Préambule de la cinquième partie
p. 303-306
Texte intégral
1L’histoire politique renouvelée des monarchies ibériques et les propositions de l’historiographie des empires nourrie d’anthropologie ouvrent des perspectives à une histoire mondialisée des missions d’évangélisation et à une réflexion sur la place du religieux dans les sociétés coloniales et impériales du xvie au xxe siècles. Ces deux dimensions se répondent car elles renvoient au constat de logiques communes aux acteurs sociaux, en Europe et dans les espaces coloniaux. Pendant l’union des Couronnes espagnole et portugaise, entre 1580 et 1640, une même entité politique règne sur la Lombardie, la Castille, Goa, les Philippines et les Andes. Les populations partagent alors les mêmes aspirations à la reconnaissance de leurs mérites au service du monarque, ainsi que les mêmes outils juridiques et culturels, utiles à l’obtention des grâces royales1. Mais la réflexion sur les ressorts religieux des aspirations socio-politiques des laïcs dépasse les limites des monarchies ibériques des xvie et xviie siècles, dans lesquelles le catholicisme est un facteur d’unité politique, et le cadre de la reconnaissance comme sujets du Roi des populations conquises, notamment en Amérique. Ailleurs, comme en Italie ou en Nouvelle-France, le rôle des laïcs dans l’évangélisation des paysans ou des Amérindiens déploie toutes les facettes de l’investissement dans le sacré que cet ouvrage se propose d’explorer2.
2L’attention portée aux motivations des laïcs vis-à-vis des missions d’évangélisation en Europe et ailleurs s’inscrit dans une historiographie attentive aux circulations, aux connexions et autres effets de la première mondialisation ibérique3. Mais aborder à la fois les missions au loin et l’évangélisation au plus proche, au prisme de l’investissement des laïcs, permet aussi aux études sur les missions et les missionnaires de sortir d’un champ strictement institutionnel et d’aborder de près les interactions coloniales, dans le cadre à la fois mondialisé et socialement situé de la première modernité, mais aussi dans les perspectives impériales à l’œuvre aux xixe et xxe siècles4.
3La mondialisation ibérique et les empires coloniaux ultérieurs accompagnent et justifient une expansion missionnaire à laquelle participent les acteurs laïcs de multiples manières et selon des motivations diverses. Cette contribution prend la forme d’une participation financière, dans le cadre de legs, de dons d’argent, de nourriture, de logement ou d’objets de culte, mais aussi du consentement à l’engagement missionnaire, généralement sans espoir de retour, des enfants des familles européennes5. Dans une historiographie centrée sur les agents religieux de la conversion et de l’évangélisation, qui a mis jusqu’ici l’accent sur les prêtres et leurs auxiliaires, ces diverses modalités de participation ne sont pas occultées. Elles n’ont cependant pas fait l’objet d’une réflexion qui prenne en compte les capacités d’action de ces acteurs non engagés par des vœux religieux ou dont la vie matérielle ne dépend pas de l’action missionnaire, comme cela peut être le cas des intermédiaires indigènes qui assistent les missionnaires sur le terrain6.
4Cette partie a pour objectif de réfléchir à la participation des laïcs au financement des missions de conversion et d’évangélisation. Missions proches et lointaines sont volontairement associées afin de mettre en perspective les missions dites de « l’intérieur » avec celles qui se déroulent sur d’autres continents que l’Europe. Explorer la participation des laïcs à l’évangélisation des morisques, tout en éclairant leur place dans le financement des missions japonaises à la fin du xvie siècle, fait sens, même si ces deux modalités d’investissement éclairent des contextes dissemblables. Pourtant, les enjeux lignagers et territoriaux des daimyô japonais, étudiés par Hélène Vu Thanh, ont des points communs avec les logiques confessionnelles des nobles français et les enjeux socio-politiques des caciques coloniaux étudiés respectivement par Anne-Valérie Solignat et Elfie Guyau dans ce volume, mais aussi avec les motivations des femmes de la noblesse italienne analysées ailleurs par Ariane Boltanski7. Des logiques de pouvoir sont également en jeu dans l’encadrement des morisques grenadins par les vieux-chrétiens de Castille, étudiés par Francisco J. Moreno Díaz del Campo et Borja Franco Llopis, qu’il s’agisse du parrainage des nouveaux convertis comme de l’utilisation des enfants morisques en tant que domestiques. On saisit alors que l’engagement des laïcs dans les missions proches renvoie à des logiques de pouvoir comparables, quel que soit le contexte, comme on peut aussi le constater avec les encomenderos du Pérou ou du Mexique8. Ainsi, la signification de la participation à l’évangélisation de populations paysannes, morisques, protestantes, japonaises ou amérindiennes, sur lesquelles on exerce une autorité et auprès desquelles il importe de légitimer un pouvoir, dépasse les enjeux socio-mémoriels de la fondation d’une chapellenie, même si ces deux types d’engagement ont sans doute pour point commun de porter leurs fruits au plus près des acteurs.
5Dans le cas des missions lointaines, les sources rendent compte des stratégies des ordres religieux pour susciter des financements et de leur mise en œuvre, mais la question est plus complexe lorsqu’il s’agit de comprendre les motivations des financeurs européens. Alors qu’il ne semble incité par rien d’autre qu’une préoccupation désintéressée pour le salut des populations lointaines, le financement d’expéditions missionnaires au loin renvoie, semble-t-il, à la volonté de participer à des logiques impériales et/ou d’expansion coloniale. C’est en partie ce que révèlent les fondations conventuelles des Medina Sidonia à San Lucar de Barrameda, lieu de départ des missionnaires aux Indes occidentales9, mais aussi l’apport des Portugais de Macao aux missions japonaises, alors que la participation des Européens d’Europe à cette entreprise reste discrète. Pourtant, les exemples de financements européens de missions et de missionnaires dans des espaces lointains ne manquent pas, comme le montre la correspondance de Maria Theresia von Fugger-Wellenburg avec les missionnaires jésuites en Chine à la charnière des xviie et xviiie siècles10. Cette ferveur pour la conversion des Chinois, que cette noble allemande ne connaît pas et ne rencontre jamais, a des points communs avec l’engagement de Maria Theresia Ledóchowska, noble polonaise, étudiée ici par Claire Fredj, pour œuvrer à la libération des Africains de l’esclavage et à la diffusion du catholicisme à la charnière des xixe et xxe siècles. L’une décide de donner une rente aux jésuites, alors que l’autre fonde un ordre et un réseau de propagande afin de lever des fonds. Les moyens ne sont pas les mêmes, mais toutes deux sont mues par une réelle conscience de l’importance de leur action, alors que ni l’une ni l’autre ne vit dans une puissance directement engagée dans les espaces coloniaux auxquels elles consacrent leur argent ou leur énergie.
6L’engagement de Maria Theresia Ledóchowska s’apparente en partie à celui de l’Œuvre pour la propagation de la Foi, créée par la Congrégation lyonnaise des Messieurs en 1822, en ce que les deux institutions utilisent massivement l’imprimé pour faire la publicité des missions catholiques dans le monde11. On constate ainsi l’influence du modèle de la SPG anglaise (The Society for the Propagation of the Gospel in Foreign Parts), au service de l’impérialisme anglican dès le xviiie siècle12. Cette modernité des institutions religieuses militantes au xixe siècle constitue une réponse aux défis de la sécularisation des sociétés. Au même moment, le catholicisme européen renouvelle ses modalités de financement en exploitant les réseaux paroissiaux, à travers le modèle de la souscription gérée par des laïcs qu’utilisent l’Œuvre de la Propagation de la Foi, l’Œuvre du Denier de Saint-Pierre ou le culte des âmes du Purgatoire13.
7Investir de l’argent et de l’énergie dans les missions, proches ou lointaines, constitue un des modes d’action des laïcs catholiques pour œuvrer au bénéfice de la foi et de leur propre salut. Si les modalités peuvent varier entre l’époque moderne et le xixe siècle, avec notamment une plus grande visibilité donnée à l’outil de la souscription, qui témoigne d’une mobilisation élargie, notamment en France, la dimension individuelle et familiale demeure un des ressorts des dons pieux au service des missions. Investir dans les missions renvoie à l’apostolat des chrétiens défini par la Réforme tridentine. Mais à l’instar des autres investissements dans le sacré, comme la fondation d’un couvent ou d’une chapelle, les œuvres de charité, financer la mission s’inscrit dans la catégorie des actes pieux liés à la réputation et au lignage. C’est d’autant plus le cas si ces investissements concernent l’apostolat local, encore au xxe siècle, comme le montre également la contribution de Natalie Malabre dans ce volume. En revanche, investir dans la mission au loin ne relève pas totalement des mêmes logiques de pouvoir, analysées par Ariane Boltanski dans ce livre (« Héros morts et mémoires vivantes : l’honneur du lignage et la défense de la foi »), mais renvoie sans doute à la fois à une mobilisation, même marginale, vis-à-vis de l’ouverture au monde des sociétés européennes du xvie et xviie siècle et à une volonté de participer au salut des païens lointains, dans une logique impériale et coloniale qui se renouvelle au xixe siècle.
Notes de bas de page
1 Sur ces questions, voir Hespanha, 1989, et les recherches en histoire culturelle de Bouza, 2001, ainsi que la mise en perspective historiographique de Schaub, 2001. Deux ouvrages importants sur le renouvellement de l’histoire politique : Yun Casalilla, 2002 et Cardim, Herzog, Ruiz Ibáñez, 2012.
2 Maldavsky, 2017.
3 C’est ce dont témoignent les deux volumes publiés par le groupe Missions : Fabre, Vincent, 2007 et Castelnau-L’Estoile et alii, 2011.
4 Gruzinski, 2001 ; Douki, Minard, 2007 ; Stoler, Cooper, 2013. Voir Zúñiga, 2007.
5 Maldavsky, 2014, 2015.
6 Charles, 2010.
7 Boltanski, 2017.
8 En témoigne également la comparaison entre encomenderos du Mexique et les seigneurs valenciens, analysée par Hamman, 2017, ainsi que les restitutions de biens par les anciens conquistadors, étudiées par Maldavsky, 2018.
9 Salas Almela, 2011.
10 Hsia, 2006.
11 Drevet, 2002.
12 Glasson, 2012.
13 Hérisson, 2016 ; Cuchet, 2005.
Auteur
Université Paris Nanterre – ESNA Mondes américains
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