Entre fermeture et ouverture
La dimension symbolique du détroit dans les sources arabes (xie-xve siècles)
p. 329-341
Texte intégral
1Récemment la question du détroit a bénéficié d’un regain d’intérêt manifeste comme en témoignent les écrits de différents chercheurs parus depuis les années 1990. Leurs travaux regroupent deux importantes monographies consacrées à Ceuta par H. Ferhat1 et par M. Chérif2, les actes du second congrès d’Algésiras, Ciudad en al-Andalus y el-Magreb3, publiés en 2002, les recherches archéologiques d’A. Torremocha Silva et l’ouvrage de M. Marín et M. Fierro, Sabios y santos musulmanes de Algeciras4 en 2004.
2Ces recherches ont insuffisamment mis en avant le fait que la zone du détroit constituait une zone clé du contact entre al-Andalus, territoire de culture étatique ancienne et dominé par la culture écrite arabo-musulmane, et le Maghreb, zone relativement acéphale, où prédominait la culture orale et berbère, mais d’où provenait l’essentiel des combattants qui maintenaient l’ordre pour les dynasties d’al-Andalus à partir de la fin du xe siècle. De fait, ce sont essentiellement des Andalous qui ont écrit l’histoire de l’Occident musulman et imposé leur vision du monde, y compris leurs préjugés. En effet, il faut attendre la seconde moitié du xiie siècle et la constitution du califat berbère almohade, pour voir émerger au Maghreb occidental une culture écrite digne de ce nom, où des Maghrébins investissent les différents genres trois siècles après leurs coreligionnaires andalous (corpus hagiographiques, littérature des mérites, chroniques, dictionnaires bio-bibliographiques, etc.). Dans ce contexte, il convient de revenir sur le rôle joué par les lettrés originaires de la zone du détroit et de s’attacher à l’étude de la dimension symbolique que revêtaient les rives et les ports du détroit sous le règne des dynasties berbères. Autrement dit, nous devrons nous intéresser à la manière dont les Andalous se représentaient les Maghrébins et ce à quoi ils les assimilaient.
Al-ʿudwa : le pays des bêtes fauves
3D’emblée il faut souligner l’importance d’un mot, al-ʿudwa (« la rive »), et ses dérivés, dans la mesure où il est révélateur d’une certaine conception de l’espace et au-delà d’une vision hiérarchisée du monde basée sur la façon de se construire, a contrario, des Andalous avec et contre les habitants de la rive méridionale du détroit. Symptomatiquement le manuscrit de la Real Academia de la Historia attribué à Ibn Ḥayyān débute par un titre de chapitre évoquant littéralement « les cavaliers berbères riverains » (al-fursān al-barābira al-ʿudwiyīn5) ; les Maghrébins sont ainsi qualifiés de Berbères et d’habitants de la rive (ʿudwa). Cette appellation péjorative avait partie liée à la mauvaise réputation de brutalité et d’ignorance (ʿudwa), voire de sauvagerie doublée d’un penchant marqué pour l’hérésie. Les Maghrébins n’étaient caractérisés que dans la mesure où ils se situaient d’un point de vue géographique et politique par rapport à al-Andalus.
4En effet, al-ʿudwa peut désigner la région du détroit quand Ibn Ḥayyān évoque Ceuta comme « le port du détroit » (furḍa bilād al-ʿudwa) mais aussi les populations du Maghreb, en appelant les Berbères les habitants du « rivage ». L’auteur andalou qualifie de manière générique des populations éloignées du détroit, comme les Zanāta du Maghreb central identifiés comme des ʿudwiyūn. Par la suite, des auteurs maghrébins, comme Ibn ʿAbd al-Malik6 ou Ibn ʿIḏārī7, reprirent cette expression, probablement en raison du fait que la culture écrite au Maghreb aux époques almoravide et almohade fut importée à partir d’une matrice andalouse. L’expression finit par disparaître avec l’implantation définitive de la culture arabe et la conquête d’al-Andalus par les chrétiens. Dans ce cadre, il est manifeste que le lion, espèce endémique au Maghreb ait symbolisé d’une façon ambivalente les ʿudwiyūn et leurs élites dirigeantes.
5Les témoignages les plus anciens relatifs aux liens étroits entretenus entre princes berbères et fauves remontent à la période almoravide, soit la première tentative de développement de structures étatiques dans la société fragmentée du Maghreb. Le chambellan chargé de faire écran entre les sujets et le souverain ʿAlī Ibn Yūsuf (1106-1143) était connu, d’après al-Bayḏaq, sous le nom d’Ibn Tīzamt8 (« le fils de la lionne »). Si on ne peut écarter l’hypothèse qu’il s’agissait du nom berbère de ce personnage, le fait qu’il ne soit mentionné dans aucune autre source (šuhra [« renommée »] constituée à partir d’un élément du nasab [« filiation »]), semble indiquer qu’il faisait référence à une fonction. Sa présence dans l’ouvrage d’al-Bayḏaq n’est pas étonnante car cet auteur mentionne souvent des termes vernaculaires, arabes ou berbères, que, sans lui, nous ignorerions. Tīzamt serait peut-être une traduction berbère de ḥāǧib (« chambellan »). En arabe ce terme évoque le « voile » séparant le monarque de ses administrés, alors qu’en berbère il renvoie plutôt à la dimension protectrice de l’animal qui défend ses petits. De même, une anecdote rapportée par al-Bayḏaq indique que le souverain almoravide Tāšfīn Ibn ʿAlī lorsqu’il partait en campagne se faisait accompagner par un lion9. Ainsi, les Almoravides, puis après eux les Almohades, avec l’afrāg (« camp califal ») ou l’asārāg (« place du palais dédié aux défilés »), eurent recours pour désigner une fonction étatique à une métaphore empruntée au monde animalier et agro-pastoral. Cette pratique courante à l’époque se retrouve aussi dans le domaine architectural.
6À l’occasion de la prise de Marrakech en 1147, les dignitaires almoravides furent amenés auprès du calife almohade ʿAbd al-Muʾmin qui voulait gracier Isḥāq Ibn ʿAlī, le dernier émir almoravide qui n’était encore qu’un enfant. Un cheikh almohade, Abū l‑Ḥasan b. Wāggāg, interpella alors son souverain : « Holà ! Holà ! Les Almohades ! Voici que ʿAbd al-Muʾmin s’oppose à nous : il veut élever contre nous les petits des lions [firāẖ al-sbūʿa] !10 ».
7Devant un parterre composé d’Almohades, majoritairement originaires du Haut et Anti-Atlas, Abū l‑Ḥasan utilise une métaphore relative au monde animal afin de frapper l’imagination et d’emporter l’assentiment. Il parvient d’ailleurs à ses fins et fait changer d’avis le calife, sa mise en garde soulignant que l’élite dirigeante était associée aux fauves.
8Sous les Almohades et à la différence de la période précédente, le lion ne symbolise plus les membres de l’élite dirigeante, mais uniquement le calife, et, tout particulièrement, ʿAbd al-Muʾmin, le fondateur de la dynastie mu’minide. Un épisode rapporté par les sources montre un lion se couchant à ses pieds. Le lion reconnaît ainsi dans la personne du calife non seulement un être d’une nature similaire à la sienne, pour la force et le courage, mais aussi un être supérieur auquel il doit obéissance. L’une des anecdotes les plus significatives se rapporte à un incident survenu après la conquête du territoire des Ḥammādides par les Almohades. L’ancien souverain de cette contrée, Yaḥyá Ibn ʿAbd al‑ʿAzīz (1121-1152), fut emmené en exil à Marrakech où il vécut une vie oisive agrémentée de parties de chasse aux lions, dans les environs de la capitale. Cette activité était considérée comme digne de son rang et il recevait mille miṯqāl-s pour chaque lion capturé. Il ramenait ensuite ses prises dans une cage de fer au calife pour le divertir. Un jour il amena un lionceau au palais du calife alors que ʿAbd al-Muʾmin donnait audience, l’animal provoquant la panique parmi les courtisans. Seul, le calife resta placide, et, finalement, le lion vint se coucher à ses pieds, suscitant l’admiration de l’assemblée11. L’événement donna l’occasion au poète Abū ʿAlī al‑Ašīrī de composer des vers où la proximité entre l’animal et le calife était soulignée, celui-ci partageant ainsi avec les saints leur domination sur le monde sauvage.
9En effet, dans les Maqamāt al-luzūmiyya de l’Andalou Ibn al‑Aštarkūnī (m. 1143), et plus précisément dans la 41e de ses maqāma-s dénommée al-barbariya (« la Berbère »), il rapporte qu’au moment où enfin le personnage ingénu, al‑Sāʾib b. Tammām, qui est un lettré oriental, met pied à terre au Maghreb extrême, c’est d’abord à Tanger qu’il le fait. En dépit de sa longue expérience de voyageur, il est stupéfait par la langue et le comportement des locaux. Là, par un procédé stylistique usuel, il assimile les habitants de ce pays, c’est-à-dire les Berbères, aux animaux ne vivant qu’au Maghreb (sous entendu par rapport à l’Orient et à al-Andalus), soit les autruches (naʿm) et les bêtes féroces (sibā)12. Ce terme sibāʿ, s’il a pour acception commune celle de bêtes féroces ou carnassières, sens qu’il a dans le Coran, peut également revêtir celui de fauves. Il faut l’entendre de même chez al-Bayḏaq, mais aussi dans le « dictionnaire » arabe-berbère d’Ibn Tūnart (m. 1172) conservé à Leiden et intitulé Kitāb al-asmā’ où sibāʿ est donné pour un synonyme de usūd13 (pl. de asad, « lion » ?). De même, pour Ibn Ṣāḥib al‑Ṣalāt, fonctionnaire du maẖzan almohade, originaire de Beja (Portugal), le lion incarne les Maghrébins en général et les Almohades en particulier, alors que les Andalous et les chrétiens ibériques sont représentés par la colombe (al-ḥamāma) comme le démontre l’anecdote suivante :
Le dimanche matin de l’arrivée de la bonne nouvelle annonçant la victoire, je m’étais levé de bonne heure, comme à mon habitude, pour me rendre au Imi n’Tigwmmi [Porte] de la demeure du calife [à Marrakech], que Dieu soit satisfait de lui, pour siéger avec les ṭalaba de la présence, à l’affût de nouvelles. J’aperçus alors sur le toit de la demeure du calife un chat qui tenait dans sa gueule un pigeonneau dont il s’était saisi. Je lançai alors aux cheikhs andalous qui étaient avec moi : « Dieu est le plus grand ! Ibn Mardanīš, par Dieu, a été défait ! »
Ils me demandèrent : « mais qu’est-ce qui te le fait dire ? » Je répondis : « Ce chat ressemble au lion, or le lion est maghrébin [ʿudwī] et la colombe chrétienne. Donc les Almohades ont triomphé des chrétiens. Ils se sont jetés sur eux comme ce chat s’est jeté sur ce pigeonneau. »
Nous étions encore en train d’en discuter quand apparurent des cavaliers porteurs de la bonne nouvelle au Imi n’Tigwmmi portant les étendards non déployés pris à Ibn Mardanīš14.
10Néanmoins les villes du détroit n’étaient pas toutes assimilées à cet archétype de la sauvagerie qu’était le lion représentant les Maghrébins ; à ce titre, elles ne jouèrent pas le même rôle dans les différents dispositifs narratifs visant à comparer al-Andalus et le Maghreb.
Le triangle Algésiras – Tanger – Ceuta
11Le début de la période mérinide voit s’épanouir le genre dit des maḥāsin al-barbar ou mafāẖir al-barbar (« la gloire, les titres de gloire, les exploits des Berbères »). Ce genre ambitionnait de réhabiliter les Berbères, entreprise globale passant par une réécriture de l’histoire ; or dans ce processus, les personnalités berbères originaires ou ayant vécu sur les bords du détroit jouèrent un rôle fondamental. Entre autres, l’auteur anonyme des mafāẖir al-barbar fit le choix de mettre en avant le souverain de Ceuta, Suqqūt al-Barġawātī15 (m. 1084), ce personnage d’origine servile et berbère ayant été le premier à constituer une cour au Maghreb, en mesure de soutenir la comparaison avec les cours des rois de taifas, en attirant bon nombre de savants de renom.
12Pour ce qui a trait à la vie intellectuelle, chronologiquement, le premier personnage à qui ces « Vertus des Berbères » font référence est Yaḥyá b. Yaḥyá b. Wislāssan al‑Maṣmūdī al‑Layṯī16 (m. 848). Il était originaire des Maṣmūda du détroit, tribu dominant l’espace compris entre Tanger et Ceuta ; sa famille s’installa à Algésiras ; lui-même se forma en Orient et fut considéré comme l’un des premiers à introduire la jurisprudence malikite en al-Andalus. Cette introduction relativement précoce du fiqh en péninsule Ibérique par un natif d’Algésiras est à considérer par rapport au Maghreb extrême et central, où son apparition n’est pas antérieure au xie siècle, le nombre d’oulémas, ou tout simplement des personnes sachant lire et écrire l’arabe, étant alors très limité. C’est d’ailleurs en al-Andalus, en Ifriqīya ou dans les grands centres urbains d’Orient, que les savants du Maghreb central et extrême allaient se former et qu’ils amélioraient leur connaissance parfois rudimentaire de la langue arabe et des classiques de la culture arabo-musulmane. C’est à partir de la fin du xie siècle et surtout au xiie siècle qu’apparaissent des familles de lettrés parmi les Berbères du Nord du Maghreb extrême, tels les Banū Samgūn de Tanger en contact direct avec al-Andalus et Ceuta17. Il faut signaler que Yaḥyá b. Yaḥyá b. Wislāssan al‑Maṣmūdī al‑Layṯī fut l’un des rares hommes de lettres d’origine berbère à qui Ibn H̱allikān (m. 1282) consacra une notice biographique18, ce qui indique la portée de son renom. En outre, des indices concordants démontrent que les Almoravides utilisèrent les services de certaines familles lettrées berbères du détroit, cela peut-être en raison de la précocité de l’implantation arabo-musulmane dans cette région — les lettrés restant extrêmement rares au Maghreb à cette époque. Ce fut en particulier le cas des Banū Samgūn.
13Voici la biographie que consacre Ibn al-Abbār (m. 1260) à Marwān Ibn Samgūn al-Lawātī :
Il étudia auprès des Égyptiens Ibn Nafīs, Ibn Munīr et d’autres. Il assista aux cours du jurisconsulte [faqīh] ʿAbd al-Ḥaqq en Sicile. D’après Abū Muḥammad b. Abī Zayd, il suivit l’enseignement d’Abū ʿAlī, connu sous le nom d’Ibn Midkiyū, le jurisconsulte de Siǧilmāsa. Il eut la charge de guide de la prière, de prédicateur et de mufti à Ceuta. Il se rendit à Tanger, place stratégique des Almoravides, où il exerça les mêmes charges, ainsi que celle de cadi. À ses débuts, il était préposé à faire apprendre les rudiments de la lecture coranique. C’était un récitateur [du Coran], un jurisconsulte et un philologue. Il composait de la poésie, non sans profondeur, ainsi que des sermons dans une langue arabe sûre. Il ne commettait pas de fautes de grammaire dans ses discours. Il mourut à Tanger en 491 [1097-1098]19.
14Il semble que ces lettrés bilingues tangérois aient joué un rôle appréciable dans le processus d’arabisation et d’enracinement du fiqh au Maghreb, tout en servant le pouvoir en place toujours à la recherche d’hommes de plume :
Dans la suite de ʿUmar [Ibn ʿAlī Ibn Tāšfīn], il y avait un esclave portant le voile [à la façon des Almoravides]. Natif de Tanger, il se forma à Séville et était connu sous le nom de Mūsā b. Māfrūḥ. Il avait une calligraphie élégante, une honnête culture générale, ainsi que des connaissances en calcul20.
15En revanche, Algésiras est présentée comme le réceptacle de l’Orient, le lieu où s’embarquent les personnes en quête de sciences et d’où ils reviennent emplis d’un savoir nouveau appelé à se répandre en al-Andalus, comme ce fut le cas de Yaḥyá b. Yaḥyá b. Wislāssan al‑Maṣmūdī al‑Layṯī21 et encore du saint natif de ce port, Muḥammad b. Aḥmad b. Ibrāhīm al‑Quršī al‑Hkšimī, dont la notoriété se répandit jusqu’en Égypte22. Cette réputation peut éclairer le choix d’Abū Bakr Ibn Arabī , l’un des plus éminents lettrés au service des Almoravides, qui choisit symboliquement Algésiras pour jeter à la mer le livre Iḥyāʾ ʿulūm al-dīn d’Abū Ḥamid al-Ġazālī23 (m. 1111). Si Algésiras fonctionne dans les différents dispositifs narratifs comme un réceptacle des influences orientales dès les premiers Omeyyades avec ses intellectuels émérites, il n’en va pas de même de Tanger définitivement assimilée aux Berbères et à leur langue.
16Nulle part on ne le retrouve avec davantage d’acuité que chez Ibn Aštarkūnī ; encore frappé de stupeur, son personnage, le candide al-Ṣāʾib b. Tammām se rend à Algésiras, pressé de rencontrer un peuple, les Andalous, aux mœurs fort civiles. En lieu et place il découvre, à sa grande surprise, des agapes d’hommes voilés mangeant un plat ressemblant à des « pattes de fourmis24 » : l’allusion aux Almoravides, ainsi qu’aux pâtes berbères, couscous en tête, est ici limpide, ce plat symbolisant une culture matérielle différenciée par rapport à l’Orient. De plus ces hommes s’enivrent avec du anzīr. Il s’agit d’une boisson alcoolisée dont les Maṣmūda, d’après al-Idrīsī25, faisaient grand usage et dont la consommation, comme l’asmās, constituait la pierre angulaire des banquets où étaient scellées des alliances et où était affermi l’esprit de corps (ʿaṣabiya)26. Dans cette maqāma, le narrateur est confronté à des hommes étranges qui s’expriment dans un langage incompréhensible. Il est probable que si la dénomination berbère « anzīr » nous est donnée, c’est pour mettre l’accent sur leur étrangeté et leur langage ainsi assimilé à un galimatias. La consonance même du mot, du point de vue adopté par l’auteur, c’est-à-dire celui d’une oreille orientale, avec la présence de la consonne alvéolaire sonore et emphatique [z], phonème propre au berbère, vient souligner leur statut de non-arabe qui rend plus ridicule encore leur prétention à descendre de la prestigieuse tribu-dynastie yéménite des Ḥimyar ; cette prétention étant avancée par l’un de ses étranges interlocuteurs rendus intelligibles pour les besoins de la cause.
17L’auteur, pour le rendre plus efficace, situe son récit dans les deux ports situés sur les rives opposées du détroit, ce qui dénote l’importance non seulement stratégique et militaire de cette zone en ce temps d’unité politique de l’Occident musulman, mais conforte sa place dans les représentations par la forte charge sémantique qui lui était attachée. On retrouve le détroit dans une autre pièce littéraire ayant pour objet le conflit plus ou moins larvé entre le Maghreb et al-Andalus.
18Il s’agit de al-Šaqundī et de sa fameuse épître dans laquelle il fit usage d’un procédé consistant à comparer systématiquement les deux entités, en partant d’un lieu bien situé sur un plan géographique : Tanger27. On a en effet sous-estimé le fait que al-Šaqundī situe son épître à Tanger, à la cour d’un ʿāmil almohade, agent du fisc et de l’État central, de moindre importance qu’un gouverneur (wālī). Dans sa risāla, il vise depuis ce port à mettre en lumière l’impossibilité pour le Maghreb et les Maghrébins de soutenir la comparaison avec al-Andalus28. Or il est frappant que l’auteur ne l’ait pas fait depuis Ceuta, qui, de par son passé brillant, avec un nombre élevé de lettrés, de savants de tout premier plan, et de par ses imposantes infrastructures urbaines, pouvait être comparée aux cités d’al-Andalus. Comme mis en exergue dans le récit d’Ibn Aštarkūnī, on a affaire, d’un point de vue symbolique, à une Tanger berbère et à une Ceuta arabe. En effet, contrairement aux lignages des grandes familles de Tanger, qui restent d’un point de vue onomastique Berbères, comme les Banū Samgūn ou encore celle d’Ibn Baṭṭūṭā, toutes rattachées à la tribu des Luwāta29, les lignages de Ceuta mentionnés dans les chroniques ou dans les ṭabaqāt sont pratiquement tous arabes. Ce qui s’inscrit dans la longue durée étant donné que déjà Ibn Ḥayyān rapporte qu’à Cordoue, au xe siècle, on appelait les Berbères employés comme pages et pour les services militaires les moins nobles, les Tangérois (Ṭinǧiyyūn30). De même pour évoquer la conquête d’al-Andalus, al-Maqqarī, à partir sans doute d’un fragment perdu du chroniqueur précité, signale qu’elle fut planifiée à partir de Tanger car c’était là « la forteresse des Berbères » (qaṣbat al-barbar31).
19Cette empreinte berbère constitue une différence de taille avec Ceuta qui apparaît dès le début comme arabe avec des lignages de son élite citadine strictement arabes, tels que les les Yarbūʿ, les ʿIyyāḍ, les Ġāzī. Pour Ibn ʿIḏārī, auteur de la plus importante chronique relative au Maghreb, l’importance stratégique essentielle de Ceuta résulte de la politique initiée par le calife omeyyade al-Nāṣir, premier souverain de l’Occident musulman à avoir réalisé, bien que partiellement, l’unité des deux rives :
Au cours de l’année 219 [934], l’Omeyyade al-Nāṣir li-Dīn Allāh fit la conquête de Ceuta au Maghreb [al-ʿudwa] qui est située sur la mer du détroit sur la terre du Maghreb [baḥr al-zuqāq min barr al-ʿudwa]. Elle constitue la porte des deux Maghrebs ainsi que la clé des deux Orients. Elle est, semble-t-il, le point de rencontre des deux mers. Elle commande à la terre et à la mer. Elle est la perle de ce monde. […] Le prince des croyants [al-Nāṣir] y déploya ses hommes, y édifia moult bâtisses et la dota d’une enceinte en pierres de taille. Il y installa ses généraux et ses soldats qu’il avait agréés. Elle devint ainsi la clé [pour pénétrer] au Maghreb (al-ʿudwa)32 [sous-entendu permettant l’unité politique des deux rives].
20De par sa position clé dans le processus d’unification entre les deux rives du détroit de Gibraltar, dès le xe siècle, Ceuta attira en son sein de nombreux savants originaires d’al-Andalus mais aussi de Sicile et d’Ifriqīya, constituant un foyer d’arabisation et de diffusion de l’islam sunnite de rite malikite au Maghreb. Signe du rôle majeur dévolu au fiqh et à ses connaisseurs sous les Almoravides, c’était l’un d’entre eux qui, en tant que magistrat en chef, administrait la cité ; quelques familles monopolisant cette fonction, comme les Yarbūʿ, les ʿIyyāḍ, les Ġāzī. Personnage éminent, ʿIyyāḍ (1081-1149) prit le pouvoir au moment où celui des Almoravides chancelait après avoir contribué à remettre les clés de la ville aux Almohades ; il se révolta avant de se rendre et d’être exilé dans le Tādlā. Considéré comme un saint, il fut aussi l’auteur d’un des recueils jurisprudentiels les plus consultés au Maghreb durant toute la période médiévale et après. Si les Almohades utilisèrent les services de lettrés originaires de Ceuta, ils prirent bien soin de ne pas leur laisser sur place le monopole de cette charge, préférant les nommer ailleurs tout en réduisant leurs prérogatives politiques ; ceci ne les empêchant pas de jouir auprès de la population d’une influence morale et d’un prestige social incontestables. Preuve en est, ce fut le petit-fils d’un cadi, fils d’un enseignant renommé lui-même faqīh, Abū l-Qāsim al-ʿAzafī, qui prit les rênes du pouvoir vers 1248, réussissant à y fonder une dynastie qui maintint son indépendance jusqu’en 1320. Précocement, un courant mystique se fit jour en lien étroit avec al-Andalus, la population faisant bon accueil aux figures de proue de ce mouvement qui séjournèrent dans la cité, tels Abū Madyan (m. 1198), Ibn ʿArabī (m. 1240) et Ibn Sabʿīn (m. 1268), et les gouverneurs ; plus tard les souverains indépendants de Ceuta se montrèrent plutôt bienveillants vis-à-vis du soufisme et de ses représentants les plus éminents.
21Ceuta abrita aussi une école de grammaire réputée dans tout le monde arabe, et, de même, sa contribution à la médecine ainsi qu’à l’astronomie furent importantes. L’un des Sabtī les plus célèbres reste le géographe al-Idrīsī (m. 1165) dont les ouvrages, notamment son planisphère, suscitèrent l’admiration. Si le doute subsiste sur l’origine de cet auteur, plusieurs hypothèses ayant été avancées (Levant et Sicile), il n’en demeure pas moins que le berbère qu’il utilise (anzīr, aslilū, yardan nʾtazwaw, aqzīm, etc.), soit celui des Maṣmūda, semble conforter cette déduction, cet idiome servant alors de koinè au Maġrib al-Aqṣā. En outre, Ibn H̱allikān consacra une notice biographique au poète sabtī Abū l-Fatḥ ʿAlī b. Muḥammad, n’hésitant pas à citer assez longuement ses vers33 ; il en fit de même pour le célèbre Qāḍī ʿIyyāḍ34, preuve que Ceuta constitue une matrice d’où sortent des hommes de lettres dont la réputation atteint l’Orient.
22Cas exceptionnel au Maghreb, seules Fès et Tlemcen peuvent lui être comparées, la culture écrite et savante y étant largement répandue dans les différentes couches de la société sabtī, et tout particulièrement chez les marchands. Il est probable qu’en lien avec cette place exceptionnelle qu’occupait le savoir dans la cité portuaire, on y édifia l’une des toutes premières médersas au Maghreb, connue sous le nom d’un marchand fortuné Abū l‑Ḥasan al-Šārrī ; le sultan mérinide Abū l‑Ḥasan (1331-1348) y fonda une autre médersa. Au début du xve siècle, on dénombrait à Ceuta une soixantaine de bibliothèques, réparties entre celles appartenant à des personnalités, voire à des familles connues de la ville, et celles des mosquées et des médersas, seule Fès pouvant lui être comparée.
La promotion du berbère et son impact sur la zone du détroit
23Ibn Tūmart (m. 1130), le fondateur du mouvement almohade, fit l’essentiel de sa prédication en berbère. Par ailleurs, il fit entrer les Berbères dans l’histoire islamique, en leur conférant un rôle éminent le jour du Jugement dernier. Plutôt que de parler de Berbères et, a fortiori, d’habitants de la rive sud (ʿudwiyyūn), terme trop connoté pour désigner les habitants du Maghreb, il préféra l’expression ġurabāʾ à partir du hadith bien-connu35 :
Badaʾa al-islām ġaribān wa-sa-yaʿūdu ġaribān kamā badaʾa, fa-ṭūbā li-l-ġurabāʾ.
(« L’islam a débuté comme étranger et il redeviendra étranger [pour la fin des temps], tel qu’il a débuté, bienheureux soient les étrangers ! »)
24Plus explicitement encore, au sens ésotérique et peu clair par définition de ġurabāʾ, le fondateur du mouvement almohade préféra celui de Ahl al-Ġarb, les « Gens de l’Occident », qui renvoie au hadith :
Lā yazāl ahl al-ġarb ẓāhirīn ʿalā al-ḥaqq ḥattā taqūm as-sāʿa36
(« Les Gens de l’Occident continueront à être du côté de la vérité jusqu’à ce qu’advienne l’Heure »).
25En conséquence, il nommait la langue qu’il utilisait, et après lui ses successeurs, al-lisān al-ġarbī « la langue occidentale ». D’après Ibn Simāk, Ibn Tūmart rédigea en « langue occidentale » et en arabe les trois ouvrages qui édictaient les bases du credo almohade : al-Tawḥīd (« l’Unicité »), al-Qawāʿid (« les Règles ») et al-Imāma (« l’Imamat37 »). Il prescrivit de faire l’appel à la prière en berbère (tāzālit al-islām38). ʿAbd al-Muʾmin (1132-1163), le premier calife de la dynastie almohade, ordonna aux « clercs-fonctionnaires » (ṭalaba) de lire et d’apprendre par cœur la profession de foi (al-Tawḥīd) en « langue occidentale » ; il devait en être de même pour tous les hommes et toutes les femmes libres, ainsi que pour les esclaves de l’Empire. Dès lors, le berbère bénéficia du statut de langue sacrée, en relation étroite avec la mémoire d’Ibn Tūmart. Dans ce cadre, il incombait aux intellectuels organiques du système, les ṭalaba, en plus de leurs responsabilités administratives, de propager la foi almohade et de veiller à ce que personne ne déroge au dogme (al-Tawḥīd). Ce fut, en particulier, le cas à Ceuta, où la ville, après s’être soumise dans un premier temps au pouvoir almohade, se révolta sous la conduite du Qāḍī ʿIyyāḍ, motivée par une stricte défense de l’orthodoxie sunnite d’obédience malikite face à « l’hérésie » almohade, avant d’être écrasée. Il faut bien voir que dans les nombreuses révoltes des années 1147-1148 (celles d’Ibn Hūd al-Māsī, d’Ibn al-Ṣaḥrāwiyya, et celles des différentes tribus et villes), qui firent vaciller le pouvoir almohade, une seule au Maghreb se fit au nom de la restauration du malikisme, celle de Ceuta.
26Or, on peut déceler sur la rive méridionale du détroit des indices attestant du succès de la propagande almohade qui proclamait l’avènement d’un nouveau peuple élu, celui des ġurabāʾ, désignant les habitants du Maghreb, processus entraînant la promotion d’une langue autochtone, devenue comme dirait B. Grévin dans son Parchemin des cieux, une langue de référence, associée au souvenir d’une figure sacro-sainte, elle aussi locale, Ibn Tūmart.
27Au vu du succès rencontré par la prédication d’Ibn Tūmart, il était tentant de chercher à l’imiter. C’est peut-être le cas d’un chef berbère qui profita de la faiblesse du pouvoir almohade après la mort du calife ʿAbd al-Muʾmin (m. 1163) pour soulever les tribus du sud du détroit, les Ġumāra et les Ṣanhāǧa du Miftāḥ, ce qui eut pour effet de mettre à mal les communications entre al-Andalus et le Maghreb, menaçant ainsi la pérennité de l’Empire. Ce chef se fit connaître sous le nom de Mazīdāġ39 al-Ġumārī et se retrancha dans une place forte située entre Tétouan et Chefchaouen. Le Rawḍ al-qirṭās fait état de la rébellion dans les termes suivants :
Mazīdāġ al-Ġumārī, originaire des Ṣanhāǧa du Miftāḥ, entra en rébellion ; il fit battre monnaie où était gravée Mazīdāġ al-ġarīb, la victoire par la grâce de Dieu est proche40 [II, 214].
28On relève que le nom Mazīdāġ est sans doute un surnom honorifique (laqab), dérivé de la racine berbère ZDĠ qui signifie habiter, et, probablement, ce surnom correspond à l’arabe maskūn, soit celui qui est habité, hanté par un esprit et possède donc une nature augmentée, supérieure à celle de ses coreligionnaires. Très habilement, un peu à la façon du bilinguisme institutionnalisé par les Almohades, le surnom berbère est associé à une occurrence coranique qui vient sans doute souligner la dimension eschatologique de ce mouvement.
29Le Rawḍ al-qirṭās est la seule source à préciser que ce « rebelle » fit frapper monnaie ; or cette chronique est souvent considérée comme une source peu crédible, notamment en raison de son parti pris résolument hostile aux Almohades, le chroniqueur Ibn Abī Zarʿ étant un courtisan mérinide. Cet état de fait peut l’avoir amené à nous donner des informations sur la nature des rébellions qui défièrent ce pouvoir. A contrario, un auteur aussi engagé auprès d’Ibn Tūmart qu’al-Bayḏaq, s’il dressa une liste des « rebelles », ne donna aucune information qui nous permettrait de saisir la nature de ces mouvements. Il faut remarquer que les Ġumāra s’exprimaient dans un idiome linguistiquement proche de celui des Maṣmūda et que Mazīdāġ chercha peut-être à emprunter le sillon déjà tracé par les Almohades. C’est-à-dire que, prenant bonne note du succès d’Ibn Tūmart, il chercha à exploiter la possibilité d’instrumentaliser une donne ethnico-linguistique afin d’accéder à une autonomie politique ; ce qui passait par la mise en avant du rôle des ġurabāʾ, le chef rebelle faisant valoir son appartenance à ce peuple. Cet élément est à mettre en perspective avec les révoltes des époques postérieures où systématiquement les chefs se prétendirent descendants du Prophète de l’islam afin de mieux se gagner des partisans. On ne peut déterminer toutefois si ce mouvement se réclama d’une langue occidentale, même si cela n’est pas impossible.
30Autre indice probant du succès almohade ou, pour le moins, de l’impact conséquent de la promotion du berbère, on peut citer le cas d’Abū l-ʿAbbās Aḥmad al-ʿAzafī qui constitue le témoignage le plus saisissant qui soit sur le bilinguisme institutionnalisé à cette époque. Ce savant personnage (m. 1236), appartenant à une famille lettrée de Ceuta, est également connu pour être le grand-père du fondateur de la dynastie ʿazafīde qui y régna jusqu’au début du xive siècle. Proche des autorités almohades, il composa, vraisemblablement sur les instances de celui qui était le gouverneur de la ville, le futur calife al-Maʾmūn (1227-1232), un ouvrage intitulé Daʿāmat al-yaqīn fī zaʿāmat al-muṯṯaqīn41 qui visait à dresser un portait apologétique du saint analphabète et berbère Abū Yaʿzāʾ (m. 1176), de ses prodiges et du message qu’il voulut transmettre à ses fidèles.
31L’apologie d’Abū Yaʿzāʾ constitue un document exceptionnel car l’auteur fait parler le protagoniste principal dans un berbère aisément compréhensible pour un locuteur actuel du tašelḥit. Cette connaissance est en soi remarquable, de même que sa volonté de l’exprimer par écrit, quand bien souvent les hagiographes contemporains se contentaient de traductions ou plus exactement de périphrases pour traduire des propos en berbère qu’ils prêtaient aux saints personnages dont ils rapportaient les prodiges. C’est probablement en fonction de la proximité manifeste de la famille al-ʿAzafī avec le pouvoir, nombre d’entre eux ayant brigué différentes charges à travers l’Empire almohade, qu’il faut analyser cette utilisation directe du berbère.
32De plus, ces phrases en berbère constituent vraisemblablement un témoignage sur la langue des ṭalaba. En effet, elles intègrent un remarquable mélange entre l’arabe et le berbère ; si des phrases sont exprimées uniquement en berbère, comme ma illa inkerkes42 (« qui est le menteur ») à propos des personnes remettant en question les qualités du saint, on trouve certaines phrases syntaxiquement berbères avec un champ lexical entièrement arabe, tel que tūb-aġ s-Rabb al-ʿAllāmīn43 (« je me repens avec l’aide du Seigneur des Mondes »), seule ici la préposition « s » (« à l’aide de ») étant berbère ; cela peut aussi être l’inverse : Qūlū l-izam saggān (« Dites au lion noir »). Cet amalgame est à comparer aux phrases en berbère des Documents inédits d’histoire almohade, où ne se rencontrent que de très rares emprunts lexicaux à l’arabe, le plus souvent en lien avec la religion, en l’absence d’emprunts plus substantiels comme nous venons de le voir pour al-ʿAzafī. Il faut noter que pour moitié, à l’instar des autres documents en berbère de cette époque, les phrases en berbère du Daʿāmat al-yaqīn fī zaʿāmat al-muṯṯaqīn ne sont pas traduites en arabe ; l’auteur considérant sans doute, en raison de l’essor du bilinguisme arabo-berbère de cette époque, qu’il pouvait être compris de son lectorat. Enfin, le tableau serait incomplet si on omettait de signaler que des sommités intellectuelles d’Orient, qui jamais ne se rendirent au Maghreb et en al-Andalus, tels qu’Ibn H̱allikān (Wafayāt al-aʿyān) et Ibn al-Aṯīr (Al-kāmil fī al-tārīḫ), citèrent aussi des termes en berbère de la langue des Maṣmūda. Ce qui est remarquable car leurs prédécesseurs ne le faisaient que dans des ouvrages géographiques ou pharmacologiques et non pas dans des œuvres relevant du tārīḫ, c’est-à-dire de l’écriture de l’histoire.
33Bien entendu, il faut remettre dans son contexte ces quelques phrases, quand la somme juridique de ʿIyyāḍ fait plusieurs volumes, néanmoins elles constituent la face émergée d’un mouvement de fond qui est celui d’une tentative de définition d’une politique impériale visant à référencer les Maghrébins à eux-mêmes, tout en prenant en compte et en l’adaptant à la culture arabo-musulmane.
34Ainsi, il semble que les trois villes principales du détroit aient joué un rôle particulier dans le cadre d’une économie symbolique plus large, Algésiras constituant le réceptacle de l’Orient et de ses nouveautés, Tanger représentant la ville berbère par excellence face à une Ceuta archétype de l’arabité, seule entité du détroit apte à soutenir la comparaison avec les villes d’al-Andalus.
35Or, du fait de la politique d’institutionnalisation lancée par les autorités almohades, le berbère à Ceuta ne fut plus seulement un phénomène résiduel ne concernant que des montagnards mal-dégrossis des environs du détroit, mais il concerna aussi les élites intellectuelles et politiques de la cité la plus arabisée du Maghreb. Symptomatique à cet égard, le grand-père du souverain qui fonda une dynastie à Ceuta, al-ʿAzafī, coucha par écrit des phrases entières de la langue dont faisaient usage les Almohades pour invoquer rituellement les préceptes d’Ibn Tūmart ainsi qu’un certain nombre de termes qui rentrèrent dans l’usage courant de l’administration au Maghreb et qui pour une bonne partie réussirent à s’y maintenir. Il est frappant que la grande forteresse bâtie par les Mérinides à Ceuta reçut le nom d’Afrāg44. À l’évidence, du fait qu’elle soit située dans une région stratégique, mais aussi la plus arabisée, tant d’un point de vue qualitatif que quantitatif, et donc pourvoyeuse d’une masse de fonctionnaires, la région du détroit participa de ce mouvement, son intégration étant vitale pour la pérennité des empires berbères. À ce titre, les élites locales devaient faire acte de soumission et adhérer en participant au projet politique visant à donner force et cohérence au califat berbère, y compris en utilisant un idiome jadis méprisé. En ce sens on peut affirmer, au vu de la grande fidélité manifestée par les élites dirigeantes de Ceuta au califat de Marrakech, que les Almohades y réussirent.
Notes de bas de page
1 Ferhat, 1993.
2 Cherif, 1996.
3 Martínez Enamorado, Torremocha Silva, 2002.
4 Marín, Fierro, 2004.
5 García Gómez (éd.), 1976.
6 Ibn ʿAbd al-Malik, Al-ḏayl wa-l-takmila, p. 168.
7 Ibn ʿIḏārī, Kitāb al-bayān al-muġrib, éd. de Colin et Levi-Provençal, 2009, t. I, pp. 200-201.
8 Documents inédits d’histoire almohade, p. 67.
9 Ibid., p. 97.
10 Ibid., p. 171.
11 Ibn ʿIḏārī, Kitāb al-bayān al-muġrib, éd. de Kattānī et alii., 1985, p. 46.
12 Ibn Aštarkūnī, Maqāmāt al-luzūmiyya, p. 385.
13 Ibn Tūnart, Kitāb al-asmāʾ, Bibliothèque de l’université de Leyde, ms. 23 333, fo 11.
14 Ibn Ṣāḥib al-Ṣalā, Al-mann bi-l-imāma, pp. 200-201.
15 Mafāẖir al-barbar, pp. 147-148.
16 Ibid., p. 153.
17 Ibn al-Abbār, Kitāb al-takmila li-kitāb al-ṣila, éd. de ʿAbbās et alii., t. II, p. 421.
18 Ibn H̱allikān, Wafayāt al-aʿyān, éd. de ʿAbbās, t. II, p. 467.
19 Ibn al-Abbār, Kitāb al-takmila li-kitāb al-ṣila, éd. de R. Maʿrūf, t. II, p. 421.
20 Ibn ʿIḏārī, Kitāb al-bayān al-muġrib, éd. de Colin et Lévi-Provençal, 2009, t. IV, p. 66.
21 Voir Marín, Fierro, 2004.
22 Al-Maqqarī, Nafḥ al-ṭīb, éd. de ʿAbbās, 1988, t. II, p. 56.
23 Ibn al-ʿArabī, Šawāhid al-ǧilla, p. 22.
24 Ibn Aštarkūnī, Maqāmāt al-luzūmiyya, p. 346.
25 Al-Idrīsī, Kitāb nuzhat al-muštāq, éd. de Hadj Sadok, pp. 67-68.
26 Ghouirgate, 2015.
27 Al-Maqqarī, Nafḥ al-ṭīb, éd. de ʿAbbās, 1988, t. III, p. 186.
28 Wilk, 2010.
29 Mattingly, 2008.
30 García Gómez (éd.), 1976, p. 212.
31 Al-Maqqarī, Nafḥ al-ṭīb, éd. de ʿAbbās, 1988, t. I, p. 230.
32 Ibn ʿIḏārī, Kitāb al-bayān al-muġrib, éd. de Colin et Lévi-Provençal, 2009, t. I, pp. 200-201.
33 Ibn Ḫallikān, Wafayāt al-aʿyān, éd. de ʿAbbās, t. IV, pp. 22-23.
34 Ibid., pp. 64-65.
35 Fierro, 2000.
36 Ibn Tūmart, Aʿazz mā yuṭlab, p. 396.
37 Kitāb Al-ḥulal al-mawšiyya, pp. 109-110.
38 Ibn ʿIḏārī, Kitāb al-bayān al-muġrib, éd. de Kattānī et alii, 1985, p. 286.
39 É. Lévi-Provençal a retranscrit ce nom sous la forme Mazīdaġ mais, suite à une vérification sur le manuscrit, il s’agit manifestement d’une erreur.
40 Ibn Abī Zarʿ, Rawḍ al-qirṭās, p. 274 ; Le Coran, trad. Blanchère, Maisonneuve, Paris, 1957, p. 60.
41 Al-ʿAzafī, Daʿāmat al-yaqīn fī zaʿāmat al-muṯṯaqīn.
42 Ibid., p. 46.
43 Ibid., p. 48.
44 Villada Paredes, Gurriarán Daza, 2013.
Auteur
Université Bordeaux Montaigne
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