Conclusion
Les caractères spécifiques du détroit de Gibraltar antique et médiéval
p. 381-396
Texte intégral
1Les noms affectés au détroit de Gibraltar sont une bonne entrée en matière pour conclure les réflexions menées au sein de cet ouvrage qui se sont efforcées de construire sa personnalité géohistorique. Dans le monde islamique, les dénominations les plus courantes témoignent de l’unité des deux rives, soumises à une même domination : al-zuqāq (« voie étroite ») et al-maǧāz (« traversée »). Dans le monde chrétien, les expressions sont beaucoup plus variées : outre Herculis columnae hérité de l’antique, fretum Gaditanum, Africanum, fretum / districtum / strictum Sibiliae, détroit de Maroc, districtum Ceuta, plus tardivement strictum Gibeltarre… ; deux types de déterminations y sont associées : l’une, constante, insiste sur l’étroitesse du passage, l’autre identifie le détroit essentiellement par sa rive africaine — point de vue européen — ou par une ville importante située sur l’une ou l’autre rive. Une analyse des raisons géopolitiques, économiques… qui ont entraîné tel choix dans tel milieu donnerait à coup sûr des résultats intéressants, au-delà de l’évidente différence de point de vue entre chrétiens européens et musulmans africains.
2Au-delà de cette remarque liminaire, la personnalité du détroit est difficile à élaborer, pour des raisons historiques et géographiques. Les contributions s’échelonnent sur une longue période allant des premiers temps de l’histoire grecque jusqu’à la fin du Moyen Âge, et cela dans des contextes et des cultures divers : culture des lettrés ou des praticiens du commerce et de la navigation, rapports avec des dominations plus ou moins lointaines, affrontements militaires, etc. D’autre part, les détroits sont des êtres géographiques particuliers, par essence contradictoires : ce sont à la fois des points de disjonction ou de discontinuité et des seuils permettant le passage1. Très tôt après son apparition dans la conscience géographique grecque, le détroit joue à la fois un rôle régional (la disjonction Europe/Asie) et mondial, en tant que point fondamental en vue de construire une image globale de la Terre.
3Pour illustrer cette dynamique complexe entre continuité et discontinuité, entre régional et global, deux options sont possibles. Dans une perspective purement chronologique, on pourrait décrire la façon dont l’imaginaire, les usages pratiques, les constructions théoriques et les élaborations idéologiques s’entremêlent tout au long de la période considérée pour façonner la personnalité multiple et variable du détroit. Outre que cela reviendrait sans doute à résumer l’ensemble des contributions, le risque serait double : celui de l’émiettement, tant les données sont de nature variée et même contradictoire, et celui de la perspective évolutionniste, piège dans lequel tombe encore souvent l’histoire de la géographie. Il est donc préférable de partir de ce qui fait la spécificité du détroit : l’association du global et du local, quitte à mêler les notions de la géographie savante, les documents et les récits renseignant sur la pratique du détroit, les événements politico-militaires et les idéologies justificatrices. Une telle approche tentera de comprendre ensemble deux domaines qu’une historiographie trop spécialisée sépare le plus souvent : celui des faits et celui des représentations. Elle semble particulièrement appropriée pour étudier un être géographique par essence ambigu, parfois même évanescent.
Détroit global
Non plus ultra ?
4Le détroit, pour des habitants de la Méditerranée orientale, se trouve là où le soleil se couche et où le monde plonge dans l’obscurité. La mythologie grecque le constitue comme une frontière entre le monde humain et le chaos. Une glose à la Périégèse de Denys attribuée à Euphorion fait un historique des dénominations des colonnes. Cronos et Briarée renvoient aux temps primordiaux. En construisant les colonnes, Héraklès, héros civilisateur, établit vers l’occident la frontière entre ordre et chaos, entre monde divin et monde humain, marquant ainsi, pour les Grecs, l’entrée du détroit dans l’histoire humaine2. Dans plusieurs de ses célébrations, Pindare rapporte l’impossible accès à l’Océan extérieur aux limites de la condition humaine, thème qui jouira d’une fortune durable, comme l’atteste le célèbre « folle volo » d’Ulysse au-delà de
l’étroit goulet
où Hercule fixa sa mise en garde
pour que l’homme ne passe pas outre3.
5Le mythe d’Hercule marque l’hellénisation des extrémités occidentales de l’œkoumène, mais l’imprécision règne chez les auteurs sur la localisation exacte des colonnes. L’interdiction de franchir le détroit, implicitement niée dans l’Antiquité par la notion de voyages océaniques autour de l’œkoumène, resta pourtant vivante au Moyen Âge, mais elle fut historicisée dans l’ordre du mythe lui-même. Les Bretons descendent de Brutus commandant un groupe de Troyens qui gagnèrent la Grande Bretagne par le détroit. Dès le viie siècle, Isidore de Séville en donne une expression moins affirmative : « Et de là Hercule, une fois parvenu à Gadès, y éleva les colonnes, espérant que là était la fin du monde4. » Comment interpréter « sperans » : cela émane-t-il d’une critique chrétienne transformant le demi-dieu en homme ? Ou bien s’agit-il d’un doute sur l’impossibilité du voyage océanique ? Car, contrairement aux navigations océaniques antiques, les entreprises médiévales furent chose courante, dans les deux sens, et nombre d’auteurs signalèrent la contradiction. Dans son Tesoretto (vers 1270), le florentin Brunet Latin rapporte le mythe mais ajoute que, après la mort d’Hercule, on est allé plus loin que les colonnes5. En réalité, rares sont les textes où l’on trouve une expression détaillée du mythe, car l’évidence de l’expérience s’y opposait fortement.
6Dans le monde musulman, les sources mentionnent un monument qualifié d’« idole » (ṣanam) : une colonne surmontée d’une statue tenait dans sa main une clé, pour signifier soit la fin de l’habitation humaine, soit l’impossibilité d’aller au-delà. C’était sans doute l’interprétation d’un mausolée romain portant une colonne et une statue détruite par ʿAbd al-Muʾmin en 11456. Chez les auteurs arabes, les idoles se multiplient (jusqu’à six chez al-Ḥimyarī) et se déplacent, jusqu’aux Canaries pour al-Idrīsī. La notion fut transmise à certaines sources chrétiennes, dans la Péninsule comme par exemple la Primera crónica general7, ou à l’extérieur comme dans la chronique de Jacopo d’Acqui (vers 1334)8. La Chronica Pseudo-Isidoriana (deuxième moitié du xiie siècle), qui est en rapport avec la chronique d’al-Rāzī et l’Orose arabe, mentionne que la statue n’existe plus. Par l’intermédiaire des traités de philosophie naturelle traduits de l’arabe, la notion bénéficia dans le Moyen Âge latin de l’autorité d’Averroès qui, dans son commentaire au De coelo et mundo, déclare avoir vu l’idole. À l’occasion d’une discussion sur l’étendue de l’œkoumène, le commentateur l’avait mentionnée en relation avec une autre statue elle aussi posée par Hercule, mais en Orient. Ce faisant, il reprenait l’opinion d’Aristote selon qui une mer très étroite sépare la péninsule Ibérique de l’Inde : par l’intermédiaire des naturalistes Roger Bacon, Nicole Oresme et Pierre d’Ailly, la notion exerça une influence décisive sur Christophe Colomb.
7À partir du xiie siècle les colonnes d’Hercule sont très souvent représentées sur les mappae mundi diagrammatiques, où elles sont la plupart du temps au nombre de deux, parfois trois, variation sans doute d’origine syriaque qui existe aussi dans la tradition arabe9. On y observe de même le dédoublement des signes posés par le héros, de telle sorte que les signes gaditans correspondent symétriquement, vers l’est, le nord et le sud, à d’autres autels ou colonnes, certains étant l’œuvre de Liber Pater ou d’Alexandre10. Le poids symbolique des colonnes gaditanes est tel que gades devint nom commun, principalement dans la littérature vernaculaire, et ainsi simple marqueur de limite topographique, comme en témoigne le dictionnaire étymologique d’Huguccio de Pise11.
Symétries œcuméniques
8Ce n’est pas seulement dans l’imaginaire que la symétrie est mise en œuvre pour rendre compte de la situation du détroit et des valeurs qui lui sont attachées, et pour mettre en rapport ces eschatiai avec d’autres parties du monde. La géographie hellénistique, avec Ératosthène, attribua au détroit un rôle important dans la structuration de l’image de l’œkoumène. Le savant d’Alexandrie plaça en effet les colonnes d’Hercule sous le parallèle de 36o qui constituait l’axe médian de sa carte, sur la même ligne que Rhodes et que la grande chaîne du Caucase qui traverse l’Asie d’est en ouest. La géographie ératosthénienne, fondée sur la mesure, abandonnait ainsi la légende, mais faute de données sur la topographie et le peuplement de l’Afrique du Nord et de la péninsule Ibérique au voisinage du détroit, il ne localisait pas précisément les colonnes et laissait dans l’ombre les alentours de ce marqueur. Ainsi, les situations respectives du promontoire sacré, de Gadès et du détroit lui-même, restaient incertaines. Ses successeurs durent combler ce vide en se confrontant à des contradictions difficilement surmontables, et aboutirent à des solutions diverses.
9Cette vision du détroit mis en relation avec le reste de l’œkoumène n’est pas limitée à la géographie « scientifique ». Le parallèle de Rhodes est utilisé aussi bien par Ptolémée que par Artémidore et Pomponius Mela. Le détroit d’autre part est signalé comme point remarquable dans les différentes circumnavigations, réelles ou imaginaires, rapportées par les auteurs. Arrien prête à Alexandre le désir de démontrer pratiquement qu’il est possible de naviguer sur l’Océan extérieur12 ; Pline affirme que
depuis Gadès et les colonnes d’Hercule tout le littoral occidental de l’Hispania et des Gaules est navigable. L’Océan septentrional a été parcouru dans sa majeure partie sous les auspices du divin Auguste13.
10Cette conception s’appuie sur une caractéristique majeure de la géographie « scientifique » grecque : la recherche de la symétrie. Si, comme le font presque tous les géographes antiques, l’on considère que l’œkoumène comporte quatre grands golfes qui, par des passages étroits, communiquent avec l’Océan (le golfe Persique, la mer Rouge, la Méditerranée et la mer Caspienne), alors le monde habité tout entier reçoit une structure simple qui autorise des associations pouvant paraître incongrues, mais destinées à durer.
11Un naturaliste lector d’astronomie à Bologne, dans la seconde moitié du xve siècle, Johannes de Fundis, résume ainsi une telle conception d’ensemble héritée de la géographie antique et passée par le filtre d’Aristote et des commentateurs arabes :
Les mers que nous parcourons s’appellent mers méditerranées, parce qu’elles sont situées au milieu de la surface des régions de la terre découvertes par les eaux, que les mers Méditerranées furent engendrées par une sorte de rupture de la terre dans la partie occidentale, qui de nos jours est désignée par le nom de « strictus Zibilterre », et ce striptus est comme une porte par laquelle on va des mers méditerranées vers la mer Océane. […] Et non seulement ces mers se trouvent dans la partie nord-ouest, mais aussi en d’autres lieux, bien sûr dans la partie sud-ouest on trouve une certaine mer méditerranée appelée mer Indienne, dont la porte (ou plutôt le lieu d’où on sort de la mer Océane) est d’une très grande largeur, et est tournée vers le sud, de telle sorte que l’entrée dans cette mer se fait du sud vers le nord, alors que l’entrée dans notre mer se fait d’ouest en est, et que la porte en est située dans la partie occidentale. Une autre mer méditerranée se trouve aussi située dans la partie sud-est, et appelée mer Rouge, dont la porte est aussi d’une très grande largeur, à l’opposé est située vers le sud, se parcourt du sud vers le nord, et ne peut pas être traversée d’une de ces mers vers une autre, mais seulement par la mer Océane14.
12Peu importent les localisations imprécises de ces mers « méditerranées » du sud-ouest et du sud-est. L’orbis terrarum est ainsi organisé par un système de seuils qui permettent la communication avec l’océan extérieur, mais non pas entre chaque mer. Dans cette image structurée, fermeture et ouverture se conjoignent. Le « strictus Zibilterre » est l’une de ces « portes » ouvrant sur l’extérieur : c’est une autre caractéristique du détroit global des géographes.
Seuil d’un espace de parcours
13L’effet de la symétrie sur la construction du détroit va très loin. Étant donné le rôle des détroits dans cette structure, ils peuvent être considérés comme un ensemble aux caractéristiques semblables. Pour Artémidore qui met Gadira sur le même parallèle que les colonnes, le détroit est un chenal étroit, semblable en cela à l’Hellespont et au Bosphore. Cette analogie entre les deux portes de la Méditerranée, à l’ouest et à l’est, parcourt toute la géographie tardo-antique et médiévale. Elle est présente dans l’Ora maritima d’Aviénus. Certains voyageurs médiévaux, réels ou imaginaires, décrivant la Méditerranée qui est le cadre de leur expérience, associent les deux passages, et l’un de ces voyageurs présente même le détroit comme le point de départ d’un voyage œcuménique15. À vrai dire, dans les innombrables descriptions de la Méditerranée faites par les géographes, la mention du point d’entrée impliquait nécessairement la considération de l’ensemble de l’orbis terrarum : « Le détroit de Gadès, qui tient son nom de la cité, là où le seuil de la grande mer est ouvert par l’océan », selon Isidore de Séville16. Ce schéma de pensée où le détroit est un transitus (« passage »), un hostium (« entrée, porte ») se manifeste dans tous les genres. Dans la géographie savante, par exemple dans une description de mappa mundi des années 1130, on lit :
Le passage de l’Hispanie à l’Afrique, près des îles gaditanes, est le détroit de Gadès, par où on entre dans la mer appelée Tyrrhénienne, et par celle-ci en Italie17,
ou dans le Tesoretto de Brunet Latin18. Dans la géographie pratique : les portulans primitifs comme le De viis maris de Roger de Howden (fin du xiie siècle) et le Liber de existencia riveriarum pisan (ca 1200), qui reflètent l’expérience des croisés et des marins, voient le détroit comme l’ingressus, la porte d’un espace de parcours s’étendant jusqu’à la Terre sainte : « Ceux qui veulent aller par la mer en terre promise doivent pénétrer par une de ces entrées, et par les ports qui se trouvent entre elles », selon le De viis maris19. Pour l’auteur d’un récit rapportant une expédition de croisade septentrionale (1189),
à l’extrémité du détroit marin, dans la partie la plus lointaine, commencent de très hautes montagnes ; ces terres montagneuses sont appelées « Agummera » ou « Barbaria » ; elles s’étendent jusqu’à La Mecque, où fut enterré Mahomet20.
14Un portulan du xve siècle porte en titre : « Chompasso a mostrare a navichare da uno stretto a l’altro21. » Une expression parfaite de cette vision itinéraire est donnée par un pèlerin norvégien, le franciscain Mauritius, qui définit l’espace méditerranéen comme un ensemble de distances exprimées en milles : « et ensuite, c’est-à-dire depuis le détroit, toute cette mer est divisée en milles22. » De même, parmi bien d’autres exemples, la description du monde élaborée par un héraut portugais au début du xve siècle :
Et ce détroit (Istrictum) commence entre les deux villes déjà citées [Gibraltar, Ceuta] et la mer Méditerranée s’étend de là jusqu’au royaume de Jérusalem23.
15Sur les cartes marines24, qui offrent au regard la partie du monde centrée sur la Méditerranée, mais qui, très tôt, ont étendu la représentation aux côtes atlantiques, il n’y avait pas de raison de souligner quelque réalité topographique que ce soit. Il est donc rare que le détroit y soit le centre de l’une des roses des vents qui constituent l’armature de ces cartes. Néanmoins, il est toujours situé à la même latitude qu’Alexandrie, ce qui est généralement expliqué par l’ignorance de la déclinaison du nord magnétique par rapport au nord géographique. En vérité, cette conclusion n’a jamais été démontrée dans le détail, et l’on pourrait aussi bien soutenir que cet axe a été construit parce que les deux points revêtaient une importance symbolique particulière : le détroit comme accès à l’espace méditerranéen, Alexandrie comme emporium des marchandises d’origine orientale. Ainsi, le choix des éléments déterminant la structure des cartes marines ne serait pas d’ordre strictement topographique, mais serait adapté à une conception dynamique de la Méditerranée fondée sur la pratique du commerce à longue distance. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que, dans les portulans, le détroit n’occupe pas une place privilégiée ; dans le premier d’entre eux, le Compasso de navegare (xiiie siècle), la description des littoraux commence au cap Saint-Vincent, pointe extrême de la péninsule Ibérique, et se termine un peu après Ceuta après avoir fait le tour de la Méditerranée : le détroit y perd toute personnalité propre. On est tenté de mettre en rapport ce type de représentation avec l’usage toscan, dans les milieux savants aussi bien que chez les praticiens du commerce, de définir le détroit par l’appellation « strictum Sibiliae » ou « stretto di Sibilia ». Bien que la cité andalouse ne soit pas située sur la côte et, par là, ne fasse pas à proprement parler partie du détroit, c’est une donnée d’ordre purement économique qui le définit, étant donné le rôle commercial de la cité de Bétique. Le résultat est au fond semblable à une définition implicite dans la géographie antique (Artémidore, Pomponius Mela, Ptolémée, Marcien) : Gadeira étant sur le même parallèle que les colonnes, il s’ensuit que le détroit est sur toute sa longueur un chenal étroit, et dès lors on peut concevoir qu’une cité importante, où les navires relâchent, définisse le détroit.
Des Abbassides aux Mérinides : pivot de la domination universelle
16Dès les débuts de leur expansion, la Méditerranée a constitué pour les musulmans un horizon de conquête. Des traditions, remontant au Coran ou à un compagnon du Prophète, soulignent l’ambivalence de la mer. Se rebellant contre la volonté divine, elle se refuse au parcours des serviteurs d’Allāh, à l’inverse du golfe Persique, ce qui traduit, dans l’ordre du mythe, les difficultés rencontrées lors des premières conquêtes faute d’expérience de la mer. Mais, dans la sourate de la caverne, l’histoire de Moïse, de Josué et du serviteur d’Allāh al-Ḫaḍir, parvenus au « confluent des deux mers », s’il est légitime de la rapporter au détroit de Gibraltar en identifiant les lieux mentionnés avec Ceuta et Algésiras, produit une sacralisation de l’extrémité occidentale de la Méditerranée. C’est là en effet que Moïse, cherchant la « voie droite », reçoit l’explication des actes en apparence insensés du serviteur. La sourate, fort célèbre, a pu servir à légitimer la conquête de al-Andalus en associant le parcours maritime et la recherche spirituelle. Cette dimension a certainement joué dans le contexte du jihad hispanique, notamment à partir du moment où les chrétiens, au xiie siècle, reprennent le contrôle de la mer.
17La politique des Almohades à l’égard du détroit se comprend dans cette perspective. Le califat de Marrakech, éloigné des origines orientales, devait, pour justifier ses prétentions à l’universalisme, se rendre maître de la Méditerranée, et la première étape était la mainmise sur le détroit. La conquête omeyyade elle-même, selon plusieurs traditions, aurait été voulue par le calife omeyyade al-Walīd, l’objectif ultime étant le triomphe universel de l’Islam. La volonté de reprendre le programme ancestral incombant au califat passait par la maîtrise du détroit, préalable à la conquête de al-Andalus et à la réunification de mamlakat al-Islām, ce que traduit, d’une certaine façon, la fondation de Gibraltar (1160) comme pivot de l’entreprise almohade.
18Le récit du voyageur Ibn Baṭṭūṭa regagnant sa ville natale dévoile une autre manipulation de l’espace du détroit, à une époque où le rêve de l’unité califale s’est depuis longtemps évanoui et où le titre suscite des rivalités entre Nasrides et Mérinides. L’expérience telle qu’il la rapporte témoigne d’une crise de la riḥla (« récit de voyage »), cette pratique de nature mystique des savants musulmans, en réponse au désordre issu de la multiplication des souverainetés (la fitna qui est la cause profonde de la décadence des souverainetés, analysée par Ibn Ḫaldūn dans la Muqaddima). Le voyage initiatique vers un centre mystique qui dévoile l’ordre caché du monde subit chez Ibn Baṭṭūṭa une inflexion vers la recherche de la diversité. Mais sa description de Gibraltar qui venait de subir le siège d’Alphonse XI montre que le centre s’est métaphoriquement déplacé à la périphérie. Le fait de tenir Gibraltar, la « montagne de la conquête » ou « de l’ouverture », était un élément fondamental de la légitimité des Mérinides, à un double titre que souligne l’emploi du mot fatḥ, la « conquête » ou l’« ouverture » pouvant être interprétée aussi bien, dans un sens mystique, comme « illumination ». Dans ce contexte, la « maquette » installée dans la salle d’audience du souverain mérinide selon Ibn Baṭṭūṭa joue un rôle non seulement pratique, mais aussi mystique, puisque dans un poème composé peu après la fondation de la ville le mont est assimilé au Sinaï : les extrémités occidentale et orientale de la Méditerranée sont ainsi également valorisées comme lieux de la présence divine, et reliées par le rêve de la conquête universelle.
Détroit local
19Examinons maintenant les caractères du détroit en tant que tel, indépendamment des constructions œcuméniques de la géographie et des idéologies justificatrices de la domination universelle.
Séparation/continuité
20Le détroit est le point où, selon la géographie descriptive antique et médiévale, tant chrétienne que musulmane, l’Afrique (ou la Mauritanie) et l’Europe (ou l’Espagne) sont divisées, séparées, ou même coupées l’une de l’autre, selon le vocabulaire expressif parfois utilisé. Ainsi dans l’épopée Africa de Pétrarque, Pompée s’arrête à l’océan (« Qua labor ambiguus ventum pelagique Columnas / Verberat Herculeas ») et Pétrarque commente : c’est la nature elle-même qui interdit le passage (« Hic ubi non vis ulla manu mortalis, at ipsa / Omnipotens adversa aditum Natura negabat25 »).
21Il ne faut toutefois pas exagérer l’impression de limite absolue que les textes littéraires ou géographiques attribuent souvent au détroit, en décrivant d’ailleurs les deux monts opposés et en donnant des dimensions en longueur et en largeur reprises de la géographie antique. C’est une illusion due aux nécessités de la description du monde qui a nécessairement recours à des lignes et à des points faisant fonction de séparation pour mettre en ordre l’espace en vue de son intelligibilité. En fait, l’étroitesse de cette séparation maritime entre Europe et Afrique entraîne qu’il y a de part et d’autre des échanges continus. Des anecdotes tirées du mythe exemplifient la continuité, adaptée aux conditions historiques : Hercule a pu conduire les troupeaux de Géryon en construisant une chaussée, Alexandre a édifié un pont. Répandue dans le monde musulman, cette dernière légende exprime au mieux la dialectique de la séparation et de la continuité du point de vue des conquérants destinés à se rendre maîtres de l’Espagne et à pacifier les deux rives du détroit : en creusant un chenal, le Bicornu sépare d’abord les deux parties du monde à cause de l’hostilité des populations, avant de construire le pont sur lequel passeront hommes et marchandises. Dans le monde chrétien, c’est l’opposition des cultures qui fait naître l’image des femmes s’invectivant de part et d’autre du chenal, comme chez Ludolf de Sudheim et Félix Fabri.
22Mais ce n’est évidemment pas seulement dans l’imaginaire que la continuité se manifeste, de façon souvent ambiguë. Déjà Strabon soulignait les liens culturels et économiques des villes côtières d’origine phénico-punique, tout en soulignant combien les ressources des arrière-pays étaient inégalement exploitées et combien les modes de vie des populations différaient. L’organisation dioclétienne des provinces associa les deux rives, la Maurétanie Tingitane faisant partie du diocèse d’Espagne. Transmise par Isidore de Séville reprenant le Bréviaire de Festus (« … la Bétique et, au-delà des détroits dans la région d’Afrique, la Tingitane26 »), cette notion sera utilisée, au xve siècle, dans la dispute entre Castillans et Portugais sur le contrôle de l’Afrique du Nord et des Canaries27. Du côté andalou, la disparité ethnique du peuplement musulman entraîna d’abord la péjoration des habitants maghrébins ensauvagés de l’autre « rive » (al-ʿudwa), et cela bien loin du littoral, jusqu’aux Zénètes. La promotion des tribus berbères et leur participation croissante aux combats et au peuplement accompagnèrent en revanche une valorisation des « vertus des Berbères » dans le développement de laquelle les lettrés de certaines villes littorales, notamment Tanger, jouèrent un rôle éminent. Les Almohades l’approfondirent en proclamant l’avènement des Maghrébins comme un nouveau peuple élu, dont la langue cessa d’être méprisée par les élites intellectuelles. Sous les Mérinides, l’idée de la division régionale du détroit parut inacceptable (tout comme aux chrétiens).
23Enfin, c’est aussi dans le domaine de l’économie que le détroit se révèle comme un espace unitaire, désigné dans les documents italiens comme Spagna ou Garbo : Spagna est l’espace soumis à la domination islamique des deux côtés du détroit, même alors que l’unité politique a disparu. Les Italiens, d’abord principalement Génois, avaient d’importantes communautés sur les deux côtés, en relations commerciales avec les Flandres, la Grande-Bretagne et la Méditerranée orientale. Cadix, Séville, Ceuta, et au-delà du détroit, Málaga et Almería jouaient un rôle commercial renforcé par les traités passés entre les Almoravides, les Almohades et les Mérinides avec Gênes ou Pise. Un récit de voyage de la fin du xiie siècle qualifie Ceuta de « cité la plus riche de Barbarie, vers laquelle tous les marchands chrétiens affluent, en transportant leurs marchandises en Afrique », et ajoute : « les Génois et les Pisans fréquentent particulièrement ce lieu28 ». En outre, la présence marchande italienne ou aragonaise ne se vérifie pas seulement par des traversées vers l’Atlantique, mais encore en direction nord-sud, d’une rive à l’autre. Le détroit est ainsi intégré à un « espace circulatoire mondial », pour reprendre, sans trop céder à l’anachronisme, un terme employé à propos de la situation actuelle29.
Théories et pratiques du détroit
24Dans l’Antiquité, la connaissance d’un système très régulier des vents ainsi que des courants dus à la différence de salinité, l’existence d’abris naturels sur les deux rives (Cadix, Baelo, Algésiras, Tanger, Ceuta) permettaient de rapidement passer d’une mer à l’autre en une seule journée, ce qui explique la sous-estimation systématique des dimensions dans les sources anciennes. Les mêmes conditions favorables, par rapport à d’autres détroits, expliquent aussi que celui de Gibraltar ne soit presque jamais signalé comme un lieu périlleux, aussi bien dans l’Antiquité qu’au Moyen Âge. Les seules occurrences, à ma connaissance, se trouvent dans les récits de voyageurs venant du Nord et traversant l’Ostrior (nom donné par les Scandinaves au détroit), sans expérience et sans connaissance des conditions particulières de la navigation. Les navires d’une flotte de croisés venant de basse Allemagne, en 1189, éprouvent une tempête et des vents contraires30. Il en va de même pour les Frisons qui gagnent la Terre sainte en 1217 et subissent pendant plusieurs jours des vents d’est contraires qui les empêchent d’entrer dans le détroit qualifié d’horridae fauces (« terrible gorge »), « où Europe et Afrique, grâce à des montagnes élevées vers le ciel, s’aperçoivent sans peine31 ».
25La physique grecque s’est préoccupée de la formation des mers et des détroits, ainsi que de l’origine des courants. Pour Aristote et pour la très grande majorité des auteurs chrétiens, c’est l’océan qui s’écoule dans la Méditerranée32. Selon Straton de Lampsaque (connu par Strabon qui le critique), la Méditerranée, la mer Noire et l’océan ne communiquaient pas entre eux à l’origine ; le limon apporté par des fleuves abondants provoqua l’exhaussement du fond de la mer intérieure, dont les eaux se déversèrent en débordant dans la mer extérieure. Il serait expédient de rechercher, dans la littérature scientifique arabe et latine, comment le court passage des Météorologiques sur les courants33 fut commenté, et notamment si la géniale théorie de l’équilibre hydrostatique et de son rôle dans l’évolution géologique de la Terre, la formation des mers et des montagnes élaborée par Jean Buridan († 1348) au xive siècle n’a pas été influencée par des commentaires aristotéliciens arabo-latins34. Dans la géographie descriptive latine, la question ne suscita guère d’intérêt, sauf à la fin du xve siècle alors que l’on disposait de la traduction de Strabon. Dans ses Annales omnium temporum, le dominicain Pietro Ranzano interprète le mythe d’Hercule de façon rationnelle :
Cela s’est véritablement passé ainsi. Les collines ayant été séparées, soit par un tremblement de terre, soit par des pluies abondantes […], une ouverture ayant ainsi été faite, les eaux de l’océan, auparavant stagnantes, pénétrèrent dans l’intérieur des terres35.
26Et ayant rappelé les dimensions du détroit d’après la tradition, il ajoute que, selon les marins d’aujourd’hui, la largeur est plus grande qu’au temps de Pline et de Pomponius Mela, ce qu’il attribue à l’érosion, dont les effets seraient encore plus importants « si des montagnes placées de part et d’autre par la nature ne resserraient pas la barrière du détroit [faucium claustra]36 ». Cette explication paraît, jusqu’à plus ample informé, exceptionnelle.
27On observe une grande différence entre les textes de géographie qui, presque tous, reproduisent les thèmes de la limite ou de la coupure, et ceux qui reflètent la pratique réelle de la navigation dans le détroit, sans intervention des lieux communs littéraires. Ces textes du xiie ou du début du xiiie siècle émanent pour la plupart de témoins directs participant à des expéditions de croisade venant d’Europe du Nord37. Ils apportent des renseignements précis sur les dimensions du détroit et sur les conditions concrètes de la navigation. Leur caractéristique commune, au-delà du récit éventuel des difficultés du passage, est d’énumérer des couples de localités qui se trouvent en face l’une de l’autre (« e directo », « ex opposito ») en Europe et en Afrique. Pour le De viis maris qui donne l’exposé le plus complet, Sparte, Tange, Caceruim, Muee, Boloos et Scep en Afrique ont « quasi ex opposito » Becke et Tele (« hec villa est ad introitum districtarum in Hyspania » [« cette ville est près de l’entrée des détroits en Hispanie »]), Dudemarebait, Ieziratarif, Gezehakarera, Iubaltarie, Mertell et Swell38 ; pour le Liber de existencia riveriarum, Spartel, début de la Méditerranée, est face à Tanger, Senar et Bulunie ; Septi, fin du détroit, est face à Algésiras et Gibraltar39. Par leur caractère systématique, ces renseignements reflètent des connaissances répandues dans le milieu des marins hispaniques et maghrébins, à partir d’une pratique du passage d’une rive à l’autre. La perception du détroit qui en ressort est donc toute autre : il apparaît comme un espace parcouru intensément dans tous les sens.
Une frontière ? Affrontements et débordements
28Plusieurs contributions traitent des conflits qui se sont déroulés autour du détroit, depuis la conquête romaine jusqu’au siège d’Algésiras par Alphonse XI en 1342-1344. Il n’est évidemment pas question de les résumer ici, et je me bornerai à en synthétiser les résultats dans une rapide réflexion sur le détroit en tant que frontière entre dominations impériales.
29Depuis les rivalités entre Phéniciens et Grecs dans ce qu’on a appelé le « cercle du détroit », la région a toujours été, en même temps qu’un espace unitaire, une zone de conflits entre influences impériales. À la fin de la République romaine, la visite de César muni de l’imperium au temple de Cadix visait à récupérer le mythe d’Hercule et la légende d’Alexandre, les deux conquérants des extrémités de l’œkoumène, pour justifier, dans les luttes civiles, son opposition à Pompée ; c’est dans l’espace du détroit, à la fois nœud œcuménique et enjeu de compétition politique, qu’il trouva l’élan nécessaire à ses grandes entreprises. Après la pacification définitive de l’Hispania, la puissance romaine sur la rive méridionale chercha à intégrer l’arrière-pays africain, parfois par des déplacements de population d’une rive à l’autre. La conquête musulmane unifia d’abord les deux rives sous une même souveraineté. Cette situation engendra des tentatives répétées de débordement, de projection sur la rive opposée par la création de points d’appui ou de zones d’influence sur la rive nord, comme sous les Mérinides. Il fallut pour cela organiser matériellement les passages maritimes, ce qui impliquait le choix des meilleurs ports, la construction d’arsenaux et de fortifications qui transformaient le paysage du détroit, comme en témoigne notamment la fondation de Gibraltar ex nihilo au moment de la conquête almohade. Ces projections furent même facilitées, à de nombreuses reprises, par le recours de la part des souverains castillans à l’aide des musulmans. Mais ce n’était pas seulement en direction des souverainetés chrétiennes que ces débordements impériaux se produisirent. La rivalité entre les Mérinides de Fez et les Nasrides de Grenade se traduisit par la formation de zones d’influence mouvantes. Du côté chrétien, la situation objective rendait évidemment plus difficiles ces projections, qui n’intervinrent que plus tard, lorsque la Reconquista eut atteint le détroit ; et les prises de Ceuta en 1415 et de Tanger en 1471, toutes deux conquises par les Portugais, signèrent pour longtemps l’implantation d’enclaves européennes en Afrique.
30Espace d’affrontements militaires et de projection, le détroit est une frontière, mais frontière complexe, évolutive, où les dominations opposées furent constamment en relation, pacifique ou, plus souvent, conflictuelle. La lecture des contributions à cet ouvrage suscite le souhait d’une étude sur la perception de cette « frontière » ambiguë (comme toute frontière). Du côté chrétien, on peut commencer à l’appréhender, mais il faudrait évidemment nuancer le tableau en fonction de l’origine des témoins et de la différence des temps. Ainsi, dans le récit du siège d’Algésiras rapporté par la Chronique d’Alphonse XI, le détroit n’est jamais présenté comme une protection, ni comme un obstacle infranchissable : point de vue castillan, d’un participant à l’opération ou qui en avait directement connaissance ; mais la vision des étrangers peut être tout autre. Le pèlerin norvégien dont il a été question plus haut offre à ce sujet un témoignage circonstancié. Il note en 1270 qu’à Cadix la statue d’Hercule tenant dans ses mains une masse et une clé est tournée vers l’Afrique (et non pas vers l’océan), « dans intelligi quod Gades insula sit clavis Hispaniae ex illa parte » (« donnant à comprendre que l’île de Gadès est la clé de l’Hispanie de ce côté-là »). À partir de là, commence la région appelée Beata (lire Betica) par les Anciens, et par les modernes Frontarea, « eo quod frons est christianitatis ibidem contra infideles et ibi oporteat dura fronte barbaricis agminibus viriliter obviare »40 (« c’est là que se trouve le front de la chrétienté, là même contre les infidèles, et là qu’il faut faire barrage aux armées barbares en leur opposant avec virilité un front solide »). Charlemagne parvenu à Gibraltar après avoir conquis toute l’Hispania, y jeta sa lance parce que la mer l’empêchait d’aller au-delà41 : expression imaginaire à la fois de la domination musulmane, et de la légitimité historique de la domination chrétienne.
31Alors que nous aurions spontanément tendance à considérer qu’un détroit est nécessairement une coupure forte dans le tissu spatial, cette opinion n’est pas davantage vérifiée au Moyen Âge qu’aujourd’hui. Comme les autres détroits, celui de Gibraltar est avant tout un lieu de passage, aussi bien dans le sens est-ouest que dans le sens nord-sud, qu’il s’agisse d’entreprises guerrières ou commerciales. C’est un seuil plutôt qu’une barrière, ce qui se constate aussi bien dans l’Antiquité qu’au Moyen Âge. Mais un second caractère lui confère une personnalité spécifique. C’est un marqueur œcuménique, car il est identifié à l’une des extrémités de la partie habitée de la Terre. Étant en rapport avec l’ensemble du globe, il constitue un élément fondamental permettant de structurer l’imago mundi antique et médiévale. Par le jeu de la symétrie, l’Hercule mythique des fines terrae d’occident est nécessairement associé à l’Alexandre légendaire conquérant de l’Orient. C’est sans doute à partir de ce caractère spécifique que, durant le Moyen Âge, des projections impériales ont pu être légitimées par certaines dominations. Le détroit de Gibraltar, par la façon dont l’histoire antique et médiévale l’a construit, met nécessairement en jeu l’universel.
Notes de bas de page
1 Une stimulante modélisation des caractères et des fonctions des détroits en général, à partir de l’exemple de Gibraltar, dans Mareï, Baron Yellès, 2013.
2 « Αὗται δὲ πρότερον Κρόνου ἐλέγοντο στῆλαι, διὰ τὸ μέχρι τῶν τῇδε ὁρίζεσθαι δῆθεν τὴν ἀρχὴν αὐτοῦ· δεύτερον δὲ ἐλέχθησαν Βριάρεω, ὥς φησιν Εὐφορίων· τρίτον δὲ Ἡρακλέους. » (« Auparavant, ces colonnes étaient dites de Cronos, car sa puissance s’exerçait alors jusqu’à ces contrées ; puis on les a dites de Briarée, comme le rapporte Euphorion ; et enfin d’Héraclès ») [ad v. 64 = GGM, t. II, p. 434. Voir Gras, 1992, pp. 34 sqq.].
3 Dante Alighieri, Inferno, chant XXVI, vv. 107-109 : « quella foce stretta / dov’Ercule segnò li suoi riguardi, / acciò che l’uom più oltre non si metta. »
4 Isidore de Séville, Étymologies, XIII, 15, 2 : « Vnde et Hercules, cum Gadibus pervenisset, columnas ibi posuit, sperans illic esse orbis terrarum finem. »
5 « E io, ponendo mente / là oltre nel ponente / apresso questo mare, / vidi diritto stare / gran colonne, le quale / vi pose per segnale / Ercolès lo potente, / per mostrare a la gente / che loco sia finata / la terra e terminata : / ch’egli per forte guerra / avea vinta la terra / per tutto l’uccidente, / e non trova più gente. Ma doppo la sua morte / si son gente raccorte / e sono oltre passati, / sí che sono abitati / di là, in bel paese / e ricco per le spese. » (Brunetto Latini, Il Tesoretto, vv. 1043-1062, pp. 148-150) ; il distingue les colonnes du détroit lui-même qu’il appelle « una rigagna » (« un petit bras de mer ») [ibid., v. 1066, p. 150].
6 On a aussi fait l’hypothèse d’un phare romain (Fear, 1990-1991).
7 « Hercules […] fizo y una torre muy grand, e puso ensomo una ymagen de cobre bien fecha que cataua contra orient et tenía en la mano diestra una grand llaue en semeiante cuemo que querie abrir porta, e la mano siniestra tenie alçada et tenduda contra orient et auie escripto en la palma : estos son los moiones de Hercules. » (Primera crónica general de España, p. 8).
8 Gesta Karoli Magni imperatoris, éd. de Gasca Queirazza, pp. 82 sqq.
9 MacCollum, 2012.
10 Voir par exemple Londres, British Library, Add. 10049, fo 64vo (a. 1172), où l’on voit trois colonnes d’Alexandre et trois colonnes d’Hercule, ces dernières près de l’oraculum Solis et Lunae de la légende d’Alexandre (une reproduction chez Chekin, 2006, p. 451). Sur les colonnes d’Hercule dans la cartographie des mappae mundi, voir Scafi, 2001 (une reproduction chez Chekin, 2006, p. 452).
11 « Et nota quod columpne quecumque sunt posite a viris fortibus in eo loco, ultra quem subiugare non potuerunt, generaliter dicuntur gades a gadibus Herculis vel quia quasi pro sepe et termino posite sunt. » (Riessner, 1965, p. 210). Dans la littérature scientifique, « Gades Herculis » est aussi le lieu où certains placent l’« occident », c’est-à-dire le point où commence l’habitable et à partir duquel les longitudes sont comptées : « Unde aliqui accipiunt a Gadibus, aliqui a monte Atlantis, aliqui a fine habitabili sub aequinoctiali » (Roger Bacon, The « Opus », p. 299).
12 « Il me semble que, pour un cœur généreux, il n’y a d’autres limites aux fatigues que les fatigues mêmes qui le conduisent aux actions glorieuses. Mais si quelqu’un désire savoir quel sera le terme de la guerre même, qu’il sache qu’il nous reste peu à parcourir d’ici au Gange et à la mer Orientale ; vous verrez clairement, je vous l’assure, que la mer Hyrcanienne communique avec cette mer Orientale : car la Grande Mer entoure la terre entière. Et je me fais fort de prouver aux Macédoniens et aux alliés que le golfe Indien communique avec le golfe Persique, et la mer Hyrcanienne avec le golfe Indien. Et du golfe Persique notre flotte naviguera autour de la Libye jusqu’aux Colonnes d’Héraclès ; à partir de ces Colonnes, toute la Lybie située en deçà sera à nous, et pareillement toute l’Asie et les limites de l’empire de l’Asie, celles même que la divinité a donné à la terre. » (« εἰ δέ τις καὶ αὐτῷ τῷ πολεμεῖν ποθεῖ ἀκοῦσαι ὅ τι περ ἔσται πέρας, μαθέτω ὅτι οὐ πολλὴ ἔτι ἡμῖν ἡ λοιπή ἐστιν ἔστε ἐπὶ ποταμόν τε Γάγγην καὶ τὴν ἑῴαν θάλασσαν· ταύτῃ δὲ, λέγω ὑμῖν, ξυναφὴς φανεῖται ἡ ῾Υρκανία θάλασσα· ἐκπεριέρχεται γὰρ γῆν πέρι πᾶσαν ἡ μεγάλη θάλασσα. καὶ ἐγὼ ἐπιδείξω Μακεδόσι τε καὶ τοῖς ξυμμάχοις τὸν μὲν ᾿Ινδικὸν κόλπον ξύρρουν ὄντα τῷ Περσικῷ, τὴν δὲ ῾Υρκανίαν (θάλασσαν) τῷ ᾿Ινδικῷ· ἀπὸ δὲ τοῦ Περσικοῦ εἰς Λιβύην περιπλευσθήσεται στόλῳ ἡμετέρῳ τὰ μέχρι ῾Ηρακλέους Στηλῶν· ἀπὸ δὲ Στηλῶν ἡ ἐντὸς Λιβύη πᾶσα ἡμετέρα γίγνεται καὶ ἡ ᾿Ασία δὴ οὕτω πᾶσα, καὶ ὅροι τῆς ταύτῃ ἀρχῆς οὕσπερ καὶ τῆς γῆς ὅρους ὁ θεὸς ἐποίησε. ») [Arrien, Anabase, V, 26, 1-2].
13 Pline, II, 167.
14 Paris, BnF, lat. 7273, fos 80rb-80va : « Maria autem navigata per nos mediterranea maria vocantur, quia in medio superficiei partis terre discooperta ab aquis situata sunt, quia maria mediterranea fuerunt causata ex quadam terre ruptura facta in parte occidentali, que hodierno tempore strixtus Zibilterre nuncupatur, et est ille striptus prope portam per quam de istis maribus mediterraneis itur ad mare occeanum. […] Et non solum hec maria reperiuntur in parte occidentali septemtrionali, sed etiam alibi, videlicet in parte occidentali meridionali reperitur quoddam mare mediterraneum nominatum mare Yndum, cuius porta sive locus unde exit de mare occeano est maxime latius, et est versus meridiem ita quod ingressus huius maris est a meridie versus septentrionem, ubi processus nostri maris Mediterranei est ab occidente ad oriens, et porta eius est in parte occidentali collocata. Aliud vero mare aperitur mediterraneum in parte orientali meridionali collocatum, et nominatur mare Rubrum, cuius porta etiam est maxime latius, et econtra versus meridiem situatur, et est processus eius a meridie in septentrionem, nec potest transitus fieri de uno horum marium ad aliud nisi per mare occeanum. » L’auteur connaît et utilise le commentaire très répandu de ʿAlī b. Riḍwān à la Tétrabible de Ptolémée ; la notion de l’incommunicabilité d’une méditerranée à l’autre provient d’Aristote, Météorologiques, 353 b.
15 « Et isto parvo brachio maris transito potest iri per terram per totum mundum versus meridiem, ut dixi, si non sunt obstacula. » (Ludolfus de Sudheim, De itinere Terrae sanctae liber, p. 7).
16 Isidore de Séville, Étymologies, XIII¸15, 2 : « Nam Gaditanum fretum a Gadibus dictum, ubi primum ab oceano maris magni limen aperitur. »
17 Hugues de Saint-Victor, Descriptio mappe mundi, p. 145 : « Transitus ab Hispania in Affricam, secus Gaditanas insulas, Gaditanum fretum, unde in mare quod vocatur Tyrrenum intratur, et per illud in Italiam. »
18 « […] vidi per uso antico / nella perfonda Spagna / partire una rigagna / di questo nostro mare, che cerchia, / ciò mi pare / quasi lo mondo tutto, / sì che per suo condotto / ben pò chi sa dell’arte / navicar tutte parte, / e gire in quella guisa / di Spagna infin a Pisa / e’n Grecia ed in Toscana / e’n terra ciciliana / e nel Levante dritto / e in terra d’Igitto. » (Brunetto Latini, Il Tesoretto, vv. 1064-1078, p. 150).
19 De viis maris, p. 194 : « Qui autem per mare in terram promissionis ire volunt, per unum istorum aditum vel per portus qui inter illos sunt intrare oportet. »
20 De itinere navali, éd. de David, p. 638 : « a capite stricti maris in ulteriori parte incipiunt montana valde alta ; et dicitur terra illa montuosa Agummera vel Barbaria ; et durat usque Mecam, ubi sepultus est Maoemet. »
21 Pagnini del Ventura, Della decima e di varie altre gravezze imposte dal comune di Firenze, t. I, p. 199.
22 Monumenta historica Norvegiae, p. 166.
23 Livro de arautos, p. 217 : « […] et incipit dictum istricum inter predictas duas villas [Gibraltar, Ceuta] et durat mare Medium Terrenum inde usque ad regnum de Iherusalem. »
24 L’appellation « carte portulan », inventée par l’historiographie du xixe siècle, est fausse : les portulans sont des textes d’instructions nautiques ; jamais une carte marine n’a été qualifiée de portulan au Moyen Âge ni à l’époque moderne. La précision et la rigueur du vocabulaire étant généralement considérées comme les conditions de l’élaboration scientifique, on s’étonne de voir encore si répandue, par paresse intellectuelle, cette désignation scurrile.
25 Francesco Petrarca, L’Afrique, pp. 48-50.
26 Isidore de Séville, Étymologies, 14 XIV, 4, 29 : « Beticam et trans freta in regione Africae
Tingitaniam. »
27 Défendant les droits castillans au concile de Bâle (1437), Alphonse de Carthagène cite à ce sujet Isidore comme la plus grande autorité « inter antiquos sapientes et doctores qui divisiones terrarum scripserunt » (« parmi les anciens savants et maîtres qui décrivirent les divisions de la terre ») [Allegationes super conquesta Insularum Canariae contra Portugalenses, p. 299].
28 De itinere navali, éd. de David, p. 638 : « opulentissimam civitatem Barbarie, ad quam confluunt omnes Christiani mercatores in Affricam commercia transferentes […] et maxime Ianuenses et Pisani hunc locum celebrant. »
29 Mareï, Baron Yellès, 2013.
30 De itinere navali, éd. de David, p. 639.
31 Quinti belli sacri scriptores minores, pp. 65 sqq. : « ubi Europa et Affrica, montibus erectis in celum, facile conspiciuntur. »
32 Il y a toutefois une exception chez l’Anonyme de Ravenne : « […] fretum Septemgaditanum qui currit de mari Magno Gallicum, quod alii Valeriaco Spanie appellant, mergens in oceano spatiosissimo » (« le détroit “Septemgaditanum” qui court depuis la grande mer Gauloise, que d’autres appellent “Valeriacum Spanie”, plonge dans le très vaste océan ») [Ravennatis anonymi Cosmographia, p. 44].
33 Aristote, Météorologiques, II, 1.
34 Elle est formulée notamment dans ses Quaestiones super tres libros Metheororum Aristotelis ; voir Duhem, 1958, pp. 171-323 ; Gautier Dalché, 2013b, pp. 188-193.
35 Palerme, Bibl. Comunale 3 Qq C 54, fo 37ro, Pietro Ranzano, Annales omnium temporum : « Rei veritas hoc autem habet. Diremptos eos colles vel movente terra, vel diluvio […], atque ita dato aditu, intrasse oceani aquas in terrae interiora, quae antea stagnasse feruntur. »
36 Ibid.
37 De itinere navali, 1189 ; De viis maris, probablement de Roger de Howden, fin du xiie siècle ; Liber de existencia riveriarum et forma maris nostri Mediterranei, ca 1200 ; De itinere Frisonum, Gesta crucesignatorum Rhenanorum, Chronicon d’Emo de Floridus Hortus, 1217.
38 Ces toponymes sont identifiés dans l’édition de Gautier Dalché, 2005, pp. 195-196, sauf Muee (peut-être à rattacher à Caceruim pour former un seul toponyme) et Dudemarebait : cap Spartel, Tanger, Qaṣr Maṣmūda, Belyounech, Ceuta en Afrique ; fleuve Bakka ( ?), Tarifa, Algésiras, Gibraltar, Marbella, Suhayl (Fuengirola) du côté européen.
39 Ibid., pp. 115-117.
40 Monumenta historica Norvegiae, pp. 165-166. Dès la première moitié du xiie siècle, le Pseudo-Turpin du codex Calixtinus, avec un luxe de détails merveilleux, précisait que la statue avait été édifiée par Mahomet lui-même et que la chute de la clé se produirait au moment où un roi né en Gaule aurait rétabli le christianisme dans l’Espagne tout entière, « in novissimis temporibus », ce qui fait entrer le détroit dans l’eschatologie (Historia Karoli magni, éd. de Meredith-Jones, pp. 100-103). Le récit se retrouve dans le Karolellus, version mise en vers du Pseudo-Turpin, et dans la chronique de Jacopo d’Acqui.
41 « Hic et projecit Karolus magnus lanceam suam in mare acquisita tota Hispania, cum propter mare ulterius progredi non posset. » (« Ici Charlemagne jeta sa lance dans la mer, après avoir conquis toute l’Hispanie, parce qu’à cause de la mer il ne pouvait aller au-delà ») [Monumenta historica Norvegiae, p. 166]. Mauritius signale qu’Alphonse X, ayant expulsé les sarrasins de Cadix, édifia une cité « firma et bene murata » (« solide et bien fortifiée »). De façon générale, les récits de voyageurs et de croisés septentrionaux abondent en renseignements non seulement sur la navigation mais aussi sur les conditions des deux rives. L’auteur du récit de l’expédition de 1189 note qu’arrivés à Algésiras dans des conditions météorologiques dangereuses, les croisés se proposent d’attaquer la ville : « In litore autem multos equites et pedites vidimus stare paratos defendere ripam ; sed mulieres ad montana confugere. » (« Nous vîmes sur la côte que de nombreux cavaliers et fantassins se tenaient prêts à défendre la rive ; mais les femmes s’enfuirent vers les montagne ») [De itinere navali, éd. de David, p. 639].
Auteur
École pratique des hautes études, Paris
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