique ou italienne ; il peut comporter des paroles, ou un titre et sa mélodie, suivie, peut, à l’instar de celle d’un madrigal, adopter un rythme de danse. En somme, c’est un terme générique pour des formes brèves ; toutefois on ne trouve chez Valderrábano aucun sonnet littéraire mis en musique.
Les romances de la Silva de Sirenas
57Les histoires bibliques ne sont pas d’abord qualifiées de romances, mais sont longuement justifiées par leur argument avec indication des sources dont elles proviennent Par rapport à Mudarra, Valderrábano choisit les histoires qu’il veut conter pour l’édification de ses lecteurs, non sans arrière-pensée d’un double sens.
58Dans la lamentation Ay de mí dice el buen padre sur Jérusalem, détruite parce qu’elle était retournée au culte idolâtre, il est dit que Mathatias, contrevenant aux ordres d’Antiochus, tua le premier juif qui allait sacrifier aux faux dieux. Comment ne pas y voir une allusion au sac de Rome de 1527, qualifiée de nouvelle Babylone, ce qui justifiait a posteriori les exactions des lansquenets de Charles Quint contre le pape, dont les lamentations animent le romance Triste estava el padre santo. Le romance, distribué en quatre quatrains, imite bien le style des lamentations répétitives31.
59Adormido se ha el buen viejo conte la fuite d’Élie au désert par crainte d’être massacré comme les autres prophètes d’Israël (Rois, 19). Dieu le réconforte avant qu’il ne reprenne le droit chemin. Ici nous avons « dos diferencias » d’accompagnement, mais aussi de chant ; la première facile et la seconde « plus difficile », déclare l’auteur. C’est encore un principe déclamatoire avec gloses instrumentales sur le premier, le troisième et le quatrième vers de la première partie, car dans la seconde, chaque vers reçoit son commentaire qui permet de réintroduire la nouvelle intonation32. On pourrait voir dans ce romance une transposition des fuites des luthériens devant les poursuites inquisitoriales.
60En la ciudad de Betulia (Judith, 16) conte le courage de Judith qui se sacrifie pour son peuple et va séduire Holopherne pour ensuite l’assassiner. Comme le romance précédent, il se développe dans un ambitus de quinte et sur le mode de RÉ authente. Mais les deux premiers vers comportent des répétitions fragmentaires ; outre la glose de la vihuela sur les tenues des dernières syllabes, la mélodie avance avec une lenteur majestueuse, respectueuse de la situation. Les cadences s’appuient d’abord sur la tierce (FA), puis sur la seconde (MI), dans le premier vers ; le second revient vers la finale RÉ, par un jeu réthorique figuraliste : en effet la cadence précédente s’arrêtait sur MI second degré du mode, or sur le vers suivant, « La Judich quiso dexar », la mélodie remonte au LA puis redescend au RÉ en « laissant » ou évitant le MI et, tant qu’à abandonner son deuil, selon le romance, autant abandonner le ton et passer en mutation au huitième de SOL, plus coloré. Mais comme ce qu’elle veut abandonner n’est précisé qu’au troisième vers (el luto que avía guardado), elle revient à son mode initial et retrouve l’arrêt sur MI pour guardado, dans la logique du discours ; « del contino sospirar » imite par sa descente hachée les soupirs de Judith, qui sont amplement glosés ensuite par la vihuela. La nouveauté de cette pièce est d’être accompagné d’un verset de psaume d’action de grâce en RÉ plagal.
Les romances chevaleresques
61Los braços traygo cansados (du second degré) est une des trois versions musicales de ce célèbre romance de la mort de don Beltrán. La vihuela y glose discrètement une ligne de chant exprimée en valeurs très longues, où s’étirent excessivement les fins de vers ; en outre des répétitions de fragments, au début et en conclusion du romance, en alourdissent encore l’atmosphère. Vázquez utilise en 1560 la même mélodie de teneur pour sa version polyphonique, en aménageant quelques légères variantes rythmiques non significatives33. Valderrábano fait preuve d’originalité dans le choix de ces romances, tandis qu’il reste plus traditionnel dans le choix de ses villancicos, dont certains sont alors retravaillés en polyphonie vocale par Juan Vázquez, qui était au service de don Antonio de Zúñiga, en 155134.
62Nous remarquons jusqu’ici que les modes les plus courants pour les romances sont les premier et quatrième modes, ce dernier symbolisant le plus souvent l’aspect de lamentation. Si le premier mode est un ton psalmique (dorien et hypodorien) fondamental, le quatrième, hypophrygien, est regardé avec méfiance par l’Église pour son aspect d’incertitude et de mélancolie. Or on s’aperçoit que ce mode « délicat » est justement celui qui préside aux textes de sujet biblique ou mauresque, c’est-à-dire de type méditerranéen à tendance sentimentale. Garcilaso l’évoque comme « lamentable coro del frigio llanto ». Seul Milán fait exception en élargissant sa palette modale.
Diego Pisador
63Lorsqu’en 1552 Pisador publie à Salamanque, avec privilège de 1550 signé Juan Vázquez, son Libro de música de vihuela – titre sobre – qu’il dédie à S. A. Maximilien régent d’Espagne, il indique comme les autres qu’il a travaillé quinze ans pour ce livre, ce qui situe ses débuts à la date de 1535, quand Luis Milán confiait son manuscrit à l’éditeur et trouvait son mécène en la personne du roi Jean III de Portugal.
64Si le titre est sobre, la préface se veut humaniste, exaltant les pouvoirs de la musique, de Linos à Orphée, et réclamant pour sa génération cette trouvaille divine de la tablature qui permet d’apprendre seul ; c’est pourquoi les œuvres sont classées par degrés progressifs de difficulté, en commençant par les pièces à trois puis à quatre voix, pour les déchants et contrepoints, en s’efforçant de varier les genres pour que le disciple se récrée : villancicos castellanos, villanescas, romanescas, canciones, motets de grands auteurs, fantaisies avec éventuellement une voix à chanter, intéressantes en ce qu’elles imitent à toutes les voix certains passages. Il y ajoute en nouveauté huit messes complètes de Josquin. Il estime avoir soigné sa tablature et bien identifié les gloses pour le confort de l’exécutant. L’ensemble est divisé en six livres dont la distribution est surprenante par rapport aux collections antérieures. Le premier livre, consacré aux œuvres les plus faciles, débute par trente-sept diferencias sur le Conde Claros (MI FA RÉ), douze sur Las vacas et une pavane ainsi que Dezidle al cavallero, bref villancico connu sans ses paroles mais avec sa volte. Tout ceci pour se faire les doigts. Puis il propose cinq romances viejos dans différentes tessitures, avec la ligne de chant imprimée en rouge à l’intérieur de la tablature, puis sur portée extérieure (de canto llano) à partir de Paseávase el rey moro, qui paraît être le clou de la série. Pisador a essayé diverses mises en page et types de caractères et, comme il n’était pas satisfait de ses essais pour La mañana de San Juan, difficilement lisible, les caractères de Paseávase el rey moro se sont retrouvés multipliés par quatre, avec une ligne de chant si grosse qu’elle n’échapperait pas à un presbyte moyen : c’était une impression « maison » ; il n’était donc pas question de recommencer pour l’harmonie des caractères.
La tablature de Pisador
65La tablature de Pisador ayant été analysée en son temps par Marc Honnegger, nous nous bornerons ici à constater que les formes musicales pratiquées par Pisador ne diffèrent guère des précédentes, à l’exception de la nouvelle dénomination de endecha canaria attribuée à ¿Para qué es dama tanto quereros ?
Para qué es dama tanto quereros | A cadence : MI LA FA MI |
Para qué es dama tanto quereros | B cadence :DO MI DO SI LA |
Para perderme y a vos perderos | C+A cadence : SI RÉ DO LA FA MI |
Para perderme y a vos perderos | A’ cadence : MI LA FA MI |
Mas valiera nunca veros | B’ cadence : DO MI DO SI LA |
Para perderme y a vos perderos | C+A cadence : SI RÉ DO LA FA MI35 |
66On y note donc une disposition en deux tercets parallèles, avec introduction avant l’entrée du chant et codas sur les MI, qui distribuent les respirations de l’énoncé littéraire.
67Musique traditionnelle sur le troisième mode phrygien authente, propre aux lamentations comme nous l’avons dit. Le Soneto correspond d’abord aux deux premiers vers du sonnet XXIX de Garcilaso Pasando el mar Leandro el animoso, avec répétition du second vers sur la même mélodie : est-ce à dire que pour Pisador un texte en hendécasyllabes à l’italienne peut se décliner deux vers par deux vers en bissant systématiquement le dernier ? C’est possible, car le soneto suivant adopte le même schéma et s’adapte à l’octave du chant amébée de la troisième églogue de Garcilaso, sachant que la répétition peut subir quelque altération rythmique ou mélodique. Sont-ce des timbres spécifiques de ces formes poétiques ?
68Pisador préfère évidemment les villancicos et les villanescas italiennes en mètres courts, à sujet comique sinon coquin. Les villancicos sont pour la plupart ceux qui figurent dans le recueil d’Uppsala pour deux à cinq voix et dans celui de Juan Vázquez, dont il se montre bien le contemporain. On en retrouve certains dans les Ensaladas de Mateo Flecha et déjà chez Gil Vicente.
Les romances chez Pisador
69Les cinq romances viejos choisis évoquent, pour trois d’entre eux, la guerre de Grenade dans ses aspects chevaleresques voire romanesques : A las armas moriscote, La mañana de San Juan, Paseávase el rey moro, qui affirment une fausse commisération envers les vaincus, première manifestation d’une future « maurophilie littéraire » encore sujette à caution. Les deux derniers appartiennent l’un à la geste perdue du roi don Sanche de Castille (Guarte, guarte rey don Sancho) et l’autre à l’univers légendaire catalan du comte Arnaldos (Quien hubiese tal ventura) des mystères de la Saint-Jean. Succès qui conviennent bien à une cour princière.
70A las armas moriscote ne comporte qu’un quatrain ; la version de Fuenllana attribuée par lui à Antonio Bernai va jusqu’à six vers. Manifestement le romance est célèbre, mais c’est un extrait dont on ne sait s’il figure au début ou au milieu d’un récit ; dans une parodie religieuse comme dans une parodie amoureuse on voit apparaître un autre passage non moins célèbre, Mis arreos son las armas, qui figure aussi dans le romance del moro Galván y de Moriana36.
71Évidemment, le vihuéliste a sa part dans l’habillage harmonique et il n’est pas interdit de penser que la cadence finale que répète le dernier vers est un usage déjà savant autour d’une mélodie initiale plus « plate ». La version de Bernal-Fuenllana, si elle a pu partir d’une formule traditionnelle de type « guerrier », a été transformée profondément harmoniquement et mélodiquement : c’est ce qui intéresse Fuenllana en général.
72Dans Guarte, Guarte Rey Don Sancho, Pisador cherche le romance viejo pour dialoguer en imitation avec lui dans une longue introduction, qui mettra en valeur la ligne de chant résolument modale : d’abord harmonisée en LA (ou RÉ) dans une intonation grégorienne (MI SOL LA LA), ce qui fait que l’ensemble paraît se dérouler sous ce mode de LA jusqu’au vers « Un traydor havía salido », qui sera répété exactement pour conclure et qui révèle le véritable mode caché de MI avec la descente incontournable de la mélodie sur « avía salido » (LA SI LA SOL FA MI), ce que se refusait habilement à admettre le vihuéliste, qui jusque-là masquait la vérité des cadences mélodiques. Le mode de MI, même sans la cadence andalouse, est ici encore vécu comme celui du doute, voire de la traîtrise.
73Dans le cas de La mañana de San Juan, Pisador n’est que le transcripteur d’une mélodie assez curieuse, sur laquelle il devient rapidement difficile de placer les paroles : à la limite on a trop de musique pour les paroles, qu’il s’agit donc de répéter habilement. Or, selon la tablature de Pisador, on répétera quatre fois le dernier vers du premier quatrain : Por la vega de Granada. Là encore se joue un double problème : si la mélodie initiale était bien écrite un quatrain, une répétition du vers final eût suffi pour arriver à une conclusion satisfaisante37. Or, ainsi, la mélodie n’a aucun sens, étant composée de neuf phrases dont les quatre dernières sont mal agencées. On ne peut pas, étant donnée la coupe mélodico-harmonique des quatre dernières phrases musicales, admettre le schéma une variation n + une cadence évitée+ un développement b + la cadence finale, car alors la répartition des vers est boiteuse, en supposant que nous complétions le texte à l’aide d’un chansonnier ou pliego imprimé. En effet, le développement b implique qu’on passe à la laisse suivante. Il faut donc poser, après la série 4, 5, 1 bis, 2, une reprise des phrases 3 et 2 bis pour déboucher normalement sur la conclusion, qui répète effectivement le dernier vers. Ainsi on arrive au récit continu : quatre vers plus six vers avec répétition du dernier vers, La version de Sepúlveda fonctionne sur des séries de quatre plus six et un sizain final, construction qui s’adapte à la mélodie ainsi révisée, de bout en bout.
74Pisador, éditeur privé et « amateur », n’avait pas de texte complet convenable ; il a fait des essais d’imprimerie qu’il n’a pas pu ou voulu reprendre ou corriger et, faute d’un texte suffisant, il a omis d’indiquer les reprises, exceptionnelles pour ce genre de forme : une mélodie en boucle, grâce à une cadence altérée provenant d’un intervalle diminué, qui permet de rebondir indéfiniment sur la mélodie de conclusion.
75Paseávase el rey moro lui permet à nouveau de dialoguer avec le chant, qu’il introduit cette fois longuement, ce qui n’était pas le cas pour le romance de La mañana de Sant Juan, Comme la pièce est déjà bien connue, Pisador ne peut que modifier à peine quelques départs du texte et il confie les ornements à la vihuela, refusant catégoriquement de conclure sur sa véritable cadence (MI) ; Narváez n’avait pas de ces scrupules en déclarant la pièce bonnement en quatrième ton.
76Quien huviese tal ventura, mélodie de la mystérieuse histoire du conde Arnaldos qui ne peut renier sa Catalogne natale : complètement en septième mode, donnant cette impression majeure des mélodies catalanes du Chansonnier de Joan Amades, la mélodie adopte une coupe carrée. Une reprise du dernier vers est prévue à l’identique et ce dernier vers est séparé des trois premiers par une petite introduction spécifique qui le met en valeur.
77La variété des romances proposés par Pisador démontre que ce genre l’intéresse particulièrement dans son propos de rassembler, comme il le fait pour les villancicos, un corpus traditionnel mais sélectionné et commenté musicalement grâce à l’art de la vihuela. C’est là, avec les quelques pièces italiennes et françaises du dernier livre, le recueil de diversion des personnes cultivées. Mais souvenons-nous que la partie essentielle de la collection est constituée par les fantaisies, par les pièces religieuses et les messes de Josquin les plus fameuses, de même que par les motets de ses contemporains de la chapelle royale et en Italie : Gombert, Willaert, Mouton, Basurto et Morales.
Miguel de Fuenllana
78L’ouvrage de l’aveugle Miguel de Fuenllana, intitulé Orphenyca Lyra, est considéré par son auteur comme les prémices de son esprit : il les dédie au prince don Philippe, à la cour duquel il réside à cette époque38. Éditée à Séville, l’œuvre l’est peut-être aussi par Juan de León, éditeur de Mudarra et bientôt à Osuna, éditeur de la nouvelle Université, et de Juan Bermudo en 1555, pour sa Declaración de Instrumentos. C’est l’œuvre d’un musicien cultivé qui est très au fait des musiciens espagnols de son temps, mais aussi des étrangers franco-flamands39 et italiens qui ont fait carrière en Italie : il se propose de faire aussi connaître des pièces de dix-sept auteurs fameux, car « on tire toujours profit de la confrontation avec les compositeurs étrangers. » Il n’oublie pas l’instrumentiste et sa progression dans la connaissance de l’instrument : il est le seul à indiquer aussi la possibilité d’utiliser à vide une des cordes du chœur comme bourdon de la note jouée : ainsi les accords sont plus « remplis » ; de même, en cas de besoin on peut baisser d’un ton la sixième corde (au grave). Il se refuse à gloser (ornementer) les compositions qu’il a transcrites pour ne pas les « obscurcir, sauf en coda ou en quelque endroit nécessaire ». Les fantaisies sont destinées à exercer les doigts et si certaines ont l’air de véritables compositions, c’est qu’il a beaucoup fréquenté les bons auteurs, dit-il avec modestie.
79Les six parties de l’Orphenica Lyra couvrent tous les registres musicaux : il revient à l’ancienne division des musiques instrumentales, des motets, comme dans les deuxième et troisième livres, puis des contrepoints sur des plains-chants et des fantaisies sur des fragments de messes. Enfin, le cinquième livre est consacré à la musique profane, dans lequel on apprend l’élégance du jeu dans le chant accompagné et même l’écriture musicale notamment avec les strambotes, madrigaux et sonnets en toscan et en espagnol, avec les villanescas et les villancicos. Il ajoute une sorte de flèche du Parthe qui en dit long :
También se ponen algunos romances viejos por no incurrir en desgracia de los que son amigos de este manjar.
80Il est vrai que le succès éditorial des romances viejos paraît alors bien établi depuis près de trente ans, avec les pliegos sueltos vendus sur les foires mais aussi, plus récemment, avec la parution des premiers Cancioneros de romances et autres Silvas de romances. Mais Fuenllana semble étranger à cette tradition, un peu comme au siècle précédent l’était le marquis de Santillana pour ces productions qui s’adressaient aux gens de peu. Du moins les choisit-il signés de grands musiciens : l’un de Morales (De Antequera sale el moro) et l’autre dit viejo de Bernal (A las armas moriscote), comme s’il refusait la possibilité de composer lui-même des musiques pour ces textes ou s’il refusait l’intérêt des musiques traditionnelles. Il agit de même pour les villancicos, tous signés des meilleurs musiciens du moment : Juan Vázquez, Pedro Guerrero, Ravaneda, Mateo Flecha40 ; il utilise notamment une collection à trois voix de Vázquez et des textes qui tiennent parfois plus du madrigal que du villancico. Pour les sonnets et madrigaux en castillan, dont des poèmes de Garcilaso et de Juan Boscán, ce sont les compositions de Pedro Guerrero qu’il transcrit. Sur le même sonnet de Garcilaso que Pisador – Pasando el mar Leandro el animoso – Fuenllana retient la version de Guerrero, qui traite le sonnet comme un discours suivi et n’a aucun rapport avec l’ébauche de Pisador. Il enrichit sa classification avec le madrigal en deux parties et en octosyllabes et l’estrambote, qui peut être en une ou deux parties et dont les vers sont de disposition et de longueur variables. Le plus souvent, le texte est en italien et d’auteur franco-flamand : Verdelot, Arcadelt, Laurus ; il ajoute une chanson française :
Tan que vivray en âge florissant
je servirey d’amor le dieu puysant
en fayct en dis en chansons y a cors (bis)
fest ma fiansa son cent est mien
se mien est sien (bis)
81Le terme estrambote n’est pas forcément imputable à Fuenllana puisque celui-ci écrit ensuite « canción ». Quant au terme « soneto », il n’est pas circonscrit à la forme strophique non plus : toutes les pièces ou fragments de pièces de Garcilaso sont qualifiés ainsi41. Peut-être doit-on en conclure, et c’est étonnant, que la mode ne serait plus (ou pas encore) en Espagne au chant sur timbre des vers à l’italienne, alors que nous avons des preuves littéraires de cette pratique en Italie avec les stances de l’Orlando furioso : il doit s’agir d’un timbre assez répétitif et ductile pour se prêter à n’importe quel rythme d’hendécasyllabe.
82L’absence de ces timbres modèles chez Fuenllana, et peut-être chez Pisador, contredit La Diana42, où à chaque occasion nous est proposée une pièce de forme variée dont l’auteur précise qu’elle est chantée à voix seule et accompagnée d’un instrument pastoral, à vent ou à cordes. Il n’y en a pas davantage chez les vihuélistes précédents ; en revanche, certains d’entre eux donnent des exemples de gloses ou ornementations possibles à la vihuela et adaptables en partie à la voix43.
83Comme ami de Vázquez, Fuenllana accueille les villancicos traditionnels, dont il a retravaillé la mise en polyphonie, et certains textes plus savants du Cancionero Musical de Palacio aujourd’hui disparus, comme La mi sola Laureola. Fuenllana prépare ainsi l’édition de polyphonie vocale de son ami, qui paraîtra ensuite à Séville.
84Il entre donc dans cette mode de la renaissance du villancico comme « musica hispana » qui doit se faire connaître hors d’Espagne. On remarque dès El Maestro de Milán la présence de ces villancicos – mais modeste et parmi les plus brefs – puis les variations de Narváez sur certaines pièces du Cancionero Musical de Palacio ; enfin, il égale Mudarra pour les pièces italiennes sans dépasser le nombre de cinq. On voit combien chez Pisador et Fuenllana, donc vers 1550 (pour l’édition), le villancico conquiert ses lettres de noblesse pour la poésie chantée alors que les formes italiennes restent à l’état d’échantillons, de même que dans le Chansonnier de Medinaceli. Cette poésie, à quelques exceptions près, n’est pas ressentie comme texte à chanter aussi aisément que la forme cyclique brève du villancico. Ceci ne changera pas au cours des XVIe et XVIIe siècles : lorsque les villancicos seront devenus des citations et des références, on produira les letrillas d’une part et de l’autre des villancicos – ou tonos – qui sont en réalité des romances nuevos flanqués d’un refrain libre plus ou moins développé, à métrique variable ; ce sera le nouveau modèle polyphonique ou de monodie accompagnée.
85Fuenllana choisit trois thèmes moriscos, voire fronterizos, pour les romances qu’il reproduit. Considérons le romance attribué à Morales, retranscrit comme un hommage posthume au maître et une concession au public :
De Antequera sale el moro
De Antequera se salía
Cartas llevava en su mano
Cartas de mensagería.
86Cette version est la troisième du début de ce romance, qui devrait être de peu postérieur à septembre 1410. On constate la traditionalisation du début du romance avec un vers de reprise, alors que les autres versions « arrangées » soit donnent une information sur le temps, soit répètent le vers en variant l’assonance en -í/-a44. Le romance de Bernal A las armas moriscote prévoit la musique d’un sizain là où Pisador ne prend qu’un quatrain dont il redouble le dernier vers.
87Dans Paseávase el rey moro, la « nouveauté » réside dans le traitement en hoquet et nettement répétitif (notes quasi répercutées) du mélisme final, dont la conclusion se veut entrecoupée comme pour imiter la dureté de la prononciation arabo-andalouse du mot « Alhama », Ce romance est transcrit pour la guitare à quatre cordes.
Les ensaladas de Mateo Flecha45
88Transcrire les Ensaladas de Flecha représente un tour de force car toutes les voix sont chantantes ensemble, soit à leur tour soit par deux, avec le système des chiffres rouges pour identifier les lignes de chant ; mais on laisse à la discrétion du chanteur le soin d’entrer à propos et de bien placer son texte quand certaines voix achèvent leur partie au moment où une autre débute. Les aspects de collages traditionnels, comme « citation », des ensaladas paraissent appréciés par Fuenllana, soucieux de transcrire le « difficile des chansons » en retenant justement Jubilate Deo, La Bomba, La Justa, cette dernière étant choisie par Jacques Moderne pour son édition de Lyon.
Esteban Daza et El Parnaso
89Après cette grande collection du temps de Charles Quint vieillissant, l’édition pour vihuela ne reprend qu’en 1575-1576 avec Esteban Daza, à Valladolid. Dédié à Hernando de Habalos de Sotomayor, membre du Conseil Royal, El Parnaso obtient un privilège d’impression pour vingt ans, signé par Antonio de Eraso depuis l’Escurial le 29 juin 1575 ; l’achevé d’imprimer date du 12 avril 1576 sur les presses de Diego Fernández de Córdoba, imprimeur de Sa Majesté, comme pour Narváez.
90Or, ce n’est plus un musicien qui intervient pour apprécier l’ouvrage, mais un lettré fonctionnaire, secrétaire du roi, et la dédicace s’adresse à un autre non moins lettré et haut fonctionnaire. L’ouvrage de Daza est moins ample que les précédents, mais obéit aux mêmes dispositions : d’abord les fantaisies d’apprentissage de l’instrument et des tons, puis quelques motets d’auteurs francoflamands (Créquillon, Maillart, Simon Buleau, Richafort) et espagnols (les deux Guerrero et Basurto). Le troisième et dernier livre est consacré an répertoire profane, qui représente un peu plus du tiers de l’ensemble : il s’ouvre sur l’unique romance de la collection (Enfermo estava Antioco), Il ne s’agit plus d’un romance viejo mais d’un romance savant, si peu connu que Daza inclut les huit strophes qui constituent une version complète de l’histoire d’Antiochus malade d’amour pour sa belle-mère Stratonice et qui est près d’en mourir : thème prisé de la mélancolie et du choix sacrificiel du père entre la vie de son fils et son propre bonheur46.
91La signification des modes, même dans la mixité de toutes les modulations, est donc respectée. Un code simple de sémiologie s’impose finalement, aussi bien dans ce genre ancien et rénové du romance que dans les genres issus du style madrigalesque qui s’appliquent à souligner par tous moyens les affects du texte poétique. Daza, en ce sens, montre un vif intérêt pour cette manière en privilégiant les sonetos de types variés, dont un sonnet de Garcilaso (Escrito está en mi alma vuestro gesto) traité en deux parties et une canción du même auteur, extraite de sa seconde églogue (¡Cuán bienaventurado!), dont la polyphonie vocale est signée Cevallos. Une grande place est laissée aux villanescas de Boscán et à d’autres, anonymes. Daza transcrit des versions musicales de son choix, faisant un florilège des auteurs désormais célèbres : Francisco Guerrero, Cevallos, Juan Navarro, Villalar. Les villancicos sont aussi des poèmes d’auteurs depuis Encina jusqu’au milieu du XVIe siècle, avec notamment des pièces de Juan Vázquez47.
92Les vihuélistes fournissent une vision variée, quoiqu’échantillonnaire, des pratiques musicales et poétiques des salons ou académies littéraires avant la lettre, comme diversion, et des chapelles privées. Ils ne négligent rien de ce qui est moderne et étranger : quelques chansons françaises, pour suivre les modes importées par la maison de Bourgogne et amplifiées par Charles Quint, qui organise sa chapelle de Bourgogne, où des musiciens franco-flamands chantent et jouent leur propre répertoire. La chapelle issue de celles des Rois Catholiques conserve son propre recrutement et son répertoire. Le côté italien n’est cependant pas très actualisé : il répète des textes devenus, si on peut dire, « classiques » de cette littérature. Il s’agit de textes de Pétrarque et de Sannazaro à peu près convenablement retranscrits, ce qui n’est pas le cas pour les chansons italiennes d’origine populaire, probablement écrites en dialecte et de goût parfois douteux. Ce sont peut-être des chansons de théâtre ou de carnaval, mais nous ne sommes pas en mesure d’élucider ce point ici48.
93Peu à peu apparaissent des textes de poètes hispaniques qui ont suivi le courant italianiste sans se préoccuper d’une possible mise en musique de leurs vers. Pour nos vihuélistes, ces textes hispaniques à l’italienne doivent être traités comme le font leurs collègues italiens contemporains avec leur propre littérature. Les poètes ne sont pas toujours nommés, pas plus d’ailleurs que la plupart des musiciens transcrits. Il faut pour cela attendre Pisador, qui identifie les musiciens des messes et motets car cela valorise sa collection. Miguel de Fuenllana, en revanche, le fait autant que possible car il revendique ses propres compositions. Les musiciens sont plus actuels et les Espagnols mieux représentés face aux illustres Franco-Flamands, même dans le registre sacré : Morales, les deux Guerrero, Vázquez voisinent avec Verdelot et Arcadelt, qui ont émigré en Italie, et avec Festa, sans compter l’incontournable Josquin. On y adjoint Willaert, Mouton et Gombert, de la chapelle royale. Daza les identifie et ajoute des pièces de Cevallos, Basurto et Juan Navarro.
94Quant aux villancicos, ils sont toujours anonymes poétiquement (souvent traditionnels) et musicalement, surtout les zéjeles, qui appartiennent à un fonds culturel commun. On écarte dans un premier temps les pièces signées, mais au milieu du siècle celles-ci réapparaissent avec parfois le nom du polyphoniste transcrit ; ce nom ne fait pas défaut lorsqu’il s’agit de Vázquez, eu égard à l’influence de celui-ci et à son amitié avec Fuenllana. Ce bien commun est aussi repris par Flecha dans ses Ensaladas relayées par Fuenllana. Ils étaient déjà bien utilisés par Gil Vicente dans son théâtre. Daza se sert de textes plus nouveaux, d’auteurs, mais anonymes que nous retrouvons soit chez Vázquez, soit dans le Chansonnier de Medinaceli.
95Les romances restent, somme toute, peu nombreux, mais choisis dans ceux qui sont réputés viejos, héroïques ou « mauresques », auxquels les vihuélistes ont fourni parfois la mélodie, comme le fait Milán, et toujours un habillage instrumental varié mais sobre et d’essence modale, sans écarter les mélodies déjà traditionnalisées (anonymes donc) qui obéissent aussi aux lois anciennes de l’ethos des modes. Une exception qui rejoint finalement la démarche de Milán est celle de Daza, créateur probable de sa mélodie et dont le texte peut être complété par la version du Coro febeo de Juan de la Cueva de 1587, chez Juan de León, son quasi-contemporain.
96Nous remarquons une propension au choix de thèmes mélancoliques, de regrets ou lamentations qui mettent en valeur le savoir-faire du musicien dans l’accompagnement du texte et dans le travail éventuel sur une mélodie antérieure : ainsi l’humanisme et la culture de la théorie musicale des vihuélistes se manifestent-ils dans leur habileté réthorique à évoquer le climat et les affects d’un texte déjà traditionnalisé et propre à servir de référence sérieuse ou comique aux situations vécues par celui qui le cite ou le chante. Il prédispose aussi le chanteur ou l’auditeur aux affects évoqués, comme il arrive à Calixto avec Mira Nero de Tarpeya, lorsqu’il noie son chagrin dans l’horreur du récit où Néron, comme Mélibée d’abord, se montre sans pitié ; de même don Quichotte applique au pied de la lettre Mis arreos son las armas et va chercher Montesinos, Belerma, Durandarte et les autres au fond d’une grotte et plus encore de ses rêves. Et rappelons-nous les usages qu’en fait la société de Germaine de Foix à Valence sous l’égide de Luis Milán. Donc, malgré leur petit nombre par rapport à celui d’autres pièces, les romances constituent plus que toutes les autres pièces, un univers de référence courtois mais adopté par toutes les classes de cette société : nous n’en voulons pour preuve que leur succès éditorial49.
Notes de bas de page
1 Terme proposé par l’auteur pour traduire vihuelista (joueur de vihuela). L’instrument n’a pas d’équivalent en France.
2 Francisco Salinas, De musica libri septem, Salamanque, 1577.
3 Esteban Daza, Libro de música en cifra para vihuela intitulado El Parnaso, Valladolid, 1575-1576.
4 Enríquez De Valderrábano, Libro de Música de vihuela intitulado « Silva de Sirenas » [Valladolid, 1547], éd. partielle de Emilio Pujol, Instituto Español de Musicología, Barcelone, 1965.
5 Jorge de Montemayor, Los siete libros de La Diana, Saragosse, 1570.
6 Juan Vázquez, Recopilación de sonetos y villancicos a cuatro y a cinco voces [Séville, 1560], dans Higinio Anglés Pamies (éd.), Barcelone, Instituto Español de Musicología, coll. « Monumentos de la Música Española » (4), 1946.
7 Luis Milán, El cortesano, Valence, 1561 (réédition, Madrid, 1874).
8 Luis Milán, Libro de vihuela intitulado El Maestro [Valenda, 1535-1736], éd. Ruggero Chiesa, Milan, 1994.
9 Luys de Narváez, Los seys libros del Delphín de música para tañer vihuela [Valladolid, 1537-1538], éd. Emilio Pujol, Instituto Español de Musicología, Barcelone, 1945 et 1971.
10 Pour plus de détails sur cette forme poétique, voir Antonio Sánchez Romeralo, El villancico, Madrid, Credos, 1969.
11 Alonso de Mudarra, Tres libros de música para vihuela [Sevilla, 1546], éd. fac-similé de J. Tyler, Monaco, Chanterelle, 1980 ; éd. d’E. Pujol, Instituto Español de Musicología, Barcelone, 1949, transcription pour guitare de Graciano Tarrago, Madrid, 1972.
12 Francisco Guerrero, Canciones espirituales y villanescas, Venise, 1589. Au sujet des deux premiers auteurs cités, on se reportera à l’étude de Danièle Becker, « Deux aspects de la chanson polyphonique en Espagne. Le Chansonnier d’Uppsala et La recopilación de sonetos y villancicos », dans J.-M. Vaccaro (éd.), La chanson à la Renaissance. Colloque du Centre d’études supérieures de la Renaissance (Tours, juillet 1977), Luynes, Van de Velde, 1981, pp. 275-293 (cité J.-M, Vaccaro [éd.], La chanson à la Renaissance).
13 Diego Pisador, Libro de música para vihuela [Salamanque, 1550-1552], éd. fac-similé, Genève, Minkoff, 1973. Étudié par Marc Honegger, thèse complémentaire d’État publiée dans Dictionnaire de la musique : les hommes et les œuvres (2 vol.), Paris. Bordas, 1970.
14 Miguel de Fuenllana, Libro de música para vihuela, Séville, 1554 (réimpression, Genève, Minkoff, 1981).
15 Il s’agit du manuscrit autrefois conservé à la bibliothèque du palais des ducs de Medinaceli à Madrid (sous la cote 13230).
16 « Señoras, he aquí a Orfeo/que yo lo querría más feo » parodie en effet « Para mi me lo querría, madre mía/para mí me lo querría. »
17 Un peu plus loin, Milán veut redresser les erreurs sur Roncevaux : la trahison de Ganelon n’est pas l’essentiel, selon lui ; c’est l’erreur française contre la vérité espagnole représentée par Bernardo del Carpio, défenseur du territoire contre les visées carolingiennes. Le romance revu par lui apparaît dans sa totalité, mais il ne figure pas dans son anthologie musicale. A-t-il été créé après coup ? Ou la musique du cycle de Bernardo ne l’a-t-elle pas intéressé ?
18 On pourrait ajouter l’exemple du romance du marquis de Mantoue : « Dónde estás que no te veo, / dónde estás pintura mía / Vuelve que verte deseo / si estás en la morería. » Juan Fernández utilise ce procédé également avec sa dame en réécrivant quelques vers d’un sonnet burlesque sur Héro et Leandre où la dame n’est plus « Héro » mais « Néro(n) » et, évidemment, regarde les désastres qu’elle a produits ; avec une certaine amertume, Fernández déclare : « Nunca fuera caballero / de damas tan bien querido / como fue Joan Leandro / de una Hero que no ha sido. »
19 Voir à ce sujet Miguel Querol, La música en las obras de Cervantes, Barcelone, 1948.
20 On pourrait analyser de la même façon Durandarte, Durandarte. Le romance commence apparemment dans l’hypolydien avec cadence sur le second degré, qui l’affirme, puis on module aussitôt vers la quinte du ton, ce qui équivaut à revenir au lydien, cinquième ton (brillant sur « buen cavallero probado », grâce aux dièses de la clausule). Les reproches voilés s’expriment dans une modulation bémolisée à l’accompagnement qui souligne la brillance suivante du ton des reproches affirmés pour revenir au sixième mode hypolydien initial en en égrenant tous les degrés, comme ceux d’un bonheur perdu. Dans la seconde partie, Durandarte le prend de haut : il module et transpose à la tierce, vers le septième mixolydien authente, puis sur l’expression « si yo mudança hice » il amorce son retour au mode initial qui rappelle la trahison et l’insolence de Belerma : son désespoir final se traduit par la descente complète du mode devenu septième et non plus sixième, désespoir viril et fort qui contraste avec les insinuations du sixième hypolydien de Belerma.
21 On pourra consulter à ce sujet Léopold Silke, « Le madrigal italien », dans J.-M. Vaccaro (éd.), La chanson à la Renaissance, pp. 255-274.
22 Valladolid, Diego Fernández de Córdova, imprimeur royal, 1538.
23 On pourrait citer Mille regrès et Je veux laisser mélancolie.
24 La mélodie s’installe d’abord en hypodorien, deuxième mode, indiquant la majesté relative du roi maure qui attend son messager avec une certaine inquiétude marquée par le mode plagal ; sa douleur finale s’exprime dans la modulation du refrain exclamatif de lamentation, vers le quatrième plagal, ton principal. Nous remarquerons la coupe hispano-andalouse de la mélodie, qui aujourd’hui encore obéit à cette même exposition sur LA pour descendre par des modulations vers une conclusion en MI, même si l’écriture des accompagnements diffèrent sensiblement, car celle de Narváez est savante et non pas populaire ou traditionnelle.
25 Il commence par le thème évangélique Durmiendo yva el Señor, qui affirme sa catholicité. Comme Milán, il traite ce romance en deux parties : pour la dignité du texte, il est en premier mode avec une hésitation entre la teneur à la quarte, plus ancienne, et celle sur la quinte, plus usitée ; les ornements sont modestes, les accords plaqués dominent comme à la fin du XVe siècle. La seconde partie a une introduction en imitation sur laquelle vient se greffer la mélodie principale qui répète les deux premiers vers ; le troisième vers varie très légèrement, l’intérêt n’est renouvelé que par l’accompagnement plus horizontal et plus animé. Le second romance, Triste eslava el rey David, est beaucoup plus déclamatoire : sur ta corde Ml du quatrième ton qui fonctionne à l’ancienne, dans une mélodie descendante, c’est une mélodie de type andalou, voire judéo-andalou, qui ne redoute pas d’affirmer à la basse la cadence LA SOL FA MI à l’instar de « Ay de mi Alhama », mais de façon plus développée, car une véritable lamentation s’établit à la fin, par la répétition des mots « de Absalón » dès la première strophe. Le côté dramatique est établi dès l’abord avec le mélisme qui achève le premier vers sur la dernière syllabe aiguë de « David ». Chaque vers est suivi d’une légère ponctuation instrumentale ; le chant concerte avec son accompagnement discret, mais il pourrait gloser lui-même à chaque fin de vers. Ce romance témoigne d’une technique particulière qui semble plus appartenir à la tradition d’une communauté qu’à une création propre à Mudarra. Pour Israel mira tus montes, la ligne de chant crée dès l’abord une incertitude tonale, encore que le ton de LA domine, mais dans une récitation quasi psalmique et attaquant la mélodie par un demi-ton chromatique ; puis celle-ci s’élève dans tut registre de quarte diminuée qui en indique le profond désespoir et fait redescendre la mélodie à son LA initial, modal (hypodorien), qui a ses chromatismes de cadence. La répétition du vers sur une cadence mélodique plus réduite et qui fait appel naturellement au chromatisme de la sensible, souligne la vaillance des combattants d’Israël. La longue tenue du chant permet à la vihuela une coda sur LA RÉ LA RÉ LA, qui, majorisée en finale (selon l’usage répandu au début du XVIe siècle), lui donne un faux air de sixième mode, ce qui en augmente le dramatisme et l’effet de surprise.
26 Le sonnet de Pétrarque La vita fugge fonctionne différemment car si les deux quatrains suivent la même mélodie, le premier tercet varie mais conclut avec la même cadence en diminution que les quatrains et répète des fragments de vers, tandis que le second tercet s’achève dans une autre tonalité, passant d’abord à la quinte de FA (UT) pour conclure avec de grands mélismes sur un accord de MI majeur qui soutient une note suspensive si audacieuse qu’on a peine à croire que l’auteur en soit Mudarra. Il est probable que celui-ci se borne à reprendre une polyphonie connue.
27 Cancionero Musical de Palacio [s. l., 1490-1525], éd. Higinio Anglés Pamies, La música en la Corte de los Reyes Católicos, Instituto Español de Musicología, Barcelone, 1947.
28 D. Becker,» De la musique dans le théâtre religieux de Gil Vicente », dans Hommage à Paul Teyssier, n° 23 de la revue Arquivos do Centro Cultural Português, [Paris-Lisbonne], 1987, pp. 461-486.
29 F. Salinas, op. cit., traduction d’Ismael Fernández de la Cuesta, Madrid, Alpuerto, 1983.
30 D. Becker, « Una alegoría musical de moros y cristianos en Juan del Encina », dans Emilio Casares et Carlos Villanueva (coord.), De musica hispana et alii. Homenaje a José María López Caló, Saint-Jacques-de-Compostelle, Universidad de Santiago, 1990, t. I, pp. 211-218.
31 En effet, le troisième vers reprend à peu de choses près la mélodie initiale, en l’allongeant un peu, comme pour amorcer des vocalises ou mélismes ad libitum : les trois premiers vers articulent leurs syllabes note à note mais prévoient un allongement des finales accentuées et inaccentuées propre au style méditerranéen. La modalité correspondant d’abord au deuxième mode transposé (L A) qui part de sa quinte inférieure vers la tonique pour y réciter et redescendre à celle du sixième mode (UT, en parcourant l’hexacorde naturel) au second vers ; le troisième reprend l’initiale (LA) ; le redoublement de la cadence diésée de sensible affirme le nouveau point de récitation, qui reprend le même dessein pour le premier hémistiche du quatrième vers et conclut dans un corte digne d’une future seguiriya par une cadence ascendante sur le MI plagal en prenant pour point d’appui l’UT final du second vers tout à fait original, traduisant la tristesse indignée du vieillard. Inutile de dire que la vihuela glose amplement les valeurs longues finales comme le ferait, à sa manière, la guitare flamenca d’aujourd’hui.
32 Il s’agit d’abord de la première intonation psalmique (RÉ authente), qui régit l’ensemble du romance : la première modulation se fait sur la tierce du mode, degré faible mais qui nous introduit dans un récit sur LA, quinte du mode qu’on peut brièvement prendre pour une tierce du cinquième mode (FA à cause de la péroraison de la vihuela entre les deux vers ; or « el cansancio que traia » oblige le vieillard à revenir à son mode initial, sans toutefois changer de note, sauf pour une petite chute (SOL-LA) ; « se couchant au pied d’un arbrisseau », il redescend vers le second degré de RE, que la vihuela commente comme quinte de LA après un chromatisme de la basse sur le tétracorde (RÉ DO SI bémol LA), autant dire de MI transposé, qui est une sorte d’accablement, avant qu’un nouvel effort ne lui permette de revenir au ton initial de RÉ, authente. Les gloses vocales de la seconde partie confirment l’évolution principale de la mélodie, avec une plus ferme insistance sur le cinquième mode à la fin du premier vers du second quatrain.
33 Le romance est en quatrième plagal transposé et ne dépasse pas l’ambitus d’une quinte en comptant la flexe exceptionnelle inférieure sur RÉ. Partant de sa tonique MI, il s’installe par degrés altérés sur la quarte et joue sur un dessin oscillant par les degrés naturels sur « cansados ». Le récit redescend par degrés conjoints le tétracorde du mode (LA SOL FA MI) pour osciller encore sur le demi-ton supérieur (MI FA MI) sur rodear avec une tenue sur la finale, comme d’épuisement ; une modulation sur la quarte du mode ancien de RÉ, pour « trouver les Français » et la déception finale s’expose dans un premier mouvement ascendant, par les degrés naturels, comme un paroxysme pour le dernier vers, qui répète le nom de Beltrán comme dans un souffle sur la finale avec une clausule par le RÉ inférieur. On trouve une parenté légère de dessin avec la fin de la mélodie de Paseávase el rey moro qui s’achève, on s’en souvient, sur le même mode de MI. Ya cavalga Calaynos est pour sa part en premier mode authente, mais avec une montée pentatonique qui en marque l’ancienneté. Le second vers est une réponse sur un dessin parallèle d’abord, puis en miroir pour revenir à la tonique ; le troisième vers emprunte au mode de L A (deuxième ton, hypodorien) et le tout s’achève par une répétition d’une ligne pentatonique en RÉ. C’est la seule version connue d’un texte curieux, où le présomptueux Calaynos s’en va défier les pairs de France à la cour de Charlemagne sans savoir ce qui l’attend. Finalement, ce mode est censé être majestueux et glorieux, selon son ethos de « nouveau dorien ».
34 Juan Vázquez, Villancicos y canciones a tresy a cuatro voces, Osuna, 1551.
35 Du point de vue métrique, c’est une sorte de quatrain monorime constitué par deux décasyllabes, un octosyllabe et un décasyllabe ; mais la mélodie, à laquelle il s’adapte, le tranforme par le jeu des répétitions de vers en sizain où seuls sont répétés les décasyllabes, mais où l’octosyllabe (vers 3 occupant la position y) se chante sur la même mélodie que la répétition du second vers, à quelques variantes rythmiques près, mais sur le même nombre de notes !
36 Ce romance existe donc en deux versions musicales dont les premières intonations ont quelques ressemblances mais qui ensuite diffèrent considérablement : toutes deux ont une finale en RÉ premier mode martial avec emprunt au FA plagal (6e mode) et des modulations harmoniques dans la version Fuenllana-Bernal ; cette version offre des parallélismes important de vers à vers : si elle s’arrêtait au quatrième vers, on aurait conclu sur le FA (5e mode) comme on avait commencé (5e - 6e modes). Or les deux derniers vers qui forment le sizain dérivent sur le ton de RÉ en affirmant la cadence de sensible finale, si abruptement qu’il s’agit bien d’un romance d’auteur. En revanche, la version choisie par Pisador est beaucoup plus simple (sur un quatrain) ; reproduit-elle encore une tradition orale ? Elle est déjà intéressante par sa conclusion en RÉ encore plus inattendue que chez Bernal-Fuenllana, mais finalement plus naturellement amenée : on entre après l’introduction de la vihuela indiquant le sixième mode où se meut le romance presque jusqu’à la fin – avec un parallélisme étroit des phrases musicales – rythmique comprise : A, B, A’, B’ ; la répétition du dernier vers cadence finalement de FA vers RÉ.
37 On part du premier ton de RÉ pour aller sur une cadence intermédiaire sur la tierce (d’où sixième ton de FA) qui ne fait qu’annoncer un intervalle diminué (symbole d’un mode altéré : moro [FA MI RÉ DO #] au deuxième vers) sur lequel on insiste en répétant la note et en cadençant rapidement sur le sixième degré du mode de RÉ (degré faible comme le troisième) pour revenir sur la cadence antérieure aggravée par une fausse relation FA DO #, clin d’œil à la descente altérée précédente ; puis, comme il faut conclure., on retourne parles voies normales au ton de RÉ initial modal ; LA SOL FA Ml RÉ DO # RÉ. Mais là ne s’arrête pas le discours, et le côté « maure » revient de plus belle : cette fois on va pousser le chromatisme vers la quinte de mode de RÉ (LA SI bémol SOL # LA), avec un petit hoquet SOL # LA. La tablature se contente de répéter inlassablement le vers « por la vega de Granada » ; or, la mélodie revient à sa phrase de conclusion avec une harmonisation qui permet d’enchaîner une variation sur la première phrase qui conduit à celle de la mélodie du deuxième vers, « al tiempo que alboreaba », pour revenir comme en boucle à la conclusion.
38 Ses amis lui adressent les pièces liminaires de louange en espagnol et en latin : elles sont signées Benedito Arias Montano, Martín de Montesdoca, Juan Quirós, prêtre, et Juan Zumeta, « patricien de Séville ». Fuenllana déclare avoir passé beaucoup de temps à préparer son ouvrage, mais sans préciser davantage. Son privilège d’impression date du 11 août 1553, contresigné par Juan Vásquez : il est valable quinze ans.
39 D. Becker, « De l’apport flamand de la musique espagnole du Siècle d’or », conférence prononcée au Festival de Saintes de juillet 1986.
40 Mateo Flecha, Obras de canto [1547-1557], permiso de imprimir de P. Pujol.
41 Le manifestent O más dura que mármol a mis quejas (primera pars) et Tu dulce habla ¿en cuya oreja suena ? (secunda pars). Les autres pièces sont soit des fragments de pièces, soit une strophe de sept vers (a a b a b c c) dont le dernier est bissé, formant ainsi une octave. Il y a aussi une autre octave : Amor es voluntad dulce y sabrosa. Ce n’est pourtant pas un modèle de timbre pour chanter les octaves, mais un poème traité selon sa propre force déclamatoire.
42 D. Becker, « Le concert des voix et des instruments dans le roman pastoral et les nouvelles sentimentales de l’Espagne du Siècle d’or », dans J.-M. Vaccaro (éd.), Le concert des voix et des instruments à la Renaissance. Colloque du Centre d’études supérieures de la Renaissance (Tours, juillet 1991), Paris, Centre national de la recherche scientifique, 1995, pp. 619-630.
43 C’est le cas de Milán et de Narváez.
44 Notre version est plus proche de celle de Velázquez de Ávila. Quoi qu’il en soit, la mélodie rapportée par Fuenllana entretient des parentés avec les textes d’esprit fronterizos ou moriscos, notamment dans la formule initiale, qui semble une « centonisation », déjà rencontrée dans La mañana de San Juan (MI MI MI MI FA MI RÉ DO#) ; le jeu rapide des chromatismes ascendants et descendants autour de la note pivot, MI, teneur évidente du mode de LA ; au troisième vers la mélodie s’anime, toujours dans les règles de montée par les dièses et descente par les naturelles, ce qui lui donne toutefois une allure d’incertitude ; de même, pour arriver à la finale, le quatrième vers, qui repart de la teneur, montre l’effort du messager et l’importance du contenu ; il parcourt les degrés en descendant dans un mouvement qui évoque d’abord la version de Mira Nero de Tarpeya et ensuite le villancico Si me llaman a mí llaman : il s’agit donc, à nouveau, d’un cas de centonisation.
45 M. Flecha, Seis ensaladas [Praga, 1582, édition posthume], éd. H. Anglés Pamies, Barcelone, Biblioteca Central, 1955.
46 Le romance est sobrement traité ; chaque note du chant est soutenue d’un accord puis, vers le troisième vers, le débit et les finales sont légèrement ornés à la vihuela, tandis que le chant tient sa note. Enfin, la finale du quatrième vers répète le dernier mot en ornant la mélodie vocale tandis que la vihuela marque ses accords et contrepointe un peu la descente vers une cadence de quinte diminuée qui nous laisse en suspens et porte en elle le dramatisme du texte. La mélodie se contourne de plus en plus, ainsi que son harmonisation, de telle sorte qu’on est réellement incommodé par cette maniera, en accord avec la teneur du texte : la conclusion interrogative et « lamentable » rappelle un peu celle de « ¡Ay de mi Alhama ! ».
47 La chanson française est représentée, pour mémoire, par deux pièces dont l’une est de Créquillon, mais sans leurs paroles, probablement incompréhensibles pour Daza et la plupart de ses lecteurs potentiels ; elles n’existent que pour leur valeur musicale et culturelle.
48 Il peut s’agir de textes glanés avec leur musique lors de rencontres avec des musiciens, voire des comédiens, ou lors de voyages par la fréquentation de personnels d’ambassade ou de la nonciature, d’Espagnols mélomanes en poste en Italie et de retour en Espagne. Sur les liens de la musique et du théâtre, on se reportera à deux articles de l’auteur : « Musique et théâtre dans la péninsule Ibérique de la fin du XVe au milieu du XVIe siècle », dans Irène MAMCZARZ (éd.), Dramaturgie et collaboration des arts du théâtre, Rome, Leo Olschki, 1988-1995, pp. 103-120 ; et « Allégorie du théâtre ou théâtre d’allégories ? Les Ensaladas de Mateo Flecha », dans I. Mamczarz (éd.), Les premiers opéras en Europe et les formes dramatiques apparentées, Paris, Klincksieck, 1992, pp. 95-115.
49 On pourra compléter cette étude paria lecture d’un autre recueil de vihuéliste : Luis Venegas de Hinestrosa, Libro de música en cifra para arpa tecla y vihuela [Alcalá de Henares, 1557], éd. H. Anglés Pamies, La música en la corte de Carlos Quinto, Barcelone, 1944. On se reportera également au mémoire de diplôme d’études supérieures présenté par l’auteur en 1958 à la Sorbonne : Le traitement musical des romances dans les chansonniers du XVIe siècle (inédit), ainsi qu’à son Anthologie de « romances », Paris, 1969.
Auteur
Université Paris IV - Sorbonne
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