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Introduction

p. 1-9


Texte intégral

14 août 1897. Un médecin d’Elche, le Dr Campello, qui possède des terres à La Alcudia, à trois kilomètres au sud de la ville, a demandé à ses ouvriers d’aplanir et de nettoyer un champ où il veut planter des grenadiers. Alors qu’il pioche un talus, un des travailleurs heurte à plusieurs reprises avec son outil une pierre qui semble différente des autres. Il s’agit en effet d’un buste, dans un état de conservation presque parfait.

2Dès après son exhumation, le buste est transporté à Elche, dans la demeure du Dr Campello. Informé, Pedro Ibarra, archiviste, chroniqueur municipal et historien reconnu, vient le voir le soir même. Les quelques lignes qu’il griffonne sur son éphéméride témoignent de son enthousiasme : « Grandiose découverte à La Alcudia. […] En piochant le tertre […] on a trouvé, à son pied même, une tête hiératique, magnifique, sculptée dans de la pierre commune (piedra franca) ». De passage à Elche une semaine après, l’archéologue français Pierre Paris découvre avec la même émotion ce « buste superbe ». Après l’avoir acheté pour le compte du Louvre, il lui donne le nom sous lequel on le connaît depuis lors : Dame d’Elche. À la fin du mois de septembre, le directeur du département des Antiquités orientales du Louvre, Léon Heuzey, présente la Dame aux membres de l’Académie des inscriptions et belles-lettres en évoquant sa « beauté saisissante ». Et il précise : « elle surpasse infiniment ses devancières [les statues du Cerro de los Santos, découvertes quelques années auparavant], à la fois par la beauté du type, par l’étrangeté de ses parures exubérantes et aussi par l’excellence de l’exécution1 ».

3Haut de 56 cm, le buste fut sans doute façonné entre le ve et le ivsiècle av. J.-C. dans un calcaire gréseux de couleur beige clair ; des traces de peinture rouge, bleue, jaune, aujourd’hui à peine visibles, subsistent. Une mitre arrondie, semblable à celle que portent les statuettes de bronze ibériques, enserre la chevelure. Rien n’anime son visage figé et aucune marque anatomique, ni pommette ni pli, n’est visible. La tête elle-même est encadrée par deux ornements circulaires d’une taille démesurée ; la sévérité du visage et la rigidité du cou contrastent avec l’amoncellement fastueux de colliers et bijoux, tous attestés dans le répertoire des orfèvres ibères. Une cavité de 18 cm de diamètre et d’une profondeur de 16 cm a été ouverte dans le dos (fig. 1a et b).

Fig. 1a, b. — Dame d’Elche vue de face et de trois quarts

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© Museo Arqueológico Nacional (MAN), Madrid ; cliché CNRS Images, Claude Delhaye.

Une pièce unique

4La Dame d’Elche fut découverte fortuitement, mais il n’est pas surprenant qu’on l’ait trouvée à La Alcudia. Le site, en effet, fut occupé depuis au moins le ve siècle av. J.-C. et il le resta jusqu’au ixe siècle de notre ère. S’y étendait une ville que les auteurs grecs et romains appellent Helice ou Ilici et qui tint une place importante dans le monde ibérique avant de devenir une colonie romaine. Après l’arrivée des musulmans, qui conquirent la péninsule au début du viiie siècle, Ilici commença de décliner et finit par être abandonnée au cours du ixe siècle au profit d’Elche, nouvelle ville fondée par les conquérants (carte).

Carte. — L’aire ibérique et les sites mentionnés dans cet ouvrage

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DAO : Jérôme Louvet.

5Le sol de La Alcudia avait livré des objets antiques bien avant 1897 — les premières fouilles du site remontent au milieu du xviiie siècle — mais tous avaient été rattachés à la période romaine du site ; quelques-uns, mal définis, étaient qualifiés du terme vague de ante-romanos, « pré-romains ». Rien, cependant, n’avait été mis au jour jusque-là, à Ilici ou dans d’autres sites ibériques, qui pût être comparé à la statue que l’on venait d’exhumer. Comme le souligna Pierre Paris, elle semblait « unique en son genre2 ».

6Cette singularité suscita nombre de réflexions et d’interrogations. Les archéologues s’accordèrent à penser que le buste datait d’une époque antérieure à l’occupation romaine, sans pour autant proposer une datation précise. Aucune sculpture aussi finement travaillée, en effet, n’avait été exhumée jusqu’alors sur un des sites espagnols où l’on avait trouvé des vestiges des sociétés ibériques. On pouvait seulement la rapprocher des statues du sanctuaire du Cerro de los Santos (Montealegre del Castillo, Albacete) qu’on avait commencé de découvrir dans les années 1860 et qui firent l’objet d’un vif débat dans la décennie 1870-1880 : on s’aperçut alors que des faux côtoyaient des originaux dans les pièces qui avaient été acquises par les musées, tant en Espagne que dans d’autres pays (fig. 2). Le buste d’Elche souleva encore, outre la question de sa datation, celle de l’identité de son auteur : s’agissait-il d’un Phénicien, d’un Grec, d’un autochtone ? Avait-il voulu représenter une femme de haut rang, une prêtresse, une divinité ? On débattit aussi de la fonction et de la forme de la sculpture : elle pouvait avoir été initialement une statue en pied ou assise que l’on avait retaillée ensuite pour en faire un buste, peut-être parce qu’on voulait lui donner une autre fonction. On se demanda enfin quand et pourquoi la Dame avait été enfouie dans le sol de La Alcudia.

Fig. 2. — Ex-votos du Cerro de los Santos (Montealegre del Castillo, Albacete)

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© Musée archéologique d’Albacete ; cliché musée d’Albacete.

Une histoire singulière

7Certains des débats ouverts par ces interrogations, en Espagne et hors de ses frontières, se poursuivent encore aujourd’hui. Nous ne prétendons pas les clore, à la fois parce que l’état actuel des connaissances ne le permet pas et parce que nous n’entendons pas étudier la Dame d’Elche en adoptant uniquement une perspective archéologique. Cette statue nous a intéressés non seulement parce que c’est une pièce majeure de l’archéologie des sociétés de la Méditerranée antique, mais aussi parce qu’elle a eu, depuis sa découverte, une trajectoire tout à fait singulière qui la distingue parmi les sculptures antiques.

8Une fois achetée par le Louvre, la statue y fut transportée moins d’un mois après sa mise au jour. Elle y fut exposée pendant près de quarante-quatre ans, de 1897 à 1940, puis, à cette date, elle fut « récupérée » par l’Espagne à l’issue de tractations entre Pétain et Franco dont l’enjeu était, pour le premier, de s’assurer la neutralité du second dans la guerre entre les puissances de l’Axe et les Alliés. À son arrivée à Madrid, en février 1941, la Dame fut présentée au musée du Prado puis, à partir de 1972, dans la salle du Museo Arqueológico Nacional consacrée à la culture ibérique. Depuis 1941, elle a été transportée deux fois à Elche pour des expositions temporaires, en 1965 et en 2006. Aujourd’hui, la ville ne cesse de réclamer qu’elle revienne définitivement « chez elle ».

9Cette histoire mouvementée a retenu l’attention de plusieurs chercheurs, espagnols et français. Si notre ouvrage est adossé à ces travaux, il contient aussi, pensons-nous, quelques données nouvelles ou éclaire différemment certaines de celles qui ont été découvertes et étudiées avant nous. Pour tenter de rendre compte du parcours de la Dame dans le monde contemporain, nous nous sommes inspirés des principes d’analyse des textes littéraires introduits par les membres de l’École de Constance, Hans-Robert Jauss au premier chef, et repris, avec des infléchissements, par d’autres chercheurs. En affirmant qu’on ne peut penser une œuvre sans prendre en compte sa réception, ces théoriciens ont profondément renouvelé l’approche de la littérature : était tout à fait neuve, dans les années 1960, l’idée qu’un texte n’existe que dans sa relation aux lecteurs, ceux-ci actualisant ses potentialités sémantiques et devenant ainsi les « coproducteurs actifs du sens de l’œuvre ». Ce cadre analytique a été appliqué par la suite à la réception des œuvres iconiques, qu’il s’agisse de productions artistiques ou d’images de grande diffusion. Des sociologues de la culture ont alors fortement souligné la nécessité, d’une part d’écarter les jugements de valeur sur ce qui serait une « bonne » ou une « mauvaise » réception et, d’autre part, de situer historiquement et socialement les lecteurs ou les spectateurs, les interprétations et les usages qu’ils font des œuvres littéraires ou plastiques étant liés aux schèmes culturels de leur époque et de leur milieu social3.

10Notre étude, cependant, relève bien plus de l’histoire de la réception des œuvres que d’une sociologie de leurs publics. Nous n’avons pas interrogé les visiteurs du Museo Arqueológico Nacional de Madrid pour savoir ce qu’ils savent et pensent de la Dame et, si nous avons fait quelques entretiens auprès des habitants d’Elche ou utilisé des enquêtes déjà réalisées, nous nous sommes surtout penchés sur les modes de réception de la statue par les lettrés qui se sont intéressés à elle depuis 1897. Leurs discours et les images qu’ils ont produites ont en effet contribué de façon décisive à construire l’efficacité sociale ou, pour reprendre un terme désormais célèbre, l’agency de cette statue4, qui s’est manifestée en particulier dans le rôle que lui ont conféré les mouvements régionalistes et nationalistes espagnols.

11Ce parcours dans ce que l’on peut appeler « la deuxième vie » de la Dame, celle qui commence en 1897, ne constitue pas une histoire linéaire. Car la statue a parfois fait l’objet, à un même moment, de représentations très contrastées et inscrites dans des cadres intellectuels très différents. Aujourd’hui, par exemple, les discours des archéologues coexistent avec ceux des médias destinés aux amateurs d’ésotérisme, où l’on identifie la Dame d’Elche à une princesse ou une prêtresse de l’Atlantide, voire à une extra-terrestre.

12À l’hétérogénéité des groupes sociaux qui ont produit ces interprétations correspond l’hétérogénéité de nos sources. Elles comprennent des écrits savants, des articles de journaux régionaux ou nationaux, des textes émanant d’érudits locaux et les résultats des observations et des entretiens que nous avons effectués à Elche. Nous avons aussi donné une place importante à la riche production iconographique que la Dame a suscitée : les photographies et les façons dont elles mettent en scène le buste ou l’une de ses copies, les peintures et les sculptures qui s’en inspirent pour évoquer des personnages fictionnels ou allégoriques, les documentaires destinés aux amateurs d’ésotérisme qui circulent sur Internet ou enfin la pratique qui consiste, à Elche, à commémorer chaque année la découverte de la statue en mettant en scène une Dama viviente, une Dame vivante, entendons une jeune femme habillée, parée et coiffée comme la statue. Ces images ou ces répliques sont importantes, non seulement parce qu’elles ont, plus encore que les textes, fait connaître la Dame bien au-delà des milieux savants, mais aussi parce qu’elles montrent que l’on ne peut déterminer, au moins dans la perspective que nous avons choisie, ce qu’est la Dame d’Elche mais seulement les interprétations qu’on en a données et les réactions (affectives en particulier)5 qu’elle a suscitées.

Acteurs divers, lectures diverses

13Nous avons centré ce livre sur trois groupes de lettrés qui ont tenu, à notre sens, une place de premier plan dans le parcours de la statue : les archéologues du tournant du xixe siècle, les artistes qui ont « exprimé par l’image [leurs] réactions à l’image6 », les idéologues régionalistes et nationalistes.

14Les premières réactions examinées dans l’ouvrage sont celles des archéologues de la fin du xixe siècle. Dans les débats qui ont suivi la découverte du buste, les archéologues français, auxquels il faut ajouter un archéologue allemand, Emil Hübner, ont joué un rôle majeur. Aborder l’histoire de la Dame amène ainsi à revenir sur un moment important de la formation de l’archéologie hispanique en France.

15Les études des archéologues français de cette époque ont eu en outre un poids déterminant dans le destin ultérieur de la Dame. Une des questions soulevées après sa découverte touchait à sa place dans les productions artistiques de la Méditerranée antique. Or, dès le 24 septembre 1897, dans sa présentation de la statue à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, Léon Heuzey affirmait qu’elle relève d’un « art ibérique » doté de caractéristiques spécifiques7. Cet avis, partagé par Emil Hübner et l’archéologue espagnol José Ramón Mélida, ouvrit à la Dame une carrière d’icône identitaire. Celle-ci commença au niveau régional. À la fin du xixe siècle, les intellectuels catalanistes et valencianistes érigèrent la population de leur région en héritière des Ibères, ce qui les conduisit à valoriser la Dame d’Elche, pièce maîtresse de l’art ibérique. Elle fut alors présentée comme la preuve qu’il existait une parfaite continuité, sur le plan ethnique et culturel, entre les femmes de l’époque contemporaine et les femmes ibères, dont la statue serait l’image la plus achevée. De façon assez surprenante à première vue, la même construction intellectuelle avait été opérée quelques années auparavant par Frédéric Mistral à propos du lien entre les femmes d’Arles et une statue antique découverte au xviisiècle dans les ruines du théâtre romain de la ville.

16Les idéologues du régime franquiste perpétuèrent cette valorisation identitaire de la Dame, mais en en faisant une icône de la nation espagnole, conçue comme une entité où les différences régionales avaient une importance tout à fait secondaire. Certains affirmèrent aussi que la Dame représentait une divinité ibère, cette qualification redoublant la sacralité que lui conférait son statut de symbole national. Cela conduisit un philologue membre de la Real Academia Española, Lorenzo Riber, à la qualifier de « tranquille Madone païenne8 »…

17Pour rendre compte des modalités, des expressions et des acteurs de la valorisation identitaire de la Dame, nous nous sommes donc arrêtés sur les moments de l’histoire contemporaine de l’Espagne au cours desquels cette construction a pris forme. L’Espagne, cependant, est loin d’être le seul pays, en Europe et dans le monde, où l’on a eu recours à l’archéologie pour mettre en avant l’identité nationale ou les identités régionales. Un des intérêts du parcours de la Dame d’Elche depuis sa découverte est ainsi d’apporter une contribution à la réflexion conduite dans les dernières décennies par les archéologues sur les usages sociaux et politiques de leur discipline9.

Notes de fin

1 Citations extraites des documents suivants : Museo Arqueológico y de Historia de Elche (MAHE), ms b-325, manuscrit préparatoire de Pedro Ibarra Ruiz, Elche. Materiales para su historia. Estudio demostrativo de su antigüedad é importancia histórica, 1919 ; bibliothèque Mazarine, ms 5774, lettre de Pierre Paris à Edmond Pottier du 11 août 1897 ; Léon Heuzey, « Mission de M. Pierre Paris en Espagne. Note de M. Heuzey, membre de l’Académie », Séance du 24 septembre 1897, Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 41 (5), 1897, pp. 505-509, ici pp. 506, 509.

2 Bibliothèque Mazarine, ms 5774, lettre de Pierre Paris à Léon Heuzey du 11 août 1897.

3 Nous résumons de façon très schématique les apports de la théorie de la réception. Pour l’École de Constance, nous avons consulté Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, trad. par Claude Maillard, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1978 ; pour l’approche sociologique : Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. L’espace non poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991, notamment chap. xii « L’usage faible des images. Enquêtes sur la réception de la culture », pp. 257-289, et Bernard Lahire, « Entre sociologie de la consommation culturelle et sociologie de la réception culturelle », Idées économiques et sociales, 155, 2009, pp. 6-11.

4 Voir Alfred Gell, L’art et ses agents. Une théorie anthropologique, trad. par Sophie et Olivier Renaut, [Dijon], Les Presses du Réel, 2009.

5 Voir David Freedberg, Le pouvoir des images (trad. par Alix Girod, Paris, G. Monfort, 1998), qui insiste fortement sur la nécessité de prendre en compte les réactions (responses) aux images.

6 Passeron, Le raisonnement sociologique, pp. 403-404. L’auteur donne, très justement, l’exemple de Picasso.

7 Heuzey, « Mission de M. Pierre Paris en Espagne », p. 507.

8 Cité par Rafael Ramos Fernández, Documentos y reflexiones sobre una Dama, Elche, Instituto Municipal de Cultura, 2003, p. 156.

9 Ces travaux ont surtout porté sur les usages nationalistes de l’archéologie. Voir par exemple : Philip L. Kohl, Clare Fawcett (dir.), Nationalism, Politics and the Practice of Archaeology, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 ; Paul Graves-Brown, Siân Jones, Clive Gamble (dir.), Cultural Identity and Archaeology. The Construction of European Communities, Londres, Routledge, 1996 ; Margarita Diaz-Andreu, Timothy Champion (dir.). Nationalism and Archaeology in Europe, Londres, UCL Press, 1996 ; Yannis Hamilakis, The Nation and its Ruins. Antiquity, Archaeology and National Imagination in Greece, Oxford, Oxford University Press, 2007.

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