Introduction
p. 1-12
Texte intégral
1Le 15 avril 2019 dans la soirée, Notre-Dame de Paris brûle, perdant sa flèche, sa toiture et sa charpente dans les flammes. Aussitôt après la catastrophe, des donateurs fortunés s’empressent d’offrir des millions d’euros pour sa restauration, suivis de promesses de contributions plus modestes de particuliers anonymes. Au xxie siècle, sous le régime de la séparation des Églises et de l’État, ce dernier est propriétaire du bâtiment, comme de la plupart des églises construites avant 1905, confiées aux autorités religieuses pour l’exercice du culte. Mais le coût de la reconstruction dépasse les capacités financières du propriétaire juridique. Plus qu’un lieu de culte, Notre-Dame est un bien culturel et patrimonial qui symbolise autant Paris que la France, une continuité historique pluriséculaire, bien au-delà des fidèles catholiques qui pleurent sa mutilation, auxquels s’associent les autres laïcs, français et étrangers. Reconstruire la cathédrale devient donc l’affaire de tous. Et pour cause, la cathédrale est concrètement une propriété collective des Français, mais aussi une part du patrimoine mondial de l’humanité. La mobilisation financière et émotionnelle qui suit la catastrophe le montre, Notre-Dame est l’église des laïcs.
2Cette mobilisation illustre à la fois la continuité et les variations dont ce livre est le propos : comprendre comment les fidèles de plusieurs religions ont participé activement à la chose religieuse, par divers moyens — des moyens économiques mais aussi du temps, du capital symbolique et même émotionnel — entre le xvie et le xxe siècle. Si notre discussion s’inscrit dans une histoire du rapport des fidèles à leur religion, dans des sociétés encore fortement marquées par l’adhésion à une confession, même à l’heure de leur sécularisation, elle contribue à la compréhension de ce qui se joue lorsque l’incendie d’une cathédrale comme Notre-Dame, au xxie siècle, suscite une mobilisation financière exceptionnelle. Aux siècles précédents, sous l’Ancien Régime plus particulièrement, les donations des laïcs aux Églises s’inscrivaient dans l’articulation quasi consubstantielle du salut et du statut ; mais que signifie le don médiatisé de millions d’euros lorsque la foi est devenue une affaire d’intimité ? Certes, la quête du salut n’est plus nécessairement formulée dans les termes des orthodoxies doctrinales et elle ne se structure plus au sein du cadre qui orientait les contributions financières des puissants et des humbles aux siècles précédents. Cette mobilisation hors du commun mêle, toutefois, de très nombreuses motivations présentes dans ce livre, comme la réputation et l’honneur, mais aussi la participation au collectif, aux manières variées de faire société.
3Ce livre est une étape d’un projet de plus longue haleine. Les mots choisis pour nommer ce projet, « Investir dans le sacré », relèvent d’une réflexion collective dont il serait hasardeux de retracer exactement le cheminement et les apports précis des uns et des autres. Les textes produits dans ce cadre collectif ont été élaborés à plusieurs mains. C’est pourquoi l’autorité de cette introduction relève autant de ses deux signataires que des échanges avec les principaux membres de notre groupe de travail : Marie-Lucie Copete, Laurence Croq, Roberto Di Stefano et Antoine Roullet. Et cette collaboration s’est nouée parce que nous partageons quelques idées, sur lesquelles il a fallu mettre des mots.
4La première de ces idées est la volonté de faire une place aux acteurs sociaux dans leurs rapports à la religion, sans postuler une instrumentalisation de celle-ci et en envisageant ensemble leurs stratégies, leurs moyens, les modalités de leur participation, leurs sensibilités, leurs attentes eschatologiques. Pour cela, le terme « investir » — parce qu’il a une connotation économique et parce qu’il renvoie aussi à la mobilisation d’énergies en vue d’une action — est apparu comme le plus approprié. Il est en outre adapté à la fois aux biens, à l’argent, aux personnes, à leurs actions et stratégies, etc.
5La deuxième de nos conceptions communes renvoie à l’usage du terme Église. Pour des spécialistes des mondes catholiques, c’est là, certes, le terme le plus logique. Cependant, une de ses limites est qu’il constitue un frein pour réfléchir à d’autres religions, dont les institutions ne se construisent pas selon les mêmes modalités que dans le catholicisme. Outre cette réserve, une précaution d’usage tient au fait que nous avons souhaité penser cette entité comme une agrégation d’institutions diverses, auxquelles les investisseurs participent par leur action, quel que soit leur statut. À cette réalité mouvante répond le sens d’Église comme communauté ou Ecclesia1, dans laquelle fidèles et ecclésiastiques sont sur le même plan, même si le terme ne rend pas forcément compte du caractère fractionné et souvent très localisé du rapport des fidèles aux institutions. Ainsi, lorsqu’on analyse les conflits autour des biens gérés par les institutions religieuses, on saisit que, pour les fidèles qui ont contribué au financement, la propriété des biens ne leur échappe jamais totalement, même lorsque la législation le dément, comme au xixe siècle de part et d’autre de l’Atlantique. En effet, les complexes processus de sécularisation se déployant entre le xviiie et le xixe siècle aboutissent à une distinction des sphères politique, religieuse, économique, qui n’avait pas cours auparavant et contribuent à constituer l’Église en une institution autonome, assise, entre autres, sur ses finances propres2, en même temps qu’ils émancipent l’État, en tant qu’instance séparée3. Si le terme Ecclesia renvoie à la communauté, celui d’Église comme institution autonome ne rend pas toujours compte de la pluralité de sa composition sous l’Ancien Régime.
6Comme le définit Dominique Iogna-Prat
est sacré ce qui a été consacré par la médiation de l’institution […] Le sacré chrétien est concentré dans des temps, des lieux et des hommes, qui instaurent un « espace hors espace » permettant de distinguer les sphères opposées du sacré et du profane, de délimiter les frontières de l’appartenance à la société chrétienne confondue avec la communauté sacramentelle et de fixer sur le terrain les cadres de cette communauté (église, cimetière, paroisse…) au point de faire de véritables matrices territoriales4.
7Enfin, en produisant une échelle de valeurs hiérarchisées, le sacré exerce une polarisation, tout en permettant des transferts, « voire le passage d’une catégorie à une autre (du profane au sacré), puisque le cœur du christianisme, religion du Dieu fait homme et du rachat de l’humanité pécheresse, tient au pouvoir de transformation des hommes et des biens par consécration5 ». L’institution, à travers ses clercs, opère une médiation entre le profane et le sacré, une transformation qui permet de définir des espaces et des frontières. Cette transformation concerne notamment les biens. Travailler sur les investissements de laïcs dans le sacré revient par conséquent à réfléchir à la transformation, par la médiation des institutions religieuses, de l’argent et de l’action humaine en un bien sans prix, comme l’est le salut dans le christianisme6.
8Intitulé l’Église des laïcs, ce livre est issu d’un cheminement qui prend ses racines dans nos questionnements sur l’initiative des laïcs auprès des institutions religieuses catholiques à l’époque moderne et au xixe siècle. Cependant, il ne se limite pas au christianisme et s’efforce de lancer des pistes, de dresser des passerelles avec l’islam et les christianismes orientaux, afin d’évaluer les investissements des laïcs au sein de différentes religions. Les questions envisagées ici, sur les rapports entre institutions religieuses, familles et lignages, entre argent et vocations, méritaient en effet d’être abordées dans une perspective pluriconfessionnelle, même si elles ne se posent pas dans les mêmes termes au sein des diverses religions. Une telle approche doit évidemment être prolongée dans l’avenir7.
9Les travaux des historiens sur les relations entre l’argent et la religion, à travers l’étude des conceptions franciscaines, la réflexion sur la grâce et le don, mais aussi sur la justice, la théologie et la fiscalité fournissent des outils précieux pour comprendre les ressorts, dans la longue durée, des investissements des laïcs dans les institutions religieuses8. Les premiers chrétiens héritent d’une conception romaine du sacré, qui renvoie à la mise à l’écart des biens par des opérations qui les transforment, opérant un « transfert d’un trésor dans les cieux9 ». L’historiographie sur le rapport des clercs à l’argent a été largement renouvelée par les historiens médiévistes. Giacomo Todeschini montre, notamment, comment la conception franciscaine de la pauvreté volontaire ne signifie nullement un divorce d’avec l’argent. Le médiéviste invite alors à réfléchir sur la place de l’argent dans les sociétés chrétiennes, en prenant en compte la nécessaire médiation des laïcs, le financement des institutions religieuses auquel ils participent contribuant précisément à faire circuler l’argent dans la société10. Le fait que les franciscains fassent vœu de pauvreté volontaire ne veut pas dire qu’ils renoncent à la vie. Ils ont besoin de « médiateurs », « d’amis spirituels qui, pour ainsi dire, “font les courses”11 ». Cette répartition des rôles « valide éthiquement tout un système de transactions économiques12 » et permet aux laïcs d’occuper une place légitime dans la société chrétienne.
10On constate donc que le christianisme a fourni un effort ancien de définition du rapport des clercs à l’argent, de la place de la richesse dans leur institut, particulièrement importante chez les franciscains et que poursuivent les jésuites à l’époque moderne13. Au-delà des ordres religieux, la relation économique des puissants aux institutions religieuses est héritière du patronage laïque et seigneurial des églises alto-médiévales. Elle s’inscrit donc aussi dans une histoire de la lutte des clercs pour prendre le contrôle des lieux de culte face aux laïcs, depuis la réforme grégorienne. Au xvie siècle, avec les réformes, se pose la question cruciale de la gratuité du salut et de la place des œuvres dans le destin eschatologique des chrétiens. Si la place des œuvres dans le salut est au cœur de la rupture confessionnelle entre protestants et catholiques, l’affirmation doctrinale de leur efficacité par le concile de Trente réactive la signification spirituelle des relations économiques entre clercs et laïcs, invitant à penser les investissements dans la religion comme une manifestation de l’imbrication qui caractérise les rapports entre profane et sacré.
11Comprendre les dynamiques à l’œuvre dans l’action de fonder un couvent, de financer une paroisse, de donner pour la mission, implique l’emploi d’un vocabulaire économique sur lequel il existe une ample bibliographie et une réflexion complexe et approfondie : les termes investir, marché, coût, bénéfice, gain, dividendes, pour en citer seulement quelques-uns, sont tributaires de la réflexion des historiens de l’économie et de leur positionnement vis-à-vis des modèles économiques. La constatation que le modèle parfait du marché n’existe pas dans les faits, qu’il ne constitue pas une réalité autosuffisante et autonome, enfin, que les choix des acteurs ne relèvent pas de la pure rationalité économique ou que les rationalités intervenant dans ces choix sont variées, a impliqué notamment, pour les historiens de l’économie, de déplacer le regard vers la diversité des motivations et des contextes. Cette démarche a conduit à prendre en compte de nombreux facteurs, mais aussi à recourir à des outils méthodologiques comme la microstoria pour observer plus précisément « les agents et leurs actions14 ». Nous retiendrons de ce débat ici, d’une part, la multiplicité des motivations des acteurs laïcs qui donnent de l’argent aux institutions religieuses chargées de la relation au sacré et, d’autre part, son intérêt pour l’examen des outils dont les laïcs disposent pour évaluer les possibilités qui s’ouvrent à eux. Ici des termes tels que transaction, prestation ou don sont à prendre en considération. Le verbe investir, parce qu’il est polysémique, permet de rendre compte de la série de relations qui se nouent dans ces rapports. Il signifie à la fois placer des fonds en vue de tirer un bénéfice et mettre son énergie dans quelque chose. En espagnol, sa traduction « invertir » renvoie aussi à une définition économique de l’attente d’un retour, mais possède également le sens d’inverser, de bouleverser. Dans la perspective qui nous occupe, il convient de réfléchir aux choix qui s’offrent aux acteurs au moment de décider de leurs investissements religieux à la fois immanents et transcendants. Peut-on mesurer les bénéfices d’un investissement religieux ? Tenter de répondre à ces questions, c’est réfléchir à ce qui se joue dans l’économie de la grâce et du don que pratiquent les acteurs laïcs ; c’est saisir pourquoi les investissements religieux, dans le cadre d’une économie des biens symboliques, sont particulièrement efficaces pour produire à la fois du salut et du statut15.
12L’objectif de ce livre est donc d’orienter notre réflexion sur les motivations des laïcs et de tenter de mettre en parallèle leurs aspirations et les gains obtenus pour leurs interventions religieuses. Dans le monde catholique d’Ancien Régime, la logique de la foi est certes toujours mise en avant dans la rhétorique des sources elles-mêmes. Et la variété, l’entrelacement des catégories de pensée des acteurs invitent à ne pas séparer toutes les dimensions de leurs actions. Mais notre ambition est de confronter surtout leurs attentes et leurs dividendes. Ce dernier aspect est d’autant plus difficile à mesurer que, même si un certain nombre de sources permettent d’appréhender les espérances ou les objectifs des laïcs quand ils investissent dans la vie religieuse, il est particulièrement délicat de saisir si ces désirs ont été comblés. La question nous paraît importante pour faire dialoguer les historiographies, qui ne partent pas nécessairement des mêmes présupposés, voire qui n’en sont pas toutes parvenues au même point sur cette question. Cet ouvrage entend donc engager une réflexion sur les sacrifices consentis pour investir, qui représentent un coût (dont on espère qu’il sera rétribué par un gain) et qui impliquent un choix, dans la mesure où l’on investit dans un domaine plutôt que dans un autre.
13À partir de quand doit-on considérer que les laïcs sont dans une logique d’investissement ? Doit-on prendre en compte des dons qui relèvent de la tradition, d’usages ou d’obligations sociales partagées, propres à un rang ou à une communauté, et très peu questionnés ? Existe-t-il un seuil à partir duquel on bascule dans une logique d’investissement et comment le définir ? Doit-on parler de placements dans une perspective assurancielle et peut-on distinguer entre des investissements relevant de stratégies construites par l’acteur et des actions ou gestes plus « passifs » ? Peut-il être question d’investissement quand en définitive l’éventail des possibilités pour investir est restreint ?
14En matière de choix des acteurs, il nous semble essentiel de mettre en évidence les modalités de l’imbrication entre déterminations spirituelles et intérêts mondains. Il s’agit ici de dépasser une approche doxographique des motivations des acteurs qui listerait leurs intérêts (sociaux, économiques, spirituels) sans penser comment ils s’articulent les uns aux autres. Plusieurs pistes peuvent être explorées pour déplacer les interrogations. En premier lieu, on étudiera les contradictions internes aux choix des acteurs et les rhétoriques qui permettent de les ajuster. Comment la logique du don s’accommode-t-elle avec celle de l’intérêt patrimonial, comment la vocation peut-elle servir un intérêt familial ? En second lieu, on s’interrogera sur la précision de leurs objectifs et le degré de contrôle qu’ils exercent sur eux : peut-on lire ces interventions en termes de calcul, de tactique ? S’agit-il d’un pari sur des gains hypothétiques ou d’un don destiné à manifester un désintéressement néanmoins très valorisé ? Enfin, on reviendra sur les temporalités du retour espéré : dans l’au-delà, dans une intervention providentielle qu’il s’agit de discerner, pour les générations suivantes ou dans un futur proche ?
15Le cadre que nous avons adopté pour déployer ces questionnements est fondé sur la valeur heuristique d’une double comparaison. D’une part, nous souhaitons insister sur l’intérêt de comparer les réalités à l’œuvre dans la vieille Europe, quant à l’investissement des laïcs dans le sacré, et celles opérant, dans ce domaine, au sein des Amériques, plus particulièrement dans les espaces dominés par les Ibériques. La dimension coloniale, dans les contextes, d’abord impérial puis indépendant, des sociétés américaines, induit en effet, incontestablement, des spécificités : taille des territoires, construction d’un espace chrétien avec la formation de diocèses, de paroisses, éloignement des hiérarchies politiques, structures ethniques et sociales particulières, etc. D’autre part, cet ouvrage engage une comparaison entre les mondes chrétiens et ceux dominés par d’autres confessions — plus particulièrement le monde musulman, mais aussi des espaces pluriconfessionnels.
16En terre d’islam, l’investissement des laïcs dans le sacré est loin d’être négligeable et peut donner lieu, sans en oblitérer les spécificités et les contextes particuliers16, à une tentative d’analyse en miroir avec les pratiques déployées dans les mondes chrétiens. Cela est possible pour les waqf, un outil juridique en partie comparable, dans le monde islamique, aux fondations pieuses catholiques, tant en matière d’emprise sur des structures religieuses que de construction du prestige familial et de domination sociopolitique17. La perspective comparative est aussi valable pour examiner les effets des politiques coloniales et des processus de sécularisation sur les patronages familiaux et l’autonomisation croissante d’une sphère religieuse dans les espaces étudiés, qu’il s’agisse de pratiques musulmanes ou encore de celles de chrétiens d’Orient18. En effet, prendre en considération les terres du pourtour méditerranéen sous domination ottomane ou européenne permet de comparer des univers distants aussi bien dans l’espace que dans le temps. Ainsi, lorsque l’héritage colonial doit s’adapter en Amérique latine au xixe siècle aux recompositions entre le politique et le religieux, qu’advient-il de ces réajustements dans les colonies françaises du Maghreb ?
17Les modalités de l’investissement des laïcs sont décrites à l’aune d’un cadre général fait de constantes et de variations selon des contextes et échelles données : ces modalités sont regardées comme la variable de comparaison sur la longue durée entre espaces géopolitiques et confessions différents. Les chapitres de ce livre portent sur les actions des laïcs, majoritairement dans les mondes chrétiens, de part et d’autre de l’Atlantique, et dans une moindre mesure, dans les mondes musulman et orthodoxe. La séparation juridique et/ou sacramentelle entre clercs et laïcs, essentielle dans la structuration du catholicisme, disparaît dans le monde musulman et la catégorie « laïc » n’est pas définie en tant que telle dans le monde orthodoxe ou musulman. Cette modeste perspective comparative permet d’élargir le spectre de nos interrogations quant au degré et à la nature du contrôle que les acteurs exercent sur des institutions religieuses, sur les usages qu’ils en font, mais aussi quant aux inflexions et transformations qui affectent leurs actions à la lumière des évolutions intervenant à partir du xixe siècle. Elle rejoint les conclusions de Jean-Pierre Dedieu sur le caractère universel des biens de mainmorte, sur l’importance de leur gestion par des laïcs et sur l’interaction entre les intérêts individuels, collectifs, laïcs et spirituels19.
18Une dernière série d’interrogations porte plus précisément sur la chronologie et ses modulations, et notamment sur les rythmes et conséquences du processus de sécularisation sur ce type d’investissement. En la matière, le découpage historiographique et institutionnel entre modernistes et contemporanéistes brouille la réflexion et doit être dépassé pour préciser le sens de la rupture du xixe siècle qui, parfois, exagère les différences entre l’Ancien Régime et le monde contemporain. Incontestablement, des recompositions inévitables sont à l’œuvre aux xviiie et xixe siècles : la disparition progressive du système de patronage familial qui plaçait de multiples institutions religieuses sous la dépendance de laïcs, le transfert vers l’État d’un certain nombre d’obligations collectives en termes de financement, la sécularisation des biens ecclésiastiques dans de nombreux pays, la mise en place de budgets du culte dans d’autres, les expropriations de biens appartenant à des entités ecclésiastiques, à des corporations, des chapelles, des saints et des vierges patrons de familles. Quelques-uns des cas étudiés dans ce livre invitent à réfléchir aux critères permettant de jauger l’accélération de ce processus au xixe siècle, sans minimiser ce qui subsiste de la période antérieure et perdure au-delà, puisque les financements privés persistent.
19Nous avons donc estimé qu’il fallait partir de ces interrogations, dans une première partie, tendant à une réévaluation de la rupture que représenterait le xixe siècle, sans pour autant qu’il faille voir là une forme de téléologie. Ce livre commence donc par aborder la période contemporaine, et principalement le xixe siècle, afin de lever un certain nombre d’hypothèques — ou du moins de s’y confronter sans équivoque — parce qu’elles contribuaient à fermer le dialogue entre temps modernes et monde contemporain sur l’hypothèse d’une fracture consommée associée à une modernisation, fracture qui paraît en réalité relativement peu interrogée. Si les chapitres d’Elena Catalán et Roberto Di Stefano montrent les efforts des États pour réduire le poids du patronage laïc sur les institutions religieuses au Pays Basque et en Argentine au xixe siècle, le cas lyonnais étudié par Natalie Malabre explore en revanche les opportunités qui s’offrent aux laïcs en termes d’investissement religieux après la séparation de 1905. Dans les trois cas, qui concernent le monde catholique, les mutations des relations entre clercs et laïcs ne relèvent pas d’un processus linéaire, dévoilant le grand dynamisme des fidèles et leur constante adaptation aux contextes politiques et économiques, malgré les politiques des États. L’étude d’Augustin Jomier, centrée sur la colonisation française et l’administration ottomane au Maghreb au xixe siècle, montre le poids des politiques étatiques dans la distinction entre les sphères religieuse et séculière, entre spécialistes du sacré et fidèles. Ce phénomène s’accompagne d’un contrôle croissant des puissances coloniales française et britannique sur l’institution du waqf au xixe siècle, comme le montrent les travaux de Randi Deguilhem20. Ces perspectives invitent à poursuivre l’analyse des politiques publiques en matière religieuse à l’époque contemporaine au prisme assumé d’une histoire du point de vue des acteurs sociaux, de leurs adaptations et de leurs marges de manœuvre.
20Dans une deuxième partie, « Le risque dévot : vocation versus stratégies familiales », le propos se concentre sur le poids de la vocation religieuse dans les stratégies familiales à l’époque moderne. Il s’agit de mesurer l’entrelacement, dans les entrées en religion, les ordinations sacerdotales et la conduite des carrières ecclésiastiques, de dimensions de l’action dont l’historiographie traditionnelle tend à exagérer l’opposition et la dissociation : d’un côté, les logiques sociales et familiales et, de l’autre, les logiques spirituelles associées à la vocation, à la quête sotériologique et à la grâce. On peut légitimement s’interroger sur les formes d’accommodements qui permettent d’associer ces volets de l’agir, le long d’un axe qui conduirait de la pleine liberté de l’acteur en matière de foi à la stricte contrainte sociale et mondaine. Antoine Roullet montre ainsi comment, dans une famille de la grande noblesse espagnole, la logique de l’entrée en religion des aînés se trouve intimement associée aux règles internes de transmission du patrimoine et s’ajuste au fil du xvie siècle aux contraintes économiques de la famille. À Cologne, au même moment, le journal de Hermann Weinsberg, étudié par Albrecht Burkardt, révèle la gestion des vocations dans une famille de la bourgeoisie urbaine, qui voit dans le couvent autant un espace de sociabilité qu’un instrument pour écarter des successions les enfants du premier lit. De l’autre côté de l’Atlantique, dans le Brésil du xviiie siècle, la carrière sacerdotale des enfants naturels mulâtres, étudiée par Anderson Machado de Oliveira, à partir des dispenses de couleur et d’illégitimité, constitue un véritable refuge et une garantie d’ascension sociale pour une descendance exclue de l’héritage familial. Au xviiie encore, l’analyse des origines sociales des prêtres de familles parisiennes, menée par Laurence Croq, révèle des logiques de déclassement du clergé et des opportunités de carrière pour les milieux sociaux intermédiaires. À l’intérieur de ces cadres, les choix des acteurs ne sont pas totalement déterminés et l’équilibre entre contrainte familiale et vocation religieuse se joue largement dans la fabrique du consentement individuel.
21La troisième partie, intitulée « Héros morts et mémoires vivantes : l’honneur du lignage et la défense de la foi », examine les canaux privilégiés par les familles pour construire la réputation en la fondant sur la dévotion de la parenté, du lignage ou de la maison. Les finalités de la célébration de la famille, par le biais de l’exaltation de sa foi et de son investissement au service de Dieu, de l’élaboration d’une mémoire de ses origines ou de la mise en place de lieux de culte qui lui sont particulièrement dédiés, comme des chapellenies, sont éminemment variés et mêlés : de la perpétuation et élargissement de la prédominance sociale, de la légitimation et maintien du pouvoir local, de l’affirmation d’une identité nobiliaire, à la quête d’une sécurité familiale associée à la fondation pieuse. Les constructions commémoratives et religieuses tentent alors également de s’affranchir des difficultés que peuvent représenter les ajustements nécessaires, par exemple, aux obligations de la vie monastique, à l’exemplarité du vertueux dans le monde musulman, ou aux contraintes du service de l’État qui, en Europe comme aux Amériques, accorde les privilèges et soutient en dernier ressort le pouvoir exercé. Dans l’exemple des caciques et principales de la vice-royauté du Pérou examiné par Elfie Guyau, la reconnaissance des investissements pieux et l’élaboration d’une réputation de bon chrétien permettent tout à la fois, du xvie au xviiie siècle, d’accéder à des privilèges concédés par la couronne, de conforter le pouvoir de ces caciques en tant que seigneurs sur leurs Indiens, de favoriser l’ascension sociale de ces puissants, d’exalter leur lignage en cours d’élaboration sur le plan mémoriel et symbolique, tout cela au sein de la réorganisation coloniale de la société intervenue sous l’égide de l’autorité espagnole. La place de la filiation avec les ancêtres célébrés pour leurs hauts faits au service de Dieu constitue un trait d’union des stratégies commémoratives entre mondes musulmans et mondes chrétiens, ainsi que le soulignent les études de cas réunies dans cette partie, qu’il s’agisse de ces caciques péruviens, des notables maronites qui contribuent à l’expansion et à la défense de la foi catholique au Kesrouan, dans la montagne libanaise, étudiés par Sabine Mohasseb Saliba, des chérifs du Grand Touat décrits par Ismail Warscheid dont la légitimité repose sur la revendication d’être les descendants du prophète ou, enfin, de deux maisons nobles auvergnates, à la fin du xvie et au xviie siècle, dont les histoires familiales sont analysées par Anne-Valérie Solignat. La construction généalogique, en bonne partie mythique, fondée sur l’hagiographie religieuse et la filiation au sacré, est déterminante dans la constitution de l’identité lignagère et élitaire, comme dans la justification et la défense du statut. La légitimation religieuse tient ainsi une place fondamentale dans la fabrique de l’honneur, contribuant à perpétuer et rendre visible le pouvoir local et régional des puissants.
22La quatrième partie porte sur les « logiques de la charité » et aborde le problème de l’assistance au cours de l’Ancien Régime et de son appropriation par les communautés à travers, principalement, des confréries, dans des contextes confessionnels et spatiaux différenciés, chrétiens et orthodoxes, européens et coloniaux. Une attention particulière est donnée à la place accordée aux destinataires des dons, plus particulièrement les pauvres, face à la quête du salut et aux aspirations des donateurs ou fondateurs. Lidia Cotovanu s’intéresse ainsi à la place occupée par les laïcs dans les œuvres d’assistance au sein du monde orthodoxe dans un contexte où l’Église orthodoxe, en accord avec l’autorité séculière, exerce en théorie une mainmise sur la redistribution aux pauvres des biens reçus sous forme de donations. Elle montre comment les laïcs demeurent actifs dans les mécanismes de l’assistance orthodoxe, entre le xvie et le début du xviiie, intervenant dans les évolutions qui touchent l’administration des lieux de culte et perpétuant un évergétisme par des dons qui signalent, au cours de la période, une amorce de sécularisation des fonctions charitables de l’Église. Juan Cobo Betancourt se penche, pour sa part, sur les confréries instituées dans les communautés indigènes du royaume de Nouvelle-Grenade (l’actuelle Colombie) à partir du début du xviie siècle, conjointement à la mise en place des réductions, et il montre comment ces communautés se sont approprié ces confréries, pourtant imposées au départ, dans un contexte critique au xvie, en particulier pour leur fonction cruciale d’assistance. Les engagements confraternels individuels interviennent dans la mobilité sociale, favorisant la promotion interne de certains membres de cette société indigène en dehors des hiérarchies traditionnelles. Les confréries et les monts-de-piété étudiés par Marie-Lucie Copete qui se déploient en Espagne, dans la région montagneuse de la Sierra de Alcaraz (Nouvelle-Castille), s’adaptent aussi parfaitement aux besoins de ces communautés rurales. Elles combinent leurs actions pour répondre aux nécessités d’une population paysanne soumise à une intense précarité socio-économique. Le crédit caritatif ainsi dispensé par ces monts frumentaires joue alors un rôle décisif tant dans la survie que dans la cohésion de ces communautés. Luis Miguel López Guadalupe Muñoz examine pour sa part le fonctionnement de confréries urbaines dans l’Espagne moderne, plus particulièrement à Grenade, et se penche sur leur action, notamment en matière de charité, tant à destination interne, pour leurs membres, qu’en faveur de toute la société citadine. Il souligne notamment, à cet égard, l’importance de leur vocation hospitalière et examine l’imbrication des fonctions cultuelles et d’assistance qui vient soutenir les édifices sociaux traditionnels.
23Enfin, une dernière partie, « Le salut de l’autre ? », examine la question du soutien apporté par des laïcs aux missions d’évangélisation, aussi bien intérieures qu’extérieures à l’Europe, proches et lointaines, en se penchant sur les motivations des acteurs, sur les stratégies de collecte déployées par des institutions ou des associations dans lesquelles les laïcs tiennent une place variable et sur les transferts de fonds qui en résultent, entre l’Europe et les espaces coloniaux. On peut s’interroger sur l’adéquation des intérêts et objectifs des religieux et des institutions ecclésiastiques aux visées des laïcs, depuis la recherche désintéressée du salut de populations lointaines au souhait de participer à l’expansion impériale ou coloniale. Toujours est-il que des logiques de pouvoir sont à l’œuvre aussi bien dans le cas de l’encadrement des morisques par les vieux chrétiens de Castille, étudié par Francisco J. Moreno Díaz del Campo et Borja Franco Llopis, que dans celui des daimyô japonais, étudiés par Hélène Vu Thanh, qui investissent dans une nouvelle religion. L’engagement de la noble polonaise Maria Theresia Ledóchowska pour les missions africaines à la fin du xixe siècle, étudié par Claire Fredj, tout en témoignant d’une modernisation des modes d’action pour l’évangélisation dans un contexte abolitionniste, renvoie également à des logiques impériales renouvelées.
Notes de bas de page
1 C’est, dans une certaine mesure, ce dont témoigne l’ouvrage de Iogna-Prat, 2016.
2 Même si certaines ressources qu’elle détenait durant l’Ancien Régime (les dîmes par exemple) lui font désormais défaut.
3 Cette réflexion doit beaucoup aux travaux de Roberto Di Stefano et à la lecture de José Casanova, l’un historien et l’autre sociologue, des processus de sécularisation. Di Stefano, 2012 ; id., 2015 ; Casanova, 2012.
4 Iogna-Prat, 2012, p. 365.
5 Ibid.
6 Voir notamment Todeschini, 2017.
7 Voir aussi, à ce propos, Miura, 2018.
8 Brown, 2016 ; Clavero, 1996 ; Prodi, 2001 ; Todeschini, 2008 ; Iogna-Prat, 2016. Voir aussi Glesener, 2017, notamment sur les conflits impliquant des représentants laïques de communautés d’habitants, à propos de leur légitimité à administrer des biens (ici « le porce des âmes ») destinés à financer des messes pour le salut des âmes face aux curés et à l’Église dans le royaume de Navarre au xviiie siècle. Et, sur des positions divergentes par rapport à celles de G. Todeschini, Le Goff, 1986 ; id., 2010, notamment p. 225.
9 Brown, 2016, pp. 47-56.
10 Todeschini, 2008 ; id., 2017 ; voir aussi Toneatto, 2011 et 2012 ; Lenoble, 2013.
11 Todeschini, 2008, p. 108.
12 Ibid.
13 Voir sur cette question, Boltanski et Maldavsky, 2017.
14 Sur ces vastes questionnements, dont nous ne faisons qu’esquisser ici les grandes lignes, voir, entre autres, Margairaz et Minard, 2006 ; Torre, 2007 ; Fontaine, 2008 ; et voir, notamment, Boudon, 2001 et id., 2007.
15 Bourdieu, 1996 ; Clavero, 1996.
16 Nous prenons ici des libertés avec le vocabulaire que les spécialistes nous pardonneront, mais qui nous autorisent à manier la comparaison. C’est sans doute au travail de Marcel Détienne que nous devons l’audace de ces mises en perspective auxquelles invitent les outils juridiques comme le waqf musulman et la fondation pieuse catholique. L’expression « investir dans le sacré » n’est sans doute pas aussi passe-partout que « faire son trou quelque part », pour exprimer ce que les Européens appellent « fonder une ville » : voir Détienne, 2000. Mais elle a le mérite de l’efficacité.
17 Toukabri, 2011.
18 Il existe une vaste littérature sur les waqfs musulmans et notamment sur leur usage par les chrétiens en terre d’islam. L’article de référence en français sur le sujet est celui de Cahen, 1961 ; voir aussi, Shaham, 1991 ; Ghazaleh, 2011 ; Mohasseb Saliba, 2016.
19 Dedieu, 2018b (conclusion de l’ouvrage dirigé par Miura, 2018). Ce livre, qui traite essentiellement du monde musulman, est plus strictement centré sur les fondations religieuses. Le chapitre rédigé par Jean-Pierre Dedieu est le seul qui porte sur les fondations pieuses catholiques : Dedieu, 2018a.
20 Deguilhem, 2018.
Auteurs
Université Rennes 2 – Tempora
Université Paris Nanterre – ESNA Mondes américains
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