Femmes de pierre et femmes de chair
p. 77-112
Texte intégral
1Si fort peu de voix se sont élevées en Espagne, au tournant du xixe siècle, pour déplorer la vente de la Dame d’Elche au musée du Louvre, il commence à en aller autrement dans les années 1920. La valeur archéologique et artistique de la statue étant alors largement reconnue, elle suscite un intérêt qui s’étend bien au-delà des cercles savants. C’est vrai, plus particulièrement, dans le Pays valencien, où certains intellectuels affirment que la population de la région descend des Ibères, auxquels elle devrait ses caractéristiques naturelles et culturelles. La Dame d’Elche est présentée comme un des témoins les plus éclatants de cette continuité.
Les Ibères et l’identité valencienne
2La demande adressée par José Ramón Mélida à Ignacio Pinazo de faire des copies de la Dame d’Elche est une des premières manifestations de la valeur accordée, en Espagne, à la Dame d’Elche et a grandement contribué à faire connaître la statue. Les travaux de l’architecte et historien de l’art catalan Josep Pijoán ont également joué un rôle en ce sens. En 1914, il montre l’importance qu’il accorde à l’art ibérique et à son chef-d’œuvre en plaçant sur la couverture de son Histoire de l’art une photographie colorisée du buste qu’entoure une frise de style moderniste. Deux ans auparavant, en 1912, il avait publié un article dans une revue britannique d’histoire de l’art, The Burlington Magazine for Connoisseurs, où il soulignait la valeur artistique de la Dame en affirmant avec vigueur qu’elle était l’œuvre d’un Ibère et non d’un sculpteur étranger, même si son style rappelait celui de la statuaire grecque archaïque. Dans ce même article, il avait inséré une photographie de la reconstruction hypothétique de la Dame faite par un de ses élèves, catalan comme lui, Francisco de Paula Nebot, qui l’avait recréée en s’inspirant — comme Pinazo mais dans un style très différent — de la Grande Dame offrante du Cerro de los Santos. Sachant qu’on avait repéré des restes de peinture sur le buste et que les statues et les temples grec étaient polychromés, comme l’avaient établi les archéologues, Nebot habilla sa Dame d’une tunique bleue et d’un manteau rouge, tous deux ornés d’étoiles, en référence aux conceptions qui voyaient dans les statues du Cerro de los Santos les prêtresses de cultes naturalistes (fig. 19)1. Le Museo Arqueológico Nacional a judicieusement choisi d’exposer, dans la salle consacrée à la sculpture ibérique, une statue qui s’inspire de la même conception de la religiosité des Ibères : elle est ornée d’un soleil et d’une lune. Mais il s’agit selon toute vraisemblance d’un faux réalisé, comme les autres faux du Cerro de los Santos, dans les années 1870…
3Pinazo, Nebot, Pijoán sont catalans ou valencien, et cela ne doit rien au hasard. Leur intérêt pour la Dame et, plus généralement, pour l’art ibérique, s’inscrit en effet dans un courant identitaire qui valorise la culture ibérique. Ce mouvement émerge au milieu du xixe siècle et se diffuse, quoique avec une ampleur très inégale, dans les trois régions catalanophones d’Espagne : Catalogne, Pays valencien, Baléares. Appelé la renaixença2, il se donne pour objectif de faire renaître la culture régionale et, dans ce but, de refaire du catalan une langue écrite. Car, si le catalan continue d’être communément parlé au xixe siècle, il n’est plus utilisé dans la culture savante, et ce depuis le début de l’époque moderne.
4Les acteurs de la renaixença s’accordent aussi à penser que Catalans et Valenciens sont les héritiers des Ibères. Cette conception, encore imprécise dans la seconde moitié du xixe siècle, prend une consistance plus grande au début du xxe grâce, en particulier, à la professionnalisation de l’archéologie, essentiellement pratiquée jusque-là par des érudits locaux : la multiplication des fouilles et la mise en œuvre de méthodes plus rigoureuses qu’auparavant permettent de mieux connaître la culture ibérique et d’asseoir la conviction qu’elle s’est perpétuée dans les régions catalanophones.
5Au tournant du siècle, certains valencianistes affirment même que la « personnalité » ou le « type » régional est lié à l’ascendance ibère des Valenciens. C’est le cas de Ignasi Villalonga, un des signataires de la Declaració valencianista, manifeste de 1918 qui fonde le valencianisme politique : « La personnalité valencienne, écrit Villalonga, trouve son origine à l’époque de la civilisation ibérique ». Un propos analogue se retrouve sous la plume de Eduard Martínez Sabater, un autre signataire de la « Déclaration valencianiste » :
Bien que le pays ait été dominé successivement par diverses races et peuples, le type valencien existe. Il est la durable survivance de cette ethnie ibérique (Ethnos-Ibérica) déjà reconnue par Strabon et Festus Avienus [sic]. Il suffit d’enlever la croûte superficielle de notre terre pour que le livre ouvert de la nature valencienne nous montre dans le sous-sol des preuves de ce que nous avançons : l’admirable Dame d’Elche et les peintures rupestres de presque toutes les grottes de nos montagnes3.
6Martínez Sabater et ses pairs parlent volontiers de « race » pour désigner l’identité des Valenciens. S’ils ne partagent pas avec des théoriciens du racisme comme Arthur de Gobineau ou Georges Montandon l’idée d’une inégalité naturelle des groupes humains, ils sont convaincus comme eux que les caractéristiques physiques et culturelles des membres d’une population donnée s’expliquent par le lien biologique qui les unit à leurs premiers ascendants. Ils font place aussi à l’influence du climat et du terroir dans la formation des « types » nationaux ou régionaux4.
7Également valorisé dans le Pays valencien et en Catalogne, le lien généalogique avec les Ibères est revendiqué plus nettement dans la région de Valence. Cela tient, en partie au moins, au fait que les gisements d’époque ibérique les plus riches se trouvent dans le Pays valencien plutôt qu’en Catalogne, où les vestiges grecs sont aussi nombreux. Eduard Martínez Sabater, nous l’avons vu, ne manque pas de souligner l’importance des « preuves » archéologiques dans l’argumentaire en faveur de la filiation avec les Ibères, en invoquant en particulier la présence de « l’admirable Dame d’Elche » dans le sol valencien. Il n’est pas seul à le faire.
La Dame, archétype de la Valencienne
8Hübner avait signalé dans un article paru en 1898 que la coiffe de la statue rappelait celle du costume de cérémonie des Espagnoles du xixe siècle : une mantille relevée par un haut peigne, une peineta5. L’archéologue allemand n’en déduisit pas que la culture espagnole perpétuait la culture ibérique, mais d’autres, moins prudents, le firent après lui. À commencer par Pierre Paris. Écrire : « [la Dame] est plus qu’Espagnole, elle est l’Espagne même, elle est l’Ibérie », c’est en effet suggérer que l’Espagne et l’Ibérie sont une seule et même chose, dont la statue cristallise l’identité. C’est ainsi que le Britannique Havelock Ellis interprète ce texte dans un ouvrage daté de 1908 et plusieurs fois réédité dans les années suivantes. Son titre — The Soul of Spain, l’âme de l’Espagne — exprime bien l’objectif de l’auteur : restituer les traits qui caractérisent depuis toujours les Espagnols. À l’instar de Martínez Sabater, il voit dans la Dame d’Elche une des preuves de cette permanence et c’est pourquoi il place une photographie du buste sur la page de garde de son livre. On trouve aussi, à l’intérieur de l’ouvrage, le texte de Pierre Paris que nous venons de citer. Ellis écrit dans la même page : « Nous pouvons voir à quel point la Dame d’Elche est authentiquement espagnole si nous la comparons avec “La Dame à l’éventail” de Velázquez. La ressemblance est frappante bien que celle-ci, plus âgée et plus fatiguée, ne soit plus aussi belle ». Sans l’indiquer explicitement, Pijoán reprend également Paris lorsqu’il écrit dans son Histoire de l’art que la Dame est la « vraie incarnation de l’Ibérie ». Et il ajoute : « sculptée dans un calcaire de couleur brune, elle a le teint des races hispaniques6 ».
9Ces propos présentent la Dame comme la preuve tangible de la continuité entre Espagnoles et femmes ibères. Reprise, comme on l’a vu, dans les textes des intellectuels valencianistes à la fin des années 1910, cette thèse donne lieu quelques années plus tard à une foisonnante production iconographique. Dans ses travaux sur la place des Ibères dans la construction du régionalisme valencien, l’archéologue Antonio Vizcaíno Estevan a recueilli et commenté nombre d’images où l’on voit la Dame. Nous nous arrêterons à sa suite sur deux d’entre elles.
10La première est une œuvre de Pedro Pérez Doló, un peintre de la région de Valence qui se spécialisa, à la fin de sa carrière, dans la réalisation d’affiches (fig. 20). La peinture qu’il fit pour illustrer la page de garde du programme des fêtes patronales d’Elche de 1925 ressemble fort à une affiche, à la fois par son style et sa fonction publicitaire : annoncer la fête majeure d’Elche en mettant en avant un ensemble de motifs qui marquent la singularité de la ville. L’arcade mauresque qui encadre la composition rappelle le passé musulman de la cité et de la région. Méprisé pendant des siècles, à Elche comme dans le reste du pays, l’héritage d’Al-Andalus commence à être valorisé au milieu du xixe siècle sous l’influence du regard que portent sur lui les visiteurs européens. Les autochtones se mettent alors à remarquer les vestiges du legs musulman, voire à les réinventer. C’est bien ce qui s’est passé à Elche. De fait, il n’existe dans la ville aucune maison d’époque médiévale ayant une arcade semblable à celle que peint Pérez Doló. Certes, la ville a conservé une bâtisse édifiée par les Almohades au tournant du xiie siècle, la Torre de la Calahorra, mais elle ne gardait plus rien de son origine arabe quand un riche propriétaire terrien d’Elche l’acheta, en 1909, et fit décorer une de ses salles dans le style néo-mauresque.
11Bien réelles, en revanche, les constructions évoquées à l’arrière-plan du tableau : le pont de Canalejas, inauguré en 1913 et considéré comme une des œuvres marquant le passage d’Elche à la modernité ; au-dessus des maisons de la ville, la tour du palais d’Altamira, le bâtiment médiéval le plus important qu’Elche ait conservé, et la coupole de la basilique Santa María, dédiée à la Vierge de l’Assomption, patronne de la cité. L’artefact qui semble flotter dans le ciel est lié à la manifestation la plus singulière du culte de cette dernière, le Misteri, le Mystère de l’Assomption, où une machinerie complexe donne à voir les déplacements des personnages (la Vierge, des anges) entre le Ciel (la coupole de la basilique) et la Terre (la scène construite au centre de la nef). Pérez Doló a inclus dans sa composition l’appareil scénique le plus populaire du Misteri : une sorte de nacelle communément appelée la mangrana (la grenade), qui transporte un ange chargé d’annoncer à Marie que sa mort est proche. Après une longue période de déshérence au xixe siècle, le Misteri fait l’objet, au début du xxe siècle, d’un processus de patrimonialisation avant la lettre dont Pedro Ibarra est un des principaux acteurs. Cette entreprise trouve un de ses aboutissements dans l’année qui précède l’édition du programme des fêtes que nous examinons. En 1924, le Mystère de l’Assomption est représenté pour la première fois avec une partition musicale restaurée.
12Pedro Ibarra s’est attaché aussi, dans cette même période, à attirer l’attention de ses concitoyens sur la dégradation de la palmeraie d’Elche, menacée par l’essor industriel de la ville et l’extension de son agglomération7. Aussi Pérez Doló se devait-il d’évoquer la palmeraie, dont la présence a suscité l’image d’Elche comme « oasis ». Dans le médaillon situé en haut à gauche, Pérez Doló a peint l’un des arbres les plus célèbres de cette palmeraie, le « palmier impérial », et, sur la partie droite de la composition, quelques palmiers devant lesquels il a placé la Dame d’Elche. Légèrement au-dessous, au premier plan, une femme dont la main droite est posée sur l’écu de la ville, porte le costume « traditionnel » valencien. Comme dans la plupart des autres régions d’Europe, cette tradition, en vérité, n’est pas très ancienne puisqu’elle se forme progressivement au cours du xixe siècle sous l’effet de divers facteurs : nostalgie d’un monde rural que commencent à ébranler les progrès de l’industrialisation, urbanisation croissante et valorisation, dans les constructions nationales, de la diversité géographique et culturelle interne du pays8. Les costumes « traditionnels » ou « régionaux » se forment dans ce cadre. Dans le Pays valencien, les femmes de la bourgeoisie commencent à s’habiller en paysannes au xixe siècle pour certaines fêtes, le carnaval au premier chef. Leurs tenues, cependant, se distinguent de celles de leurs modèles par leur richesse. L’industrie et le commerce de la soie ayant été très importants dans la région de Valence entre le xve et la fin du xviiie siècle, les bourgeoises portent des robes coupées dans des velours de soie brodés qu’elles accompagnent de somptueuses parures. Au début du xxe siècle, le traje de labradora valenciana (le costume de paysanne valencienne), ainsi ennobli, est devenu le costume « traditionnel » de la région. Il est porté tant par les danseuses de groupes folkloriques que par les aimables « paysannes », toujours chargées de fleurs et de fruits, qui figurent sur les affiches annonçant les fêtes du Pays valencien. C’est aussi le sujet de bon nombre des tableaux du père d’Ignacio Pinazo Mártinez, Ignacio Pinazo Camarlench, et de son frère, José Pinazo Mártinez. La formation du costume régional s’accompagne en effet de la construction du stéréotype du Levante feliz (le Levant heureux)9. Un pasodoble célébrissime composé en 1924 et intitulé Valencia chante ainsi cette « terre des fleurs, de la lumière et de l’amour » que serait la huerta (le verger) : un terroir peuplé de femmes avenantes et parfumé par les fleurs des orangers qui y poussent à foison.
13Pérez Doló a peint l’une de ces figures stéréotypées : entourée de fleurs, elle porte ledit traje de labradora valenciana et la coiffure qui l’accompagne. Les femmes espagnoles arboraient couramment, les jours de fête, un chignon dans lequel elles avaient fiché un haut peigne, mais l’usage qui consistait à enrouler les tresses de cheveux sur les oreilles était surtout fréquent dans le Pays valencien. Cette coiffure, notons-le, était le fait des Valenciennes, pas des Ilicitaines. Cet écart est sans doute justifié par la volonté du peintre (ou de ses commanditaires) de mettre en avant le lien entre la Dame d’Elche et les femmes du Pays valencien dans son ensemble. Certains archéologues, en effet, ont supposé que les disques encadrant le visage de la Dame contenaient des tresses de cheveux enroulées, ce qui a conduit à rapprocher sa coiffure de celle des Valenciennes et à en déduire que celles-ci devaient cet usage aux femmes ibériques.
14Pérez Doló a certainement voulu dénoter cette relation. Il a placé le buste au second plan par rapport à la Valencienne et lui a donné des contours légèrement flous. La Valencienne, quant à elle, ressort d’autant mieux qu’elle est vivement colorée et que le peintre a souligné sa silhouette d’un trait blanc de façon à la détacher du décor fleuri qui l’entoure. La différence des modes de représentation des deux figures féminines vise à montrer l’écart temporel qui les sépare, mais leur proximité dans le tableau suggère qu’il existe un lien entre elles, sans doute celui, généalogique, que mettent en avant les auteurs valencianistes cités précédemment. Les lettrés d’Elche connaissaient en effet les intellectuels de la renaixença, mouvement auquel certains d’entre eux ont participé activement. Il en va ainsi de Pedro Ibarra. On sait, par exemple, qu’il a contribué aux Jeux floraux, joutes poétiques datant du Moyen Âge et réactivées à Barcelone en 1859 puis à Valence en 1879, avant d’être créées à Elche en 1920. On sait aussi qu’il a eu une correspondance suivie avec Teodor Llorente Olivares, un des fondateurs de la renaixença, la renaissance, dont nous reparlerons bientôt. L’action d’Ibarra en faveur de la défense du patrimoine ilicitain, qu’il s’agisse de la restauration du Misteri ou de la défense de la palmeraie, s’inscrit pleinement, du reste, dans l’entreprise de valorisation de la culture valencienne promue par la renaixença.
15La peinture de Pérez Dolo suggère qu’il existe un lien entre la Dame et les Valenciennes mais elle ne permet pas d’élucider sa nature. Celle-ci est fort bien explicitée, en revanche, dans l’article que signe le 23 juin 1929 Teodor Llorente Falcó, journaliste et écrivain valencianiste, dans la rubrique Rasgos valencianos (Traits valenciens), du journal ABC. Le texte est illustré par une photographie de Vicente Novella, peintre et photographe qui était un des disciples d’Ignacio Pinazo (fig. 21). Novella a fait poser une jeune femme à côté d’une (mauvaise) reproduction du buste : Pepita Samper, puisque tel est son nom, a placé délicatement ses mains sur l’épaule de la statue vers laquelle elle s’incline, avec une sorte de respectueuse affection. Le titre de l’article indique, outre le nom de la jeune femme, qu’elle est la première « Miss Espagne » de l’histoire de ce concours dans son pays. En lisant le texte plus avant, on apprend aussi qu’elle vient « d’obtenir le suprême honneur […] de s’asseoir sur le trône érigé par les poètes de la renaissance valencienne ». Pour lui rendre hommage, en effet, la société culturelle Lo Rat Penat, fondée en 1878 par les chefs de file de la renaixença et organisatrice des Jeux floraux de Valence, lui a octroyé le titre de regina. Comme la première titulaire de cette charge et comme la figure féminine peinte par Pérez Doló, Pepita Samper est habillée en Valencienne et arbore la coiffure typique de la région : une peineta fichée dans le chignon et des tresses de cheveux enroulées sur les oreilles. Novella l’a certainement prise de profil pour que le lecteur du journal voie la similitude avec les rouelles de la Dame.
16Le titre de l’article énonce que la « Miss Espagne » est en train de prier devant la Dame d’Elche mais Llorente Falcó précise, dans le corps du texte, que sa prière n’est pas religieuse : au nom de toutes les Valenciennes que Pepita Samper représente en tant que « Miss Espagne », elle adresse à la Dame une « prière d’amour et de gratitude », pour avoir transmis sa beauté de génération en génération. Car la statue est « la plus authentique représentation de la femme espagnole dans les temps antiques et, plus encore, de la femme valencienne puisqu’elle fut trouvée dans notre région […]. [C’est] la personnification de la femme ibérique, de cette race qui est à l’origine de la race espagnole ».
17Les propos de Llorente Falcó, s’ils nous paraissent étonnants aujourd’hui, ne sont pas totalement exceptionnels à son époque. Quelques années auparavant, Frédéric Mistral avait également affirmé que les Arlésiennes étaient les « filles » d’une statue antique retrouvée en 1651 dans les ruines du théâtre romain de la ville (fig. 22). D’abord identifiée à une Diane, puis à une Vénus, cette sculpture est aujourd’hui connue sous le nom de Vénus d’Arles et exposée au Louvre : c’est peut-être une copie d’une des Aphrodite réalisées par Praxitèle au ive siècle av. J.-C. L’histoire de la Vénus d’Arles n’est pas sans analogie avec celle de la Dame d’Elche. Leurs usages symboliques dans les régionalismes provençal et valencien sont également très comparables10.
La Vénus d’Arles et la Dame d’Elche
18Après sa mise au jour, la Vénus d’Arles fut présentée dans divers édifices publics de la ville avant de partir en 1684 pour Paris. La galerie des Glaces, fleuron du château de Versailles, venait d’être achevée et Louis XIV demanda aux consuls d’Arles de lui offrir [sic] la Vénus pour qu’elle puisse y être exposée. Elle y demeura jusqu’en 1798, date où elle fut transférée au musée du Louvre. Jusqu’au début du xixe siècle, il ne fut plus question de la Vénus à Arles : on ne trouve aucun texte pour déplorer son absence ni, a fortiori, pour réclamer son retour. La situation se modifie sous l’effet de deux séries d’événements. L’amphithéâtre et le théâtre romain commencent à être réhabilités dans les années 1820, ce qui relance l’intérêt de la ville pour son passé antique et ses vestiges. En 1854, Frédéric Mistral et six de ses amis, écrivains comme lui, fondent le Félibrige, qui se donne pour but de restaurer la langue et la littérature provençales, étouffées par la politique centralisatrice de l’État français depuis la Révolution.
19Mistral voit dans le « rapt » de la Vénus une des manifestations de cette politique « jacobine » et, dans un article de 1891, il réclame que la statue soit rendue à la ville, où « elle resplendirait sur la Provence » alors qu’elle « se languit et se transit [au Louvre] à l’ombre de la Vénus de Milo11 ». La demande de Mistral ne fut pas entendue, mais le poète se servit de la renommée que la Vénus d’Arles avait acquise pour manifester la grandeur de la culture provençale et inviter les Provençaux à la restaurer. La création en 1899 du Museon Arlaten (le Musée arlésien), qu’il définit comme un « musée ethnographique », s’inscrit dans ce cadre. En 1902, il y présenta un montage iconographique intitulé « Les filles de la Vénus d’Arles ». Composé « d’images imprimées et de photographies [et] centré sur la Vénus d’Arles telle qu’elle est présentée au musée du Louvre [il] donne l’illusion d’un échange intime entre la déesse et des statuettes d’Arlésiennes en costume traditionnel […] placées au pied même des colonnes du théâtre antique12 ».
20Mistral n’innove pas en associant les Arlésiennes à la Vénus. Dans une des lettres où il narre son voyage en Provence, à la fin du xviiie siècle, l’écrivain Laurent-Pierre Bérenger fait un éloge de leur beauté qu’il conclut en ces termes : « Voyez si c’est à tort que Vénus était anciennement la patronne des femmes d’Arles ». S’introduit, dès lors, l’idée que les Arlésiennes sont les plus belles femmes de la Provence : selon certains auteurs, le sculpteur de la Vénus d’Arles aurait pris pour modèle une femme de la ville ; Lamartine, quant à lui, écrit qu’elles sont des « statues vivantes de la Grèce »13. Un nouveau pas est franchi en 1864 par le félibre Théodore Aubanel dans ces vers que Mistral fait afficher dans la salle où il présente son exposition :
Ô douce Vénus d’Arles !
Ô fée de la jeunesse !
Ta beauté éclaire toute la Provence
Et fait belles nos filles14.
21On ne peut qu’être frappé de la similitude entre ce propos et la phrase où Llorente Falcó explique que la Dame d’Elche a transmis sa beauté aux Valenciennes. La photographie de Novella, quant à elle, fait écho à l’œuvre d’un peintre d’Arles, Augustin Dumas, dont un des tableaux, réalisé dans les années 1870, montre une jeune fille, vêtue en Arlésienne, debout à côté d’un guéridon où se trouve une statuette de la Vénus d’Arles qu’elle frôle de sa main droite (fig. 23).
22On comprend mieux ces résonances si l’on précise que Llorente Falcó, à défaut d’avoir vu l’exposition du Museon Arlaten sur « les filles d’Arles », en avait au moins entendu parler. Il est en effet le fils de Teodor Llorente Olivares, fondateur de la renaixença valencienne. Or les membres de ce mouvement, qu’ils soient catalans ou valenciens, ont régulièrement rencontré les félibres, en particulier lors de Jeux floraux célébrés en France ou en Espagne. L’importance que les Catalans accordent à leurs relations avec les Provençaux s’exprime, par exemple, par le nom qu’ils donnent aux Jeux qu’ils organisent à Barcelone en 1868 : festa de germanor (fête fraternelle). Mistral exprime quant à lui cette idée de « fraternité » par celle d’une commune appartenance à la « race latine ». Après la défaite de Sedan, en 1870, il conçoit même le projet de fédérer, en opposition aux peuples du Nord de l’Europe, les populations de cette « race », qui ont toutes, selon lui, une langue apparentée à la langue d’oc. Plusieurs « fêtes latines » réunissant des poètes de la France méridionale, de l’Espagne catalanophone, d’Italie et de Roumanie sont ainsi organisées entre la fin des années 1870 et la fin des années 1880, où Mistral se voit obligé de prendre acte de l’échec de « l’idée latine15 ».
23Teodor Llorente Olivares a participé à plusieurs de ces manifestations. Il a noué aussi des relations personnelles avec Mistral, qu’il admirait beaucoup : les deux hommes ont eu une correspondance assez suivie16 et, en août 1905, Llorente Olivares est venu voir Mistral dans son mas de Maillane à l’occasion d’une visite en France avec sa famille. Il a découvert alors le Museon Arlaten, dont Mistral lui avait appris l’existence dans ses lettres. À Maillane, le poète provençal a dû entretenir son homologue valencien de la Vénus car, quelque temps après son retour en Espagne, Llorente Olivares reçoit une lettre où Mistral lui apprend qu’il vient de lui envoyer un livre de son amie Jeanne de Flandreysy sur le Museon Arlaten et la statue antique. On peut lire dans le chapitre consacré à cette dernière : « C’est à Arles, sur la promenade des Lices ou dans le quartier de la Roquette, que se trouvent aujourd’hui les répliques vivantes les plus sincères [de la Vénus]17 ».
24Llorente Falcó connaissait sans nul doute les échanges de son père avec Mistral. Il a dû lire aussi l’opuscule de Jeanne de Flandreysy et ne pouvait ignorer, en tout cas, les spéculations de Mistral sur le lien entre la Vénus et les femmes d’Arles. Ce sont ces discours qu’il retrouve lorsque Vicente Novella décide, probablement à son invitation, de photographier Pepita Samper à côté de la Dame d’Elche.
25Cette péripétie de l’histoire de la Dame resterait purement anecdotique si elle n’était révélatrice des liens, peu connus en France18, entre félibres et intellectuels valencianistes dans la deuxième moitié du xixe siècle. Ces liens, comme nous l’avons vu, découlent de leur commune volonté de défendre l’identité culturelle de leur région, les relations particulières entre Mistral et Llorente Olivares tenant à leur proximité idéologique au sein du mouvement identitaire construit de part et d’autre des Pyrénées. Car à la différence de ceux, nombreux en Catalogne notamment, qui veulent lui donner une dimension politique, l’un et l’autre pensent qu’il doit rester un mouvement littéraire : cela exclut, en particulier, que soit remise en cause l’appartenance de la région, Provence ou Pays valencien, à l’État où elle se situe. Dans les articles qu’il publie dans le journal Las Provincias, qu’il dirige après la mort de son père, fondateur du journal, Llorente Falcó adopte une posture plus politique : il n’hésite pas à critiquer la politique centraliste du gouvernement espagnol, demande à ce qu’il reconnaisse la co-officialité du valencien et de l’espagnol et réclame la création d’institutions chargées de promouvoir la culture valencienne19. Mais, en même temps, il ne cesse, comme son père, de proclamer que le Pays valencien n’est pas une entité séparable de la nation espagnole. Cela se traduit, dans son article de l’ABC, par de multiples références à « la femme valencienne », expression qui coexiste cependant avec l’affirmation que la Dame est la « personnification de la femme ibérique, de cette race qui est l’origine de la race espagnole », dont les Valenciens font évidemment partie.
26La mise en avant, dans ce même article, de l’idée d’une filiation entre la « race espagnole » et les Ibères est révélatrice, plus largement, de l’importance assignée à l’identification d’un « ancêtre » dans les constructions nationalistes ou régionalistes : les Ibères pour le Pays valencien, les Romains pour le Pays d’Arles. Ce mécanisme intellectuel est loin d’être propre à ces deux régions (que l’on songe à « nos ancêtres les Gaulois… »), tout comme son corollaire, la valorisation des vestiges archéologiques. Comme l’a souligné l’archéologue Yannis Hamilakis dans ses travaux sur le lien tissé entre la Grèce contemporaine et son passé antique20, l’archéologie a pour vertu de livrer des objets qui donnent à croire, bien mieux que les textes, à la continuité supposée entre le présent et le passé, et ce parce qu’ils la donnent à voir. La valeur qui est accordée à cette discipline tient aussi au fait que l’archéologue fouille « le sous-sol », pour reprendre l’expression utilisée par le valencianiste Martínez Sabater. Or, lorsqu’il s’agit de parler des origines d’un individu ou d’un groupe, on recourt volontiers à la métaphore des racines, celle-ci permettant à la fois de suggérer l’autochtonie de l’individu ou du groupe et la continuité du lien qui l’unit à ses lointains ascendants.
27Si Llorente Falcó a pu reprendre à Mistral son discours sur le lien entre la Vénus d’Arles et ses « filles », c’est que deux données factuelles favorisaient cet emprunt : la découverte, dans le Pays valencien et en Provence, d’une statue antique représentant une femme ; le fait que cette statue, dans l’un et l’autre cas, ait été condamnée à « l’exil ». Cela ne suffit pas, en revanche, à expliquer que Valenciens et Provençaux mentionnent uniquement les femmes lorsqu’ils font de la Vénus ou de la Dame « une personnification de cette race qui est à l’origine de la race espagnole », pour citer une fois encore Llorente Falcó. Car en toute rigueur, on devrait trouver les caractéristiques de cette race à la fois chez les femmes et chez les hommes. Pourquoi donc a-t-on pensé, voire écrit, comme le fait le comte de Villeneuve dans sa Statistique du département des Bouches-du-Rhône : « La parenté des Arlésiens avec les Romains se reconnaît surtout chez les femmes21 » ? Pour comprendre cette bizarrerie, il faut s’arrêter sur les discours et les rituels des hérauts des mouvements régionalistes valenciens et provençaux. Ils montrent en effet que l’affirmation de la filiation des femmes avec la Vénus ou la Dame vise à mettre en avant une conception de l’identité féminine qui la définit avant tout par la beauté physique.
La beauté des femmes
28Dans l’article sur le Félibrige qu’il a publié dans Les lieux de mémoire, Philippe Martel résume ainsi le discours prononcé par Mistral lors des Jeux floraux de 1868 : « Deux idées ici : le sauvetage de la langue est l’affaire des “mâles de la terre”, il appartient aux femmes de garder la maison et les coutumes ; la parole aux uns, le costume aux autres — on aura deviné que Mistral n’était guère féministe22 ! » Ce jugement à l’emporte-pièce est assez exact mais il convient de le nuancer au moins sur un point : donner aux femmes le soin de conserver le costume ne revient pas à les cantonner dans l’univers domestique ; au contraire, le Félibrige leur a régulièrement donné un rôle public.
29Il en va ainsi dans les Jeux floraux. Créées au xive siècle, d’abord à Toulouse, en 1324, puis en 1393 à Barcelone, ces joutes poétiques s’adressaient alors à des poètes qui écrivaient en occitan — un occitan purement littéraire, qui différait de la langue communément parlée tant en France qu’en Espagne. À partir de l’époque moderne, cet occitan littéraire s’efface au profit du français et ne reparaît que dans la seconde moitié du xixe siècle, lorsque les félibres renouent avec la tradition médiévale des Jeux.
30En Provence comme dans les régions catalanophones d’Espagne, les poètes qui concourent sont presque toujours des hommes. Félibres et écrivains de la renaixença instituent cependant un rôle féminin absent jusque-là : à partir de 1878 en Provence, de 1879 à Valence, leurs membres commencent à élire une reine des Jeux floraux. Appelée « reine du Félibrige » dans le pays de Mistral, la titulaire de la charge est choisie par le lauréat du concours, qui la coiffe de la couronne en argent qu’il vient de recevoir des mains du Grand Maître des Jeux. Le mode d’élection est le même à Valence, mais le rituel est un peu différent : le lauréat du concours dédie un poème à la reine, ici appelée la regina, et lui donne le prix qu’il a reçu pour sa performance poétique ; le maire de la ville accompagne ensuite la regina jusqu’au trône préparé pour elle — ce que l’on fit aussi pour Pepita Samper. Dans l’une et l’autre région, la reine a une fonction purement honorifique, présider les cérémonies de l’institution organisatrice des Jeux23.
31En 1878, année où se déroula l’une des premières « fêtes latines », l’honneur d’être reine échut à l’épouse de Mistral. Llorente Olivares la décrivit ainsi dans le journal Las Provincias : « … une jeune femme superbe, ayant un type de beauté qui rappelle celui des Valenciennes […] les yeux en amande des Arabes, elle paraît plus espagnole que française. Elle portait le costume des paysannes arlésiennes […] et cela contribuait encore plus à ce qu’elle me rappelle les femmes de mon pays24 ».
32L’année suivante, lors des Jeux floraux organisés à Valence, Llorente Olivares gagna le concours et choisit pour reine sa fille Marie, alors âgée de 14 ans25. Elle aussi portait le costume régional, comme l’atteste la lettre par laquelle l’écrivain valencien remerciait Mistral de l’avoir félicité pour l’élection de sa fille :
En réponse à cette preuve d’amitié, et au nom de ladite Marie, je vous enverrai son portrait, vêtue en Valencienne comme elle l’était alors. Son costume ressemble beaucoup au costume d’Arlésienne que j’avais admiré sur madame Mistral à Montpellier en de semblables circonstances26.
33Si le costume est aux femmes ce que la maîtrise de la langue vernaculaire est aux hommes, il paraît assez naturel que les reines des Jeux floraux le portent — notons, cependant, que les reines qui succédèrent à Valence à la fille de Llorente Olivares revêtirent jusqu’en 1917 un costume de soirée de type moderne. Toutefois les Jeux floraux ne sont pas la seule occasion de mettre en valeur le costume « traditionnel ». C’est le cas aussi dans la Festo vierginenco ou Fête parthénienne que Mistral crée à Arles en 1903. Le poète la destine explicitement à inciter les femmes à porter le costume arlésien, la plupart ayant cessé de le faire au quotidien27. Dans ce but, Mistral décide de donner une forme publique et cérémonielle à un rite de passage qui se déroulait auparavant dans l’intimité familiale : la « prise du ruban » qui orne la coiffe des Arlésiennes parvenues à l’âge adulte. L’année où la fête est créée, vingt-huit jeunes filles ayant atteint leur quinzième année — âge de la Mireille que dépeint Mistral dans le poème du même nom — viennent « prendre le ruban » au Museon Arlaten. L’année suivante, elles sont plus de trois cent cinquante à participer au rituel, qui se déroule dans le théâtre antique, au pied des deux colonnes où fut découverte la Vénus d’Arles. À la fin de la cérémonie, qu’il préside, Mistral remet à chaque jeune fille un bijou et un diplôme illustré, à sa demande, par son ami Léo Lelée, qu’on appelait « le peintre des Arlésiennes ».
34Durant la cérémonie, Mistral prononce aussi un discours, en provençal bien sûr. En 1904, il l’ouvre sur l’évocation du temps où Vénus régnait sur Arles et où les poètes rendaient dans le théâtre « un culte national » à la beauté, maintenant incarnée par les jeunes filles en costume. La fête vierginenco reprend ainsi le propos de l’exposition « Les filles de la Vénus d’Arles », mais en donnant vie aux images qui y étaient présentées. Le poète rend ensuite hommage à ces « répliques vivantes » de Vénus :
Car c’est vous, ô jeunes filles, qui êtes l’orgueil de notre race ; c’est vous, ô Provençales, qui êtes, pour ainsi dire, notre Provence en fleurs. Grâce au diadème qui ceint votre front, et grâce au costume que vous portez fièrement, de façon patriotique, costume qui est aujourd’hui le plus élégant de tous, vous êtes la gloire d’un peuple, vous êtes le signe vivant de la Provence lumineuse. Et, quand vous passez quelque part, tout le monde dit : « Qu’elles sont belles ! »28.
35L’exclamation qui clôt le passage n’est pas seulement une figure de rhétorique destinée à inciter les jeunes filles à se vêtir en Arlésiennes. On retrouve en effet ce lien entre le port du costume et la beauté dans un autographe de Mistral qui figure au bas d’une peinture de Léo Lelée où l’on voit deux femmes aidant une jeune fille à revêtir le costume arlésien : Tant qu’auren lou riban e la capello, lis Arlatenco saren li pu bello (« Tant qu’elles porteront le ruban et la capello29, les Arlésiennes seront les plus belles »). On reconnaît dans cette phrase — actuellement citée sur quantité de sites d’associations culturelles provençales — le stéréotype selon lequel la beauté serait un attribut caractéristique des femmes d’Arles. Mistral lui adjoint, pour sa part, l’idée que cette beauté est liée au port du costume d’Arlésienne. Celui-ci n’est donc pas un élément accessoire ni un artifice, comme le sont les « fanfreluches de Paris ou de Madrid » que le poète, en 1868, appelle les jeunes filles à rejeter. Pour Mistral, une femme ne peut être une Arlésienne authentique — et donc être belle — que si elle porte le costume. Cela revient à dire qu’il fait partie de son identité et, en quelque manière, de sa nature.
36Le lien entre le costume et l’identité arlésienne est également souligné par le comte de Villeneuve. Après avoir déclaré que « la parenté des Arlésiens avec les Romains se reconnaît surtout chez les femmes », il décrit les traits physiques qu’elles auraient hérité d’eux : « la taille élevée […], le port majestueux […] le nez aquilin […] le visage ovale et le front à la Romaine ». Il affirme aussi : « Il s’est conservé à Arles plus de traces des mœurs romaines que dans le reste de la Provence ». Sur ce deuxième aspect de l’héritage romain, il mentionne uniquement le costume féminin, dont il assure qu’avant la Révolution « il ressemblait en partie à celui des dames romaines »30. Peut-être sans le savoir, le comte de Villeneuve se conforme ainsi à l’étymologie du terme « costume », qui dérive de « coutume », la manière de s’habiller étant restée durant longtemps l’une des caractéristiques les plus saillantes de l’identité culturelle d’un groupe. Les lettres de Llorente Olivares à Mistral, que nous avons citées sans les commenter, mettent aussi en avant cette valeur identitaire du costume : en soulignant les ressemblances entre le costume provençal et le costume valencien, il souligne la proximité de son peuple et des Provençaux, leur commune appartenance à la « race latine », précisément célébrée en 1878.
37Toutefois l’appel à porter le costume traditionnel que Mistral a adressé à ses contemporaines n’a été que très partiellement entendu. Au début du xxe siècle, rares sont celles qui continuent de le porter dans la vie quotidienne. Demeure, en revanche, son usage cérémoniel. Une cinquantaine de jeunes filles continuent, aujourd’hui encore, de se soumettre chaque année au rite de la « prise du ruban ». Car, si la Festo vierginenco s’éteint à Arles en 1913, un an avant la mort de Mistral, elle renaît dans les années 1920 aux Saintes-Maries-de-la-Mer, sous l’impulsion du marquis Folco de Baroncelli, félibre, manadier et créateur des fêtes camarguaises. Quant aux femmes adultes, elles revêtent leur costume au moins une fois l’an pour défiler dans les rues d’Arles lors de la Fête du costume, un des moments des Grandes Fêtes de la ville créées en 1923. Le stéréotype de la belle Arlésienne se trouve ainsi perpétué.
38Qu’en est-il dans le Pays valencien ? Revenons, pour le préciser, sur l’histoire de Pepita Samper. Le 25 janvier 1929, elle est élue Miss Espagne, puis elle est accueillie le 2 mars dans les locaux de la société Lo Rat Penat, où elle est intronisée comme une regina. Llorente Falcó ne le signale pas, mais on sait par ailleurs que, dans l’intervalle, elle a concouru au nom de l’Espagne pour le titre de Miss Monde et a été classée première, le 7 février, par le jury réuni à Paris pour statuer sur les candidatures. Mais, ayant appris à la veille de la proclamation des résultats que la mère d’Alphonse XIII, roi d’Espagne, venait de mourir, elle a renoncé à son titre31. Cet acte a un énorme retentissement et augmente encore la célébrité que Pepita Samper avait acquise en devenant Miss Espagne : elle fait la une de plusieurs journaux et occupe le devant de la scène dans les Fallas de Valence.
39Célébrées le 19 mars, jour de la Saint-Joseph, les Fallas sont actuellement la fête principale de Valence. C’était initialement un rite carnavalesque où l’on brûlait des mannequins représentant des individus ayant enfreint une règle coutumière. Au cours du xixe siècle, la fête prit un aspect de plus en plus ostentatoire, les différents quartiers de la ville ayant chacun leur falla et voulant qu’elle fût la plus spectaculaire possible. Les modestes effigies que l’on brûlait au xviiie siècle firent alors progressivement place à des sculptures monumentales de bois et de carton-pâte : à la fin du xixe siècle, certaines atteignaient huit à dix mètres de haut32. Si la fête était désormais devenue pour la ville un moyen de manifester sa grandeur, elle n’avait pas entièrement perdu pour autant sa fonction satirique : les sculptures éphémères que l’on fabriquait faisaient souvent référence à des thèmes ou des personnages ayant défrayé la chronique politique ou culturelle. Il en allait ainsi, en mars 1929, de la falla, dressée sur une des grandes places du centre-ville, où l’on avait placé une effigie de Pepita Samper : elle était assise sur un trône (sans doute celui de la regina des Jeux floraux) adossé à une énorme reproduction de la Dame d’Elche, elle-même située sous une armature imitant les arches de la tour Eiffel (fig. 24). L’œuvre, joliment intitulée Juego de damas (jeux de dames), condensait deux aspects de ce qu’était Paris, cette année-là, aux yeux des Valenciens : la ville où la Dame était « exilée » et celle où Pepita Samper venait d’être élue Miss Monde.
40Placée au centre d’une des fallas de la ville, la jeune femme eut en outre l’honneur de faire office de reine de la fête. Cette fonction n’existait pas encore dans les Fallas mais ses organisateurs voulurent sans doute, en la conférant officieusement à Pepita Samper, prolonger l’hommage que la société Lo Rat Penat venait de lui rendre. Dans une lettre adressée à Mistral, Llorente Olivares racontait que sa fille Marie fut considérée comme le symbole de Valence parce qu’elle avait été élue regina des Jeux floraux33. Il est donc tout naturel que Pepita Samper, après avoir été célébrée comme une regina, ait été traitée comme la reine d’une fête qui était devenue la fête emblématique de Valence. Le fait que la jeune femme ait assuré cette charge de façon informelle incita, du reste, à la créer officiellement. Deux ans après, en 1931, le comité des fêtes élit une Reina fallera, puis, l’année suivante, une Belleza fallera (beauté fallera), l’abandon du terme de « reine » tenant à ce que la Seconde République espagnole venait d’être instituée en lieu et place de la monarchie. En 1933 apparut l’appellation Fallera mayor (fallera principale), toujours en vigueur aujourd’hui.
41En 1929, les hommes comme les femmes participaient en costume de ville aux Fallas. Pepita Samper, quant à elle, y apparaît vêtue en Valencienne, et elle va faire école. Á partir de 1933, les Falleras mayores commencent à s’habiller comme elle et les simples falleras, progressivement, vont suivre leur exemple : dans les années 1940, toutes les femmes qui participent activement aux Fallas portent le costume « de paysanne valencienne »34. Or elles sont désormais très visibles : si ce sont toujours les hommes qui montent et brûlent les sculptures, les femmes figurent dans les innombrables cortèges, profanes ou religieux, que comporte maintenant la fête. Les hommes y participent aussi mais ils ne revêtiront pour ces occasions un costume dit de « paysan valencien », qu’à partir de la fin des années 1950.
42Si l’histoire des Fallas a gardé la mémoire de Pepita Samper — et de son costume, conservé dans le Museu de la Ciutat, le musée de la Ville de Valence —, c’est qu’elle a marqué une des étapes de l’évolution de cette fête, devenue une manifestation majeure de l’identité valencienne. Or la Fête du costume, comme on l’a dit, apparaît à Arles peu d’années auparavant, en 1923, avec cette même fonction identitaire. L’une et l’autre ville, aussi, se sont donné une « reine » chargée d’incarner la quintessence de la beauté des femmes. Cette innovation s’est produite presque en même temps à Valence et à Arles, où elle s’est faite en 1930, à l’occasion de la célébration du centenaire de la naissance de Mistral. Cette reine, il est à peine besoin de le préciser, porte le costume d’Arlésienne. Et en 1947, lorsque la ville fête le 25e anniversaire du comité des fêtes, Léo Lelée fait une affiche où l’on voit le visage de Maryse Orgeas, la jeune femme qui vient d’être élue reine d’Arles et, derrière elle, la Vénus, ici représentée avant sa restauration par François Girardon, sculpteur de la cour de Louis XIV. On peut lire, au bas de l’affiche, les mêmes vers de Théodore Aubanel qu’avait cités Mistral dans l’exposition « Les filles de la Vénus d’Arles » (fig. 25).
43La composition de Léo Lelée a un point commun avec la photographie de Vicente Novella dans l’ABC : dans ces deux œuvres, la statue antique et la reine des fêtes sont côte à côte. Cette similitude ne résulte pas d’un emprunt : rien ne permet de supposer que Lelée connaissait la photographie de Novella. Elle ne peut donc s’expliquer que par l’analogie des configurations symboliques et rituelles qu’il s’agissait de traduire sur le plan plastique. Comme son homologue valencien, l’artiste provençal devait donner à voir le lien entre les femmes de son temps et la statue antique. S’il l’a fait, comme Novella, en représentant sur la même image la reine des fêtes et la statue antique, c’est que celle-ci est l’archétype des femmes de la région alors que la reine en est le type le plus accompli : elle porte le costume traditionnel et elle est aussi, ou est supposée être, la plus belle des femmes de la région. La reine est, en ce sens, l’équivalent, dans le présent, de « l’ancêtre » représentée sous les traits de la Vénus ou de la Dame.
44Dans les productions plastiques que nous venons d’examiner, le lien généalogique entre les femmes du présent et celles de l’Antiquité, romaine ou ibérique, a été signifié en rapprochant, sur la même image, deux figures féminines qui sont à la fois des individus et des types idéaux : la Vénus ou la Dame ; la reine des fêtes. Peintres et sculpteurs, dans le Pays valencien, ont parfois adopté d’autres façons de représenter cette relation. Pérez Doló, ainsi, place tout près l’une de l’autre la Dame et une femme anonyme, la Valencienne type. Dans les années 1930, d’autres artistes fusionnent en quelque sorte ces deux figures féminines. En 1933, par exemple, le sculpteur José Terencio Farré réalise une allégorie de Valence destinée à être dressée à l’entrée d’un des ponts de la ville, le Puente de Aragón : une femme, coiffée avec les rouelles de la Dame et portant des fleurs et des fruits en écharpe. Ces deux motifs la rapprochent de la Ofrenda que Ignacio Pinazo a sculptée quelques années avant, à ceci près que Terencio Farré a vêtu sa Valencia d’une longue tunique et qu’il en a fait une figure dont le hiératisme est très éloigné de la sensualité de l’œuvre de Pinazo (fig. 26).
45Provençaux et Valenciens, cependant, ne se sont pas toujours bornés à mettre en images le lien supposé entre leurs contemporaines et leur lointaine ancêtre. Ils l’ont aussi mis en scène dans des fêtes comme la Festa vierginenco imaginée par Mistral ou les Fallas de 1929 à Valence. Dans la ville d’Elche, une autre modalité rituelle a été mise en place dans les années 1960. Depuis lors, on y élit périodiquement une Dama viviente, une Dame vivante.
À Elche, une « Dame vivante »
46La Dama viviente a été, sinon créée, du moins popularisée par la Real Orden de los caballeros de la Dama de Elche (Ordre royal des chevaliers de la Dame d’Elche), une association créée en 1968 par des bourgeois de la ville qui entendaient « exalter la majesté et la grandeur de [leur] Dame ». Jusqu’à une date récente, seuls des hommes pouvaient en devenir membres, comme il convient à une association qui prétendait s’inscrire dans la lignée des ordres militaro-religieux fondés au Moyen Âge. Mais, en 2004, elle s’est ouverte aux femmes, si bien qu’elle s’appelle désormais Real Orden de la Dama de Elche.
47Lorsque la Dame avait ses « chevaliers », ceux-ci la servaient en diffusant largement ses images — le fondateur de l’Ordre, dit-on, offrit à Elche et ailleurs des centaines de reproductions du buste —, en organisant quelques voyages collectifs à Madrid destinés à permettre aux Ilicitains qui le souhaitaient de voir la sculpture originale et en instituant une cérémonie destinée à commémorer chaque année sa découverte à La Alcudia. L’Ordre décida enfin d’élire une Dama viviente dans le but de pallier l’absence du buste, alors à Madrid. L’idée aurait surgi en 1948. Un article du Diario de Barcelona du 29 juillet raconte qu’un des participants au IVe congrès d’archéologie du sud-est espagnol, qui se déroulait à Elche, vit une jeune femme qui ressemblait tellement à la statue qu’il crut à sa réincarnation35. Le journaliste intitula son article « La Dama de Elche de carne y hueso » (La Dame d’Elche en chair et en os) mais il aurait aussi bien pu écrire, comme l’avait fait Jeanne de Flandreysy à propos des femmes d’Arles, que la jeune femme était une « réplique vivante » de la statue… Le journaliste indiqua encore qu’elle fut bientôt habillée comme la Dame et invitée par les congressistes à présider la cérémonie de commémoration de la découverte, le 4 août. Il précisa enfin que c’était une jeune fille de condition modeste, ce qui s’inscrivait fort bien dans le discours populiste qui a caractérisé le franquisme comme tous les fascismes ou néo-fascismes européens.
48On peut penser que la création d’une Dama viviente a été inspirée aussi par l’importance du théâtre populaire en Espagne. Dans quantité de villes ou de villages, on a coutume de mettre en scène des épisodes plus ou moins attestés de l’histoire locale ou des légendes religieuses, et de faire jouer le rôle de leurs héros et héroïnes par des hommes et des femmes de la localité. Il en va ainsi, à Elche même, dans le Mystère de l’Assomption et dans la commémoration de la Venida de la Virgen, la venue de la Vierge, qui serait miraculeusement arrivée dans une arche portée par les flots : chaque année depuis le milieu du xixe siècle, le 28 décembre, un jeune homme de la ville joue le rôle du garde-côte qui aperçut l’arche le premier et vint annoncer l’événement aux autorités de la ville. Enfin, une des manifestations destinées à célébrer le centenaire de la découverte de la Dame, en 1997, fut de mettre en scène l’exhumation du buste et son transfert sur le balcon de la maison du Dr Campello36.
49La fonction essentielle de la Dama viviente, quelle que soit son origine, est de présider la commémoration du 4 août. Chaque année, ce jour-là, un cortège qui compte actuellement une petite centaine de personnes accompagne les notabilités présentes (en particulier le maire d’Elche et les dirigeants de l’Ordre) depuis l’entrée du site archéologique de La Alcudia jusqu’à l’endroit supposé de la découverte de la statue, où l’on a placé l’une de ses copies. La cérémonie est ouverte par les discours des notables, qui évoquent inévitablement l’importance identitaire de la Dame : «nos une, nos identifica » (elle nous unit, elle nous identifie), a scandé le président de l’Ordre en août 2018. Sont rappelés aussi « l’exil » de la Dame à Madrid et la volonté des autorités locales que le buste revienne dans « sa » ville. Cette volonté ne pouvait pas s’exprimer aussi librement pendant la dictature : une statue reprise à la France et promue au rang d’icône de la nation, on y reviendra dans le prochain chapitre, ne pouvait être retirée d’un musée de la capitale pour être exposée dans une ville de province. Le retour de la démocratie a permis à Elche de revendiquer haut et fort le « retour » de la Dame.
50Madrid n’ayant toujours pas répondu à cette attente, la Dama viviente vient se substituer à la statue. Toutefois la cérémonie du 4 août montre que son rôle est plus complexe. À la fin des discours, la Dama viviente dépose un bouquet de fleurs devant la copie du buste. À ce moment-là, elle n’est évidemment pas le substitut de l’original mais plutôt la représentante des Ilicitains qui rendent hommage à la statue à travers elle. Cet acte est photographié et filmé à la fois par les reporters de la presse et de la télévision régionales, et par les spectateurs. Commence ensuite une longue séance de photographies, où le maire, les dirigeants de l’Ordre, le directeur de la Fondation de La Alcudia et d’autres notables posent aux côtés de la Dama viviente (fig. 27). Les simples quidams sont également nombreux à le faire. Le buste disparaît durant cette séquence : comme il se trouve derrière les personnes qui se font photographier à côté de la Dama viviente, on ne le voit pour ainsi dire plus, d’autant que fort peu de personnes se font photographier près de lui. La cérémonie suggère ainsi que ce substitut qu’est la Dama viviente est nettement plus important que la Dame de pierre ou, du moins, qu’il vient vraiment prendre sa place. C’est ce que nous a dit la jeune femme qui a joué le rôle durant ces dernières années :
Au début, je ne voulais pas être Dama viviente car je n’aime pas m’habiller, ni me faire prendre en photo. Et puis, j’avais peur que mes amis se moquent de moi, qu’on me dise que j’étais déguisée comme à Carnaval. Mais je me suis rendu compte que les gens voient vraiment en moi une réplique de la Dame, ce qu’ils valorisent beaucoup37.
51L’autre aspect frappant de la cérémonie est la dissymétrie entre le rôle dévolu à la Dama viviente et celui échu aux notables — tous des hommes — qui l’accompagnent. Lors de la fête de 2018, ce sont eux qui ont fait les discours et c’est prioritairement à eux que les journalistes ont posé ensuite des questions. Pendant cette même célébration, un seul d’entre eux — ou plutôt une seule, puisque c’était une femme — a demandé directement à la Dama si elle pouvait dire quelques mots en valencien. Nous ne sommes pas si loin de la façon dont les félibres, au xixe siècle, distribuaient les rôles masculin et féminin dans les Jeux floraux : aux hommes, la création poétique ; aux femmes, le devoir de paraître en costume… et en silence38.
52L’existence d’une « image vivante » de la Dame fait sourire aujourd’hui nombre d’intellectuels ilicitains qui qualifient cette coutume de « folklorique », ce qu’ils disent aussi, du reste, de la Real Orden elle-même. Nous ignorons s’ils ont la même réserve à l’égard des reines des fêtes. Ces deux rôles, en effet, ont la même fonction sociale. La reine des fêtes représente la ville et c’est à ce titre qu’elle participe aux fêtes d’autres localités ou à des manifestations destinées à faire connaître la ville ; la Dama viviente assume, quant à elle, ce rôle de représentation dans la mesure où elle est la « réplique vivante » d’une statue qui est actuellement une des icônes identitaires d’Elche. Cela explique que l’une et l’autre aient été présentes à Madrid pendant l’hiver 2018, lors d’une foire destinée à promouvoir les richesses touristiques de la région de Valence.
53Il en va différemment à Elche, la proximité même de ces deux figures impliquant que l’on prenne soin de distinguer leur territoire. Lors de la commémoration du 4 août, la reine et ses demoiselles d’honneur sont présentes et elles font partie des personnes qui sont obligatoirement photographiées. Mais elles participent à la cérémonie en costume de ville, et pas dans le costume traditionnel qu’elles portent lors de la fête patronale et à d’autres célébrations. Il ne saurait être question, en revanche, que la Dama viviente apparaisse en tant que telle dans la fête patronale : « Chacune a son territoire. Je ne peux pas prendre leur place et elles ne peuvent pas prendre la mienne », nous a confié la titulaire du rôle de Dama en 2018. Elle a cependant reconnu au cours du même entretien, avec beaucoup d’honnêteté, que la reine — qui préside la fiesta mayor (la fête majeure) de la cité, dédiée à la Vierge de l’Assomption, sa sainte patronne — est plus importante ou, du moins, plus connue qu’elle.
54Ces propos suggèrent que la coexistence d’une Dama viviente et d’une reine des fêtes ne va pas de soi. Non loin d’Elche, à Guardamar del Segura, la petite ville où l’on a découvert en 1987 la Dama de Cabezo Lucero (fig. 11), on a réglé la question en fusionnant les deux rôles. Les fêtes patronales s’ouvrent sur une représentation théâtrale intitulée L’Encantá (l’enchantée) et dont le style rappelle beaucoup les péplums hollywoodiens. L’argument de la pièce est emprunté à une légende recueillie dans la région qui présente quelques analogies avec le conte de la Belle au bois dormant. En voici le résumé. Farouchement opposé à ce que sa fille épouse le garçon dont elle est amoureuse, son père la pétrifie et place autour d’elle plusieurs monstres afin d’empêcher quiconque de s’approcher d’elle : seul l’homme qui osera affronter ces êtres effrayants pourra lever la malédiction qui pèse sur la jeune femme. Son amant trouve le courage et la force nécessaires et défait les monstres. Dans la représentation de Guardamar, le héros s’avance ensuite vers une effigie dressée au fond de la scène et identifiée à la Dama de Cabezo Lucero — il s’agit, de fait, d’une grossière reproduction d’une Dame assise sur un siège très similaire à celui de la Dama de Baza. Quand le héros arrive près de l’effigie, elle laisse place à une jeune fille habillée à l’antique qui se lève après que le héros l’a embrassée. Elle s’avance alors vers l’avant de la scène, encadrée par deux autres jeunes femmes chargées de poser sur sa tête une coiffe semblable à celle de la statue de Cabezo Lucero. Une fois cet acte accompli, une voix off déclare qu’elle est désormais la « Dama de Guardamar », rôle qu’elle assume pour un an.
55Le cérémonial qui s’achève par cette proclamation ressemble fort à un couronnement, et c’est ainsi qu’il est désigné dans le programme des fêtes de Guardamar. Le rôle de la Dame est, du reste, identique à celui de la reine des fêtes dans les autres localités de la région : il consiste à paraître en costume auprès des notabilités dans toutes les cérémonies du cycle festif.
56Érigée en archétype des Valenciennes dans les années 1920, comme l’avait été la Vénus d’Arles quelques années auparavant pour les femmes de Provence, la Dame d’Elche a d’abord été définie par sa beauté. Cette beauté a été rattachée — de façon peu convaincante, il faut l’avouer — au stéréotype de la joyeuse Valencienne que peint Pérez Doló et que Llorente Falcó présente comme l’héritière de la Dame. À Elche, on a adopté dans les années 1960 une autre façon de manifester le lien entre les femmes et la statue en créant la Dama viviente, présentée comme la « réincarnation » de la Dame de pierre. Cette « réplique vivante » est toujours qualifiée par sa beauté, mais force est de constater que cette beauté n’est plus celle des accortes paysannes de la huerta. Entourée par ses caballeros, la Dama viviente a désormais l’allure d’une reine ou d’une femme de haut rang, noblesse que s’attachent à mettre en valeur plusieurs des photographies officielles des titulaires du rôle qui ont été conservées.
57Ce changement dans la réception de la Dame d’Elche nous semble lié, en partie au moins, à l’importance donnée par le franquisme au catholicisme et à son corollaire, la morale chrétienne. Dans un tel contexte idéologique, on ne peut plus voir dans la Dame une femme avenante et, moins encore, la femme sensuelle qu’avaient représentée Rochegrosse ou Pinazo. La Dame doit être pudique. C’est ce qu’expliquait l’écrivain José María Pemán dans un discours prononcé en 1942 lors des Jeux floraux de Valence où il comparait la Dame d’Elche, « cette Vénus ibérique », à la Vénus de Milo :
Quand le Dieu des chrétiens apparaîtra dans un bruit de tonnerre, la Vénus de Milo s’apercevra avec surprise qu’elle est nue, comme Ève dans le Paradis, et elle devra partir s’habiller aussi vite que possible ; en revanche, lorsque la première cloche de l’Église du Christ sonnera sur la campagne espagnole, la Dame d’Elche, couverte de ses pudiques foulards, sera prête à assister à la première messe39.
58Comme les valencianistes, Pomán présente la Dame comme une préfiguration des femmes espagnoles, mais la vision qu’il donne de leur ethos a profondément changé.
Notes de fin
1 Nous suivons Ricardo Olmos Romera, « Francisco de Paula Nebot, arquitecto, dibujante y pensionista de la Junta, entre Roma y España », dans Id., Trinidad Tortosa Rocamora, Juan Pedro Bellón (dir.), Repensar la escuela del CSIC. Cien años de memoria, Madrid, Consejo Nacional de Investigaciones Científicas, 2010, pp. 215-228, ici pp. 223-227.
2 Lire Oriol Pi de Cabanyes, La Renaixença, Barcelone, Dopesa 2, coll. « Conèixer Catalunya, Literatura » (20), 1979.
3 Nous devons ces données, et l’extrait que nous citons après l’avoir traduit, à Antonio Vizcaíno Estevan, Iberos, públicos, culturas de masas. El pasado ibérico en el imaginario colectivo valenciano, thèse de doctorat soutenue à Valence, Universitat de Valencia, Departament de Prehistória i Arqueología, 2014, [en ligne], pp. 70-76. Voir aussi Id., « Una Dama para la región. La Dama de Elche como símbolo del regionalismo valenciano », ArqueoWeb, 17, 2016, pp. 163-181.
4 Voir, sur l’idée de « race », Régis Meyran, Le mythe de l’identité nationale, Paris, Berg International, 2009.
5 Hübner, cité par Moret, « Hübner, la Dame d’Elche et la sculpture ibérique », dans Michael Blech, Jorge Maier Allende et Thomas G. Schattner (dir.), Emil Hübner und die Altertumswissenschaften in Hispanien. Akten des Kolloquiums in Madrid vom 19. Bis 20. November 2008 zu Ehren des 175. Geburtstages von Emil Hübner, Darmstadt, P. von Zabern, 2014, pp. 399-407, ici p. 400.
6 Havelock Henry Ellis, The Soul of Spain [1908], Boston – Londres, Houghton Mifflin Company – Constable & Company, 1914, p. 109 ; Pijoán est cité par Olmos Romera, « Francisco de Paula Nebot », p. 227. Voir aussi, sur la Dame comme expression de l’essence de la femme espagnole, Ricardo Olmos Romera, Trinidad Tortosa Rocamora, « La Dama novelada: la invención de lo femenino ibérico », dans Id. (dir.), La Dama de Elche. Lecturas desde la diversidad, Madrid, Agepasa – Banco Inversión, 1997, pp. 258-280.
7 L’action d’Ibarra en faveur du patrimoine ilicitain a été étudiée par Joan Castaño García (Els germans Aurelià i Pere Ibarra. Cent anys en la vida cultural d’Elx [1834-1934], Alicante, Publicacions Universitat d’Alacant, 2001). Nous devons entre autres choses à Joan Castaño de nous avoir permis d’identifier le palmier impérial et de nous avoir signalé que la femme représentée par Pérez Doló était habillée en Valencienne, pas en Ilicitaine. Merci aussi à Francisco Vives Boix de nous avoir permis de trouver le programme des fêtes de 1925.
8 Sur la valorisation des « petites patries » dans les constructions nationales, voir les travaux désormais classiques d’Anne-Marie Thiesse, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France » (17), 1997 et Ead., La création des identités nationales. Europe xviiie-xxe siècle, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 1999.
9 Voir, sur la formation du costume régional valencien, Robert Martínez Canet (coord.), Inventant la tradició. Indumentaria i identitat, catalogue d’exposition (Museu Valenciá d’Etnologia, 23/11/2016-30/04/2017), Valence, Museu Valenciá d’Etnologia, 2016. Selon Antonio Ariño Villaroya (La ciudad ritual. La fiesta de las Fallas, Barcelone-Madrid, Editorial Anthropos – Ministerio de Cultura, 1992, pp. 265-266), l’expression Levante feliz, certainement formée à partir de celle d’Arabie Heureuse et apparue à la fin du xixe siècle, est préfigurée par celle de Jardín de flores (Jardin fleuri), que l’on trouve dès la fin du xviiie.
10 Nous remercions Dominique Blanc de nous avoir mis sur la piste de la Vénus d’Arles et Raül David Martínez Gili de nous avoir incités à réfléchir sur la place donnée aux femmes dans les mouvements régionalistes. Sur l’histoire et les usages sociaux de la Vénus d’Arles, lire Dominique Séréna-Allier, Louis XIV et la Vénus d’Arles : la plus belle femme de mon royaume, préf. de Daniel Jacobi, Arles, Actes Sud, 2013 ; Pierre Serna, « Émile Fassin et les femmes de son moulin », dans Pascale Picard-Cajan (dir.), Arlésienne : le mythe ? catalogue d’exposition (Museon Arlaten, 03/07/1999-30/01/2000, à l’occasion du centenaire du Museon Arlaten), Arles, Museon Arlaten, 1999, pp. 21-50 ; Estelle Mathé-Rouquette, « Belles comme l’antique : l’écriture d’un mythe », dans Picard-Cajan (dir.), Arlésienne : le mythe ?, pp. 51-64.
11 Frédéric Mistral, « La cabro d’or », L’Aióli, 8, 17 mars 1891.
12 Séréna-Allier, Louis XIV et la Vénus d’Arles, p. 56.
13 Laurent-Pierre Bérenger, Les soirées provençales ou Lettres de M. Bérenger écrites à ses amis pendant son voyage dans sa patrie [1786], Paris-Marseille, Durey-Masvert, 1819, t. II, p. 297 ; Serna, « Émile Fassin et les femmes de son moulin », p. 30 ; Lamartine cité par Frédéric Mistral, Mémoires et récits, trad. du provençal, Paris-Genève, Slatkine, 1995, p. 244.
14 Théodore Aubanel, cité par Séréna-Allier, Louis XIV et la Vénus d’Arles, p. 56.
15 Nicolas Berjoan, « L’idée latine du Félibrige : enjeux, boires et déboires d’une politique étrangère régionaliste (1870-1890) », Revue d’histoire du xixe siècle, 42, 2011, pp. 121-136 [en ligne].
16 Les lettres conservées par Llorente Olivares ont été publiées par son fils, qui a également écrit un livre sur les relations de son père avec Mistral. Voir Teodor Llorente i Olivares, Epistolari Llorente: correspondencia rebuda de 1861 a 1911 per Teodor Llorente Olivares, éd. par Teodor Llorente Falcó, Barcelone, Biblioteca Balmes, coll. « Biblioteca literária de l’oficina románica », 3 vol., 1928-1936, [en ligne, bivaldi.gva.es] ; Id., Amb motiu d’un centenari, Mistral i Llorente (recull de noticies i impressions), Valence, L’Estel, 1932 ; voir aussi Rafael Roca Ricart, Teodor Llorente i la Renaixença valenciana, Valence, Institució Alfons el Magnánim – Diputació de Valencia, 2007 et Cristófor Marti Adell, « Mistral y Llorente. Noves aportacions documentals sobre les relacions occitano-valencianes durant la Renaixença », Caplletra, 9, 1990, pp. 195-224.
17 Jeanne de Flandreyzy, La Vénus d’Arles et le Museon Arlaten, préf. de Frédéric Mistral, Paris, A. Lemerre, 1903, p. 24.
18 Les relations des valencianistes avec les félibres ont été, en revanche, bien étudiées en Espagne. Voir en particulier Roca Ricart, Teodor Llorente i la Renaixença valenciana.
19 Voir le recueil d’articles qu’il publie sous le pseudonyme de Jordi de Fenollar : En defensa de la personalidad valenciana, Valence, Impr. Domenech, 2 vol., 1930 [en ligne, avcalpe.net].
20 Yannis Hamilakis, The Nation and its Ruins Antiquity, Archaeology and National Imagination in Greece, Oxford, Oxford University Press, 2007.
21 Christophe de Villeneuve, Statistique du département des Bouches-du-Rhône, publiée d’après le vœu du Conseil Général du Département, Marseille, A. Ricard, t. I, 1821, p. 898.
22 Philippe Martel, « Le Félibrige », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t. III : Les France, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 1993, vol. 2, pp. 556-611, ici p. 596.
23 Pour la Provence, voir Arlette Schweitz (« Sous les feux de la sainte Estelle », Ethnologie française, 18 [3], 1988, pp. 303-314, ici p. 303), qui précise que les statuts du Félibrige ne mentionnent pas cette charge. Pour Valence, voir Mariví Ferrandis i Olmos, « Els Jocs florals de la ciutat i regne de Valencia », dans Història de Lo Rat Penat, Valence, Lo Rat Penat, 1997, pp. 463-549, ici pp. 477-478, [en ligne].
24 Cité par Llorente Falcó, Amb motiu d’un centenari, p. 86.
25 Ibid., p. 147.
26 Cité par Martí Adell, « Mistral y Llorente », p. 206.
27 La part de Mistral dans la fixation du costume d’Arlésienne de même que l’ensemble de ses entreprises de restauration-fabrication de la culture provençale ont été étudiées par Pierre Pasquini, « Le Félibrige et les traditions », Ethnologie française, 18 (3), 1988, pp. 237-266 ; Danièle Dossetto, « En “Arlésienne” ou “le voile islamique” à l’envers ? Espace géographique, espace social du costume en Provence », Terrain, 36, 2001, pp. 143-158 ; Ead., « “Mireille était dans ses dix fois quinze ans”. Langue vernaculaire, vêtement local, enjeux territoriaux », Géographie et culture, 91-92, 2014, pp. 259-278 ; Dominique Séréna-Allier, « Mistral et “la renaissance de la Provence” : l’invention du Museon Arlaten », La Pensée de midi, 1 (1), 2000, pp. 32-39.
28 Frédéric Mistral, Discours e dicho, Avignon, Au Secretariat generau dóu flourege emai en librarié Roumanille, coll. « Publicacioun dóu flourege provençau », 1906, p. 87.
29 Littéralement « chapelle ». Le mot désigne selon Lou tresor dóu Felibrige de Mistral « l’ouverture du corsage des Arlésiennes, où brillent leurs bijoux, au milieu d’un fichu artistiquement plissé ». Le nom de « chapelle » viendrait de ce que les femmes y glissaient parfois une relique.
30 Villeneuve, Statistique du département des Bouches-du-Rhône, t. I p. 899 et t. II, p. 1050. D’autres écrivains du xixe siècle soutiennent la même idée selon Mathé-Rouquette, « Belles comme l’antique », pp. 56-57.
31 Francesc Xavier Rausell Adrián, « Espill de realitats. El vestit dels llauradors valencians i la seua construcció icònica », dans Martínez Canet (dir.), Inventant la tradició, pp. 27-44, ici p. 40.
32 Le terme falla désigne à la fois les sculptures destinées à être brûlées et la fête où elles le sont. Sur son évolution, lire Ariño Villaroya, La ciudad ritual.
33 Lettre de Llorente Olivares à Mistral du 15 février 1880 citée par Marti Adell, « Mistral y Llorente », p. 206.
34 Voir Gil Manuel Hernàndez, Josep Lluís Marín, « La tradició té molta tela per tallar. La indumentária fallera com a producte modern », dans Martínez Canet (dir.), Inventant la tradició, pp. 11-18, ici pp. 12-13, et dans le même ouvrage, María Antonia Herradón Figueroa, « El vestit valenciá, icona en l’edat de plata », pp. 79-87.
35 Cité par Rafael Ramos Fernández, Documentos y reflexiones sobre una Dama, Elche, Instituto Municipal de Cultura, 2003, pp. 154-156.
36 Le spectacle fut mentionné dans la livraison du 5 août de deux quotidiens régionaux, Información et La Verdad et, au niveau national, dans El País.
37 Entretien effectué le 6 août 2018.
38 C’est vrai à la fois pour la Dama viviente et pour les reines des fêtes du Pays valencien, ce l’est moins aujourd’hui pour les reines d’Arles, qui doivent prononcer un discours en provençal le jour de leur intronisation et montrer, pour être élues, qu’elles connaissent l’histoire et les traditions de la région. Lire Florie Martel, Laetitia Nicolas, Élection de la 20e reine d’Arles. Enquêtes, collectages et étude ethnologique, rapport de recherche inédit fait à la demande du Museon Arlaten et réalisé par une équipe pluridisciplinaire associée à la MSH d’Aix-en-Provence « Paroles vives. Recherche appliquée en sciences sociales », dactyl., 2009 ; Danièle Dossetto, « Jeunes filles en concours. Comparaisons autour de reines d’Arles (1930-2005) », dans Nicole Lemaître (dir.) Les femmes, support de la tradition ou actrices de l’innovation ? Actes du 131e congrès du CTHS, Grenoble, 2006, Paris, Éd. du CTHS, 2010, pp. 145-160 [en ligne].
39 José María Pemán, Jocs Florals 1942. Discurso pronunciado por el mantenedor Don José Ma Pemán, Valence, Lo Rat Penat, 1942, p. 22. Pemán a repris cette idée dans des termes proches dans un texte de 1950 cité par Sonia Gutiérrez Lloret, « Memorias de una Dama. La Dama de Elche como “lugar de Memoria” », dans Francisco J. Moreno Martín (dir.), El franquismo y la apropiación del pasado. El uso de la Historia, de la Arqueología y de la Historia del Arte para la legitimación de la dictadura, Madrid, Editorial Pablo Iglesias, 2017, pp. 67-89, ici p. 85.
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