Introduction
p. 1-12
Texte intégral
1Abdallah Laroui, dans l’introduction de son Histoire du Maghreb parue en 1970, s’interroge sur le mot le plus adéquat pour désigner l’espace dont il s’attache à faire l’histoire1. Il évacue l’Afrique du Nord, « terme critiqué par les géographes », l’expression « Nord-Ouest africain », « dicté[e] par des considérations politiques contemporaines », et Berbérie, qui « comportait trop de sous-entendus politiques, sinon raciaux ». Il lui préfère donc celui, largement répandu aujourd’hui, de Maghreb, nom qui met la région en relation avec un centre situé en Orient :
En attendant, je maintiens cette histoire aimantée vers l’Est méditerranéen ; elle apparaît alors, et pour de longues périodes, comme une histoire-objet, celle d’une terre qu’on conquiert, qu’on exploite, qu’on « civilise »2.
2Berbérie a pourtant longtemps, dans les langues européennes, été utilisé pour désigner cette partie du monde, dès le Moyen Âge3 puis à l’époque moderne en désignant ses habitants par le terme de « Barbaresques ». Dans l’historiographie coloniale il est très largement employé4 avec, comme le souligne Abdallah Laroui, un arrière-plan idéologique fort et la volonté de « désorientaliser » le Maghreb. Il s’agit de minimiser le lien avec l’Orient arabe pour mettre en évidence une communauté de destin ancienne entre l’Europe et ses nouvelles colonies. Les Berbères font alors l’objet, dans le cadre d’une politique les opposant volontiers aux Arabes, d’études nombreuses qui insistent sur le lien avec les Européens5.
3Ce discours a depuis longtemps été dénoncé, dans le cadre de la critique postcoloniale de l’orientalisme, et surtout des nouvelles historiographies nationalistes, non sans ambiguïtés et hésitations sur la place des Berbères dans l’histoire du Maghreb et des constructions nationales. Le problème se heurte aux revendications identitaires parfois contradictoires qui fondent le discours historique sur le Moyen Âge et que montre bien le choix d’Abdallah Laroui, qui se résout, faute de mieux et « en attendant », à rattacher la région à un pôle oriental. Ce débat sur l’identité qui n’est pas, on le sait, propre au Maghreb, conduit à brouiller la réflexion tant il pousse à chercher une identité qui définirait depuis toujours et pour toujours une collectivité humaine. Aucune dénomination n’est jamais neutre, et s’il faut bien se résoudre, comme Abdallah Laroui, à choisir entre plusieurs possibilités, le nom du Maghreb reste sans doute le plus adéquat pour le Moyen Âge, puisque c’est celui qui a été utilisé le plus souvent par les auteurs arabes de l’époque. Il n’en demeure pas moins nécessaire de réfléchir à ses implications en termes de catégorisation géographique et donc de compréhension de l’histoire de la région, tant les cadres spatiaux comme la périodisation induisent des formes particulières d’interprétation historique.
L’orientalisation du Maghreb
4Cette dénomination rattache donc de manière privilégiée le Maghreb à l’Orient, comme centre du monde islamique, et invite à questionner sa place dans cet espace, et plus largement son intégration à l’Islam, mais aussi sa spécificité. L’étude des processus d’islamisation et d’arabisation a montré combien cette insertion dans le Dār al-Islām se fait progressivement, et selon des modalités très diverses en fonction des régions et des périodes, et surtout que l’appropriation de la religion comme de la langue ne se résume pas en un mouvement unilatéral d’emprunt à l’Orient6. L’idée d’une orientalisation du Maghreb à l’époque islamique apparaît très tôt dans l’historiographie, mais n’est pas sans poser de problèmes. Elle plonge ses racines dans l’étude de l’Antiquité, et notamment de l’époque carthaginoise qui aurait, par les comptoirs phéniciens, rattaché la région à l’Orient7. Mais c’est surtout avec les conquêtes musulmanes que l’ensemble du Maghreb est intégré dans un espace polarisé en Orient, et notamment dans les capitales du califat, Damas puis plus durablement Bagdad.
5Ce concept d’orientalisation, souvent mobilisé comme une évidence au vu de l’évolution du Maghreb, n’est cependant pas sans poser de problèmes. Comme celui d’islamisation, il n’apparaît pas dans les textes médiévaux et il est, avant tout, une construction historiographique, qu’il convient donc d’interroger. Il prend d’ailleurs des sens très différents selon les contextes historiques dans lesquels il est employé. Les historiens et historiens d’art de l’Antiquité ont les premiers critiqué ce concept, avec des enjeux certes spécifiques mais en soulignant combien cette distinction entre Orient et Occident, qui émerge à cette époque, est le résultat d’un discours sur les origines par effets de miroir entre deux espaces que l’on oppose, et qu’il convient de déconstruire8. Pour al‑Andalus il s’inscrit dans le débat ancien sur les racines, ibériques ou « orientales », de la nation, dans un pays qui s’est construit en partie par la lutte victorieuse contre l’Islam au Moyen Âge, et pose donc la question de la survivance de traces de la période islamique — question qui bien sûr ne se pose pas pour le Maghreb9. Mais lorsqu’il étudie les structures « orientales » d’al-Andalus, et notamment la tribu qui en serait un marqueur essentiel, Pierre Guichard renvoie à des réalités qui sont aussi orientales que maghrébines, arabes que berbères10.
6Le concept est au cœur de l’ouvrage de Georges Marçais, La Berbérie musulmane et l’Orient au Moyen Âge11, dont la première partie, « La Berbérie sous la tutelle de l’Orient », s’ouvre par un chapitre consacré à « L’orientalisation de la Berbérie »12. La thèse repose sur un présupposé, étroitement lié à l’historiographie coloniale : le Maghreb est une région qui, de tout temps, a subi les influences et les dominations d’autres peuples. Marçais l’exprime dès son livre sur les Arabes en Berbérie du xie au xive siècle, publié une trentaine d’années auparavant :
La Berbérie ne paraît pas capable de progresser par ses propres moyens ; elle doit se mettre à la remorque d’autrui. Une sorte de fatalité semble l’empêcher d’être autre chose qu’une terre vassale. Réservoir de forces sans cohésion, elle a besoin de recevoir ses influences directrices du dehors, de Phénicie ou de Rome, de l’Orient musulman ou de l’Espagne13.
7Pour lui la crise de la Méditerranée qui met fin à la civilisation romaine laisse la place à une civilisation orientale, incarnée par les différentes dynasties arabes, jusqu’à ce que la rupture de ce lien à partir du xie siècle ne plonge la région dans une crise durable. Cet Orient est cependant assez peu arabe, mais s’incarne dans un empire islamique lui-même orientalisé au contact des influences grecques et perses, synthétisées à Bagdad au ixe siècle. Cette idée de l’orientalisation a cependant été peu questionnée pour le Maghreb, contrairement à ce que l’on a pu voir pour al‑Andalus ou la Méditerranée antique. Même dans les historiographies nationales, après les indépendances, elle reste dominante, peut-être en partie en raison des liens restés étroits avec le Proche-Orient d’où sont longtemps venus, à l’époque contemporaine, les nouveaux courant de pensée et les modèles politiques. Tout comme l’islamisation et l’arabisation, l’orientalisation semble être un donné acquis de l’histoire, qui ancre définitivement le Maghreb dans un espace polarisé en Orient14.
8Le mot est cependant problématique, pour le Maghreb comme pour d’autres terrains. Tout d’abord se pose la question de la définition de l’Orient auquel on se réfère, alors que cette dénomination reste floue dans ses contours spatiaux15, et dont Edward Saïd avait déjà montré le caractère construit dans le cadre d’un discours sur l’Occident et sa domination16. Le terme même de Mašriq, dans les textes arabes du Moyen Âge, n’a d’ailleurs pas toujours la même délimitation, désignant parfois les régions à l’est de la Cyrénaïque (ce qui le distingue du Maghreb), parfois les régions à l’est de l’Irak. Par ailleurs cette notion d’orientalisation est souvent associée à des jugements de valeur portés sur l’Orient et ses influences supposées, du reste contradictoires puisqu’il est à la fois source de civilisation mais aussi d’amollissement17, et le débat est souvent encombré de considérations morales sur le caractère positif ou négatif de ces influences. De même ce binôme Orient-Occident, par son caractère exclusif, empêche bien souvent d’envisager la complexité des connexions et des réseaux dans lesquels s’insère le Maghreb dans un contexte donné, comme les nuances régionales au sein de chaque espace.
9Plus encore, ce concept d’orientalisation, comme d’autres comparables (romanisation, occidentalisation, islamisation, etc.), véhicule une série de notions telles qu’influence, imitation, acculturation, mais aussi symbiose, résistance, notions souvent liées aux théories sur le diffusionnisme, qui ont été à juste titre critiquées pour ce qu’elles portent de vision unilatérale des phénomènes de transferts culturels18, mais aussi pour leur approche souvent culturaliste et essentialiste. La notion complexe d’acculturation ne peut en particulier se résumer à une simple dialectique entre intégration et résistance des vaincus, et doit prendre en considération la diversité des contextes, des appropriations ou coproductions de nouveaux modèles19. Il arrive un moment où les populations du Maghreb cessent de se considérer comme vaincues et conquises pour se penser comme participant pleinement de la construction du monde islamique — et lorsque les premiers témoignages écrits apparaissent, cette mutation est déjà achevée. Cela n’exclut pas des spécificités et la conscience de leur existence, mais celles-ci s’expriment alors dans un cadre conceptuel partagé. Enfin cette notion porte en elle le risque d’une approche téléologique donnant l’impression, à partir de textes qui la présentent comme acquise, d’un processus accompli et achevé rapidement, et définitivement20.
10Pour autant, faut-il rejeter ce concept, comme le propose Nicholas Purcell pour l’Antiquité ? À condition de prendre garde aux pièges qu’il recèle, et notamment ceux du discours des sources, il reste en effet une clé d’interprétation utile de la construction d’un Maghreb islamique. L’étude de l’orientalisation — que l’on peut définir comme l’ensemble des manifestations, des modalités et des conséquences au Maghreb de son intégration dans un espace polarisé en Orient — peut être alors d’un grand apport à une réflexion sur les dynamiques d’intégration de la région dans le Dār al-Islām. Cela suppose de prendre en considération les changements de polarités (politiques, mais aussi économiques, religieuses, intellectuelles, artistiques…) et de structuration de l’espace induits par les conquêtes musulmanes.
11Cela peut sembler une évidence à partir du viiie siècle — c’est du moins l’image que veulent donner les textes. Même si cette intégration ne se fait que très progressivement, et sur plusieurs siècles, les conquêtes musulmanes induisent une vraie rupture, avec la formation d’un vaste espace qui unifie des régions orientales et occidentales longtemps hostiles, faisant partie des empires sassanide et byzantin. Cela se traduit par de nouvelles polarités politiques correspondant aux sièges du califat, à Damas puis à Bagdad, en attendant Le Caire à partir de la fin du xe siècle. Il en résulte une réorganisation des réseaux et une réorientation des flux à partir de ces pôles, et selon des directions non plus nord-sud comme à l’époque romaine et byzantine en Méditerranée, mais est-ouest. Il est néanmoins nécessaire d’interroger la profondeur de cette intégration, et d’en analyser ses conséquences sur l’organisation de l’espace. Il faut rappeler ici le caractère très progressif et inégal, selon les régions du Maghreb, de la pénétration des pouvoirs musulmans, comme de l’islam21. Les liens politiques avec l’Orient sont les plus faciles à mettre en évidence, avec une intégration de plus en plus forte au fur et à mesure que s’installe la domination musulmane, et une prise de possession de régions de plus en plus étendues à partir des centres politiques (Kairouan, mais aussi Cordoue pour l’ouest). Cependant, le lien de sujétion politique avec l’Orient, à partir du ixe siècle, n’est plus direct que pour l’espace aghlabide, c’est-à-dire l’Ifrīqiya, puis il disparaît totalement après le milieu du xie siècle et la rupture entre les Zirides et les Fatimides. Il n’en demeure pas moins que se développent des réseaux intégrant l’Orient et l’Occident de l’Islam : réseaux savants et religieux, polarisés en Orient mais pas forcément tous liés aux centres califaux22, et réseaux économiques qui profitent de la formation d’un vaste marché unifié dont rendent compte les géographes abbassides à partir du ixe siècle23.
12Cette intégration du Maghreb à l’espace islamique s’accompagne en effet d’un nouveau discours qui permet de repenser le monde et son histoire dans un cadre et une organisation profondément renouvelés, celui de l’Islam et de son empire, et qui assigne à la région une place spécifique par rapport à des pôles orientaux. Cette fabrique du Maghreb, par le discours des géographes et des chroniqueurs, prend une dimension à la fois spatiale et historique. Les récits de la conquête, après avoir rapporté la résistance exceptionnellement longue des habitants, soulignent ensuite leur soumission rapide et totale à l’Islam après la défaite de la Kāhina et la fondation de Kairouan. Dans un premier temps cependant le Maghreb apparaît comme une terre conquise et exploitée, notamment pour ses esclaves, jusqu’à ce que les révoltes du viiie siècle mettent fin à cette pratique. Ces récits montrent ainsi la spécificité de cet espace, qu’ils distinguent de l’Égypte et des autres régions conquises en Orient, notamment par son occupation par les Berbères24. Mais ce sont surtout les géographes qui contribuent de manière décisive à décrire l’organisation des provinces, plaçant le Maghreb comme une périphérie lointaine de l’Orient. Ainsi Ibn Ḥawqal, qui a pourtant visité la région au xe siècle :
L’empire de l’Islam, à l’époque où nous vivons, s’étend en longueur, à partir de Ferghana, traverse le Khorasan, le Djibal, l’Iraq, l’Arabie, jusqu’au littoral du Yémen, ce qui représente environ cinq mois de voyage ; sa largeur s’étend, en commençant au pays de Byzance, à travers la Syrie, la Haute Mésopotamie, l’Iraq, le Fars, le Kerman, jusqu’à la région de Manṣūra sur le littoral de la mer de Perse, ce qui fait environ quatre mois. J’ai négligé, dans la longueur du domaine de l’islam, de pousser jusqu’à la limite du Maghreb et de l’Espagne, parce que c’est comme une manche dans un vêtement25.
13L’image de la manche du vêtement, ou de la queue de l’oiseau chez d’autres auteurs comme Ibn ʿAbd al‑Ḥakam, évoque à la fois le rattachement au centre et le caractère de marge assigné au Maghreb. Elle sera d’ailleurs détournée plus tard par l’auteur anonyme des Mafāḫir al-Barbar26. En effet le discours change, au moins en partie, chez les auteurs qui, écrivant au Maghreb, construisent une autre mémoire, voire une contre-mémoire, dès le ixe siècle en milieu ibadite27. Il faut donc voir aussi comment, au Maghreb, a été pensé ce rapport à l’Orient, dans des textes écrits en arabe et reprenant en grande partie l’héritage et les modes d’écriture abbassides, mais en inversant parfois les polarités au point de faire du Maghreb le nouveau centre de l’Islam28.
Les Berbères : les enjeux du discours
14Le discours sur les Berbères n’échappe pas à cette profonde reconstruction des modes de représentation du monde qui accompagne la formation de l’empire islamique. Il est encore aujourd’hui l’enjeu de débats importants, liés à la fois à son instrumentalisation dans le cadre de la politique coloniale et à la place assignée aux Berbères dans le discours sur la nation après les indépendances, principalement au Maroc et en Algérie, mais aussi à celle du Maghreb dans le monde arabe et musulman. La lecture nationaliste du passé, chez les historiens maghrébins mais pas seulement29, a insisté sur les notions d’autochtonie, d’identité, de substrat, de résistance, etc., et sur une opposition entre Arabes et Berbères, non sans ambiguïté parfois avec la volonté de rattacher la région au monde arabe et/ou musulman. Le choix chez certains de privilégier le nom d’Amazigh30 plutôt que celui, considéré comme trop connoté, de Berbères, illustre la difficulté de penser cette catégorie et la nécessité de montrer comment elle s’est construite dans le passé. Un des enjeux majeurs des discours mettant en avant — ou au contraire refusant — l’orientalisation du Maghreb a été en effet la place assignée aux Berbères dans l’espace et l’histoire de l’Islam, par les auteurs orientaux comme maghrébins. Le terme « Berbères » qui désigne l’ensemble des populations du Maghreb au moment où les Arabo-musulmans l’envahissent, s’oppose a priori à tout ce qui n’est pas autochtone, donc aux Arabes et à l’Orient. L’articulation du discours sur les Berbères avec celui sur l’Islam et l’Orient est cependant plus complexe, et évolue au cours du Moyen Âge.
15Le nom de Berbère, comme l’a montré Ramzi Rouighi31, est une création médiévale et d’abord orientale, avec parfois un passage par al‑Andalus, et ne doit rien à un héritage grec ou romain. Il est d’abord le résultat d’un travail de classification des peuples conquis, visant à produire un discours sur l’empire islamique. Les auteurs abbassides « peuplent » donc le Maghreb de Berbères, et cette catégorie en vient alors à désigner l’ensemble des tribus qui y vivent. Ce processus d’ethnogenèse est cependant lent et ce n’est que progressivement qu’il s’impose, même si cette genèse est difficile à établir, car elle ne se donne à voir qu’à partir des textes du ixe siècle, quand elle est déjà bien avancée — ces textes sont cependant encore loin d’utiliser le mot comme catégorie englobant toutes les tribus du Maghreb. Il se produit à la fois dans le contexte des conquêtes, au contact et face à la résistance de ces nouvelles populations, mais aussi dans celui plus tardif de la crise du viiie siècle, qui voit une partie du Maghreb rejeter l’autorité des califes d’Orient. C’est donc bien souvent par opposition aux Arabes que les auteurs orientaux définissent et décrivent les Berbères, dans un processus de construction en miroir des deux catégories, par négation en quelque sorte — de même que, dans l’Antiquité, les Maures avaient été définis par opposition à la romanité32. Ils assignent alors aux Berbères une place particulière dans l’Islam, qui correspond à celle conférée au Maghreb, à la périphérie de l’Orient et comme une terre de résistance et de dissidence.
16Mais en même temps que se construit ce discours en Orient, les premiers textes écrits par des auteurs maghrébins, en contexte ibadite, produisent un contre-discours et une contre-mémoire, dont témoigne Ibn Sallām. Celui-ci, qui écrit en arabe et en s’inscrivant pleinement dans les modes d’écriture orientaux et dans l’islam (notamment à travers la mobilisation des hadiths), mais en les détournant parfois, assigne aux Berbères une place non plus périphérique, mais au contraire centrale dans l’espace et le temps de l’Islam. C’est donc dans un cadre conceptuel partagé, celui du nouveau monde de l’Islam et de ses modes de représentation, que se construit le discours sur les Berbères. Le rapport à l’Orient n’est pas rejeté par les auteurs maghrébins, comme le montrent notamment les constructions généalogiques, mais les polarités sont inversées, le Maghreb devenant le nouveau centre de l’islam, où la religion sera revivifiée, et les Berbères le nouveau peuple élu appelé à remplacer les Arabes dans le plan divin. Les stéréotypes et les signes dépréciatifs d’altérité des Berbères mis en avant par les auteurs orientaux (révolte, mœurs, langue, etc.) sont alors repris mais en leur donnant un autre sens, retourné et valorisant comme autant de signes de leur élection par Dieu.
17Cette tension dans le discours, entre la revendication d’une origine orientale et celle d’un rôle éminent des populations du Maghreb dans le destin de l’Islam, s’exprime à travers quelques thèmes récurrents qui sont autant de marqueurs à la fois des spécificités des Berbères et de leur ancrage dans le nouveau monde de l’Islam, et qu’il faut analyser aussi bien dans les textes orientaux qu’occidentaux.
18La question des origines des Berbères, tout d’abord, a très tôt intéressé les auteurs arabes, dans des ouvrages spécifiques de généalogies, mais aussi dans les géographies et les chroniques. Or si ces constructions généalogiques diffèrent sensiblement et se concurrencent d’un texte à l’autre, elles convergent dans la volonté de donner aux habitants du Maghreb une origine orientale. Il était nécessaire en effet, en même temps que se construisait la catégorie « Berbère », d’en décrire la structuration en tribus, selon un modèle social partagé, et de fixer ses origines afin de la placer dans l’espace et le temps de l’Islam. Cela permet d’attribuer une place aux Berbères dans l’organisation de la Umma, par le biais de la science généalogique. Là encore, le travail s’opère à la fois en Orient et en Occident, même si les enjeux ne sont pas toujours les mêmes, et peuvent évoluer. Helena de Felipe montre bien comment le processus de dénomination des groupes tribaux, à partir de diverses traditions locales ou orientales, s’accompagne d’une intégration à des généalogies qui ont toutes leurs racines en Orient. Par les Berbères, le Maghreb est donc orientalisé avant même la conquête33. Mais cet Orient n’est pas un bloc uniforme : certaines généalogies renvoient à des origines bibliques et palestiniennes, notamment à Goliath, d’autres à des tribus d’Arabie (les deux étant parfois combinées), alors que les sources ibadites mettent en avant le lignage persan du fondateur de la dynastie rustumide. Au-delà de cette orientalisation des origines, partagée par tous ces récits, le choix d’une généalogie plutôt qu’une autre peut aussi refléter une compétition pour le pouvoir, au Maghreb mais aussi à l’échelle de l’ensemble du Dār al-Islām, contre les Arabes d’Orient maîtres du califat.
19L’image des Berbères se construit, nous l’avons vu, en miroir de celle des Arabes, et la question de la langue occupe une place particulière dans ce discours de différenciation. Elle est d’ailleurs considérée comme une des étymologies possible (mais tardive) donnée au nom par les auteurs arabes. Elle est en tout cas un élément de caractérisation des Berbères, comme le montre Allaoua Amara à partir de Saḥnūn, pour les catégories juridiques, ou d’Ibn Ḫaldūn, qui en fait une preuve de la singularité de ce peuple. Il n’existe cependant pas d’unité du berbère, qui n’a jamais constitué avant l’Islam une langue de l’administration, et n’est que très rarement écrit, du reste en alphabet arabe. L’entreprise almohade étudiée par Mehdi Ghouirgate de promotion d’une « langue occidentale » (al‑lisān al‑ġarbī), en s’appuyant sur le parler des Maṣmūda, accompagne à cet égard le projet de califat d’Occident et d’affirmation de la place centrale des Berbères dans l’Islam, en donnant une sacralité nouvelle à cette langue. C’est aussi la langue, comme le montre Mohamed Meouak, qui permet de reconsidérer le double lien qui unit le Maghreb à la fois avec l’Orient et avec l’Afrique.
20Au-delà de la distinction linguistique, que les auteurs médiévaux ont bien perçue et mise en valeur, c’est surtout l’histoire de l’entrée des Berbères dans l’Islam qui construit leur spécificité au sein de la Umma. Le thème de la résistance à la conquête est à cet égard central. Mais l’interprétation des textes, souvent faite au prisme de l’histoire récente, de la période coloniale comme des constructions nationales, demande à être menée avec prudence tant l’image du Berbère résistant est devenue un lieu commun et un enjeu identitaire et de l’histoire nationale. Les récits de la conquête, qu’analyse Soléna Cheny, montrent les modalités de cette résistance et de la soumission finale des populations du Maghreb, et l’importance du thème dans la littérature des futūḥ. Mais celui-ci se prolonge, après le succès des armées de l’Islam, à la fois par le rôle joué par les courants hétérodoxes et par l’émergence de pouvoirs autonomes à partir du milieu du viiie siècle — les deux étant souvent liés. Dans la construction de la catégorie « Berbères », la résistance joue donc un rôle majeur, que ce soit pour stigmatiser les populations du Maghreb (par exemple en les opposant aux Coptes en Égypte), ou à l’inverse pour souligner leur rôle dans la défense de l’islam face à son affaiblissement en Orient, souvent par une opposition avec celui des Arabes dont elles viennent prendre le relais.
21Cette dernière position conduit à mettre en avant les mérites des Berbères, qu’étudie notamment Cyrille Aillet à partir de la littérature ibadite, montrant la précocité de ce thème, qui se développe ensuite et notamment à partir de l’époque almohade. La mobilisation des hadiths, propre au genre des faḍā’il, mais aussi l’écriture de l’histoire de la conquête, qui associe à la résistance la précocité et l’unanimité de l’adhésion à l’islam des populations du Maghreb, contribuent à la construction d’un discours qui inverse les hiérarchies entre Arabes et Berbères, comme entre l’Orient et l’Occident. Celui-ci, d’une périphérie de l’Islam, en devient son nouveau centre, le lieu de la revivification de la religion et de l’accomplissement de la prophétie et des temps derniers34. La foi inébranlable des Berbères en fait alors le nouveau peuple élu, qui prend le relais des Arabes dans l’histoire du Salut. Cyrille Aillet, qui montre les liens et les parallèles entre les šuʻūbiyya‑s persane et berbère, souligne que la spécificité de la seconde tient précisément dans cette exaltation de la pureté inaltérée de la foi des Berbères.
22Ces différents thèmes, qui contribuent à la construction d’un discours sur les Berbères, à la fois rattachés à l’Orient et définis par des caractères propres, apparaissent progressivement dans les textes arabes, orientaux comme occidentaux. Même si l’évolution est tout sauf linéaire, ni homogène partout au Maghreb, il est possible de repérer des moments d’inflexion du discours, ou au moins de sa mise par écrit, qui sont autant d’étapes permettant de l’historiciser en le mettant en relation avec les évolutions politiques et religieuses.
23Les textes écrits au ixe siècle, à défaut de pouvoir disposer de témoignages plus anciens qui permettraient de comprendre la genèse du discours sur les Berbères, montrent qu’une image s’est déjà formée, marquée à la fois par les événements passés de la conquête du Maghreb et des révoltes du milieu du viiie siècle. Ils émanent d’auteurs orientaux, en contexte abbasside, et occidentaux, en contexte ibadite. Mais s’ils produisent un discours différent, notamment en termes de jugements de valeurs, ils participent tous d’un même mode d’écriture et mobilisent des références communes à tout le monde islamique, forgées en Orient. La littérature abbasside, qui s’attache à produire un savoir impérial sur les peuples conquis et à en produire une classification, montre un usage encore limité de la catégorie « berbère », notamment dans les récits de conquêtes, suggérant que le mot n’est pas encore perçu de manière unanime comme une catégorie englobante pour désigner les populations du Maghreb. Celle-ci se forge cependant progressivement, en lien avec les révoltes et le fractionnement politique du viiie siècle, qui voit la majeure partie du Maghreb se séparer politiquement de l’Orient, ce qui explique l’identification, très souvent, des Berbères aux kharijites. C’est aussi le moment où apparaissent les premières explications généalogiques qui entreprennent à la fois de classer les tribus berbères et de les rattacher à une matrice orientale. Mais à la même époque apparaît, en contexte ibadite, un autre discours qui s’appuie sur celui des auteurs abbassides pour l’inverser et poser les bases d’une contre-mémoire et de la revendication d’une spécificité berbère, valorisante, dans l’Islam.
24À ce « moment ibadite » succèdent à partir du xie siècle les empires berbères, almoravide et almohade, qui constituent une deuxième étape dans l’élaboration du discours. Désormais le Maghreb est totalement, et définitivement, détaché sur le plan politique de l’Orient, et voit l’émergence de dynasties berbères — alors que précédemment, même pour les pouvoirs autonomes, les princes revendiquaient une origine orientale. Cette mutation politique s’accompagne de la production d’un discours qui reprend en partie celui des auteurs ibadites — on y retrouve notamment la célébration des mérites des Berbères et de la place du Maghreb comme nouveau pôle de l’Islam, destiné à supplanter l’Orient. Mais ce discours est infléchi, soit dans le cadre de l’idéologie almohade qui fait une large place au berbère comme langue du pouvoir et langue sacrée, soit de manière plus durable pour un milieu sunnite, en atténuant la remise en cause de la primauté des Arabes et en rejetant le caractère hétérodoxe des Berbères.
25Enfin le xive siècle correspond à une cristallisation du discours, dans le contexte des dynasties post-almohades, à travers plusieurs ouvrages généalogiques et chroniques, dont celle d’Ibn Ḫaldūn qui fait de la distinction entre dynasties berbères et arabes un critère d’organisation du Kitāb al‑‘ibar. Ce dernier reprend, parfois pour les critiquer, les traditions antérieures, et produit un portrait collectif des Berbères d’une puissance telle qu’il s’impose pour les générations suivantes et, à travers sa traduction en français au xixe siècle, dans l’historiographie moderne. Ils apparaissent alors comme un peuple participant pleinement de la Umma et de l’islam orthodoxe, rattaché à l’Orient par les constructions généalogiques, mais avec ses spécificités, au premier rang desquelles la langue.
26Si l’on voulait être provocateur, on pourrait affirmer que les Berbères n’existaient pas au Maghreb au moment de la conquête arabo-musulmane. Du moins pas sous cette appellation, ni comme un ensemble de populations perçu comme homogène. Leur « invention » est, comme le souligne Annliese Nef, le produit d’une révolution symbolique réussie, celle qui accompagne la formation de l’Islam et d’un discours sur l’histoire et l’espace produit en arabe, en Orient et au Maghreb, et auquel les Berbères ont pleinement participé, dans un cadre de pensée désormais partagé. La nécessité impériale de classer et de nommer les régions et les peuples conquis a obligé à penser la relation des Berbères (et du Maghreb) à l’Orient, à la fois lieu de la Révélation et nouveau centre du pouvoir. Le discours produit revendique alors un rattachement fort à l’Orient, notamment par le biais des constructions généalogiques, mais aussi de la langue arabe et de la religion. Dans le même temps, il affirme la spécificité des Berbères au sein de la Umma, et pour le cas des textes écrits au Maghreb leur rôle central dans l’histoire du Salut. Cette construction, qui associe la double revendication d’un ancrage oriental et d’une spécificité occidentale, s’enracine dans l’histoire propre de l’intégration de la région dans l’Islam, de son islamisation, marquée notamment par la résistance initiale puis par la place qui y ont occupé les hétérodoxies, associées pendant longtemps aux Berbères, enfin par l’émergence de dynasties berbères appuyant leur légitimité sur leur ancrage islamique.
Notes de bas de page
1 Ce volume est le produit d’une journée d’étude organisée à la Casa de Velázquez le 28 juin 2013 et de séminaires tenus à Paris et Lyon autour de la question de l’orientalisation du Maghreb, dans le cadre d’un programme de recherche porté par la Casa de Velázquez, en collaboration avec l’UMR 5648 CIHAM et l’UMR 8167 Orient et Méditerranée, coordonné par moi-même. Je tiens à remercier ici, pour son soutien sans faille, Daniel Baloup, alors directeur des études à la Casa de Velázquez pour l’histoire ancienne et médiévale.
2 Laroui, 1975, pp. 13-15.
3 On parle par exemple, dans les contrats notariés, de « laine de Barbarie », ou à Venise de la muda de Barbarie, convoi qui relie les principaux ports du Maghreb au xve siècle. Le terme Africa, dans ces sources, est alors le plus souvent réservé à la ville de Mahdia.
4 Par exemple dans les deux grandes thèses de Hadi-Roger Idris et Robert Brunschvig, consacrées à la « Berbérie orientale » aux époques ziride et hafside. Idris, 1962 ; Brunschvig, 1940-1947.
5 Brémond, 1942.
6 Valérian (éd.), 2011.
7 Isnard, 1950, p. 123 : « Les comptoirs phéniciens échelonnés le long de la côte et surtout Carthage, poursuivirent pendant près d’un millénaire l’orientalisation du pays : elle fut assez profonde pour asseoir le développement d'États indigènes prospères, tel celui de Masinissa. »
8 Riva, Vella (dir.), 2006, notamment le chapitre de Nicholas Purcell, « Orientalizing: Five Historical Questions », pp. 21-30.
9 Menjot, 2009, pp. 12-13.
10 Guichard, 1977.
11 Marçais, 1946.
12 Ibid., pp. 19-53.
13 Marçais, 1913, p. 1. Il reprend l’idée en 1946 : « il semble conforme à la destinée de l'Afrique du Nord de faire figure de terre vassale, d'accepter des chefs temporels et spirituels venus du dehors » (Marçais, 1946, p. 19).
14 Lorsque l’influence d’al-Andalus est mise en valeur, c’est souvent en tant que conservatoire de l’héritage oriental par les Omeyyades.
15 C’est ce dont témoigne l’acception de l’expression anglaise Middle East, qui englobe l’Occident islamique, comme un appendice, une marge de l’Islam.
16 Il parle d’une orientalisation (pensée comme une exotisation) de l’Orient. Said, 1980, chap. II, « La géographie imaginaire et ses représentations : orientaliser l’Oriental », pp. 66-90.
17 Le mot est ainsi utilisé à propos des poulains, Latins nés dans les États croisés, souvent dans un sens dépréciatif.
18 Sur cette notion, Espagne, 1999 ; Joyeux-Prunel, 2009.
19 Peters-Custot, 2013.
20 Cela vaut également pour les concepts d’arabisation et d’islamisation.
21 Voir les travaux réunis dans Valérian (éd.), 2011.
22 C’est le cas par exemple pour les ibadites. Prevost, 2010.
23 Lombard, 1971, pp. 22-25.
24 Voir la contribution d’Allaoua Amara, dans ce volume, pp. 000-000.
25 Ibn Ḥawqal, Kitāb ṣūrat al-arḍ, éd. par Kramers, 1938-1939, t. I, pp. 25-26 ; trad. de Kramers et Wiet, 1964, p. 16.
26 Pour spécifier que l’oiseau en question est un paon. Mafāḫir al-barbar, cité par Ghouirgate, 2014a, p. 79.
27 Aillet, 2015.
28 C’est le cas par exemple chez le géographe andalou al-Bakrī, qui y consacre une grande partie de son œuvre et y voit un vivier de forces nouvelles. Tixier, 2011, p. 373. Cette exaltation de la centralité du Maghreb dans l’Islam et l’histoire du Salut culmine à l’époque almohade et mérinide. García-Arenal, 2006.
29 Par exemple Shatzmiller, 1983a.
30 C’est le cas par exemple pour l’Institut royal de culture amazighe (IRCAM) créé au Maroc en 2001.
31 Rouighi, 2010 et 2011.
32 Modéran, 2003b, p. 449.
33 C’est ce qui ressort également des récits de fondations de villes. Aillet, 2011 ; Valérian, 2015.
34 García-Arenal, 2006.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – UMR 8167 Orient & Méditerranée
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