Préambule de la deuxième partie
p. 87-90
Texte intégral
1Cette session reprend la question des raisons, des intérêts et des motivations de l’entrée en religion des laïcs, qu’il s’agisse de prêtres, de moines, de religieux, de moniales, entre perspectives familiales et projets personnels. Les contributions qui suivent croisent l’histoire sociale, qui met l’accent sur les stratégies des familles, et l’histoire religieuse, qui insiste sur les considérations spirituelles. Le déterminisme social se conjugue avec la liberté des acteurs.
2Un tel partage, qui a aujourd’hui la force de l’évidence, est d’abord le reflet de nos sources, qui sont principalement de deux natures. Les sources hagiographiques, qui sont rétrospectives, déploient la rhétorique de la vocation contre le monde, et alimentent sans surprise les travaux relevant de l’histoire religieuse et culturelle1. Elles mettent en évidence la force des choix personnels et notamment des vœux antérieurs à l’entrée au couvent, tout en pesant l’influence des spiritualités héritées, des modes dévotionnelles, et des engouements collectifs pour certaines figures2. Ces grilles de lecture permettent d’appréhender les formes d’appropriations personnelles d’un choix collectif ou les stratégies de rupture de certains acteurs, elles apportent les éléments nécessaires pour comprendre, au-delà du choix de principe de la vocation sacerdotale ou religieuse, pour quel type de vocation, quel ordre, on se prononce. Ces sources sont confrontées à des sources variées, des testaments, mais aussi des livres de comptes, des donations, bref tout ce qui permet classiquement d’appréhender le patrimoine des familles et des institutions religieuses. La foi des acteurs s’y épanche peu au-delà des objets de piété présents dans les inventaires et des demandes de messes et des legs pieux formulés dans les testaments.
3Or, une lecture qui oppose les intérêts mondains et les élans dévots dénature la logique des décisions des acteurs du passé. Dans les meilleurs des cas, comme dans la somme qu’Angela Atienza a consacrée aux fondations conventuelles dans l’Espagne moderne3, on distingue des facteurs religieux et des facteurs sociaux, comme s’il s’agissait de sphères distinctes, quitte à reconnaître que cela génère des contradictions4. La vocation entendue comme un pur mouvement de l’âme et de la grâce5 n’est pas non plus une notion heuristique mais un fantasme hagiographique. Les termes du débat — « vocation » ou « placement » en religion — en portent la marque, le premier appelant de ses vœux une interprétation religieuse univoque du phénomène, le second réclamant de minorer les considérations spirituelles. Ces deux perspectives se sont principalement développées en parallèle, à tel point que la logique sociale du placement des enfants en religion semble heurter la logique religieuse d’une « vocation », qui est supposée exprimer une libération des attaches mondaines. Cette opposition est forcée, quand elle n’est pas factice ou anachronique.
4Les cas de vocations forcées et contrariées soulignent d’ailleurs l’aporie à laquelle mènent ces lectures divergentes. Le débat historiographique n’est pas éteint, notamment parce que les analyses qui minimisent le plus la part de liberté des acteurs heurtent une tendance générale à souligner la capacité d’agir des acteurs dominés. L’historiographie récente autour des moniales, qui n’a plus rien à voir avec l’histoire religieuse traditionnelle, le montre à l’envie : les couvents sont parfois décrits comme les lieux paradoxaux de l’épanouissement de la liberté et de la créativité féminine car ils maximisent la marge de liberté des moniales6, à l’heure où la question des vocations forcées est pourtant remise en avant7. Sa rhétorique implique la revendication d’un choix personnel, de sorte que la lutte contre les intérêts familiaux, la renonciation aux avantages de la vie laïque ou la préférence pour les attraits de la vie ecclésiastique sont aussi des moyens de la faire reconnaître ; l’intérêt mondain des familles n’empêche pas la sincérité des vocations et il n’y a pas nécessairement de rupture entre les élans personnels et les stratégies familiales8.
5Les enjeux économiques et patrimoniaux du placement en religion9 jouent bien sûr un rôle fondamental. La dot matrimoniale augmentant tendanciellement depuis la fin du Moyen Âge, l’entrée au couvent des filles est généralement moins coûteuse qu’un mariage10. De même, les études d’un prêtre et l’acquisition de son titre ecclésiastique opèrent sur les fortunes familiales des prélèvements moindres que le mariage d’un laïc11. L’entrée dans l’Église est donc, pour les familles nombreuses, une solution pour concentrer la majorité des héritages sur deux enfants12. Mais elle leur permet aussi de tirer profit des ressources extra-familiales associées à la détention des bénéfices ecclésiastiques. Les canonicats des chapitres castillans ou bordelais13 enrichissent leurs détenteurs, les chapitres rhénans procurent aussi aux nobles qui les accaparent des aptitudes politiques14. Le clergé paroissial dispose d’un capital économique et symbolique moindre, mais les laïcs qui ont le patronage d’une paroisse ne manquent pas d’y placer un affidé et d’exiger leur part de la dîme comme dans le cas du pays basque ou en Navarre15. Tout au bas de l’échelle, on trouve les chapellenies dont les fondations parfois anciennes ont permis de sanctuariser et spiritualiser une partie des patrimoines familiaux16. Or, les gains matériels et symboliques de ces clercs sont souvent accumulés au profit de leur parenté : la reproduction népotique en est la traduction la plus connue17, mais elle peut être doublée par la transmission de belles fortunes18. Tous ces mécanismes, qui montrent comment les institutions ecclésiastiques sont l’objet des stratégies des laïcs, sont désormais bien repérés dans l’ensemble du monde catholique. Les travaux qui les ont étudiés depuis les années 1990 se sont imposés face à une historiographie beaucoup plus apologétique qui voit dans l’entrée en religion un effet des vocations et des croyances religieuses, voire de la grâce. Ces recherches s’appuient sur une autre conception du clergé qui s’impose de plus en plus avec la Réforme catholique : l’entrée dans les ordres aurait pour effet d’affaiblir l’identité héritée des clercs, voire de les détacher totalement de leur parenté et de leur territoire d’origine, pour les intégrer dans l’Église comme une sorte de nouvelle famille. Ce projet qui est ordinairement associé à la mobilité géographique s’incarne dans différentes figures, les prêtres qui lèguent leurs biens aux pauvres de leurs paroisses mais aussi les jésuites19 et les missionnaires. L’autochtonie du clergé qui est souvent désirée par les familles peut être acceptée par l’Église20 ou bien rejetée, en contexte colonial par exemple, mais pas seulement21. Les familles qui cherchent à concilier la quête du salut, les messes, les prières pour les âmes de la famille, et des positions socio-économiques solides pour leur descendance, doivent en effet composer avec les contraintes exercées par l’institution religieuse.
6Les textes inclus dans cette partie explorent la manière dont ces dimensions sociales, religieuses et éventuellement politiques ont pu s’articuler dans le temps, sans nécessairement et systématiquement s’exclure. Ils tentent de rendre compte de l’entrelacement des logiques de justifications et des tactiques patrimoniales des acteurs. Une vocation forcée ne délivre pas un certificat d’athéisme et de libre-pensée pour celui qui refuse sa condition ou qui force cyniquement sa progéniture à renoncer au monde. À l’inverse, les vocations contrariées par les parents, jadis étudiées par Barbara Diefendorf, ne sont pas la marque de l’impiété paternelle22. Dans un univers où précisément le religieux et le socio-politique ne se séparent pas, il existe des configurations multiples de leur rapport en fonction des situations des uns et des autres. L’étude de l’entrelacement du temporel et du spirituel s’appuie sur des chronologies fines, des approches comparatives, des études de cas. L’analyse des enjeux propres à une vocation ou un placement en religion est possible si l’on dispose d’un canevas ou d’une grille permettant de comprendre un grand nombre de situations.
7Mais il est bien difficile d’articuler les éléments de continuité et de changement pour affiner l’histoire du recrutement du clergé. Nombre d’études mettent en évidence des valeurs et des pratiques qu’on retrouve de la fin du Moyen Âge au xixe siècle. Pourtant, tout laisse augurer d’un profond renouvellement des stratégies familiales et individuelles : le renouveau des ordres religieux, leur multiplication, leur diversification puis leur saturation, les réformes religieuses et la légitimation renouvelée de l’autonomie des vœux religieux qui ouvre des espaces de liberté plus grands à certains individus, la compétition, supposée croissante entre les élites au début de l’époque moderne, la reconfiguration des politiques familiales avec la montée de la primogéniture, le relâchement des contraintes imposées par l’appartenance à une famille élargie ou un clan, la redistribution des pouvoirs entre grands féodaux, édiles et monarchie comme la montée de l’anticléricalisme. Ce qui était nouveau devient traditionnel, ce qui était fréquent voire la norme devient rare, mais on peine à évaluer finement la combinaison des éléments minoritaires et dominants, hérités et novateurs23.
8Il faut sans doute renoncer à pondérer la part du socio-politique et du religieux pour établir des règles d’agencement et des rôles que chacun des acteurs impliqués, laïques et ecclésiastiques, peut y tenir. Historiciser les marges de manœuvre des acteurs les uns par rapport aux autres suppose de dépasser la rhétorique holiste du patriarcat imposant chaque décision d’entrée en religion. On peut concevoir la vocation comme le fait la sociologie24, comme une carrière sur laquelle on tient un discours qui consiste à s’en approprier la responsabilité, à en subjectiver le choix (« c’est mon choix » et dans la variante théologiquement correcte, « c’est moi qui ait été appelé »), pour laquelle un certain nombre d’investissements ont été faits, notamment dans l’éducation religieuse. Il existe une fabrique sociale de la vocation, qui est le fruit de la politique d’investissement religieuse de certaines familles, ce qui n’exclut ni les négociations ni les possibilités de changement de stratégies.
Notes de bas de page
1 Rico Callado, 2013.
2 López Pego, 2001 ; Bilinkoff, 2006.
3 Atienza López, 2008.
4 Diago Hernando, 2011.
5 Dompnier, 1997.
6 Pour un aperçu de la bibliographie sur la question : Evangelisti, 2008 ; Baranda Leturio, Marín Piña, 2014.
7 Mantioni, 2016 ; Schutte, 2011 ; Roger, 2013 ; Sanz de Bremond y Mayáns, 2000.
8 Loménie de Brienne étudiait « la théologie pour être évêque et les Mémoires du cardinal de Retz pour devenir ministre » ; « dépensier et généreux, quoiqu’alors fort peu riche, mais, comme tous les abbés de condition, appelés aux bénéfices et à l’épiscopat, se tenant assuré de payer un jour ses dettes par son mariage, comme on disait, avec une église bien dotée. » En 1747, son frère aîné est tué à la tête de son régiment lors du combat d’Exiles. « L’abbé, qui n’était pas alors engagé dans les ordres, eût pu lui succéder dans la carrière des armes ; il céda cet avantage à son frère cadet et poursuivit ses études, sûr que, dans l’état ecclésiastique, il remplirait toutes les espérances de son ambition. » Morellet, 1988, pp. 56 et 248-250.
9 Pillorget, 2007 ; Hanley, 1989 ; AA.VV., 1979.
10 Sperling, 2007 ; Gómez Navarro, 2004 ; Conde, 2013 ; D’Allaire, 1986 ; Dinet, 1990.
11 Moulis, 2012, pp. 61-76.
12 Dinet, 2007 ; Michault, 1991, pp. 407-408 et 419-421.
13 Irigoyen López, 2000 ; Diáz Rodríguez, 2013 ; Loupès, 1985.
14 Duhamelle, 1998.
15 Catalán Martínez, 2000 et 2011 ; Díaz de Durana, 1998 ; Brunet, 2001.
16 Solignat, 2012.
17 Descimon, 2005a.
18 Châtellier, 1970.
19 Maldavsky, 2015.
20 Julia, 1966.
21 Camacho Dominguez, 2014 ; Lyon-Caen, 2010.
22 Diefendorf, 1996.
23 Olival, Moneiro, 2006 ; Soria Mesa, Díaz Rodríguez, 2012.
24 Dubois, 2013.
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