Le détroit de Gibraltar dans les représentations de l’espace du monde latin (Antiquité tardive – xve siècle)
p. 171-186
Texte intégral
1Un caractère de la description de l’orbis terrarum, de l’Antiquité tardive au moins jusqu’au xiiie siècle, réside dans la nécessité de rendre intelligible l’espace où vivent les hommes, sur la base des géographes antiques qui l’avaient excellemment décrit. Il convenait par conséquent d’en définir l’ordonnance générale et de décrire les régions qui le constituaient. Dans ce cadre, le détroit de Gibraltar, souvent désigné comme fretum Gaditanum, est essentiellement perçu comme une limite de l’orbis terrarum, de par sa situation particulière à l’Extrême-Occident. D’un autre côté, sa position entre Méditerranée et Océan en fait aussi une voie de passage entre deux espaces maritimes. Cette caractéristique, déjà présente dans certains textes du haut Moyen Âge, gagne en importance à partir du xiie siècle, notamment lors des grandes expéditions croisées qui empruntent la voie maritime : le détroit devient dès lors un espace plus stratégique tandis que les modalités de sa représentation se précisent et se modernisent. À partir de quelques textes de géographie descriptive et de cartes de diverses natures, il convient donc d’examiner successivement ces différents aspects du détroit de Gibraltar en cherchant à déterminer s’il a pu avoir, pour ceux qui décrivaient l’espace, une identité propre.
Le fretum Gaditanum : une limite de l’orbis terrarum
2Examinons deux des textes qui résument, en les simplifiant, les connaissances géographiques des Anciens et qui sont longtemps restés la base minimale des descriptions de l’espace postérieures, la description de l’orbis terrarum qui ouvre les Histoires contre les païens d’Orose et le livre XIV (La Terre) des Étymologies d’Isidore de Séville.
L’océan Occidental limite en Espagne l’Europe, précisément là où, près des îles de Gadès, on contemple les Colonnes d’Hercule et où les flots houleux de l’océan s’élancent par les détroits de la mer Tyrrhénienne1.
3Dans sa description générale du monde, Orose mentionne le détroit comme une limite de l’Europe et précise plus loin qu'il constitue aussi celle de l’Afrique :
Vers l’occident, les limites de l’Afrique sont les mêmes que celles de l’Europe, c’est-à-dire les limites du pertuis gaditan2.
4Les éléments traditionnels qui fondent la division de l’œkoumène de la géographie antique y sont mentionnés : les îles de Gadès ; les colonnes d’Hercule, c’est-à-dire ici les masses rocheuses qui se font face de part et d’autre du détroit et portent le nom d’Abyla en Afrique, mentionné sous la forme corrompue d’Habenna, et de Calpé en Espagne, sur lesquels Orose apporte des précisions dans sa description de la province africaine de Maurétanie Tingitane3 ; le courant océanique par lequel les eaux pénètrent en Méditerranée (mer Tyrrhénienne).
5Dans la suite de son excursus géographique, il mentionne à nouveau par trois fois le détroit : dans la description de l’Espagne (le troisième « angle » de l’Espagne « est là où les îles de Gadès, qui s’étendent vers l’Afrique, regardent au loin le mont Atlas dont elles sont séparées par le golfe Océanique »)4 ; dans la description de ce qu’il appelle l’Espagne ultérieure (il reprend en effet la division augustéenne de l’Espagne) ; puis à nouveau dans la description de l’Afrique, notamment de la Maurétanie Tingitane qui a au « septentrion notre mer jusqu’au détroit gaditain, étranglé entre Abenna et Calpé5 ».
6Dans la partie géographique des Étymologies d’Isidore de Séville, la perception du détroit de Gibraltar est de même nature mais, en raison de la méthode d’Isidore — rassembler sur un sujet donné des éléments tirés de sources diverses en vue de les résumer —, le tableau géographique du détroit est très composite, dispersé en plusieurs chapitres et en partie contradictoire6. Le livre XIV d’Isidore de Séville est construit sur une présentation de l’orbis terrarum, suivie par une liste des objets géographiques qui le constituent, classés par type : les îles, les promontoires (ou caps), les montagnes et les lieux inférieurs. Dans sa partie relative aux trois régions de l’orbis terrarum, Orose est une source essentielle d’Isidore : comme chez Orose, l’Europe d’Isidore s’achève aux fines Hispaniae et à l’île de Gadès ; l’Espagne ultérieure (Isidore suit sur ce point la division d’Orose en Espagne ultérieure et citérieure, qui préexiste à la division augustéenne) au détroit de Gadès7. Il ajoute cependant un détail qui n’apparaît pas chez Orose en glosant les adjectifs d’ultérieur et de citérieur appliqués à la division bipartite de l’Espagne : « on dit ultra parce qu’elle est la dernière [ultima] ou parce qu’après elle, il n’y a plus aucune autre terre [ulla terra] ». Il renforce ainsi l’idée de limite du monde habité attribuée à la fois à la façade océanique de l’Espagne et au détroit de Gibraltar, qu’il a d’ailleurs rappelée dans le livre XIII consacré à l’élément eau. Dans la description de l’océan, il y mentionne qu’Hercule avait érigé ses colonnes à Gadès pour marquer la fin de l’orbis terrarum8. La délimitation de l’Afrique est identique à celle d’Orose : la Libye (c’est-à-dire l’Afrique) s’arrête au détroit de Gadès, qui est aussi celle de la province la plus occidentale de l’Afrique, la Maurétanie Tingitane9. Mais, détail significatif, il a de manière en apparence contradictoire mentionné plus haut, dans la liste des provinces de l’Espagne, la Tingitane, « située en Afrique de l’autre côté du détroit », se fondant cette fois sur Rufus Festus10. Cela vient de l’usage de sources de natures et surtout d’époques différentes, reflétant des divisions administratives romaines sans prise en compte des modifications qui les ont affectées. C’est en tout cas la seule mention d’une unité régionale s’étendant de part et d’autre du détroit, sans pour autant avoir de réelle postérité dans les textes ultérieurs.
7Dans les parties consacrées aux îles, aux caps et aux montagnes, Isidore ajoute quelques informations supplémentaires : le mont Calpé est situé aux ultimes limites de l’Océan, sépare l’Europe de l’Afrique et constitue le dernier contrefort de l’Atlas (donc en Afrique) tandis que, dans la liste des promontoires, Calpé est rattaché à l’Espagne : le texte d’Isidore contient une contradiction11. Le troisième élément géographique qui compose cet ensemble est l’île de Gadès, située « à l’extrémité de la province de Bétique, qui sépare l’Europe de l’Afrique ». Les colonnes d’Hercule se trouvent dans cette île et « c’est là que les flots de l’Océan pénètrent dans le détroit de la mer Tyrrhénienne ». Enfin, il donne la mesure de la distance entre l’île et le continent et développe une étymologie spécifique : Gadès a été occupée par les Tyriens qui lui ont donné son nom de Gadir, c’est-à-dire « enclose » (saepta), parce qu’elle est entourée par la mer. Il précise qu’il y pousse un arbre dont la sève mélangée à du verre produit la céraunie (qui est une pierre précieuse)12. Ce passage sur l’île de Gadès apporte là encore une donnée contradictoire, cette fois avec la géographie orosienne, une de ses sources dans ce passage : les colonnes d’Hercule ne sont pas les rochers qui se trouvent de part et d’autre du détroit mais des « bornes » placées par Hercule sur l’île de Gadès pour signifier la fin du monde.
8Les descriptions géographiques de l’orbis terrarum d’Orose et d’Isidore de Séville forment le socle primaire des représentations de l’espace, du moins pour les savants médiévaux qui ne s’occupent pas spécialement d’acquérir un savoir approfondi sur ces questions. De ce point de vue, les éléments constitutifs du détroit de Gibraltar paraissent fixés : le détroit constitue une borne de l’orbis terrarum, au-delà de laquelle il n’y a rien d’autre que l’Océan (les îles Fortunées étant situées plus au sud, face à la côte mauritanienne). Il joue un rôle séparateur entre l’Afrique et l’Europe (et donc l’Espagne). Il est constitué de trois éléments : le détroit proprement dit ; deux ensembles montagneux qui se font face de part et d’autre du détroit, qui sont pour Orose les colonnes d’Hercule (Calpé, en Espagne, et l’extrémité de l’Atlas) ; une île de Gadès proche de l’Espagne, qui tire son nom de Gadir pour Isidore, ou, pour Orose, des îles de Gadès à la localisation peu sûre. Le détroit est enfin le lieu par lequel les eaux océaniques pénètrent en Méditerranée. Les savants médiévaux qui décrivent l’espace reprennent ces données, souvent même en retenant surtout le rôle séparateur du détroit : on pourrait en multiplier à l’envi les exemples13.
9De cette représentation simplifiée du détroit comme élément séparateur des grands ensembles de l’orbis terrarum résulte sa place constitutive dans l’image mentale de l’œkoumène que tout lettré a acquise par sa culture scolaire, ce qui explique que dans les nombreux schémas cartographiques qui expriment, en la simplifiant, l’ordonnance du monde, le fretum Gaditanum est presque toujours dessiné. Dans une mappemonde schématique accompagnant un manuscrit de la Bible, le détroit est représenté par trois toponymes : Gadès (à l’extrémité du bras représentant la Méditerranée), Calpé (en Europe) en vis-à-vis de l’Atlas (Afrique) ; ces deux derniers toponymes sont mis en valeur par un trait de plume qui les isole et signale le caractère structurant du détroit14. Dans une carte schématique tripartite accompagnant un manuscrit de Solin (xiie siècle), vraisemblablement produit en Allemagne, les toponymes liés au détroit sont aussi mis en valeur, cette fois par le module de l’écriture, intermédiaire entre celui, plus grand, utilisé pour les trois grandes parties du monde, les éléments séparateurs usuels (Tanais, Nilus et mare mediterraneum) et celui, inférieur, pour les toponymes et ethnonymes inscrits à l’intérieur de chacune des trois parties du monde15. Le schéma présente une spécificité : à l’est, au-dessus de India, est mentionnée Gades Liberi Patris, située symétriquement à Gades Herculis. Liber Pater, conquérant romain assimilé à Bacchus, est mentionné par Pline et Solin16 pour avoir érigé des autels en vue de marquer les limites de ses conquêtes. Cette Gades Liberi Patris, dont à ma connaissance on ne trouve aucune mention textuelle, a pour fonction de marquer les limites de l’Asie, en érigeant le toponyme Gadès en nom générique désignant la limite du monde.
10Les grandes mappemondes médiévales ne manquent pas de dessiner le détroit de Gibraltar sur la base des données communes, parfois diversement interprétées. Sur la grande mappemonde d’Hereford (Angleterre aux alentours de 1300) sont dessinées en Espagne : Cordoue, accompagnée de la vignette d’une tour et Bina (Abyla), sous la forme d’une montagne ; en Mauritanie, à côté du toponyme « terminus Africe », Calpé (Mons Calpel). Calpé et Abyla sont dessinés symétriquement et face au cercle océanique17. Les deux noms sont inversés, comme dans les Étymologies d’Isidore de Séville18. Dans le détroit proprement dit, l’île de Gadès est dessinée, munie d’une légende (« On croit que Calpes et Abina sont les colonnes d’Hercule »), surmontée du dessin de deux colonnes, elles-mêmes supportant un cartouche figurant une île contenant l’inscription « Gades Herculis19 ». La carte juxtapose par conséquent deux réalités. Calpé et Abyla sont à la fois deux promontoires rocheux, dessinés symétriquement face à l’Atlantique sans doute en raison des contraintes du dessin cartographique, et les deux colonnes placées par Hercule dans l’île de Gadès — l’expression « on croit » peut s’interpréter comme une réticence à l’égard du mythe païen. Selon un trait caractéristique de la cartographie médiévale, le cartographe, dont le travail consiste surtout à une mise en carte et en dessins de textes descriptifs — bien sûr en utilisant des modèles cartographiques antérieurs —, ne choisit pas dans les diverses réalités diffusées dans les textes. Une mappemonde du xiie siècle, en ouverture du livre XIV des Étymologies d’Isidore de Séville, présente une version originale de cet espace en dessinant trois îles au milieu du détroit20.
11Un autre trait de la « géographie » médiévale tient à son souci des mesures, sur la base de données d’origine antique, prises notamment chez Pline. Le livre VI des Noces de Philologie et de Mercure de Martianus Capella est consacré à la géométrie, définie comme la science de la mesure de la terre. L’auteur donne les mesures du détroit, en vue d’en souligner l’étroitesse :
En longueur on compte à peine quinze milles ; or sa largeur, au point le plus étroit s’étend sur cinq milles, à l’endroit où elle s’élargit, sur sept milles et au passage le plus large sur dix milles21.
12En 825, le savant carolingien Dicuil compose une description du monde ordonnée par les mesures des provinces, reflet terrestre de l’ordre cosmique divin (Liber de mensura orbis terrae). Il donne des données chiffrées relatives au détroit, trouvées dans l’Histoire naturelle de Pline et la Diuisio orbis, un texte tardo-antique.
13Limite mesurée de l’orbis terrarum, le détroit n’en est pas moins conçu comme potentiellement franchissable. Dans les Noces de Philologie et de Mercure, Martianus Capella conçoit l’orbis terrarum — conformément à la tradition antique — comme une île entourée de toute part par l’Océan. Cette nature insulaire de l’œkoumène est prouvée par le souvenir des navigations antiques rapportées en particulier dans l’Histoire naturelle de Pline22. À cet égard, le détroit, lieu de contact des eaux méditerranéennes et océaniques mais aussi de l’océan occidental et de l’océan méridional, joue un rôle notable. Martianus Capella rassemble en un seul passage les différentes navigations mentionnées par Pline : il rappelle qu’à son époque, on navigue depuis Gadès vers la région occidentale tout entière en longeant les côtes hispaniques et gauloises — fait prouvé par les navigations germaniques d’Auguste ; les flottes macédoniennes ont parcouru l’Océan depuis l’Inde jusqu’à la mer Caspienne, golfe océanique ; en partant de Gadès, il est possible de naviguer sur l’océan méridional jusqu’au golfe de l’Arabie, comme le prouvent les témoignages relatifs aux débris de navires hispaniques découverts dans le golfe arabique, le périple d’Hannon de la Maurétanie à l’Arabie et celui, inverse, d’Eudoxe qui quitta l’Arabie pour fuir vers Gadès en empruntant la route océanique, ce qu’atteste aussi Caelius Antipater23. Ces exemples de navigations sont pris chez les auteurs antiques, en particulier chez Pline. Il importe de noter que l’objet de Martianus Capella n’est pas de réfléchir aux possibilités de navigation de part et d’autre du détroit, mais bien de reprendre la démonstration de Pline relative à la nature insulaire de l’orbis terrarum.
Franchir le détroit : les descriptions vues de la mer
14Les auteurs médiévaux postérieurs ont par conséquent à disposition ces exemples de navigations. Néanmoins, dans les représentations savantes de l’espace, le détroit comme voie de passage et de communication apparaît surtout au moment où les grandes expéditions maritimes de croisade empruntent la voie atlantique puis méditerranéenne lors de la troisième croisade. C’est l’effet conjugué des impératifs pratiques de préparation des expéditions et du renouvellement des savoirs du xiie siècle qui fait émerger un intérêt nouveau pour les espaces maritimes. Le savoir et la culture technique des marins, transmis par le biais des portulans (recueils d’instructions nautiques), les cartes marines et les renseignements oraux suscitent la curiosité des savants24. Des textes de diverses natures introduisent désormais des données modernes relatives au détroit.
15Dans sa Chronica, Roger de Howden, un clerc anglais de l’entourage de Richard Cœur de Lion, insère des détails d’une grande précision sur le détroit de Gibraltar, que l’on retrouve presque mot pour mot dans le De viis maris, une description des routes maritimes depuis la Manche jusqu’en Palestine et en Égypte dont il est très probablement aussi l’auteur : il mentionne la largeur du détroit de Gibraltar (détroit d’Afrique pour lui) qu’il tient de l’estimation des marins (« ad aestimationem nautarum »), les monts Calpé et Atlas, et les noms des villes situées de part et d’autre du détroit, en Afrique et en Espagne, dont certaines sont facilement identifiables comme Tanger, Ceuta, Algésiras, Tarifa25. La précision des informations tient essentiellement aux noms modernes (pour l’essentiel des villes), donnés sans correspondance avec les sources antiques, au le terme de « détroit africain », sans rapport avec l’antique détroit gaditain, et à la mention d’une île ou d’un mont « Jubaltarie ». Le détroit est situé à la fois dans un ensemble régional, plus hispanique qu’africain dans la mesure où sa description suit d’abord le littoral atlantique, puis l’espace plus vaste de la Méditerranée. Il mentionne en effet l’existence de deux « entrées » en Méditerranée, le détroit de Gibraltar (districtus Affricae) et le bras Saint-Georges (Hellespont), près de Constantinople. L’insertion dans un espace régional s’accompagne d’une représentation géopolitique et stratégique de l’espace méditerranéen : à partir du détroit, à droite se trouvent les terres musulmanes (terra paganorum), à gauche les terres chrétiennes (terra christianorum), seulement à partir du promontoire de Murcie. Le détroit est à la fois entrée en Méditerranée et espace musulman, décrit du point de vue du navigant, qu’il soit marin ou voyageur.
16Cette description détaillée n’est pas isolée : on en trouve de semblables par exemple dans la Narratio de itinere navali peregrinorum, sans doute écrite par un participant à l’expédition de Frisons qui prirent Silves au Portugal en 1189, ou dans le Liber de existencia riveriarum, une description d’une carte marine de la Méditerranée par un chanoine de la cathédrale de Pise où sont associés les noms modernes et les mesures de distances en milles marins aux termes traditionnels de fretum Gaditanum et de Gades insule Herculis26.
17Le détroit de Gibraltar comme voie de passage et de circulation, dans les textes du xiie siècle qui viennent d’être évoqués, est principalement décrit de l’Atlantique vers la Méditerranée — et le fait de flottes septentrionales. Puis le passage de la Méditerranée vers l’Atlantique se met en place progressivement27. Depuis 1277-1278, les Génois ont instauré une ligne, régulière à partir de 1298, reliant la Méditerranée aux pays du Nord de l’Europe. Le détroit est désormais dominé par les navigations génoises et catalanes, en vue d’exploiter le commerce atlantique28. Ce n’est pas seulement la côte atlantique européenne qui est l’objet de l’attention des marchands et navigateurs méditerranéens, mais aussi la côte africaine. Les conceptions de l’orbis terrarum permettaient d’envisager la navigation le long de l’Afrique pour trois raisons essentielles : la nature insulaire de l’orbis terrarum, la représentation habituelle de l’Afrique qui s’étire d’est en ouest beaucoup plus que du nord au sud — comme on le voit d’ailleurs sur la plupart des mappemondes médiévales — et le souvenir des navigations antiques, transmises dans les traités de géographie qui attestent la possibilité de cette circumnavigation.
18Au début du xive siècle, le notaire ferrarais Riccobaldus, auteur d’une des rares descriptions médiévales autonomes de l’orbis terrarum soulève, sur la base de sa lecture de Martianus Capella, la question de la navigabilité de l’océan : « l’océan méridional est-il navigable ?29 » Plus loin, il pose une question équivalente à propos de l’océan septentrional30. Dans les deux cas la réponse est affirmative. Ce qui nous intéresse ici est moins la question pour elle-même que l’idée qu’à partir du détroit de Gibraltar la Méditerranée est liée par la navigation à un océan conçu comme entièrement navigable. À la même époque, dans le chant XXVI de l’Enfer, Dante met en scène Ulysse, dépassant avec ses compagnons les colonnes d’Hercule par envie de connaître la nature du monde « sanza gente » : il s’échoue sur les rivages de l’île du Purgatoire, après avoir franchi la ligne équinoxiale en naviguant vers le sud. Le lien a depuis longtemps été fait avec les témoignages relatifs à l’expédition affrétée par les frères Vivaldi, qui aurait passé le détroit de Gibraltar, sans doute en 1291, puis longé les côtes africaines en vue de chercher une route vers l’Inde et se serait échouée dans le golfe de Guinée. Le chroniqueur génois Jacopo Doria, continuateur des Annales de Caffaro, rapporte qu’en 1291 Tedisio Doria, Ugolino Vivaldi et son frère ont fait affréter deux galères, conduites par lesdits Vivaldi pour passer le « détroit de Septa […] afin d’aller en Inde par la mer Océane et d’en rapporter des marchandises avantageuses31 ». Le souvenir de cette expédition, dont nous ne savons en réalité rien de précis, a été conservé : le médecin padouan Pietro d’Abano, dans son Conciliator, la mentionne dans une differentia relative à l’habitabilité de la zone équinoxiale32 ; au milieu du xve siècle, un navigateur génois au service du Portugal, Antoniotto Usodimare, lors de ses voyages sur la côte guinéenne, rapporte dans une lettre avoir découvert un descendant de cette expédition33. Dans des textes savants d’origine diverse, le détroit change de nature : au moment où se mettent en place les prémices des Grandes découvertes, il ne se caractérise plus seulement comme le lieu où Hercule a posé symboliquement les limites du monde, mais de plus en plus comme un passage entre Méditerranée et Atlantique qu’il convient désormais d’exploiter par la navigation le long des côtes africaines, en vue de découvrir une nouvelle route commerciale qui contourne les puissances musulmanes orientales : route que les représentations spatiales rendaient théoriquement possible. En 1373, l’infant Jean, fils de Pierre IV d’Aragon et roi lui-même de 1387 à 1395, demande à Oflo de Proxida, gouverneur de Majorque, qu’il lui fasse parvenir une carte marine (carta da navigare) : il spécifie dans sa lettre qu’elle doit présenter en détail tout le détroit et ce qui se trouve au-delà, vers l’ouest34. La carte marine apparaît comme le support de connaissance d’un espace stratégique ouvert à la navigation, dont la maîtrise est un enjeu entre les puissances méditerranéennes. Celle de Mecia de Villadestes (1413) repousse les limites traditionnelles de l’orbis terrarum en dessinant deux îles de Gades le long de la côte occidentale de l’Afrique, loin au sud des Canaries.
19Pourtant, l’arrivée en Occident de la Géographie de Ptolémée (traduite vers 1406-1410) propose une image du monde contradictoire où ce sont les terres qui entourent mers et océans, et dessine un océan Indien fermé, inaccessible par la voie atlantique et le contournement de l’Afrique. La Géographie devient dès le milieu du siècle le cadre préférentiel de toute réflexion sur l’espace, mais un cadre constamment discuté comme le montre l’exemple du camaldule vénitien Fra Mauro dans sa célèbre mappemonde, peinte vers 1450. Sur la base des mêmes arguments que Martianus Capella et que Riccobaldus de Ferrare, conforté par les récentes navigations portugaises, il montre la possibilité de circumnavigation de l’Afrique et celle de relier la Méditerranée, par le détroit de Gibraltar et par la route africaine, aux mondes de l’océan Indien. Au cœur du projet cartographique de Fra Mauro se trouve une analyse des routes commerciales, de la navigabilité des mers et des océans et, par conséquent, de l’ouverture du monde méditerranéen auquel appartient Venise, et plus généralement les marchands italiens, sur le monde atlantique et indien par le contournement de l’Afrique35. Dans le même temps, le modèle de cartographie régionale fourni par la Géographie de Ptolémée renforce le processus de modernisation et de précision des données relatives au détroit, entamé au xiie siècle.
Modernisation et précisions des données dans la géographie humaniste du xve siècle
20La description du détroit dans le De viis maris est un exemple précoce de modernisation de la connaissance du détroit, fruit de l’intérêt des savants pour les savoirs techniques et pratiques des gens de mer. Une première conséquence est l’émergence dans les sources savantes de noms modernes pour désigner le détroit, désormais appelé « détroit du Maroc », « détroit de Séville », et plus tardivement « détroit de Gibraltar ». Elle prend également la forme d’une précision accrue concernant notamment les localités littorales de part et d’autre du détroit, que l’on trouve sur les cartes marines.
21Néanmoins, les textes descriptifs qui s’intéressent de près au détroit comme ensemble régional sont relativement rares, ce qui est dû en premier chef à la rareté des descriptions de l’ensemble de l’orbis terrarum. Elles le sont même en Italie, où les études géographiques prennent un essor remarquable au xve siècle, sous l’effet conjugué de l’humanisme, qui met au jour de nouveaux textes géographiques, et de l’intérêt sans précédent des princes et des grands marchands pour les espaces nouvellement découverts. Ce n’est pas avant la seconde moitié du xve siècle que plusieurs grands textes proposent une description générale et détaillée de l’ensemble du monde connu : le dominicain Pietro Ranzano, dans ses Annales omnium temporum (vers 1460), restées presque entièrement inédites malgré tout leur intérêt, Raphaël Maffei de Volterra, dans la première partie de ses Commentatorium, édités dès 1506, ou encore Sebastiano Compagni, un humaniste, auteur d’une Geographia achevée en 1509 est encore inédite. En Espagne, l’influence de l’humanisme et l’intérêt pour la géographie et l’histoire de la péninsule Ibérique poussent l’évêque catalan Joan Margarit i Pau (1421-1484) à décrire l’Espagne dans son Paralipomenon Hispaniae. Le détroit de Gibraltar n’y tient pas une place essentielle — en comparaison notamment de son grand intérêt pour les Pyrénées — mais deux aspects sont remarquables. Il donne à la fois le nom ancien et le nom moderne en expliquant l’origine arabe du nom de Gibraltar (Gibeltarich) et sa signification : « Gibel désigne en arabe une montagne tandis que Tarich est le premier chef arabe qui a traversé avec ses troupes d’Afrique en Espagne36 ». Sa description de l’Espagne, axée autour d’une géographie des origines, s’ouvre sur une vue d’ensemble de la Péninsule, puis sur une description des littoraux suivie de celle de l’intérieur des terres, conformément à la méthode mise en œuvre par les humanistes italiens. Il suit le littoral en mentionnant les principales cités, pour lesquelles il identifie les noms anciens avec les modernes, qu’il associe à quelques données prises chez les auteurs, et des mesures de distance données en milles. Son point de vue est strictement ibérique. Seule la côte européenne est décrite et le détroit n’apparaît d’aucune manière comme un passage reliant la Méditerranée à l’Atlantique.
22Le géographe-humaniste ferrarais Sebastiano Compagni est plus complet37. On observe cependant la même dichotomie entre rivage africain et rivage européen, qui est due à l’ordre descriptif qu’il suit, fondé sur la division ptoléméenne du monde en régions. Les littoraux sont donc décrits dans la partie consacrée à l’Espagne d’une part (plus exactement la Bétique), et dans celle consacrée à la Maurétanie Tingitane d’autre part. Néanmoins, il signale les limites du détroit sur la côte espagnole depuis le promontoire de Junon (cap Trafalgar) à Calpé (Gibraltar), ses divers noms, dont le moderne strictum Gibeltarre, donne ses mesures et rappelle les données antiques relatives à l’action d’Hercule, responsable de l’ouverture du détroit et du passage des eaux de la Méditerranée vers l’Atlantique. Du côté africain, le détroit est ponctuellement mentionné dans la description de l’Afrique : c’est le cas par exemple lorsqu’il signale le toponyme antique du mont Abyla (Abylis mons), identifié à Gomera, l’autre colonne d’Hercule située en face de Calpé. L’identification erronée d’Abyla avec Gomera (actuellement Peñón de Veléz de la Gomera) provient de la lecture d’une carte marine, qui lui sert à identifier toponymes antiques et toponymes modernes38. Pour certains humanistes, les cartes marines fournissent une partie des informations nouvelles en vue de confronter espace ancien et espace moderne, essence même de la géographie humaniste.
23La production de cartes régionales est un des effets de l’arrivée en Occident de la Géographie de Ptolémée. Le fretum Herculeum est dessiné sur la troisième carte régionale, celle de la péninsule Ibérique, et sur la douzième carte, celle de la Maurétanie. Le littoral et l’intérieur des terres apportent de nombreuses indications toponymiques, mais le détroit comme ensemble régional propre n’a pas de réelle existence dans la géographie ptoléméenne. Sur la carte de la péninsule Ibérique, le dessin de l’autre rive, correspondant à la Maurétanie Tingitane, est vierge ; il en va de même pour la carte de la Maurétanie Tingitane où à l’inverse le contour européen est vide.
24Des cartes modernes apparaissent dans des manuscrits de la Géographie produits à partir des années 1470-1480 par les cartographes Nicolaus Germanus, Pietro del Massaio et Francesco Berlinghieri. Elles paraissent construites sur la base de l’adaptation du dessin littoral des cartes marines, complétées par des données concernant l’intérieur des terres, qui sont probablement la mise en forme cartographique d’itinéraires et de la connaissance précise de ces régions39. Parmi elles se trouve une carte de la péninsule Ibérique d’origine incertaine40. Elle donne des informations très détaillées et indique la succession des toponymes côtiers ainsi qu’un grand nombre de lieux et d’éléments du relief dans l’intérieur des terres. Mais, comme pour la carte antique, les différents modèles de la carte de la péninsule Ibérique ne dessinent que la côte européenne du détroit, rarement la rive adverse, et la plupart du temps très sommairement. C’est le cas de la carte faite par Henricus Martellus, un cartographe d’origine allemande actif à Florence dans le dernier tiers du xve siècle, insérée dans un des manuscrits de Ptolémée qu’il a produit et dans son insulaire.
25La plupart du temps, la carte moderne de la péninsule Ibérique se trouve dans des manuscrits de Ptolémée, où sont ainsi juxtaposées deux formes cartographiques, l’antique et la moderne, qui ne fournissent pas tout à fait la même représentation du détroit, tant dans les toponymes que dans le dessin des côtes, sans que l’une ne l’emporte sur l’autre, sans que l’une ne soit jugée plus exacte que l’autre. À grande échelle, les cartes modernes elles-mêmes ne présentent pas tout à fait une image fixe et définitive du détroit, ce qui tient en partie au choix du cartographe, qui sélectionne les toponymes et les formes du dessin, et aux difficultés techniques rencontrées dans l’exécution des cartes41. L’édition de la Géographie de Ptolémée procurée en 1511 par le vénitien Sylvano Bernardo offre un exemple de conciliation entre image antique et image moderne. Le choix assumé par l’éditeur est de substituer, lorsque c’est possible, à l’ancien dessin ptoléméen les formes modernes, tout en conservant les toponymes du géographe antique. Sur la carte de la péninsule Ibérique, le dessin du détroit évoque sans conteste sa fonction de passage tandis que les colonnes d’Hercule, qui figurent à l’entrée méditerranéenne, rappellent le mythe antique42.
26Jusqu’au xiie siècle, les représentations du détroit, qu’elles soient textuelles ou figurées, sont construites à partir des mêmes éléments d’origine antique, transmis et simplifiés dans les textes tardo-antiques, eux-mêmes adaptés et transformés dans les productions ultérieures. Par sa position à l’extrémité occidentale de la Méditerranée, sa fonction séparatrice est un trait structurant de l’image mentale commune de l’orbis terrarum, telle qu’elle est diffusée dans les milieux scolaires. Si le fretum Gaditanum marque sans conteste la limite du monde habité, il est dans le même temps une ouverture vers les mondes océaniques, comme le prouvent les souvenirs des navigations antiques, mentionnées dans les ouvrages antiques qui servent aux lettrés à construire les représentations du monde. Dès le xiie siècle, les navires venus des puissances du Nord de l’Europe franchissent le détroit pour pénétrer en Méditerranée, tandis que le passage inverse, de la Méditerranée vers l’Atlantique en vue de rejoindre l’Europe du Nord, devient banal dans le courant du xiiie siècle. Le regard des marins, marchands et voyageurs entre dans les sources savantes, contribuant dès lors à préciser et à moderniser la connaissance du détroit, sans qu’il devienne pour autant un espace régional pensé comme tel. Il est et reste une voie de passage maritime reliant l’espace méditerranéen aux réalités océaniques, qu’elles soient européennes ou africaines. Au xve siècle, la cartographie régionale dessine avec une précision inédite les littoraux et l’intérieur des terres, obtenue par la conciliation d’instruments textuels ou cartographiques de nature diverse (cartes de Ptolémée, cartes marines, textes descriptifs, itinéraires ou connaissances directes). Mais le détroit n’apparaît pas pour autant muni d’une identité propre à le constituer en espace régional clairement identifié et décrit. Il conserve de fait sa fonction séparatrice entre les deux parties du monde que sont l’Europe et l’Afrique.
Notes de bas de page
1 Paul Orose, Histoires contre les païens, éd. d’Arnaud-Lindet, I, 2, 7, p. 14 : « Europae in Hispania occidentalis oceanus termino est, maxime, ubi apud Gades insulas Herculis columnae uisuntur et Tyrrheni maris faucibus oceani aestus inmittitur. »
2 Ibid., I, 2, 10, p. 15 : « Termini Africae ad occidentem idem sunt qui et Europae, id est fauces Gaditani freti. »
3 Ibid., I, 2, 94, p. 37.
4 Ibid., I, 2, 69-72, pp. 29-30 : « Hispania uniuersa terrarum situ trigona et circumfusione oceani Tyrrhenique pelagi paene insula efficitur […]. Tertius angulus eius est qua Gades insulae, intentae in africum, Athlantem montem interiecto sinu oceani prospiciunt » (« L’Espagne, dans son ensemble, s’inscrit dans un espace triangulaire et elle est constituée en presqu’île par l’Océan et la mer Tyrrhénienne qui l’entourent [...] Son troisième angle est là où les îles de Gadès, qui s’étendent vers l’africus, regardent au loin le mont Atlas dont elles sont séparées par le golfe océanique »).
5 Ibid., I, 2, 94, p. 37: « Haec habet ab oriente flumen Maluam, a septentrione mare Nostrum usque ad fretum Gaditanum quod inter Habennae et Calpis duo contraria sibi promunturia coartatur » (« Elle a, à l’orient, le fleuve Mavla ; au septentrion notre mer jusqu’au détroit gaditan, étranglé entre Abenna et Calpé : deux caps qui se font face »).
6 Sur la méthode de travail d’Isidore de Séville, voir Fontaine, 1983, pp. 770-784.
7 Isidore de Séville, Étymologies, éd. de Spevack, XIV, 4, 2, p. 51 : « Europa autem in tertia parte orbis diuisa incipit a flumine Tanai, descendens ad occasum per septentrionalem Oceanum usque in fines Hispaniae. Cuius pars orientalis et meridiana a Ponto consurgens, tota mari Magno coniungitur et in insulas Gades finitur » (« L’Europe, occupant la troisième partie du monde habité, commence au fleuve Tanaïs et descend, en longeant l’océan septentrional, vers l’ouest jusqu’aux limites de l’Espagne. Ses parties orientale et méridionale, qui surgissent du Pont-Euxin, sont entièrement reliées à la Grande mer et se terminent aux îles de Gadès ») ; ibid., XIV, 4, 29, p. 81 : « Habet prouincias sex : Tarraconensem, Carthaginensem, Lusitaniam, Galliciam, Beticam et trans freta in regione Africae Tingitaniam. Duae sunt autem Hispaniae : Citerior, quae in septentrionalis plagam a Pirineo usque ad Carthaginem porrigitur ; Vlterior, quae in meridiem a Celtiberis usque ad Gaditanum fretum extenditur. Citerior autem et Vlterior dicta quasi citra et ultra ; sed citra quasi circa terras et ultra, uel quod ultima, uel quod non sit post hanc ulla, hoc est alia, terra » (« Elle <l’Espagne> contient six provinces : la Tarraconnaise, la Carthaginoise, la Lusitanie, la Gallécie, la Bétique et la Tingitane, située en Afrique de l’autre côté du détroit. En outre, il y a deux Espagnes : la Citérieure s’étend dans la région septentrionale du mont Pyrénée jusqu’à Carthagène ; l’Ultérieure, au sud, va des Celtibères jusqu’au détroit de Gadès. Elles s’appellent Citérieure [Citerior] et Ultérieure [Ulterior] comme si l’on disait « de ce côté » [citra] et « de l’autre côté » [ultra]. En outre, me mot citra fait penser à circa terras [« près des terres »] et on dit ultra parce qu’elle est ultima [« la dernière »] ou parce qu’après elle, il n’y a plus aucune autre terre [ulla terra] »).
8 Isidore de Séville, Étymologies, éd. de Gasparotto, XIII, 15, 2, pp. 88-90 : « Nam Gaditanum fretum a Gadibus dictum, ubi primum ab Oceano Maris Magni limen aperitur. Unde et Hercules cum Gadibus peruenisset, columnas ibi posuit, sperans illic esse orbis terrarum finem. » (« Le détroit de Gadès tire son nom de Gades (Cadix), dès que le seuil de la Grande Mer est ouvert par l’océan. Et pour cette raison, Hercule, une fois parvenu à Gadès, y éleva les colonnes, espérant que là était la fin du monde »).
9 Ibid., XIV, 5, 3, p. 83 : « De Lybia […] A sepentrionali uero parte Mediterraneo mari coniuncta clauditur et in Gaditano freto finitur » (« La Libye […]. Au Septentrion, elle est bordée par la Méditerranée et se termine au détroit de Gadès ») ; ibid., XIV, 5, 12, p. 93 : « Mauretania Tingitania a Tingi, metropolitana huius prouinciae ciuitate, uocata est. Haec ultima Africae exsurgit a montibus septem, habens ab oriente flumem Maluam, a septentrione fretum Gaditanum, ab occiduo oceanum Athlanticum, a meridie Gaulalum gentes » (« La Maurétanie Tingitane s’appelle ainsi d’après Tingis, ville métropole de cette province. Dernière province de l’Afrique, elle commence aux Sept-Monts ; elle a le fleuve Malva à l’est, au nord le détroit de Gadès, à l’ouest, l’océan Atlantique et au sud, les peuples gaulaliens »).
10 Ibid., XIV, 4, 29, p. 81. Voir le commentaire de Spevack dans la même page.
11 Ibid., XIV, 7, 7, p. 143 : « Calpis Hispaniae promuntorium » (« Calpé est un cap de l’Espagne ») ; XIV, 8, 17, p. 155 : « Calpes mons in ultimis finibus Oceani qui dirimit Europam ab Africa, quem Athlantis finem esse dicunt » (« Le mont Calpé est situé aux ultimes limites de l’Océan qui sépare l’Europe et l’Afrique. On dit que c’est le dernier contrefort de l’Atlas »).
12 Ibid., XIV, 6, 7, pp. 105-107 : « Gadis insula in fine Beticae prouinciae sita, quae dirimit Europam ab Africa, in qua Herculis columnae uisuntur et unde Tyrreni maris faucibus Oceani aestus inmittitur. Est autem a continenti terra centum uiginti passibus diuisa. Quam Tyrii a Rubro profecti mare occupantes lingua sua Gadis, id est saeptam, nominauerunt pro eo quod circumsaepta sit mari. Nascitur in ea arbor similis palmae, cuius gummis infectum uitrum ceraunium gemmam reddit » (« L’île de Gadès, située à l’extrémité de la province de Bétique, sépare l’Europe de l’Afrique. On peut y voir les Colonnes d’Hercule et c’est de là que les flots de l’Océan pénètrent dans le détroit de la mer Tyrrhénienne. Une distance de cent vingt pas la sépare du continent. Les Tyriens, arrivant des bords de la mer Rouge, l’occupèrent et l’appelèrent, en leur langue, Gadir, c’est-à-dire « enclose » (saepta), parce qu’elle est entourée par la mer. Il y pousse un arbre qui ressemble au palmier, dont la sève mélangée avec du verre produit la pierre précieuse appelée céraunie »).
13 En voici quelques uns. Guido de Pise, Guidonis Geographica, p. 140, à propos de l’Afrique : « ad partem vero septentrionalem habet finem mare magnum, cuius litora navigantur per totam Egyptum et Mauritaniam Cyrenensem, Africam atque Numidiam, Mauritaniam Caesariensem, Tingitanam quoque Mauritaniam, simul que Mauritaniam Gaditanam usque ad saepius nominatum fretum Gaditanum, ubi est Atlans et Herculis columnae, quod, ut dictum, dividit Africam ab Europa, Mauritaniam quoque ab Hispania » (« Dans la partie septentrionale, elle a comme limite la Grande Mer, dont on navigue entièrement les côtes le long de l’Égypte, de la Maurétanie Cyrénaïque, de l’Afrique et de la Numidie, de la Maurétanie Césarienne, de la Maurétanie Tingitane aussi, et de la Maurétanie Gaditane, jusqu’au très renommé détroit de Gadès, où se trouvent l’Atlas et les colonnes d’Hercule qui, comme on le dit, divisent l’Afrique de l’Europe et la Maurétanie de l’Espagne ») ; Barthélemy l’Anglais, De genuinis rerum coelestium, p. 658 : « Gadis insula est in fine Hispaniae sita, quae diuisit Africam ab Europa, in qua Hercules posuit columnas mirabiles et insignes, et inde Thyrreni maris fontibus oceani aestus nutritur » (« L’île de Gadès est située à l’extrémité de l’Hispanie; elle sépare l’Afrique de l’Europe ; Hercule y a élevé des colonnes admirables et remarquables ; les flots de l’Océan y sont nourris par les eaux de la mer Tyrrhénienne ») ; ibid., p. 665 : « Tertius eius angulus [Espagne] est quo Gades insulae intentae, ad Affricum Atlantem montem interiecto sinu Oceani prospiciunt » (« Son troisième angle se situe là où les îles de Gadès, qui s’étendent vers l’Africus, regardent vers le mont Atlas dont elles sont séparées par le golfe de l’Océan ») ; Riccobaldus de Ferrare, De locis orbis, I, ii, 8, p. 42 : « Duo capita precipua habet orbis circa Gaditanum fretum, ubi columpne sunt Herculis, unum in Hispanie angulo quod dicitur Calpe, alterum in angulo Mauritanie quod Abenna dicitur. Hic sunt fauces maris Magni, que fretum Gaditanum dicuntur ab insula Gadir, idest septem, seu Gades » (« Le monde a deux sommets principaux près du détroit de Gadès, où se trouvent les colonnes d’Hercule, l’un qu’on appelle Calpé, dans l’angle de l’Espagne, l’autre dans l’angle de la Mauritanie qui s’appelle Abyla. Là se se trouve le goulet de la Grande Mer, qu’on appelle le détroit de Gadès du nom de l’île de Gadire, c’est-à-dire Septa ou Gadès ») ; ibid., I, III, 2, p. 44 : « Europa in Hispania occidentalis Occeanus terminus est, maxime apud Gades » (« L’Europe se termine en Espagne par l’Océan occidental, en particulier près de Gadès ») ; ibid., I, iv, 2, 3, p. 45 : « Termini Affrice in occidente sunt idem qui et Europe, idest fauces freti Gaditani » (« Les bornes de l’Afrique sont à l’ouest les mêmes que l’Europe, c’est-à-dire le goulet du détroit de Gadès ») ; ibid., I, V, 21, 1, p. 84 : « Gaditanum fretum a Gadibus dictum. Nam scissi montibus Calpe ex Europa et Abenna ex Affrica, quos montes columpnas Herculis dicunt, inter Mauros et Hispanos diffunditur » (« Le détroit de Gadès tient son nom de Gadès (Cadix). Fendu par Calpé en Europe et Abenna en Afrique, monts qu’on appelle les colonnes d’Hercule, il s’étend entre les Maures et les Hispaniques »).
14 Londres, British Library, Harl. 2799, fo 241vo. Reproduction dans Chekin, 2006, planche II, 9, p. 358. Pour l’analyse détaillée de la carte dans son contexte d’élaboration, voir Bouloux, 2013, pp. 363-366.
15 BnF, lat. 6813, fo 2ro. Voir Gautier Dalché, 1998, pp. 125-126. Le schéma cartographique est de facture traditionnelle, copié sur le modèle qui accompagne souvent les manuscrits de Salluste ; il a été adapté entre autres par l’insertion de toponymes européens plus nombreux et en partie modernisés (Flandria, Angli, Northmannia). De tels schémas cartographiques dans des manuscrits des Collectanea rerum memorabilium de Solin sont en revanche rares (une reproduction dans Chekin, 2006, planche II, 7, 3, p. 355). On trouve des mentions similaires dans d’autres manuscrits munis de cartes schématiques : Gades Liberi Patris, Gades Herculis (Dublin, Trinity College, 367, fo 83vo) ; Une mappemonde porte aux quatre points cardinaux : au nord Cades Varaci, à l’est Cades Herculis, au sud Gades Gameli, à l’ouest Cades Herculis (Munich, Bayerische Staatsbibliothek, CLM 14731, fo 83vo, on peut voir une reproduction dans ibid., planche II, 7, 2, p. 354). D’autres schémas du même type associent ainsi Gades à l’orient. Voir par exemple celui du manuscrit BnF, lat. 5748 (xiie), fo 63vo, où on lit dans le cercle océanique : Gades Herculis et Gades Alexandri (voir Gautier Dalché, 1998, no 9, p. 118).
16 Pline, VI, 39 et Solin, Collectanea rerum memorabilium, 49, 2.
17 Westrem, 2001, section 10.
18 Les noms de l’Europe et de l’Afrique sont aussi inversés.
19 Westrem, 2001, notices 1091 (Calpes et Abinna Gades Herculis esse creduntur) et 1090.
20 Munich, Bayerische Staatsbibliothek, CLM 10058, fo 154vo, reproduction dans Chekin, 2006, planche X, 4, p. 450.
21 Martianus Capella, Les noces de Philologie et de Mercure, éd. de Ferré, VI, 623, p. 23.
22 Ibid., VI, 617, p. 21 : « Rotunditatis autem ipsius extima circumfusus ambit Oceanus, sicut nauigatus undique comprobatur » (« L’Océan, sur lequel, comme on le sait, on navigue de tous côtés, s’étend tout autour des terres »).
23 Ibid., VI, 617-622.
24 Sur les représentations du détroit sur les cartes marines, voir le texte d’E. Vagnon dans ce volume.
25 Roger de Howden, Chronica, t. III, p. 48 : « Et est notandum, quod ad aestimationem nautarum, introitus districtarum Affricae, ab una ripa in alteram, non habet plusquam sex milliaria in latitudine ; et ex utraque parte habetur mons magnus, scilicet unus in Hispania, qui dicitur Calpes, et alter in Affrica in opposito, qui dicitur Athlas ; et ad introitum districtarum Affricae sunt in Affrica secus mare civitates, quarum nomina haec sunt ; Esparte, Thange, Cacermin, Muee, Boloos, et Scep, quae est nobilissima omnium civitatum Affricae : et in Hispania quasi ex opposito sunt civitates et castella, quorum nomina haec sunt : Beche Dudemarbait, Leziratarif, Gezehacazera, et Jubaltariae insula, Mertel, Swail castellum Maurorum. Ad pedem montis Jubaltarie sunt duae nobiles civitates sitae, quarum una dicitur Alentia, et altera Jubalar. Deinde est Magga civitas » (« Et il faut remarquer que, d’après l’estimation des marins, l’entrée dans les détroits de l’Afrique, d’une rive à l’autre, n’a pas plus de six milles de largeur ; et de part et d’autre se trouve une haute montagne, l’une en Espagne s’appelle Cades, l’autre en face en Afrique s’appelle Atlas. A partir de l’entrée du détroit de l’Afrique se trouvent le long de la mer les villes dont les noms sont : Esparte, Thange, Cacermin, Muee, Boloos et Scep, qui sont les villes les plus célèbres d’Afrique ; et en Espage, pour ainsi dire en face, se trouvent les villes et les châteaux dont les noms sont : Beche, Dudemarbait, Leziratarif, Gezehacazera, et l’île de Gibralatar, Mertel, Swail, un château des Maures. Au pied du mont Gibraltar se trouvent deux nobles villes, l’une s’appelle Alentia, et l’autre Jubalar. Ensuite se trouve la ville de Magga »).
26 De itinere navali, éd. de David, pp. 636-641 ; Gautier Dalché, 1995, p. 168, l. 2012-2020.
27 Sur le passage de l’Atlantique vers la Méditerranée, voir Lewis, 1978. Mise au point historiographique sur la question : Ortega Villoslada, 2011.
28 Lewis, 1978, pp. 159-160. Les Vénitiens se lancent un peu plus tardivement dans le commerce atlantique (ibid.). À partir de la prise de Ceuta en 1415, le détroit devient une mer portugaise (voir Unali, 2002).
29 Riccobaldus de Ferrare, De locis orbis, IV, 8, p. 100.
30 Ibid., IV, 19, p. 116.
31 Iacopo Doria, Iacobi Aurie Annales, p. 124 : « Eodem quippe anno, Thedisius Aurie, Ugolinus de Viualdo, et eius frater cum quibusdam aliis ciuibus Ianue, ceperunt facere quoddam uiagium, quod aliquis usque nunc facere minime attemptauit. nam armauerunt optime duas galeas, et uictualibus, aqua et aliis necessariis infra eis impositis, miserunt eas de mense madii de uersus strictum Septe, ut per pare occeanum irent ad partes Indie mercimonia utilia inde deferentes. in quibus iuerunt dicti duo fratres de Viualdo personaliter, et duo fratres Minores ; quod quidem mirabile fuit non solum uidentibus sed etiam audientibus. et postquam locum qui dicitur Gozora transierunt, aliqua certa noua non habuimus de eis. Dominus autem eos custodiat, et sanos et incolumes reducat ad propria » (« La même année, Tedisio Doria,Ugolino Vivaldi et son frère et quelques autres citoyens de Gênes, entreprirent un voyage que personne n’avait tenté jusqu’alors. Ils armèrent deux galères, emportant des vivres, de l’eau et tout le nécessaire, les envoyèrent au mois de mai de l’autre côté du détroit de Septa, afin d’aller en Inde par la mer Océane et d’en rapporter des marchandises avantageuses. Les deux frères Vivaldi s’y rendirent en personne, et deux frères Mineurs. Cela causa l’étonnement de ceux qui y assistèrent comme de ceux qui en entendirent parler ; et après avoir passé le lieu appelé Gozora, nous n’avons plus eu aucunes nouvelles certaines. Que Dieu les garde et nous les ramène sains et saufs chez eux »).
32 Pietro d’Abano, Conciliator differentiarum philosophorum et medicorum, fo 98vo : « Referunt nonnulli tamen fore desertum et locum arenosum plenumque serpentibus et animalibus venenosis et aquis dulcibus, ut et nullus de facili illic transire possit, unde et parum ante ista tempora Ianuenses duas parauere omnibus necessariis munitas galeas qui per Gades Herculis in fine Hispanie situatas transiere. Quid autem de illis contigerit iam spacio fere trigesimo ignoratur anno » (« On raconte cependant que c’est un désert de sable, plein de serpents, d’animaux venimeux et d’eau douce, de sorte que personne ne peut le traverser facilement. Pour cette raison, il y a peu temps de cela, des Génois affrétèrent deux galères munies de tout le nécessaire pour traverser en passant par le détroit de Gibraltar qui se trouve à l’extrémité de l’Espagne. Cela fait presque trente ans qu’on ignore ce qu’ils sont devenus »).
33 Lettre datée du 12 décembre 1455, éditée dans Portugaliae Monumenta Africana, pp. 77-78.
34 « En que sia especialement tot l estret e quant fer se puixa del dit ponent e del dit estret anant vers ponent » (« tout le Détroit et tout ce que faire on pourra dudit Ponant et du dit Détroit allant vers le Ponant ») [Rubio y Lluch, 1908, t. I, p. 251].
35 Cattaneo, 2011, p. 122.
36 Margarit i Pau, Paralipomenon Hispaniae, pp. 25-26.
37 Cité du Vatican, Bibliothèque Vaticane, Vat. lat. 3844, Geographia, fo 10vo.
38 Gomera est un rocher d’Afrique du Nord situé à 117 km au sud-est de Ceuta (voir Camps, Vignet-Zunz, 1998, p. 3110). Sur certaines cartes marines, le toponyme Gomera est situé en vis-en-vis de Trafalgar (voir, par exemple, l’atlas de Grazioso Benincasa, 1466, carte 1, [disponible en ligne].
39 Gautier Dalché, 2009, pp. 255-257.
40 On la trouve dans certains manuscrits de la Géographie de Ptolémée. Voir par exemple celui réalisé à Florence dans la seconde moitié du xve siècle (BnF, lat. 4802, fo 124vo, [disponible en ligne] ou encore dans un exemplaire exécuté en Flandres vers 1485 pour Louis de Bruges (BnF, lat. 4804, fos 154vo-155ro), [disponible en ligne].
41 Alors même que Nicolaus Germanus produit ses manuscrits de Ptolémée en série, ses cartes de la péninsule Ibérique ne sont pas absolument identiques, comme on le voit sur deux manuscrits, aujourd’hui à la Biblioteca Nazionale de Florence : sur le Plut. 30.04, le détroit porte le nom de « strictum sibilie » tandis que sur le Plut. 30.03, il conserve l’ancien nom de « fretum Herculeum ».
42 Claudii Ptholemai Liber geographiae cum tabulis et universali figura et cum additione locorum quae a recentioribus reperta sunt diligenti cura emendatus et impressus, apud Jacobum Pentium de Leucho, Venise, 1511, [disponible en ligne].
Auteur
Université de Tours
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