Résumé
p. 457-464
Texte intégral
1Parmi les territoires non castillans de la monarchie hispanique de la fin du XVIe siècle, le Portugal se distingue par un certain nombre de traits spécifiques. L’union dynastique dure soixante ans. De 1580 à 1640, trois rois de Castille, Philippe II, Philippe III et Philippe IV, exercent l’office de roi du Portugal. Par la suite, le Portugal n’a plus jamais partagé ses rois avec d’autres couronnes. Proximité et séparation : tels sont les termes de l’imparfaite unité péninsulaire. Les traits communs ne manquent pas : l’expérience conjointe de la conquête catholique sur l’Islam d’Espagne, l’aventure d’outre-mer, faite d’émulation et de complicité, l’identité culturelle et politique déterminée par la défense d’un catholicisme orthodoxe et dont l’institution de l’Inquisition représente la manifestation extrême. Quant au discriminant linguistique, il ne devrait guère sembler rédhibitoire, si l’on en juge par la persistance de la pluralité linguistique dans l’Espagne contemporaine.
2L’union dynastique de 1580 reposait sur une négociation matrimoniale fondée sur la radicale séparation des biens. La colonne vertébrale des juridictions portugaises jouit d’une rigoureuse autonomie dans le cadre de la monarchie. C’est dire qu’aucune affaire concernant des terres ou des sujets portugais ne peut être examinée par des magistrats non portugais. Autrement dit, seuls des officiers portugais peuvent agir en territoire portugais. Aucun des corps dont les rois de la dynastie des Avis s’étaient entourés pour gouverner ne fut dissout. En vertu de ce pacte politique, défini en 1581 lors des Cortes de Tomar, et des pratiques politiques assumées par les magistrats des trois rois Habsbourg du Portugal, le juriste portugais António de Sousa de Macedo pouvait écrire en 1631 que le Portugal était un royaume indépendant. Il aura fallu attendre quelques 360 ans pour que des historiens portugais prennent son analyse au sérieux, grâce à un formidable travail de critique de la gangue idéologique qui, de 1640 jusqu’au régime de Salazar, avait fini par recouvrir toute l’histoire de l’union dynastique.
3Le paradoxe qui conduit à analyser la restauration d’une indépendance jamais perdue tient d’abord au fait que pour nous le concept d’autonomie a perdu de sa substance, n’apparaissant plus dans le vocabulaire politique contemporain que comme une indépendance mineure ou imparfaite. Or il convient de lui rendre toute sa force. La puissance de vivre selon ses propres lois signifie, pour une République, la possibilité d’exister sans qu’aucune autorité temporelle supérieure ne lui dicte son organisation juridique, ne limite ses privilèges et immunités, bref ne modifie son identité sociale. C’est précisément sur ce point qu’apparaît l’inadéquation des notions politiques contemporaines pour décrire les structures sociopolitiques anciennes. En effet, c’est l’irruption de la Nation souveraine qui, plus tard, détermine la distinction hiérarchique entre autonomie limitée et indépendance illimitée. Qu’à l’époque de l’union dynastique la souveraineté nationale portugaise n’ait pu se déployer dans l’espace politique européen ou mondial, cela n’est pas douteux. Mais une telle assertion ne prend sens que si nous l’accompagnons de cette autre question : quelle souveraineté nationale a donc pu le faire dans le cadre de la monarchie hispanique ? Gageons qu’aucune. La castillane pas plus que la portugaise, pour une raison bien simple : la souveraineté ne saurait, ni dans un cas ni dans l’autre, résider précisément dans la Nation, ce sujet politique encore non advenu.
4La préservation de l’autonomie portugaise dans le sein de la monarchie hispanique constitue un phénomène politique, institutionnel, juridique et social sans équivalent à l’époque contemporaine. Cette structure politique originale doit être analysée, à la fois comme une caractéristique propre à la société portugaise et comme trait distinctif de la monarchie hispanique. Réfléchir sur l’évolution politique de la couronne portugaise à l’époque du ministère d’Olivares revient donc à s’interroger sur des modes d’articulations politiques de territoires de souveraineté distincte sous l’Ancien Régime et sur les types de décisions qui peuvent, dans ces circonstances, être vécues comme violation des règles du jeu établies.
5Avant d’être un inventeur, le comte-duc d’Olivares, ce ministre par excellence, est d’abord un héritier. Il endosse ces habits de favori du roi déjà essayés et usés par les ducs de Lerma et d’Uceda, sous le règne de Philippe III. Il accélère le traitement des affaires urgentes en convoquant des juntas, tribunaux ad hoc, évanescents ou permanents, méthode largement employée au moins depuis le règne de Philippe II. Le recours à l’extraordinaire fiscal, dont les millones du Roi Prudent constituent le symbole, n’est pas non plus propre à don Caspar de Guzmán. Cependant, le ministère d’Olivares apporte une indéniable innovation : pour la première fois, un favori du roi, l’unique personnalité qui, à l’égal du monarque, puisse avoir accès simultanément aux travaux de tous les Conseils et juntas de la monarchie, rédige, présente et diffuse — ne serait-ce qu’à la Cour — un programme politique. Ce point, qui nous semble aujourd’hui peut-être fort banal, est sans doute essentiel.
6Construire un programme, cela signifie que ni l’écoute des desseins de la Providence, ni la soumission aux sentences des magistrats des différentes juridictions n’épuisent le champ du possible en matière de politique. Du point de vue de la théorie chrétienne de l’autorité politique, l’écriture programmatique tombe du côté de l’arbitrio présenté par un sujet à son roi, ou de la volonté exprimée par le roi, le bon plaisir — par opposition à la fonction arbitrale ou passive du monarque justicier. Sur le plan intrinsèque le discours d’Olivares, du Gran Memorial au mémoire sur l’Unión de Armas, propose de renforcer les liens politiques, juridictionnels, financiers et militaires unissant l’ensemble des territoires de la Monarchie. La parole d’Olivares possède une puissance performative en ceci qu’elle sanctionne la naissance d’un ministère politique en marge des juridictions ordinaires du roi. Elle incarne le triomphe de la juridiction déléguée au plus haut niveau. Du même coup, le favori devient la cible de tous les mécontentements. Jamais le slogan « Vive le roi, à bas le méchant ministre » ne fut aussi pertinent qu’à propos d’Olivares. Conspirations aristocratiques, grève courtisane, révoltes populaires, campagnes de pamphlets et finalement disgrâce royale, pas une seule des formes de rejet disponibles ne lui a été épargnée. Mais le refus dont il a fait l’objet tient aussi à un certain nombre de décisions matérielles. On lui doit une série de mesures extraordinaires telles que la seconde tranche des millones, l’impôt de la media annata, la gabelle du sel, le papier timbré. Sa réputation, en particulier dans le monde portugais, est entachée par la complaisance dont il était accusé de faire preuve à l’égard des financiers nouveaux-chrétiens.
7L’histoire politique du Portugal des années 1621-1640 permet de mesurer les échos de la politique d’Olivares depuis l’une des couronnes non castillane de la monarchie. Dans le même temps, l’examen de la politique portugaise du comte-duc permet l’analyse du statut d’une couronne périphérique dans ce dispositif.
8Le thème avait été somme toute peu abordé. Si l’on excepte quelques recherches fondamentales relevées en cours de travail, le Portugal des Habsbourg en général et celui d’Olivares en particulier, n’a pas fait l’objet d’études globales. Ce silence a deux explications. La première est idéologique, traduction du refus portugais de s’attarder sur une époque vécue comme perte honteuse de l’indépendance. La seconde est plus substantielle. Elle tient à l’état des sources disponibles. Jusqu’à meilleure preuve, on n’a retrouvé les correspondances complètes d’aucun des grands tribunaux ou organes de gouvernement qui enregistraient les principales décisions concernant la couronne de Portugal : Conseil de Portugal à Madrid, Conselho de Estado ou Desembargo do Paço à Lisbonne. Nous avons donc affaire à un archipel documentaire, par définition lacunaire, réparti dans les dépôts du Portugal, d’Espagne et d’Angleterre essentiellement.
9Selon l’interprétation historiographique traditionnelle, toute l’histoire de cette période était commandée par son issue fatale : la séparation de 1640. La présente recherche n’avait de sens que si elle proposait de s’affranchir de cette perspective finaliste. Pour ce faire, il était nécessaire d’abandonner la méthode de l’amalgame, qui consiste à rassembler des documents sans tenir compte des conditions de production, de diffusion, voire de conservation de ces textes institués en sources. Plusieurs types de documents sont donc ici nettement distingués : les textes destinés à l’imprimerie ou à la diffusion manuscrite mais ayant en commun la revendication réflexive d’être des textes ont fait l’objet d’une première étude. Il s’agissait alors, sans préjuger nécessairement de la fiabilité de la notion de « littérature politique », de repérer un certain nombre de lieux du discours sur la monarchie, d’en deviner la fréquence ou la banalité, de manière à s’immuniser contre la tentation, parfois si grande, d’attribuer une originalité fanée aux propos tenus dans les correspondances royales. L’approche n’était pas uniquement négative, puisqu’elle prétendait également livrer une partie de l’alphabet politique que les acteurs s’accordaient à comprendre et à manier. Dans un second temps ont été étudiées les correspondances échangées entre les principales institutions de la monarchie et de la couronne du Portugal, le roi, le favori, les secrétaires d’État, le Conseil de Portugal, le Conselbo de Estado, les vice-rois, ainsi que les mémoires des magistrats et instructions destinées aux gouverneurs. Un tel travail permettait d’offrir une histoire politique des grandes décisions concernant l’organisation du gouvernement portugais à l’époque. Une source d’une importance capitale est venue le compléter : les pièces du procès politique du secrétaire d’État Diogo Soares. Dans un troisième temps, enfin, on a rassemblé une documentation aussi vaste que possible sur les institutions castillanes ayant eu à exercer une part de leur juridiction en terrain portugais ; cette dernière étape a été l’occasion d’examiner un type de correspondance destinée à rendre compte de pratiques politiques quotidiennes.
10Cette répartition des sources débouche sur différents niveaux d’observation. On partira du vocabulaire, de l’environnement culturel, pour passer aux décisions générales et à partir d’elles aux arbitrages microscopiques de l’exercice banal du pouvoir. Ce n’est assurément pas la même monarchie qui s’observe en chacune des étapes.
11Qui écrit sur la politique ? L’enquête montre que, dans cette société de corps, les juristes détiennent — avec les théologiens — le privilège de pouvoir s’exprimer légitimement sur la nature de la monarchie. En cela, ils se distinguent et s’opposent aux arbitristes, ces francs-tireurs de l’expression. En amont, les letrados dominent le champ de la production textuelle en tant qu’ils sont les auteurs de la quasi-intégralité des textes portant sur la politique. En aval, pour ce qui touche à la circulation des imprimés à tout le moins, ils exercent une part du contrôle car c’est à eux, en compagnie d’ecclésiastiques et d’inquisiteurs, qu’est dévolue la responsabilité de censurer ou d’autoriser la diffusion des discours.
12La parole des juristes est issue des facultés de droit et s’exerce dans les tribunaux de la Monarchie, Il est ainsi périlleux de découper dans le champ de la littérature letrada un domaine politique spécifique, séparé des pratiques jurisprudentielles dont elle constitue le commentaire. L’union dynastique, la tentation tyrannicide, la notion de contrat, la position du Prince au-dessus des lois, la hiérarchie des juridictions : voilà autant de domaines qui font l’objet de dissertations savantes, fleuries de citations tirées des plus considérables autorités et traduisant les pratiques juridictionnelles du temps. Le champ de la politique se dit en termes de juridictions. Et ce constat, loin d’enfermer la recherche dans l’abstraction scolastique, permet de mieux saisir comment, à l’époque, se décide la politique. En effet, la subtilité dialectique et la virtuosité érudite ne sont pas jeux de mandarins, mais des armes pour prendre le pouvoir. C’est parce qu’ils écrivent en juristes sur la politique que ces auteurs, selon une démarche parfaitement circulaire, construisent un champ gouvernemental intégralement contenu dans le droit dont ils sont les interprètes et les créateurs. Ce travail sur le discours des juristes n’éloigne pas du propos de l’historien de la politique d’Ancien Régime car ce sont bien ces auteurs qui élèvent dans les Conseils de la polysynodie les consultas aux rois, ce sont eux qui émettent les sentences des Audiencias, Chancillerías, Relações.
13Pourvu de cet outillage conceptuel qui ne doit donc plus rien aux notions et au vocabulaire des droits administratif, public et constitutionnel contemporains, l’historien est invité à lire autrement la correspondance politique échangée, pendant la période, entre Madrid et Lisbonne. Son analyse permet de rendre à chacun des épisodes polémiques sa juste place, en évitant de les inscrire dans la seule logique de l’accumulation des griefs portugais.
14Une enquête institutionnelle fine, plus attentive aux mécanismes et compétences réels permet de réduire la portée ou l’audace des réformes lancées par Olivares et ses agents portugais. En outre, l’examen attentif des lettres échangées entre les élites portugaises et la cour madrilène interdit de dessiner un front d’opposition nationale. En effet, nombreux sont les grands aristocrates portugais qui ont installé, à Madrid, depuis le début de l’union dynastique, des réseaux d’agents et de parents travaillant à la défense de leurs intérêts de clan.
15Il est vrai qu’avec l’arrivée de Diogo Soares, en 1631, au secrétariat du Conseil de Portugal à Madrid, une sorte de saut qualitatif est opéré. En effet, pour la première fois, un officier de finances portugais construit, depuis son officine de Madrid, un monopole de la distribution des grâces et pensions portugaises, offrant ainsi à Olivares un instrument de pression sur les élites portugaises. Diogo Soares devient, en quelque sorte, un favori portugais du favori hispanique. Son beau-frère, puis beau-père, Miguel de Vasconcelos, exerce pour sa part la fonction de secrétaire du Conselho de Estado à Lisbonne. Tous deux étendent un réseau d’influence de capitale à capitale qui n’avait connu aucun équivalent depuis 1580. Le système qu’ils mettent en place devait avoir pour vertu de clarifier les positions des uns et des autres vis-à-vis de la politique d’extraordinaire fiscal.
16Ce désir de clarification aboutit à un événement politique d’une importance décisive. En 1638, la plupart des prélats, nobles titres et hauts magistrats sont convoqués à Madrid après l’échec de l’organisation de Cortes limitées en 1634 et l’explosion des révoltes de 1637. Cette vaste migration fait peser sur Olivares le soupçon d’avoir voulu neutraliser les « pères de la patrie » pour laisser le champ libre à la faction conduite par ses secrétaires d’État. En outre, à partir de 1635, la division interne affecte le gouvernement vice-royal de Marguerite de Mantoue. Le marquis de la Puebla, cousin du comte-duc d’Olivares, désigné comme assesseur de la nouvelle vice-reine, s’étant aperçu que le groupe de Vasconcelos-Soares contrôlait l’essentiel des décisions, passe à l’opposition factieuse. Nous avons donc affaire à une configuration dans laquelle un Castillan, de surcroît proche parent d’Olivares, se convertit en tête visible du parti antiolivariste. Dans le Portugal du Comte-Duc, la ligne de partage des eaux politiques ne suit donc assurément pas une division en termes nationaux.
17Le jeu politique établi entre les deux capitales à l’époque d’Olivares apparaît bien plus complexe que le simple tracé d’un front luso-castillan, opposant partisans de la pression fiscale, de l’extraordinaire et de la tyrannie, aux gardiens de l’ordinaire et des pactes établis en 1580. Ainsi, non seulement le schéma métropole/colonie est inopérant, et cela parce que ni la loi, ni la langue, ni la monnaie de Castille n’ont cours au Portugal, mais encore le binôme centre administrateur/périphérie administrée est trompeur, parce que la société politique portugaise n’établit pas son commerce avec la Monarchie sur le mode passif. Et, dans la mesure où toutes les décisions concernant le Portugal transitent par le Conseil de Portugal — un tribunal, faut-il le rappeler — et doivent être enregistrées par la Chancellerie portugaise et les différents tribunaux de la polysynodie lisboète, les catégories du discours de la décision sont bien celles qui avaient été repérées dans la littérature politique examinée dans un premier temps : c’est toujours de l’exercice de la grâce et de la justice par le roi du Portugal qu’il est question. Autrement dit, les affrontements gouvernementaux sont des conflits de juridictions.
18Partant, l’enquête s’oriente du côté de l’application de juridictions castillanes en terrain portugais. Dans un certain nombre de domaines limités, des officiers castillans et portugais exercent leurs activités au Portugal dans un rapport de dépendance hiérarchique vis-à-vis d’institutions juridictionnelles castillanes. C’est d’abord le cas des magistratures militaires chargées de gérer les présides castillans installés sur le littoral portugais, établissements chargés d’assurer, au nom de la monarchie, la défense de la côte face à la piraterie algéroise, anglaise, néerlandaise ou française mais aussi d’organiser la contribution non portugaise aux flottes communes. Deux autres activités présentent les mêmes caractéristiques : le travail d’inspection douanière destiné à faire appliquer les embargos commerciaux, et enfin la fiscalisation de l’exportation du sel, matière première essentielle dans l’économie portugaise. Dans les deux cas, il s’agit de faire porter inspection, amendes et taxations sur les négociants étrangers abordant les côtes portugaises, en aucun cas de lever l’impôt sur des sujets portugais.
19On observe ainsi le travail des officiers au quotidien. On voit comment ils tissent, à leur échelle, des réseaux d’informateurs, de financiers et de fidèles sans lesquels la réalisation de leurs missions serait impossible. On constate également que les phénomènes d’opposition à leur activité sont certes efficaces mais surtout très complexes, et qu’ils ne correspondent pas, eux non plus, à une ligne d’opposition nationale. La découverte de la correspondance d’un administrateur comme Francisco Leitao, magistrat portugais chargé par les juridictions castillanes des missions les plus diverses, permet d’analyser jusque dans ses moindres détails l’invention de procédures originales, l’établissement informel de réseaux d’assistants et, en même temps, l’impérieuse nécessite de la soumission à l’ordinaire portugais. Ce travail quotidien de l’officier engage toute sa personne. Les innovations passent donc par l’activation de structures de pouvoir et d’influence on ne peut plus traditionnelles : la famille et la fidélité personnelle. On mesure le haut degré de privatisation de la fonction publique dans un système juridictionnel qui — à l’encontre de ses homologues pontifical ou français — pourrait sembler s’opposer à la généralisation de la vénalité des charges.
20Mais si l’adhésion aux réformes financières dépend de l’appartenance à un groupe de pression, l’opposition à celles-ci est également déterminée par des facteurs très précis. Les mêmes personnes qui, en tant que ministres du roi adhèrent aux réformes peuvent fort bien, dans les arbitrages concrets réalisés sur les terres qui leur appartiennent ou dans les villes où domine leur influence, freiner toute velléité de changement. Les modalités du refus sont extrêmement diverses et le soulèvement populaire n’en est qu’une des manifestations possibles, le plus souvent canalisée voire dirigée par les élites locales. Les correspondances retrouvées attestent l’étonnante capacité de réponse de la société aux initiatives, venues des commissaires chargés d’augmenter les recettes de la Couronne au profit de la monarchie. Est-ce si surprenant, s’agissant d’une société de corps, c’est-à-dire une société composée d’universitates dotées de privilèges et de parcelles d’autorité ?
21Dans la conjoncture des années 1630, nombreuses sont les corporations portugaises qui voient leurs intérêts menacés par la mise en œuvre des programmes financiers dessinés ou seulement incarnés par Diogo Soares et Miguel de Vasconcelos. Le clergé s’indigne des campagnes de désamortissement des biens gelés sous forme de chapellenies. Les magistrats de ville refusent de voir croître la part de l’impôt qu’ils prélèvent directement sur leurs concitoyens. La noblesse, lorsqu’elle est mal en cour, ou pas assez repue de grâces royales, conspire. Dans les campagnes et les villes, le petit peuple voit le prix des grains s’envoler, la pêche à la sardine entravée par l’application des consignes de surveillance du trafic maritime. Les hauts magistrats des tribunaux du roi s’offusquent de voir les secrétariats du Conseil du Portugal et du Conselho de Estado se transformer, en marge de la hiérarchie ordinaire des hautes juridictions, en canal privilégié de négociation du roi de Portugal avec ses sujets. Bref, il n’est pas besoin de faire l’hypothèse d’un sentiment national précoce pour sentir la confluence et la combinaison complexe et mouvante des mécontentements.
22L’exercice, pourtant bien timide, bien fragile, des juridictions castillanes en territoire portugais, quand bien même elles ne portent pas sur des sujets portugais, permet de désigner le mal. Mais il faut ici surtout tenir compte de la principale faiblesse du système politique établi par Olivares : sa politique déclaratoire. Elle ravale le favori au rang, peu enviable, au regard de l’éthique dominante, d’arbitriste. Par là même, elle se désigne elle-même comme l’adversaire à abattre, l’intrus dans le monde de la juridiction royale légitime.
23Dès lors, la révolution qui rendit à la couronne de Portugal l’indépendance qu’elle n’avait jamais perdue ne devrait plus nous apparaître comme un phénomène paradoxal. Les conjurés de 1640 ont changé un roi du Portugal pour un autre qui leur semblait incarner la préservation de l’organisation traditionnelle des juridictions et le retour au contrôle de la distribution des pensions par ses bénéficiaires. Le caractère étranger, c’est-à-dire castillan, du roi Habsbourg ne pèse pas plus lourd dans la mise en mouvement de la société portugaise que l’italianité de Mazarin en France, qu’on ne peut tout de même pas élever au rang de cause essentielle de la Fronde. Dans cette perspective, la Restauraçâo perd son statut d’événement providentiel. Elle tirait, dans l’historiographie, son évidence de sa réussite. Gageons que si le mouvement restaurateur avait échoué il nous semblerait aussi complexe et hasardeux que la Fronde française. Ce qui rend l’événement compréhensible à une échelle extrêmement petite — l’affrontement d’un désir national centrifuge face à l’appétit d’un désir impérial centripète — est exactement ce qui le rend littéralement illisible à une échelle beaucoup plus grande, celle de la gestion quotidienne des décisions politiques les plus modestes. On le sait, lorsque l’œil s’égare, la loupe cesse de grossir, elle brouille et finit par inverser l’image.
24La grande histoire politique traditionnelle du Portugal et de la monarchie hispanique aurait alors pour principal défaut de construire une histoire de la politique incapable d’enraciner sa recherche et ses découvertes dans l’histoire sociale de ces sociétés. Il a fallu attendre la vaste fresque des Vésperas do Leviathan d’António Manuel Hespanha pour que soit démontré le caractère profondément structurant de l’éclatement des sources d’autorité et des modalités d’exercice du pouvoir, dans une société comme celle du Portugal, pour la définition même de ces grandes unités politiques que sont le roi, la Cour, le gouvernement des peuples. La combinaison d’intérêts sociopolitique complexes — et la dynamique qui la sous-tend, l’alimente ou l’étouffe, selon les époques — sont les clefs d’une description adéquate de cette structure politique sans pareille que fut la monarchie hispanique, des Rois Catholiques au XVIIIe siècle. L’ancrage du Portugal à la Castille durant une soixante d’années, pas plus inscrit dans les desseins de la Providence que le divorce postérieur, présente des configurations politiques originales et permet à l’historien de tester un certain nombre d’hypothèses sur les modalités d’exercice de l’autorité politique sous l’Ancien Régime.
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