Chapitre premier
La fabrication
p. 15-26
Texte intégral
Origine géologique des terres à brique
1Les argiles, matière de base de la brique, sont des matériaux de composition infiniment variable issus de la transformation de feldspaths et de micas provenant de la désagrégation de roches cristallines1. Extrêmement répandues, leur extraction ne pose aucune difficulté, mais toutes ne sont pas parfaitement adaptées à la fabrication de briques. La qualité de la terre brute, telle qu’elle est extraite du sol, peut être aisément modifiée par le renforcement de l’un des deux groupes principaux composant le matériau : fondants, essentiellement composés de roches feldspathiques ou calcaires, et dégraissants, que constituent les éléments sableux2. Il ne semble pas que le soin apporté à la modification de la pâte soit allé bien au-delà d’un simple criblage opéré lors du malaxage de la terre et destiné à écarter les plus gros des éléments minéraux, ce qui assure une plus grande cohésion de la pâte et évite les incidents de cuisson ; mais on se contentait le plus souvent de choisir les gisements selon la proportion plus ou moins grande de sable qu’ils contenaient : ni les argiles blanches, trop pures, ni celles trop marneuses n’avaient la faveur des tuiliers3. Dans certains cas, la modification de la terre extraite de la carrière était interdite par la législation : tel est le cas à Perpignan, à la fin du XIIIe siècle, où la seule adjonction autorisée était celle du sable sur lequel on démoulait la brique4.
Extraction
2La localisation des carrières d’argiles est sinon impossible, du moins assez difficile5 et ne pourrait être tentée qu’après une localisation des fours, plus aisément repérables, tant il est vrai que c’est toujours à proximité d’un gisement exploitable (c’est-à-dire qui peut fournir la terre et l’eau) que se construit une tuilerie6 ; contrairement aux lieux d’extraction d’autres matériaux de construction, ce n’est pas, en amont, la géologie qui décide de l’implantation d’une carrière, mais bien plutôt, en aval, les exigences d’approvisionnement en matière première d’un édifice ou d’un groupe d’édifices7. La tentation est grande d’extraire et de fabriquer dans les villes mêmes, et très tôt on prit conscience des problèmes que pouvait entraîner le développement de l’industrie briquetière. Dans l’Espagne musulmane, il semble que les règlements d’urbanisme aient interdit l’implantation des tuileries dans l’enceinte des villes8 : dès le XIIe siècle, le traité d’Ibn ‘Abdun est très clair sur ce point :
Les tuiles et les briques doivent être fabriquées hors des portes des villes ; il y a lieu de mettre à la disposition de leurs fabricants les abords du fossé qui protège la cité, car ils y disposeront de terrains plus spacieux que les emplacements qu’ils occupent actuellement9.
3Il est vraisemblable que cette pratique se perpétua dans l’Espagne chrétienne : à Daroca, au XVe siècle, les tuileries occupaient une situation identique, à l’extérieur, près des barrancos10 ; à Saragosse, la prolifération des fabriques de brique et de tuile fut au XIVe siècle à l’origine d’un nouveau quartier, celui des tejares, situé entre la rive de l’Èbre et la rue des Pêcheurs ; ceci est vrai même lorsque la production est limitée. À Valence, par exemple, le four trouvé calle Mesón de Morella, au cœur du Barrio del Carme, se trouvait lors de sa construction à l’extérieur de l’enceinte11. À notre connaissance, ce n’est pas avant le XIXe siècle que l’on imposa l’éloignement des tuileries des villes 3 les nuisances pourtant étaient grandes : risques d’incendie, pollution atmosphérique (surtout semble-t-il lorsque la production des fours s’étendait à la terre cuite émaillée)12 ; l’extraction même du matériau était préjudiciable à la stabilité des terrains densément construits des faubourgs et en 1479, à Saragosse, on dut interdire l’extraction des terres en bordure de l’Èbre :
Dans le quartier dit la Carrera de los Tromperos et dans les heredades et patios de canto Ebro, en creusant la terre pour faire des briques (rejolas) et des adobes, on permet à la rivière de pénétrer dans les rues et de causer de grands dommages aux murs et au monastère des prêcheurs ; voulant y remédier, on ordonne et demande que dorénavant il ne soit plus autorisé de faire des adobes et des briques et de creuser la terre d’aucune manière dans ces champs et berges (fronteras) qui se trouvent entre ladite Carrera de los Tromperas et ladite rivière Èbre13
4Ce genre de problèmes devait être assez courant et rappelle celui qu’eurent à résoudre vers 1500 Léonard de Vinci, le Cronaca et Giuliano da Sangallo : il s’agissait de la reconstruction du clocher de San Miniato à Florence, dont les fondations étaient menacées par l’instabilité du sol, profondément excavé en aval de l’église pour les besoins d’une usine à brique14. D’une manière générale, les zones inondables qui bordent le cours des grands fleuves constituent des emplacements de choix pour les carrières : l’extraction y est aisée, la nature de la glaise excellente parce que déjà travaillée et débarrassée des impuretés et des fragments rocheux les plus importants15. Ces considérations peuvent en partie expliquer l’implantation de fours à briques dans le lit du Guadalquivir à Séville16, la réputation, très largement reconnue au XVIIIe siècle, de la brique de la Ribera del Tajo à Tolède et l’essor considérable des briqueteries de Saragosse aux XIIIe et XIVe siècles.
5Les briques produites avec les terres limoneuses des lits majeurs de ces grands fleuves ne sont pas, loin s’en faut, le matériau le plus répandu ; le plus souvent, ce sont les marnes, nécessitant un amendement qui faisait appel à des matériaux provenant de gisements complémentaires, qui constituent la matière première. G. Astre17 en fait état pour l’époque moderne, mais nous ne pouvons être assurés de l’existence de cette pratique dans l’Espagne médiévale18.
6Compte tenu de l’omniprésence de la brique, il ne faudrait pas pour autant imaginer que la facilité d’extraction du matériau impliquât qu’il fût toujours extrait sur place ; il existe très tôt des centres d’extraction et de production spécialisés : en Aragon, les briques de Saragosse, Terrer ou Torralba étaient « exportées » à Calatayud lors de la construction de San Pedro Mártir19, tout comme à Florence on « importait » des briques d’Imprunetta20. Ce sont bien entendu des impératifs de qualité qui imposent des transports sur des distances relativement longues, mais il faut reconnaître que dans l’Espagne médiévale nous n’observons nulle part de transports sur plus de quelques kilomètres, contrairement à ce qui sera le cas au XVIIe siècle par exemple, où l’on n’hésite pas à charroyer jusqu’à Madrid, ville cernée de briqueteries, des briques de la Ribera del Tajo.
7Pour les grands chantiers, il est plus que vraisemblable que la règle ait été de construire les fours et d’extraire la terre sur le site même : on en a la preuve documentaire pour le grand château de Casarrubios del Monte dans la province de Tolède, à la fin du XVe siècle, et cela rejoint ce que l’on sait d’autres édifices dans d’autres régions : le château de Montaner en Béarn21 ou encore les constructions de l’Angleterre médiévale citées par Drury22.
8Pour les unités de production permanentes, notamment celles établies à la périphérie des villes, on est un peu mieux renseigné sur leurs statuts et leurs modes de fonctionnement par les textes législatifs et en particulier par certains fueros23. À Teruel, les gisements d’argile à brique, de même que les carrières de pierre, étaient la propriété du concejo, et les briquetiers n’en avaient que la jouissance ; à Baeza, qui semble suivre par ailleurs le fuero de Cuenca, il en allait de même mais il était en outre précisé que si le gisement restait inexploité durant trente jours, il pouvait être repris par le premier venu (aquel que primero entrave en ella). Il ne fait aucun doute que l’exploitation des documents notariés permettrait d’aller bien au-delà de cette vision très vague des structures de production du matériau : il suffit pour s’en convaincre de voir ce que Maria Isabel Álvaro Zamora est parvenue à tirer de l’exploitation de trois documents de location de tuileries (tejares)24.
9Les contrats passés entre les corregidores de la ville et les potiers et tuiliers sont des contrats de location à perpétuité (au XVIe siècle, les baux furent limités jusqu’à devenir parfois triennaux). Les loyers étaient de dix sous jaqueses en 1400, de 15 en 1450, et d’un sou par millier de briques en 1480. Les tejares, loués à l’extérieur de la ville à des potiers et tuiliers chrétiens ou mudéjars, produisaient indistinctement, semble-t-il, de la poterie, des tuiles ou des briques ; l’argile était extraite sur place et l’eau provenait de l’acequia, canal servant aussi à l’irrigation.
Les tejares : unités de production
10C’est à proximité immédiate des lieux d’extraction que se trouvaient donc les tuileries, parfois mais non toujours associées aux poteries. Retenons, comme très représentatives du système de production urbain, les tuileries de Daroca : les exploitations comprenaient magasins et ateliers et le plus souvent plusieurs fours, les plus grands produisant à la fin de la période de huit à douze mille briques25. C’étaient des fours à tirage vertical comprenant deux chambres superposées, construites intérieurement en brique, extérieurement en pierre, le couvrement por encascada étant effectué après chargement à l’aide de fragments de poterie, de tuiles ou de briques. La production de briques est relativement variée : briques de sol, briques maestros, réservées à la construction des murs, briques moulées à la demande (del molde que le darán), rayeros et pisones, dont on ne sait pas exactement quel type de briques ils désignent.
11Les tuiliers sont tenus à assurer un minimum de production et à fabriquer continuellement ; les dimensions sont fixées par l’almotaçaf selon le « marquo antigo de la dita ciudat » ; ils doivent répondre en priorité à la demande des habitants de Daroca, « excepto moros y judíos », en leur fournissant un minimum de deux mille briques dont le prix est fixé par le conseil de ville.
12Cette rigueur dans l’organisation est très représentative, semble-t-il, de la production urbaine au XVe siècle : mutatis mutandis, c’est ce que l’on perçoit à Tolède, à Séville, ou dans des villes de moindre importance comme Tarazona ou Medina del Campo. Même lorsque le matériau est peu employé dans la construction, comme à Valence au XIVe siècle, des réglementations très strictes sont prises. Dès 1307, elles touchent les prix, mais ce n’est qu’en 1484 qu’est promulguée une ordonnance spécifique aux « ladrilleros »26. Comme à Daroca, il semble que partout la demande ait été assez forte pour amener les autorités municipales à interdire ou du moins limiter l’exportation de briques et de tuiles hors de la ville dans laquelle étaient installées les tuileries. On observe une pratique identique dans les villes qui apparemment ne sont pas grosses consommatrices de brique ; c’est le cas à Barcelone au XIVe siècle.
13Qu’en était-il dans les villages et sur les lieux de consommation « occasionnels » du matériau ? Cela reste beaucoup plus difficile à dire : deux hypothèses doivent être envisagées.
14La grande abondance de gisements d’argiles utilisables pour la confection de briques, l’ancestrale pratique de la construction en brique crue, la relative facilité de mise en place d’un petit four et la possibilité de cuire « en tas », sans four, permettent de penser que l’on put installer dans les villages des unités de production temporaire susceptibles de fournir une quantité limitée de briques exigée par un chantier rural comme celui de Camarma de Esteruelas (Madrid) [fig. 2]. On peut en effet estimer à environ vingt mille unités la quantité de briques utilisées dans un chœur d’église románico-mudéjar composé d’une abside de trois mètres cinquante de rayon et d’une travée droite de six mètres sur trois mètres cinquante, voûtées et parementées intérieurement et extérieurement Compte tenu du fait qu’aucun vestige d’édifice de brique du Moyen Âge ne subsiste alentour, on peut penser que la demande en briques de la paroisse dépendant d’une telle église dut être limitée à ces vingt mille briques (ou guère plus) entre le XIIIe siècle, date de la construction, et le XVIe siècle, date d’un certain renouvellement des édifices tant civils que militaires ; il n’est pas imaginable qu’il y eût dans chaque village une unité de production permanente. On peut donc penser que des tejares éphémères étaient créés par des équipes de tuiliers gyrovagues qui s’installaient, le temps de la construction de l’église, c’est-à-dire entre quelques mois et deux ou trois années, à proximité des communautés paroissiales commanditaires qui fournissaient une main-d’œuvre bénévole pour les travaux d’extraction, de malaxage, etc. La cuisson pouvait être réalisée dans un four assez semblable à celui que nous avons photographié à proximité d’Aroche dans la province de Huelva (fig. 3). La production annuelle d’un tel four peut être estimée à une trentaine de milliers de briques, cuites par fournées de cinq ou six mille nécessitant chacune, pour un tuilier, environ deux à trois mois de travail toutes opérations confondues ; cette estimation, aussi approximative soit-elle, permet de comprendre que la production d’une unité très modeste comme celle d’Aroche pouvait satisfaire la demande des quelques chantiers consommateurs de ce matériau dans un territoire d’une dizaine de kilomètres à la ronde.
15On peut aussi imaginer un mode de cuisson « en tas » ou « à la meule27 », qui n’impose même pas la construction d’un four et qui permet de produire de très grandes quantités de briques, mais aussi de déchets de cuisson utilisables dans la fourrure de maçonnerie du mur.
16L’installation « sur le site » d’unités de production est donc envisageable non seulement pour les grands chantiers type Casarrubios del Monte ou Montaner, mais aussi pour les édifices dans lesquels la brique est utilisée simplement en couvrement d’arcs ou de voûtes, comme dans l’architecture asturienne28. C’est également l’évidence pour ces constructions modestes, foisonnantes et dispersées que sont les églises romanes de brique, qui n’utilisent le plus souvent le matériau qu’en parement et pour leur chevet, les nefs restant en terre ou en maçonnerie grossière.
17La deuxième possibilité que l’on peut envisager pour l’approvisionnement de tels chantiers est le transport du matériau depuis les centres de production urbains les plus proches vers les chantiers, par charrois : cela est possible pour la plupart des édifices isolés de la Vieille-Castille et du Leόn. Vingt mille briques correspondant environ à vingt mètres cubes, soit trente-cinq à quarante tonnes, les charrois sont envisageables sur quelques kilomètres ou dizaines de kilomètres29. Rien pour l’instant ne permet de choisir entre ces deux hypothèses qui purent se combiner de manière aléatoire dans l’espace et dans le temps.
Rythme de production
18Plus que sur l’emplacement des carrières, c’est sur la saison de l’extraction qu’insistent les traités et les manuels ; sans doute faut-il y voir le reflet de préoccupations vitruviennes (bien que cet auteur ne se réfère qu’à la brique crue). Le discours des traités modernes est sur ce point très répétitif et reprend le plus souvent celui d’Alberti30, qui expose les grands principes d’une saine exploitation des gisements : extraction à l’automne, macération durant l’hiver, moulage au début du printemps. La pratique italienne rejoint en cela l’anglaise, dont fait état un document cité par Drury : le « statut de 1477 » codifie en effet une pratique ancienne selon laquelle l’argile ne pouvait être extraite après le premier novembre, devait être malaxée début février et moulée dès les premiers jours de mars. Pour l’Espagne, nous possédons une réglementation édictée en 1378 pour Barcelone, proche de l’ordonament de Perpignan de 1284, selon laquelle la fabrication était interdite de Toussaint à la mi-carême. Dans les régions méridionales, et notamment en Andalousie, les effets du gel sont moins efficaces pour fractionner les argiles fraîchement extraites ; de ce fait, il est peu probable que l’on puisse trouver dans le Sud de l’Europe des réglementations de ce type, qui visent essentiellement, en utilisant la « force de travail » du gel, à faciliter le malaxage. Il faut cependant être assez circonspect quant à l’appréciation du respect de ces règles : pour Saragosse, le traité du Pseudo-Turriano31 indique une pratique en tout point semblable à celle des émules de la tradition vitruvienne, mais dans la réalité des faits, au XVIe siècle du moins, on observe une très grande marge de manœuvre prise par les tuiliers à l’égard de la norme énoncée a posteriori par les théoriciens ; tout paraît indiquer que le souci d’approvisionnement rapide l’emportait sur toute autre considération et que l’extraction et le malaxage étaient réalisés à longueur d’année.
19Celui-ci était opéré, suivant les cas, par des manœuvres, souvent des enfants ou des femmes ; c’était le cas à Teruel au XIVe siècle32 si l’on en croit un livre de comptes de 1335 ; cette opération pouvait également être préparée par un cheval faisant tourner des roues dans une fosse33. L’importance de ce travail de malaxage est capitale pour la qualité de la brique : comme Alberti affirme en avoir lui-même fait l’expérience,
D’un même type de terre on peut obtenir des briques beaucoup plus solides si en premier lieu on fait lever la terre, comme on fait pour le pain, en la travaillant et en la débarrassant des pierres les plus petites : elles deviennent ainsi plus dures que les pierres et résistent bien à l’érosion34.
20L’observation a été reprise par Villanueva, et avant lui par le Pseudo-Turriano35, qui observa que dans des édifices antiques, la pâte de certaines briques contenant de la poudre de marbre avait été travaillée à la main (sic), ce qui les rendait plus dures et plus résistantes ; il est fort probable que si cette pratique antique avait été suivie en Aragon au XVIe siècle, le Pseudo-Turriano n’eût pas manqué de le signaler.
Modalités de production
Moulage
21La terre, une fois malaxée, était découpée à l’aide de cadres de bois ferrés (fig. 4) 5 le ferrement était imposé par l’ordonament de Perpignan en 1284 pour assurer une plus grande précision et limiter les déformations dues à l’usage intensif des cadres. À Valence, en 1484 puis en 1500, le mustassaf était chargé de faire observer les modules déterminés par des moules ferrés imposés par le Conseil de ville36. À Carmona, les ordonnances des années 1525-1535, qui reprennent celles du XVe siècle, imposaient aux fabricants de faire contrôler leurs gaveras (gradines) par les veedores du Conseil37. À Cordoue, les ordonnances de 1786 imposaient aux tuiliers de travailler chaque semaine avec une gradine neuve38. À Séville, l’attention accordée à ces outils est attestée depuis l’époque almohade : les étalons des gradines utilisées par les briquetiers étaient accrochés dans la Grande Mosquée39. À Daroca, en 1400, il est question du marquo antigo de la ciudat40. À Saragosse, le molde zaragozano attesté par les documents au XVIe siècle correspond aux mesures des briques du XIVe siècle, avec des fluctuations qui sont dues aux déformations de la cuisson, mais aussi aux légères fluctuations de la métrologie médiévale et surtout à l’irrépressible tendance à la fraude que manifestent les rejoleros41.
22Un ouvrier pouvait mouler de quatre cents à mille briques par jour42. La terre était tassée et arasée à la surface du moule, à la main ou à l’aide d’une règle exigée par la législation perpignanaise du XIIIe siècle, laquelle précisait même que ladite règle ne devait pas être passée plus de trois fois. À Saragosse, en revanche, au XVIe siècle la règle n’était pas exigée. Ces opérations de moulage devaient se dérouler de préférence au printemps et en été. Le démoulage s’opérait sur un lit de sable fin qui garantissait la non-adhérence de la brique au sol.
23Dans le cas des briques moulurées, le moule était, en Aragon du moins au XVe siècle, fourni par le maître de l’œuvre (Calatayud, Saragosse). Dans le cas de San Pedro de Calatayud, on constate que la commande de certains des cruceros (briques formant les ogives) était passée à un certain Mahoma el Cantarero, ce qui permettrait de supposer que dans certains cas les potiers pouvaient collaborer à la production de matériel de construction.
Séchage
24La période de séchage à l’abri du soleil et de l’humidité est plus ou moins longue mais il est peu probable que la durée de deux ans prescrite par Vitruve pour la brique crue et approuvée par Alberti et Palladio43 ait été respectée dans l’Espagne médiévale. Plus vraisemblablement, c’est entre quelques semaines et quelques mois que devaient s’étaler les délais consacrés au séchage : les mois d’été, si l’on prenait les précautions d’usage (entrepôts protégés du soleil), étaient particulièrement favorables à cette opération.
Cuisson
25Il est possible, nous l’avons vu plus haut, que des ateliers itinérants, semblables à ceux que Drury a signalés en Angleterre44, aient pu exister dans l’Espagne médiévale, mais la très grande majorité des briques sortaient d’installations fixes dont les fours étaient d’un type très largement répandu jusqu’à l’époque industrielle45. En partie enterré pour mieux conserver la chaleur et faciliter le chargement, le four à briques médiéval se compose d’une chambre de chauffe couverte d’une voûte de briques constituant la sole du four percée d’orifices et supportant le laboratoire dans lequel sont empilées les briques. Le Pseudo-Turriano46 mentionne des fours doubles adossés qui permettent d’économiser le combustible. Celui-ci est constitué de branchages divers, de petits éléments, de débris végétaux de toutes sortes, très rarement de bois — à l’exception du « bois revenant », dont la coupe était généralement tolérée47. La quantité de briques qui pouvait être enfournée est difficile à apprécier : au XVIe siècle, à Saragosse, les fours d’une capacité de quatorze à seize mille briques peuvent être considérés comme de grands fours ; à Daroca, María Isabel Álvaro Zamora signale un four de douze mille briques en 1580. À Perpignan, en 1280, les fours produisent de cinq mille à sept mille cinq cents briques : le chargement est en effet limité à dix couches de briques et deux de tuiles ou à quinze couches de briques, chaque couche ne devant en aucun cas excéder cinq cents briques. Il était en outre interdit de mélanger briques et tuiles dans une proportion autre que celle indiquée plus haut, et de cuire des pièces de catégories diverses comme les violes ou les rajoles48. Dans ces conditions, et compte tenu du fait que le temps de cuisson tourne autour de quarante à cinquante heures et que quatre ou cinq jours sont nécessaires au refroidissement du four, on peut estimer, dans le meilleur des cas et en tenant compte des jours chômés, que le nombre de cuissons annuelles ne pouvait excéder dix, ce qui équivaut à une production de cent mille briques par an et par four49.
Notes de bas de page
1 Pour donner une idée de la constitution des argiles, on peut considérer qu’elles sont composées de 45 So % de silice, de 15 à 40 % d’alumine, de 18 à 20 % d’eau, et de matières étrangères en proportion moindre : quartz, feldspath, mica, pyrite de fer, oxyde de fer et sels solubles, qui sont à l’origine de la détérioration du matériau dans bien des cas ; cf. G. Alessandrini et R. Peruzzi, « Indagine sulle cause de deterioramento del muro del teatro romano di Brescia », Conservazione dei Monumenti, 1976, pp. 66-73 ; cf. aussi G. Astre, « De la terre à la brique », pp. 33-35 : ou pour une approche plus précise, Simone Caillère, Stéphane Hénin et Michel Rautureau, Minéralogie des argiles, Paris, Masson, 1963 ; ou encore Georges Millot, Géologie des argiles. Altérations, sédimentologie,géochimie, Paris, Masson, 1964.
2 L. B. Alberti (De re aedificatoria, t. I, liv. II, chap. x, p. 147) rapporte qu’il a observé des briques modifiées par adjonction de sable et de marbre pilé, mais dans des édifices antiques (veterum aedificiis).
3 L, B. Alberti, De re aedificatoria, t. I, liv. II, chap. x, p. 144, reprenant en cela des prescriptions vitruviennes répétées ad libitum dans les traités, mais en contradiction avec la réalité, notamment à Saragosse (cf. C. Gómez Urdáñez, « La rejola », pp. 86-88).
4 Ordonament dels forns teulers, so es assaber en quai manera deuen coyre e fer los cayros e’ls teulers (Archives départementales des Pyrénées-Orientales, Perpignan, B B 7, Ordinacions I, fos iv°-2), publié par G. Alart, Documents sur la langue catalane.
5 Les données fournies par les administrations compétentes, dont nous faisons état plus loin dans le chapitre consacré aux déterminismes géologiques, sont généralement trop peu précises pour localiser les carrières médiévales.
6 M. I. Álvaro Zamora, « La localización y especialidades de algunos obradores cerámicos ».
7 Sur ce point voir D. Lohrmann, « Quelques tuileries et briqueteries cisterciennes ».
8 En Italie, à Pise et Lucques, la localisation des tuiliers à la périphérie des villes a été étudiée par F. Redi, « I laterizi nell’edilizia medievale a Pisa e a Lucca ».
9 É, Lévi-Provençal, Séville musulmane au début du XIIe siècle, p. 75.
10 M. I. Álvaro Zamora, « La localización y especialidades de algunos obradores cerámicos », p. 61.
11 Le loyer de ces établissements était fixé en rejolas ; ainsi que certaines redevances dues au merino, cf. M, I. Falcón Pérez, « La construcción en Zaragoza en el siglo XV », p. 79 ; Javier Martì Oltra et Josefa Pascual Pacheco, « Arqueologìa y proyecto urbano. Nuevas aportaciones para el conocimiento de la ciudad de Valencia en época médieval », Boletin de Arqueologia Medieval, 9,1995, pp. 81-100.
12 C’est en tout cas ce qui se passe sous le ciel anglais, cf. P. J. Drury, « The Production of Bricks and Tiles », p. 135 : « On account to the stench. fowling the art and the destruction of fruit trees, no one is to make a kiln to burn tiles nearer to the town than the kiln now are. »
13 A. M. Zaragoza, Pregones 1459, p. 4V°, cité par C. Gómez Urdáñez, « La rejola », p. 86.
14 Carlo Pedretti, Léonard de Vinc architecte, Paris, Electa-Moniteur, 1983, p. 133.
15 C’est ce qui vaut la réputation de la plaine du Pô : L. Cadorin, Studii teorici e pratici ; la réputation de ces terres est cependant bien antérieure : Scamozzi et Sansovino en vantent la qualité, cf. V. Fontana, « Appunti sulle malte e i mattoni ».
16 À cet égard, on peut regretter que les travaux liés à l’Exposition Universelle de 1992, qui ont considérablement modifié cette zone encore vierge de constructions modernes, n’aient pas été accompagnés (à notre connaissance du moins) d’une étude systématique des vestiges des fours encore en place dans les années 80.
17 G. Astre, « De la terre à la brique ».
18 La « hiérarchisation » des matériaux en fonction de leur provenance est cependant attestée dans l’Antiquité : L. B. Alberti (De re aedificatoria, 11, liv. II, chap. x, pp. 150-151) rapporte que les anciens louaient comme les plus propices les terres « samienne », « arétine », « de Modène » en Italie et la « saguntina » en Espagne.
19 O. Cuella Esteban, Aportaciones culturales y artísticas.
20 H. Saalman, The Cupola of Santa Maria del Fiore, p. 195 : « Bricks and tile makers in the Arno valley below Firenze and at Impruneta bad centuries of experiences in the moulding and baking of excellents bricks of all shapes and sizes. »
21 Cf. la notice que nous avons consacrée au château de Montaner dans Vic-Bilh, Morlaàs, Montanérès (Cantons de Garlin, Lembeye, Thèze, Morlaás, Montaner). Inventaire topographique, sous la direction de Jean-Claude Lasserre, en collaboration avec Catherine Duboÿ-Lahonde et Joël Perrin, Paris, Imprimerie Nationale, 1989.
22 P. J. Drury, «The Production of Bricks and Tiles»,p. 132.
23 Les renseignements fournis par les fueros (« fors ») sont dans l’ensemble assez décevants : nous avons examiné sans succès ceux d’Archilla, Uceda, Madrid, Alcala de Henares, Belinchón, Calatayud, Albarracín, Atienza, Viguera, Val de Funes, Plasencia, Canales de la Sierra, Badajoz, Coria et Cáceres ; seuls ceux de Baeza et de Teruel nous informent sur ce point : cf. Jean Roudil (éd.), El Fuero de Baeza. Edición, estudio y vocabulario, La Haye, Van Goor Zonen, 1962, art. 137, p. 82 ; M. Gorosh (éd.), El Fuero de Teruel ; et F. Aznar y Navarro (éd.), Forum Turolii, art. 325.
24 M. L Álvaro Zamora, « Las tejerías de Daroca ».
25 À la même époque les tuileries bourguignonnes avaient des fours qui cuisaient entre 6.000 et 7400 tuiles pour les plus petits, et jusqu’à 20.000 tuiles pour le four de Chaussin, qui « se situe donc très largement au-dessus de la moyenne » (O. Chapelot, La construction sous les ducs de Bourgogne Valois, p. 372). À Chaussin, on ne faisait cependant que quatre cuissons par an.
26 M. Altarriba et alii, « Una propuesta de curva mensiocronolόgica latericia para la ciudad de Valencia ».
27 J.-P. Adam, La construction romaine, p. 66, et A. Fenet, « L’apport des fours à brique traditionnels ».
28 M. Fernández Mier et J. A. Quirós Castillo, «La evoluciόn de las técnicas constructivas en Asturias en la Edad Media».
29 P, J. Drury, « The Production of Bricks and Tiles », p. 127 fait état des travaux qui ont montré que les tuiles de Coggeshall Abbey ont été exportées vers une soixantaine d’églises, sur trois cents kilomètres carrés environ autour de l’abbaye.
30 L, B. Alberti, De re aedificatoria, t. I, liv. II, chap. x, p. 144.
31 J. Turriano, Los veintiún libros, p, 477, et C. Gómez Urdáñez, « La rejola », pp. 88-89.
32 C. Tomás Laguía et S. Sébastián López, « Teruel medieval ».
33 Appelée en Languedoc « bardiera » (cf. J.-L. Delmas, « Les termes techniques de la construction en langue d’oc ») ; nous n’avons pas la preuve que cette technique ait été employée en Espagne.
34 L. B, Alberti, De re aedificatoria, t. I, liv, II, chap. x, p. 147, observation reprise par J. de Villanueva, Arte de albañilería, pp. 9-10.
35 J. Turriano, Los veintiún libros, p. 478.
36 M. Altarriba et alii, «Una propuesta de curva mensiocronológicalatericia para la ciudad de Valencia», p. 236.
37 Ordonanzas del Consejo de Carmona, éd. Manuel González Jiménez, Séville, 1972, p. 153: «Ytem ordenamos e mandamos que los veedores con los alarifes tengan cargo de ver las gaveras que los tejeros an de tener para faxer la teja e ladrillo, que an de labrar en sus tejares, las quales gaveras sellen los alarifes e fagan apartar la labor mala de la buena, e que manden que vendan cada labor por si, so la pena que ellos le pusieren; lo qual pueden esecutar ellos, para lo qual les damos poder cunplido; lo qual puedan fazer los alarifes syn los veedores, e quan los veedores fueren que pueden entender en lo suso dicho...»
38 Ordonanzas de Córdoba, p. 35.
39 É. Lévi-Provençal, Séville musulmane au début du XIIe siècle, p. 75.
40 M. I. Álvaro Zamora, A, «Las tejerías de Daroca», p. 67.
41 C. Gómez Urdáñez, «La rejola», p. 89.
42 O. Chapelot, La construction sous les ducs de Bourgogne Valois, p. 370 : on est loin des 800 à 1.000 briques par heure dont fait état Villanueva et, même si l’on tient compte de l’utilisation de gradines doubles, l’écart est difficilement explicable.
43 A. Palladio, Les quatre livres d’architecture, p. 22,
44 P. J. Drury, «The Production of Bricks and Tiles», p. 132.
45 Le contrat de construction d’un four à Saragosse en 1512 (Saragosse, AHPZ, Luis Navarro 1512, f° 237), public par C. Gómez Urdáñez, « La rejola », pp. no-III ne permet malheureusement pas de restituer l’aspect de cet élément.
46 J. Turriano, Los veintiún libros, p. 485.
47 O. Chapelot, La construction sous les ducs de Bourgogne Valois, p. 156, et C. Gomez Urdáñez, «La rejola», p. 98.
48 Cf. Ordonament de Perpignan.
49 C’est cette quantité de briques que les tuiliers de Foix s’étaient engagés à fournir pour la construction du château de Montaner, en Béarn (cf. supra).
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