Agency
Un nouveau dieu invitant au blasphème
p. 157-185
Texte intégral
1L’agency serait-elle un « mot malheureux », assez piteusement traduisible dans les langues néo-latines ? Une notion incommode, à la généalogie irritante ? Un joujou façonné par les Gender, Colonial et Subaltern Studies qui en font grand usage ? Un nouveau dieu incitant au blasphème1 ? Un peu de tout cela sans doute. Elle passionne en tous cas, et sans démenti depuis au moins trente ans, les sciences sociales nord-américaines qui, reconnaissons-le, approvisionnent régulièrement le concept store européen. Tenue outre-Atlantique pour un paradigme scientifique à l’origine de l’Agentive Turn des années 1980-1990, elle n’a pas suscité le même enthousiasme hors des mondes américains. Étrangement, même en sciences sociales, peu de courants théoriques l’ont relevée et se sont attachés à l’explorer avant les années 2005, malgré un terrain préparé par les travaux de Michel Foucault, de Pierre Bourdieu et de Jacques Derrida, en France par exemple. Que dire de l’Histoire sinon que le même phénomène pourrait s’y être manifesté. Une réception assez triomphale par la New Social History anglo-américaine qui a rapidement — peut-être un peu trop — introduit l’agency dans son arsenal interprétatif et à l’ordre du jour de son agenda scientifique avant qu'une extraordinaire dispersion conceptuelle ne la dirige vers la Caraïbe et l’Amérique latine où elle est devenue l’ingrédient majeur des Slave Studies dès les années 1990.
2À quoi faudrait-il attribuer la réserve des historiens médiévistes et des modernistes européens spécialistes de l’esclavage2 ? Faut-il en chercher la raison dans ses origines libérales, en terre de Rational Action (RAT) et Rational Choice Theories (RCT) et les dangers interprétatifs qu’elles font courir comme il était rappelé lors de notre congrès à Barcelone ? Faut-il attribuer ses difficultés d’acclimatation à l’absence d’une traduction synthétique exacte ? À un caractère incompréhensible du concept ? L’indifférence ou la défiance qu’il inspire aux spécialistes européens — non anglophones — de l’esclavage qui, notons-le, n’avaient pourtant pas hésité à forger, à partir de la langue anglaise et du champ anthropologique américain, le néologisme d’acculturation non plus qu’à adopter le concept d’identité pour approfondir leurs approches des aspects « adaptatifs » de l’esclavage, ont-elles d’autres origines ? À tenter de débusquer un concept qui semble être un hapax3 dans l’historiographie péninsulaire de l’esclavage médiéval et moderne, reviendra-t-on bredouille, ou trouvera-t-on un réactif intéressant ?
3L’agency, peut-être absente en « substance », s’y lirait néanmoins dans tel ou tel de ses « accidents », à travers une nébuleuse de nominations à soi seule significative du transfert conceptuel ; individuelles, fragmentaires et souvent implicites, n’ont-elles pas saisi, à partir des années 2000, l’occasion d’une agency de première génération, à la façon de la New Social History outre-Manche et outre-Atlantique ?
4Il n’est pas impossible que sa traque expose les tendances scientifiques majeures de tel ou tel champ historiographique, leurs évolutions et les relations que les historiographies des traites et de l’esclavage entretiennent les unes avec les autres, dans une sorte de miroir qui ne produirait pas que de simples reflets… La chronologie, le rythme et les particularités de la construction des recherches, les représentations qui s’élaborent des objets scientifiques ainsi que l’exposition au comparatisme interviennent assez conséquemment dans les stratégies épistémiques conscientes ou inconscientes.
5Si l’historiographie ibérique n’a pas réagi massivement à l’Agentive Turn non plus qu’à l’invitation à se rapprocher des “acteurs”, à rendre aux esclaves leurs capacités d’agir et à discuter leur condition d’objet ou de bien meuble, à révéler leur humanité et leur subjectivité, leur naturel désir de liberté, son terrain ne peut nous permettre de saisir l’intérêt, le fonctionnement mais aussi les limitations d’un concept qui pourtant eu des effets notables — sinon redoutables — dans les historiographies où il s’est implanté. Et parce qu’il est peu probable qu’il se soit reproduit dans le temps identique à lui-même, sans révisions ou amendements utiles, il faut aussi reconnaître ses hypostases pour observer les temporalités et les rythmes d’acclimatation propres à chaque champ ou leur activité critique.
6Le Brésil, dont la langue est la première à donner vie linguistique à l’agência (on y utilise aussi le terme de agentividade), offre un terrain d’observation privilégié des effets secondaires de l’agency (première et deuxième hypostase) dans le champ historiographique. Le Brésil qui a été le premier, hors des États-Unis et de la Caraïbe, où les travaux de Sidney Mintz4, Eric Wolff5 et Richard Price6 ont fondé une riche tradition scientifique, est, avec les Caraïbes, le premier à connaître ce que Sidney Chalhoub, ou, avec une perspective différente, Suely Robles de Queiróz, considèrent comme un « changement de paradigme ». Le paradigma d’agência a clairement supplanté au Brésil le paradigma d’absência qui gouvernait les analyses depuis les travaux de Freyre et plus encore ceux de l’École de sociologie de São Paulo. Mais, dans le temps où l’Amérique latine et la Caraïbe, vivaient les réorientations paradigmatiques provoquées par l’opérateur agency, aux États-Unis, son milieu d’origine et d’exportation lui-même — la New Social History — connaissait les flux et les reflux de son influence et traversait une crise, capable de nous faire mieux apprécier son activité mutagène. La traversée de ces deux champs essentiels à l’histoire de l’esclavage ne doit pas être confondue avec un état de l’art — qui demeurerait d’ailleurs très incomplet — mais elle tend plutôt à déterminer l’aire et la périodicité d’expansion d’un concept, les effets d’inertie, de résistance ou de transformations qu’il induit, les efforts de révision ou de critique radicale des croyances qu’il suscite ; ce qu’il crée de traditions intellectuelles.
7L’agency, à la différence des théories de l’identité et de l’acculturation qui, d’une façon ou d’une autre, en reviennent à l’« être », se situe sur le terrain de l’« agir » humain, de ce qu’il fait, à partir de quelles situations et dans quelles conditions. Ce qu’il est capable d’attirer dans son orbite d’agrégats problématiques (conscience, volonté, liberté) le rend évidemment sensible aux perspectivismes idéologiques et c’est d’une agency sous bénéfice d’inventaire que nous hériterons puisqu’elle n’est pas une, puisqu’elle n’est pas seulement l’émanation des théories de l’Action Rationnelle et Intentionnelle ; pas seulement un trope à l’origine d’étonnants renversements, mais aussi le lieu d’une critique radicale de la pensée de l’action et, qui sait, d’une refondation possible.
8Aujourd’hui serait peut-être un moment idéal pour conjuguer une de ses métamorphoses conceptuelles et des sources jusqu’ici négligées pour redessiner un paysage aux études historiques sur l’esclavage ibérique médiéval et moderne ; pour percevoir quels espaces, quels obstacles s’y dressent mais aussi quelle puissance interprétative cette dé-spécification découvrirait.
Entre les regards, le paysage
9À quelques années d’intervalle, entre 2008 et 2013, deux spécialistes de l’esclavage ibérique médiéval et moderne se sont donnés pour tâche d’analyser la production scientifique sur le sujet. Leurs approches se croisent et, d’une certaine façon se répondent, de part et d’autre de l’océan. Européen et américain, leurs regards se posent, quoiqu’animés d’intentions différentes, sur la production historiographique « classique » et contemporaine. La lecture que nous en faisons tente de faire surgir entre les lignes et les ouvrages, les paradigmes qui structurent l’histoire de l’esclavage ibérique médiéval et moderne et d’y repérer les conditions favorables ou non à l’adoption et à l’usage du concept d’agency.
10Francisco Javier Marzal Palacios et William D. Phillips dégagent un tracé chronologique commun depuis les premières publications où l’esclavage médiéval tient plus de la curiosité d’antiquaire que de l’objet d’histoire. Ils situent l’un et l’autre dans les années 1950, avec le travail fondateur de Charles Verlinden, l’émergence de l’esclavage méditerranéen médiéval à la conscience des historiens. Après cette inflexion fondamentale, le terrain d’étude enregistre une hausse régulière de la production scientifique dont ils situent le point d’intensité maximale dans les années 1990-2000 même si les travaux s’égrènent toujours avec régularité depuis7. S’ils s’accordent à placer parmi les classiques l’ouvrage d’Alfonso Franco Silva sur l’esclavage à Séville à l’extrême fin du Moyen Âge, Marzal Palacios lui attribue en outre le mérite d’ « avoir fait école » auprès des chercheurs postérieurs dont les travaux s’alignent sur des choix de sources, de méthodes et de perspectives apparentés. Et c’est au travail d’Aurelia Martín Casares sur Grenade que Phillips reconnaît également ce même statut fondateur de tradition historiographique. Leur accord est assez complet quant aux caractéristiques éditoriales de la production : une majorité d’études locales et d’articles publiés dans des revues locales au détriment de monographies de portée plus générale, aux dimensions des royaumes péninsulaires et, a fortiori, d’études comparatives dépassant les frontières « nationales » du temps. Un constat qui fait automatiquement de l’ouvrage de Phillips la première monographie synthétique sur l’esclavage médiéval et moderne en Péninsule Ibérique8.
11Outre ce caractère local, leurs deux analystes signalent la récurrence de l’option quantitativiste du traitement de l’esclavage. Les approches s’adressent prioritairement à la démographie (volume des flux de traite, ratios âge, sexe, prix, origines, identités socio-professionnelles des acquéreurs), à l’économie et la finance (fiscalité, marchés, acteurs du marché, rentabilité, concurrence, modalités de cession-acquisition) ou à la production (type d’exploitation, insertion dans les rapports de production et le « marché du travail », contrats d’insertion). Ce double intérêt pour la cartographie et le recensement occupe l’essentiel des monographies locales ou régionales, et s’il a indéniablement contribué à la prise de conscience de l’étendue et de la profondeur du phénomène, il n’atteint, selon Phillips, et sans doute à l’encontre du vif désir de ses promoteurs, que le degré de scientificité autorisé par une documentation éminemment lacunaire si on la compare à celle, exhaustive, de l’esclavage moderne aux États-Unis. Cet effort a néanmoins ratifié selon les deux historiens la définition des sociétés péninsulaires médiévales et modernes comme « sociétés à esclaves » par application de la distinction bien connue de Moses Finley9. Au-delà de cette première insertion des sociétés ibériques dans une typologie, il s’agit peut-être aussi de trancher la question de la place et de la caractérisation de cet esclavage par rapport au modèle général d’interprétation de son développement historique, de l’Antiquité à notre contemporanéité. En effet, malgré le Global Turn — ou peut-être aussi bien sous son influence — l’interprétation linéaire et continuiste de l’histoire de l’esclavage résiste encore à la révision même si l’infiltration généralisée des sociétés ibériques médiévales et modernes par l’esclavage — et de même par la captivité et par diverses formes de servage — leur « accoutumance » à l’asservissement a fait varier légèrement le point de vue. Marzal Palacios voit ainsi dans la Péninsule Ibérique « un observatoire privilégié des évolutions du phénomène esclavagiste dans l’espace européen au cours des xive, xve et xvie siècles10 » tandis que Teófilo Ruiz, commentant l’ouvrage de Phillips, lui accorde d’avoir révélé « [le] rôle pivot » de ces territoires « dans l’ouverture vers de nouveaux systèmes d’esclavage à la fin du Moyen Âge »11. Conservatoire de mœurs anciennes et laboratoire des assomptions atlantiques de l’esclavage… On ne se défait pas si aisément du mouvement généalogique.
12Bien que leurs conclusions n’aient pas suffi à ébranler la distinction finleyenne et qu’ils ne puissent prétendre à l’exhaustivité des travaux nord-américains, on reconnaît aux travaux ibériques un appui solide sur l’indiscutable abondance des sources et la richesse du matériau archivistique local produit par l’esclavage. C’est un troisième paradigme structurant. Notariée, légale ou fiscale, cette archive est la plus nourricière. C’est sous ces espèces que la documentation attire le plus depuis les premières impulsions, mais cette focalisation des travaux sur ces sources sérielles et quantifiables — qui continue de marginaliser d’autres sources tant par la sélection et la critique que par les méthodes d’analyse — inspire aux deux spécialistes des remarques divergentes. Si pour l’un, elle est synonyme de progrès par l’augmentation régulière du volume des connaissances vérifiables, pour l’historien de l’université du Michigan, elles comportent aussi du point de vue qualitatif, et donc de l’histoire sociale, de sérieux inconvénients. D’une part, elles « n’éclaire[nt] qu’un seul moment de la vie de celui-ci, comme le jour de sa vente ou de sa manumission » et de l’autre, parce qu’ils « sont établis à la seule instigation du maître », les « voix des esclaves n’offrent pas la note dominante de ces documents » et ils « exigent une analyse serrée » pour « qu’on y entende […] les voix claires et authentiques des esclaves »12.
13En conséquence, l’environnement historiographique a semblé plus propice au développement des outils adressés à ce qu’« est » l’esclave (pas forcément qui il est) plutôt qu’à ce qu’il « fait », à sa capacité d’agir, au moins jusqu’aux années 2000, où, selon Phillips, les « révisions interprétatives » menées dans l’ouvrage d’Aurelia Martín Casares ont marqué une inflexion de l’histoire de l’esclavage vers l’histoire des esclaves. Marzal Palacios est un peu moins optimiste et considère toujours en 2008 que l’esclavage est, en Espagne tout au moins, un « objet d’étude trop peu pensé et trop peu travaillé », l’approche socio-économique en serait encore insuffisante (touchant au travail13, à la connaissance des acteurs sociaux, esclaves, maîtres mais aussi libres14) et n'aurait pas bénéficié, selon lui, de l’intérêt qu’elle mériterait. La cause en est, selon le même auteur, qu’il faudrait cesser d’avoir peur de parler du « social » ou du « conceptuel » dans l’esclavage […] comme si, ce faisant, on niait le rapport que celui-ci entretient avec l’économie ou le travail. […] Si l’esclavage existe c’est parce qu’il génère des bénéfices, pour l’ensemble du corps social qui en profite, […] des bénéfices (évidemment aux dépens de l’esclave) qui sont économiques, tangibles et partant plus faciles à apprécier, mais sont aussi sociaux et idéologiques, moins palpables mais décisifs pour une société qui valorise ce que l’esclavage représente à son plus haut degré : dominer un être humain, le gouverner15.
Révisions interprétatives
14Tandis que ce dernier tient en ligne de mire deux vastes champs historiographiques susceptibles de proposer des modalités structurantes à l’élaboration et l’écriture d’une histoire de l’esclavage, Phillips considère que des révisions interprétatives importantes sont intervenues en premier lieu sur le travail qui « sorti du champ domestique, ne peut plus être considéré comme non productif ou insignifiant16 ». Un assouplissement de la représentation du travail servile qui se serait répercutée sur la définition même de l’esclavage comprise aujourd’hui « comme un système de régulation du travail involontaire17 ».
15Seconde révision essentielle, la critique de l’image traditionnelle des conditions de vie de l’esclave. Tandis que jusqu’aux années 2000, on les considérait acceptables et plutôt « douces », dans un régime d’intégration au sein de la famille qui concédait à l’esclave soumis, loyal et fidèle, de bonnes chances d’obtenir l’affranchissement, l’exploration plus poussée de celles-ci a montré que la sévérité sinon la cruauté ou le sadisme, le mépris, l’ostracisme, l’exclusion et la manipulation perverse ne pouvaient aucunement être exclus18.
16Troisième révision, l’examen attentif, enfin, des processus de manumission19 a défait l’opposition binaire entre esclavage et liberté et déployé le subtil nuancier statutaire qui s’étire en réalité entre eux manifestant aussi que
les esclaves n’étaient pas impuissants et faisaient de leur mieux malgré les contraintes imposées par leur condition et la sévérité des limitations auxquelles ils étaient confrontés. Ils s’appuyaient sur eux-mêmes, sur leurs amis, sur leurs familles tandis que les institutions religieuses qu’ils rejoignaient leur fournissaient des occasions de réjouissances et de soutien matériel. Ils n’ont pas manqué d’agency dans la façon de mener leurs affaires20.
17L’optique de Phillips, qui s’appuie sur quelques monographies, dont celle de Debra Blumenthal, ne relève pas les déphasages et les arythmies collectives dans les révisions interprétatives, et son optimisme épistémologique semble tenir à l’importance qu’il accorde à quelques démarches individuelles et à leurs effets supposés. Les réserves et les souhaits de Francisco Javier Marzal semblent plutôt sous-tendus par une vision collective des avancées à réaliser dans la réflexion théorique, la pratique documentaire et la mise en cohérence du récit historique.
18De ce double regard, il ressort que les historiens européens de l’esclavage ibérique — et méditerranéen peut-être — semblent collectivement plus intimidés par les approches qualitatives, sociales et théoriques et se tournent spontanément vers les approches quantitatives qu’ils considèrent peut-être scientifiquement plus pertinentes et recevables. Seuls quelques auteurs ont choisi individuellement d’introduire des révisions interprétatives issues de traditions conceptuelles extérieures qui ont suscité des mouvements variables d’adhésion. À cet égard, il nous semble tout à fait remarquable que les concepts d’identité et d’acculturation qui correspondent à ce qu’ « est » l’esclave aux yeux de la société qui l’asservit puis théoriquement, l’assimile, aient reçu, en histoire sociale, une audience aussi générale et durable quels que fussent, comme le montrent dans ce même volume Michel Giraud et Gianfranco Rebucini, leurs inconvénients heuristiques. De façon étrangement paradoxale, le principal opérateur concernant le « faire » de l’esclave demeure erratique ou univoque bien qu’il soit admis par ailleurs que l’esclavage ibérique médiéval et moderne est « un esclavage relationnel dans lequel les esclaves, insérés dans une société étrangère à la leur, se voient contraints à des relations avec d’autres personnes, relations homologues à l’espace dans lequel elles se déroulent, à savoir l’espace urbain21 ». Une forme d’esclavage dans laquelle l’agir de chacun, maîtres, esclaves, affranchis et libres est pourtant absolument essentielle.
Paradigme « méditerranéiste » et agency de résistance
19Or, la grande majorité des études bute précisément sur l’analyse des relations avec les maîtres. Ces sections, souvent très descriptives et appuyées sur des sources trop peu critiquées, révèlent divers biais d’ « absentement » de l’esclave de la sphère relationnelle. L’idée d’un assujettissement profond tirée des sources notariées et juridiques par le droit de propriété qui assimile l’esclave à une marchandise et à un bien meuble a été souvent retenue. Les diverses représentations issues de perceptions du commerce des « têtes » ou des « pièces », de la mise au travail et du contrôle exercé sur la domesticité servile, l’ont donné pour objectal et souvent comparé à l’animal, à l’outil, à la machine. L’ensemble accrédite une domination aiguë et une exploitation rigoureuse qui entraine l’absentement consécutif de « l’objet » — en tant que personne — de la sphère des relations interpersonnelles. La marge de l’human maneuver (une certaine agency ?) y est bien mince.
20Dans un contraste, qui porte une contradiction inaperçue mais révélatrice d’un autre paradigme des études sur l’esclavage médiéval, les études anciennes aussi bien que récentes soulignent les traits de familiarité, de bénignité et de liens d’affection qui se créent dans la profusion des relations d’esclavage dans le bassin méditerranéen médiéval. Ces élans se lisent par exemple chez Joaquim Miret i Sans qui déclare que « el trato a fines del xiv era humano, ya no se podía mutilar ni matar al esclavo22 » mais aussi chez Alfonso Franco Silva qui suppose la bienveillance des maîtres23 ou chez Jacques Heers, parmi les premiers d’ailleurs à explorer plus minutieusement la dimension relationnelle de l’esclavage domestique, qui se laisse emporter par l’enchaînement caractéristique du raisonnement. En six occurrences au moins, il souligne successivement « la familiarité » que la « constante cohabitation » et la « fréquentation quotidienne » crée dans la « communauté »24 familiale aussi bien que cette « participation à la solidarité “parentale” » qui survient parce que l’esclave dans les villes de la Méditerranée médiévale « fait réellement partie de la “familia”, de la maisonnée »25. Il est « appelé à vivre auprès de son maître et du reste de la famille dans une communion évidente »26. Et nous trouvons en conclusion de son ouvrage, par ailleurs tout à fait passionnant et pionnier, une expression limpide de ce que l’on pourrait nommer le « paradigme méditerranéiste » de l’esclavage et que l’on retrouve sous tant de plumes : la domesticité crée une « familiarité constante » avec les maîtres, des liens sociaux privilégiés et même des « liens affectifs » : ce qui favorise l’« intégration », l’« italianisation » par exemple (langue, coutumes, mœurs) et, bien plus, la « conversion » à la fois catholique romaine. De ce point de vue, l’esclavage est un processus d’évangélisation […] l’assimilation, pour les esclaves, plus ou moins « adoptés » déjà par la famille, par les voisins ou par les clients, « se fait relativement vite ». Le mariage avec « un homme libre » de la ville ou des environs, en constitue le « couronnement »27.
21La nature exacte des relations et la gamme infinie de leurs nuances, terrains propices aux surgissements raffinés de l’art humain de la manœuvre échappent en partie à l’analyse car ils font l’objet d’un double escamotage, aux deux extrêmes de l’arc des interprétations de la relation d’esclavage : soit l’esclave, écrasé par les diverses formes de la domination, est absent du champ relationnel, soit il pourrait presque se réjouir — Bartolomé de Albornoz n’hésitera pas à l’affirmer28 — que l’esclavage lui ait offert une famille qui, en l’assimilant (belle métaphore digestive) rendait inutile manœuvres, stratégies ou machinations. Sans compter l’ambivalence de la bonne conscience magistériale qui s’exprime abondamment dans les archives et dont l’historien ne parvient pas toujours à se garder ; les conséquences de cette situation sont donc importantes.
22D’une part, la mise en exergue de la subjugation a favorisé une assomption particulièrement univoque de l’agency, de l’ordre de l’action-réaction. À l’idée de domination absolue par l’esclavage répondent évidemment « révolte » et « résistance ». De l’autre, la mise en exergue de l’intégration familiale et de l’assimilation sociale, la bénignité de ce climat méditerranéen de l’esclavage a permis d’assigner à l’activité de l’esclave toutes les contreparties relationnelles à cette bienveillance : dévouement, obéissance, engagement, loyauté, fidélité par lesquels l’esclave peut légitimement espérer l’octroi d’une liberté dont on présume qu’il la considère comme le meilleur état possible et qu’il la désire ardemment. Tels sont les composants d’une agency qui voyage en passager quasi clandestin.
23S’élever contre la volonté du maître est bien souvent le fait d’un seul ou de quelques-uns, par la fuite notamment ; nous ne trouvons pas trace de rébellions collectives et organisées, pas de quilombos ou de palenques en Péninsule Ibérique. La fuite mais aussi le vol, la délinquance sexuelle, les violences physiques et les tentatives d’assassinat des maîtres sont portés par les historiens au crédit de la « révolte individuelle » contre les représentants directs et domestiques de l’esclavage. L’alcoolisme et le suicide sont souvent associés à une forme — à notre sens bien paradoxale — de « résistance » par soustraction peut-être, réelle ou imaginaire, à l’esclavage et certains historiens y rajoutent la recherche du mariage avec pour intention de limiter le pouvoir du maître. La religion — celle de l’origine — peut y être abordée sous le jour de la « résistance culturelle » à la catéchisation forcée ou perçue comme les prodromes d’une « syncrétisation ». Enfin, la « recherche assidue de l’émancipation » et les formes de l’affranchissement occupent en général le dernier chapitre des ouvrages où sont déclinées les formes de « retour à la liberté ». Mais ce sont d’ordinaire bien moins les négociations menées ou les « stratégies » mises en œuvre pour arracher l’affranchissement au maîtres (réclamation, plainte ou constitution en partie d’un procès, qui nous ramèneraient à une agency innommée) que la magnanimité de ceux-ci postulée dans l'examen récurrent des clausules testamentaires — a fait longtemps donner pour l'assurance d'obtention de la liberté. Au-delà même de cette victoire, se trouve la vie d’affranchi dans une société qui vous a connu esclave et devrait vous reconnaître libre… La plupart des études s’arrêtent là ou ne consacrent que quelques pages conclusives à exposer qu’une fois libres, la société intégrait les anciens esclaves et qu'ils fusionnaient, plus ou moins rapidement, avec les autochtones29.
24Au total donc, dans le champ d’un esclavage relationnel, les interactions entre les maîtres (les libres) et les esclaves, soit ne sont aperçues que de façon très lointaine et stéréotypée, médiatisée par les paradigmes d’effacement relationnel, qu’ils dérivent de l’impuissance des esclaves face à la pesanteur des structures de leur asservissement, ou s’inscrivent dans la prétendue douceur de celui-ci dans le « paradigme méditerranéiste ». De possibles comportements subjectifs et actifs de l’esclave, de sa slave agency, trois sont perçus et explicitement nommés : « révolte », « résistance », « subversion ». Ce réseau sémantique et notionnel a longtemps semblé suffisant pour aborder l’analyse des interactions de l’esclavage, de sorte que le concept dont nous cherchons les occurrences a bel et bien émergé dans notre champ de recherche à partir de la décennie 1990-2000 mais sous sa première hypostase : une slave agency de la résistance et de la révolte individuelle qui, sans souhaiter en porter le nom, correspond bien aux caractéristiques de celle que la New Social History avait adoptée et diffusée dans les études sur l’esclavage aux Amériques.
25L’usage méthodologique d’une agency de ce type pose malgré tout bien des questions. Elle a, reconnaissons-le, sérieusement entamé les postulats méditerranéistes et la représentation paternaliste de l’esclavage, mais pour ce faire, il lui fallait introduire des modèles de compréhension de l’esclavage qui, dans leur élan critique, se portaient à l’autre extrême de l’arc interprétatif. Les représentations de l’esclave comme homme-animal, homme-machine ou marchandise30 qui commencent à s’imposer dans les années 2000 correspondent-elles vraiment à la situation ibérique médiévale et même moderne ? L’analyse ne risque-t-elle pas de tomber dans le piège d’une double téléologie : celle de l’esclavage et celle de l’émancipation ? Secondement, ce composant peut-il expliquer de façon convaincante certains comportements qui, si nous accordons foi aux sources, seraient récurrents chez les esclaves ? En quoi le vol, l’alcoolisme et la violence physique pouvant aller jusqu’à l’homicide contre d’autres esclaves ou des libres de nature sont-ils des comportements de révolte ou de résistance à l’esclavage alors que les châtiments qu’ils provoquent sont autant de manifestations réelles — très — et symboliques du pouvoir des maîtres et de l’institution oppressive ? Peuvent-ils vraiment être envisagés comme des conduites de « résistance » au pouvoir patronal ? Manifestent-ils des formes de « subversion » de l’ordre esclavagiste ou expriment-ils des modalités relationnelles et réactionnelles — au sens psychiatrique — que l’agency sous sa première forme (révolte/résistance) ne permet pas d’explorer ?
26Les sources ne nous abusent-elles pas aussi parfois ? Pourrions-nous oublier que « les sources historiques dans leur grande majorité redoublent l’effet de domination du fait de la concentration de l’expression écrite dans les catégories sociales qui explicitent et diffusent l’idéologie de leur supériorité31 ».
27Or la récurrence de ces faits, n’est portée le plus souvent à notre connaissance que par les actes notariés de rédhibition/éviction d’esclaves ou les ordonnances municipales. Ne peut-elle être interprétée comme le reflet de ce « texte public32 » du dominant, de ces stratégies d’action robuste de la société des libres dans le but de conserver sinon d’accentuer l’emprise sur ses dominés ? Comment dépasser ces difficultés ? Comment penser le « jeu » — au sens de celui qui affecte des pièces assemblées — qu’il peut y avoir dans la relation d’esclavage et dans lequel se créent des espaces profitables, sans concevoir une extériorité systématique des forces oppressives contre lesquelles se trouve la seule résistance et poursuite de la liberté ? Poursuivre un but qui n’est pas celui du maître suppose en effet que l’esclave élabore et poursuit des fins personnelles et cherche à se donner des moyens de les atteindre. Mais s’agissant de finalités personnelles, ne doivent-elles pas être infiniment plus variées que la résistance et la recherche de liberté, qui sont peut-être autant d’identifications projectives des motivations de l’esclave issues de la pensée du maître ? Pourrions-nous atteindre cette diversité ? De quelles expériences pourrions-nous tirer enseignement ?
Sous bénéfice d’inventaire
28La remarquable dispersion du concept d’agency dans l’aire caraïbe et américaine a placé quelques champs historiographiques sous influence paradigmatique. La retracer, concernant le second territoire américain concerné par l’esclavage de plantation ne manque pas de receler quelques leçons bien salutaires. Quelques années séparent le « retour sur soi » historiographique mené par Suely Robles de Queiróz33 d’une part et celui mené par Sidney Chalhoub34 aux côtés de Fernando Teixeira da Silva35 et celui, plus large et décidément sarcastique, de María Verónica Secreto. Tous trois ordonnent la chronologie du développement historiographique du champ d’études sur l’esclavage selon trois temps ; celui de l’auguste ancestralité de l’œuvre de Gilberto Freyre36, celui de l’école de sociologie Paulista et enfin celui, plus diffus et fragmenté, de l’inflexion « agentiste37 » que Chalhoub et Teixeira voit s’imposer à partir des années 1980 et nomment clairement paradigma da agência par opposition au paradigma da ausência qui, selon eux, caractériserait les recherches des années 1950 à 1970. Une « crise paradigmatique qui a constitué le fondement épistémologique et idéologique qui nous [l’historiographie brésilienne] fit parcourir avec une certaine rapidité le chemin de la nécessité à la liberté38 » et un empressement suspect qui consistait « à embrasser toutes les nouveautés qu’offrait l’historiographie sans y replacer le problème de la réception sans discussion, c’est-à-dire l’inégalité de l’échange entre les historiographies mentionnées et la brésilienne39 ».
Paradigma d’ausência vs. paradigma d’agência
29Emilia Viotti da Costa, l’une des premières à voir arriver la crise paradigmatique induite par l’adoption générale de l’agency, définit la mutation du champ comme « une inversion des conditionnements ». Les conditionnements économique, matériel et objectif en vinrent à être eux-mêmes conditionnés par la culture, la politique, le langage et le sens40. L’absence de dialectisation qui caractérisait les conceptions et les pratiques dérivées du marxisme et de structuralisme s’est d’ailleurs retrouvée dans l’hégémonie du paradigme d’agência41. Une première séquence avait créé une rupture par rapport à la ligne théorico-méthodologique de Freyre, et une nouvelle approche, reposant sur les bases du matérialisme historique, donnait l’esclavage comme la pierre angulaire du processus d’accumulation de capital, instituée pour soutenir les deux icônes du capitalisme mercantile : marché et profit. L’organisation et la régularité de la production et de l’exportation à grande échelle supposaient l’obligation au travail. Pour l’obtenir, la coercition et la répression seraient les formes principales de contrôle de l’esclave42.
30Un certain réductionnisme opérait aussi dans ces généralisations et créait une construction monolithique bien peu propice à l’intuition de relations sociales plus complexes et ambigües que la réversion des infrastructures sur les superstructures ne le laissait connaître. Très focalisés sur les conditionnements macro-structurels dérivés de l’exploitation capitaliste, ils n’ont, en effet, pas pu aborder la subjectivité historique des esclaves qui, dans une telle perspective, n’était que l’« effet des mouvements de la structure ». Mais il ne suffit pas de dire que la critique des approches marxistes et structuralistes emporterait bientôt cette interprétation de l’esclavage qui laisserait le champ libre au paradigma da agência43. La relecture des sources menée sous l’éclairage des trajets de vie, des voix, des actions et des expériences des esclaves va susciter un nouveau regard qui révèle autant qu’il le déporte le biais antérieur. Des concepts comme celui d’« autonomie » et de « résistance » parmi les esclaves ont été fréquemment rapportés comme des noyaux durs pour la reconstitution d’une histoire soucieuse de renverser les perspectives traditionnelles et intégrer les esclaves dans leurs comportements historiques comme des agents effectivement transformateurs de l’institution esclavagiste. En se fondant sur une vision intégrationniste de la société, certains scientifiques ont suggéré que les groupes d’esclaves, en tentant de créer des espaces d’autonomie économique, sociale et culturelle, ont interagi avec les régimes du travail, modelant eux-mêmes un système qui tentait de les réduire à de purs instruments de production des richesses coloniales44.
31Sidney Chalhoub et Fernando Teixeira placent sous le drapeau de ce nouveau paradigme de nombreux travaux45. Les années 1980 y voient la transition du modèle cognitif (holiste) de l’« esclavage des Noirs » à celui (individualisme méthodologique) de l’« esclave noir » et enregistre parallèlement l’essor du paradigme à l’énoncé hautement paradoxal de la volição cativa, étrange écho de la free will and volition qui est à sa genèse. Il s’accompagne d’une seconde « inversion » partielle des objets et des méthodes historiques. L’historiographie traditionnelle utilisait les méthodes quantitatives pour approcher les strates subalternes des sociétés et les méthodes onomastiques pour les élites. À partir des années 1980, ce renversement fait émerger les subjectivités, le vécu d’expérience de l’esclavage à travers la combinaison des méthodes de la micro-histoire et de l’histoire sociale. La subjectivité occupe à ce point l’avant de la scène que l’esclavage n’est plus perçu qu’à travers le prisme de la volonté et de la liberté. L’historiographie a tendu à montrer l’esclave non seulement sous le rapport de l’humanité et de la rationalité partagée, mais, surtout, d’une rationalité occidentale, classique, libérale braquant les projecteurs sur ceux qui agissaient en fonction des critères de celle, calculatoire, qui maximise opportunités et profits. L’opposé de l’esclavage était bel et bien la liberté (que poursuit la volonté résistante par le biais d’un calcul de rentabilité), celles des modèles philosophiques des xviiie et xixe siècles46.
32Tandis que l’historien se détournait des forces historiques impersonnelles et « objectives », le contingent occupait l’espace qu’elles avaient laissé libre. Et de nouvelles sources étaient nécessaires pour entrer dans le point de vue des sujets subalternes. Les sources judiciaires commencèrent à vivre une heure de gloire.
33Les discours et les stratégies individuels mis en œuvre devant les autorités judiciaires furent saisis et interprétés sans que soient suffisamment aperçus et critiqués leur liens avec des structures judiciaires et administratives ou politiques. Le discours à la première personne s'est mis à occuper une place de choix sans qu’une attention suffisante soit accordée à ses médiations47.
34On perçoit clairement l’oscillation entre une historiographie de la première moitié du xxe siècle, centrée sur le pouvoir des institutions, dans laquelle les hommes (pas seulement les esclaves d’ailleurs) succombaient sous le poids des lois et des institutions, et celle qui prend la relève dans les années 1980 et fait prédominer une représentation où les hommes se servent de la loi et de la justice sans en être conditionnés. La bipolarisation du champ historiographique brésilien sur l’esclavage semble alors évidente.
35Dans les premières décennies du xxie siècle, on assiste à la publication de travaux qui élargissent à nouveau les limites de l’observation, en un sens littéral d’abord, puisqu’elles dépassent les frontières nationales, et en un sens méthodologique puisqu’elles cherchent à explorer les hétérogénéités culturelles d’un monde que l’on commence à regarder selon de multiples points de vue. Une nouvelle crise paradigmatique s’annonce-t-elle avec le Global Turn ? Sans doute, mais elle a du bon si l’on en croit la réflexion de Rafael de Bivar Marquese qui attire en effet l’attention sur le fait que les chercheurs brésiliens qui semblaient s’être résolument détournés de l’analyse du capitalisme y reviennent. « La trop grande focalisation sur des dynamiques internes a fait perdre de vue la relation que l’esclavage brésilien entretenait avec une économie-monde, industrielle et placée sous l’égide du capital britannique48 ».
36Deux éléments saillants dans cette réflexion récente sur les développements historiographiques touchant à l’esclavage brésilien : l’importance du jeu d’échelles et la réémergence de la notion de « structure » que la décrue des courants marxistes avait donnée pour périmée. Si l’agência a permis de recentrer les études sur le niveau inférieur des transactions, elle y concentrait le regard, laissant dans l’ombre et négligeant d’autres niveaux du jeu historique où les joueurs ne sont pas des agents sociaux mais des personnes morales, des entités commerciales et financières détentrices, non d’un simple pouvoir d’agency, mais d’un considérable pouvoir d’actant49.
37L’historiographie brésilienne pourraient être comme un laboratoire de ces inclinations dont tout historien doit être conscient ; celle, plutôt individuelle, qui le conduit à se laisser naturellement séduire et absorber par son intention profonde et son outil, ses sources et ses théories ; son point aveugle en somme, qui s’intrique souvent à l’écheveau des traditions collectives qui concentrent l’aimantation idéologique et polarisent plus ou moins fortement, à tel ou tel instant de l’histoire intellectuelle, la tension étonnamment binaire des interprétations ; tantôt l’objectivité des structures, tantôt la subjectivité des agents, avec cet avantage, irréel, que l’on s’est défait du fardeau des héritages et que les choses sont claires… Mais en vérité, rien n’est ni clair ni simple quand il s’agit d’explorer un passé plus ou moins lointain, lestés par nos « traditions électives » qui sont moins « un héritage transmis par les générations qu’un legs historique imaginé et reconstruit par le légataire lui-même »50, comme le rappelle Javier Fernández Sebastián. L’héritier en question
parmi tous les passés possibles […] pratique des sélections en accord avec ses préférences : tels faits, tels auteurs, tels épisodes historiques dans lesquels il se reconnaît : ceux qui s’adaptent aussi le mieux à ses besoins de légitimation et ses attentes quant au futur51.
38Dans ces conditions peut-être préfèrerait-on ne pas être légataire… ou seulement sous bénéfice d’inventaire ! Et justement il s’agit bien de cela, un bénéfice d’inventaire de l’agency (sous ses deux hypostases) au-delà des mots d’ordres si joliment concertants et dissonants du « Bring Men Back In » de Georges Homans52 au « Give the Slave back their Agency » de la New Social History. La trajectoire expansive de l’agência/agentividade dans l’historiographie brésilienne peut être également suivie aux États-Unis avec cet intérêt supplémentaire que nous sommes désormais beaucoup plus près de Dieu que de ses saints. Sans rien nier des progrès de la connaissance induits par les travaux de la New Social History appuyés sur le concept d’agency, l’historien nord-américain Walter Johnson considère que, bien loin d’être le signe simple que son apparence de substantif abstrait lui donne, il s’apparente plus à un écheveau embrouillé dont « personne n’a, depuis longtemps, assez vigoureusement tiré les fils53 ». Malgré la critique implicitement ou explicitement adressée à l’usage d’une agency uniforme depuis certains courants intellectuels de la pensée afro-américaine (Black Marxism, Black Nationalism et Black Feminism), il semble que l’agency demeure le trope majeur à travers lequel les historiens comprennent et construisent un argumentaire sur l’esclavage, à tel point que la réception de nombreux travaux54 « est devenue impossible à l’écart d’un débat sur l’agency qui surdétermine leurs complexes débats », et qui plus est, « à partir d’une question depuis bien longtemps mal posée »55.
L’agency : un trope majeur de la New Social History
39L’un des traits les plus intéressants de l’écriture de Walter Johnson56 , de son style en tant que celui-ci est l’homme57, réside, me semble-t-il, dans ce pouvoir délicat et insinuant d’évocation qui, pour peu que l’on tente d’écouter tous les échos qu’ils éveillent, vous pousse vers de multiples horizons. Et concernant l’usage de l’agency dans le domaine de l’histoire de l’esclavage, le travail critique mené par Walter Johnson en définit une deuxième hypostase. D’entrée de jeu, la formule « master trope » a de quoi interpeler tandis que le terme de concept ou même de paradigme avait jusqu’ici dominé. Or un trope est une catégorie de la rhétorique dont la valeur est de déplacement, l’inducteur d’une opération mentale qui détourne un sens propre en un sens figuré, afin d’introduire un mouvement, une dynamique, dans la réception. Frôlement furtif des Mânes de Kenneth Burke selon qui il n’y aurait que quatre tropes majeurs (master tropes) : métaphore, métonymie, synecdoque et ironie… Il ne pourrait s’agir que du plus « maître » de tous : la métaphore, capable de créer un champ de force attirant divers matériaux tels que subjectivité, humanité, volonté libre, que le terme agency aurait ainsi le pouvoir de convoquer.
40Comment les historiens ont-ils opéré ce tour de magie se demande Walter Johnson ? En attirant dans le champ historique, le concept d’une capacité d’action tout entier issu des catégories de la pensée libérale du xixe siècle et en la faisant entrer en collision avec celles de l’humanité de l’esclave. « Telle que » les historiens « l’utilisent dans le courant de la New Social History, » nous dit-il, l’agency « offre le sens d’action autonome, un type d’action que l’Oxford English Dictionary » déclare dépendre de la « “personal free agency” […] ou de l’“independent will and volition” »58. Nous voici face à un sérieux paradoxe qui ne semble pas avoir fait reculer les historiens. Pour le surmonter, plutôt que de rendre les armes et suspendre le jugement devant l’impossibilité d’atteindre une vérité certaine — l’autre sens de trope pour les philosophes sceptiques — ils ont sereinement appliqué, avance l’historien de Harvard, « le jargon de l’auto-détermination et du choix libre à la condition historique de réification civile et d’impossibilité de choix », et, sans grande surprise, ils ont produit « un étrange syllogisme » dans lequel, « le simple fait que cette humanité fût réduite à l’esclavage a été perçu comme une condition suffisante pour que tout comportement manifesté par l’esclave y soit une résistance à son asservissement »59. Pareille concentration de l’agir — ou sa réduction — suppose — mais surtout permet — de soutenir sans l’avoir prouvé que les esclaves — tous les esclaves — développaient strictement la même conscience de leur situation et que celle-ci était clairement identifiée comme une injustice absolue à laquelle il fallait au plus tôt se soustraire par la lutte ouverte ou sourde et le marronnage. Pour que l’historien se voit ainsi contraint de ré-humaniser l’esclave par le biais d’un agir univoque toujours orienté vers la résistance, il faut, en toute logique paradoxale, que cette humanité, en quelque moment et de quelque façon arrachée60, dût être reconquise. Lorsque l’humanité est confondue avec celle de la volonté libre, il devient presque impossible d’apercevoir que nombre de façons d’être humain pour les esclaves sont difficiles à réconcilier avec l’idée d’une « agency nécessairement résistante à l’esclavage61 ».
41Sortir de l’impasse serait peut-être lié à notre capacité de poser une question tout à fait passionnante à laquelle donner une seule réponse ne sera pas possible. Plutôt que de se demander comment les esclaves sont repartis inlassablement à la conquête de leur humanité perdue ou déniée de diverses façons par le peuple des maîtres et des libres, ne faudrait-il pas se demander quelle est, sans fausse pudeur, la condition de l’humanité réduite à l’esclavage ? Invoquer l’image de cette condition « consiste pour moi », écrit-il, « à tenter de penser la vie nue des esclaves, comment ils ont souffert dans l’esclavage et y ont résisté »62. Ces mots, au demeurant simples et dénués de grandiloquence ouvrent pourtant un espace fondamental et terrible puisqu’il s’agit « de tenter d’imaginer une histoire de l’esclavage où l’on percevrait la vie des esclaves en tant que puissamment conditionnée — sans être réductible à ces seuls conditionnements — par leur esclavage63 ».
42Conditionnés, conditionnements ; voici des mots que l’usage de l’agency, le débordement optimiste de la subjectivité et de l’empowerment semblaient avoir banni des interprétations historiques. « Pour les asservis, les formes les plus élémentaires de la vie — avoir faim, ou froid, être fatigué ou devoir se soulager — révélaient à quel point les sensations les plus vitales de leur vie corporelle étaient sédimentées à leur esclavage64 ».
43C’est la dialectique entre la puissance extérieure de structures et d’institutions comme l’esclavage et ceux qui en ont vécu la subjugation qui est ici réintroduite dans un champ qui s’employait à la congédier. Et c’est la reconnaissance d’une condition à la fois minutieusement déterminée et toujours transcendante qui dessine le champ dans lequel l’analyse pourra évoluer avec fruit. C’est sur la « vie nue65 » de l’humanité que s’exerce le pouvoir de l’esclavage et il n’est pas besoin d’évoquer ici celui qui sévissait dans les plantations coloniales pour rappeler comment s’exercent efficacement la manipulation et le contrôle : séduction et faveurs même infimes, mais aussi humiliations, menaces, privations, châtiments et sévices pensés pour produire leurs effets physiques et psychiques dans une relation de pouvoir totalitaire entre des êtres humains. Rappelons ici le spectacle dont un juge de Gênes et son notaire eurent à consigner l’observation, le 1er mai 1479, au domicile de Lodisio de Maris Pesagno où une jeune femme esclave maure de vingt-cinq ans fut retrouvée pendue dans la cuisine ; les innombrables marques de coups et les lacérations du fouet l'avaient faite, écrit le tabellion « devenir aussi noire que du charbon66 ».
44La violence infligée à l’esclave existe en tant que relation, en tant qu’elle est infligée par un être humain à un autre être humain. C’est cette condition irréfutable des deux acteurs qui constitue précisément l’esclavage et qui nous somme d’examiner toutes les conséquences et les réactions humaines à cette situation. C’est cette condition irréfutable que l’esclavage manipule, rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Or l’historien ne peut oublier que l’humanité est faite de vulnérabilité, de faiblesse, d’abandon, de compromission, de soumission, de lâcheté, de ruse, de manipulation, de cruauté, de sadisme, de perversité, de violence déchainée ; d’un riche nuancier d’expressions, loin d’être seulement héroïques, qui nous ramène à une domination protéiforme et terriblement pénétrante au cœur de laquelle il fallait vivre ou mourir.
45Détourner le regard en fredonnant l’antienne d’une agency héroïque, univoquement résistante n’est-ce pas aussi adopter une représentation de la liberté directement issue du monde idéel de l’oppresseur ? N’est-ce pas le meilleur moyen d’être le jouet du trope à l’œuvre dans son pouvoir de déplacements et de métamorphoses ? De tels dangers prennent, au sens propre, corps dans les desseins contre Charleston prétendument nourris par Denmark Vesey et ses co-conspirateurs.
Trope à l’œuvre
46Trois ouvrages paraissent la même année67 sur une conspiration majeure qui aurait dû embraser Charleston au début de l’été 1822, avec des prémisses communs et limpides. Les insurgés avaient minutieusement tramé une révolte de grande envergure68 qui n’avait avorté que grâce à l’intervention, préventive, de l’oligarchie blanche de la ville. Qu’elle ne fût qu’une rumeur ou un vague souhait n’atteignant même pas l’état de projet, la Cour, après un long procès, rendit une justice rigoureuse. Pour la recension de ces livres touchant à l’hagiographie de Denmark Vesey et de ses co-conspirateurs, aiguillonné surtout par les doutes anciens de Richard C. Wade, l’historien Michael P. Johnson a jugé utile de reprendre le dossier69. Traquant, par une archéologie philologique scrupuleuse, les incohérences des comptes-rendus du procès, leurs points de fuite, leur douteux assemblage chronologique et leur grandiloquence, il fait surgir les spectres qui y demeuraient cachés. En recréant l’environnement légal, social et politique à travers les éphémérides locales et les échos des débats de la Cour suprême, il donne vie et sens à l’envers du décor. Passant au crible les témoignages et les confessions, il met au jour deux tendances majeures parmi les inculpés. Certains optent pour le silence, plaident non coupable et n’avouent rien, n’admettent surtout pas d’avoir tramé de complot contre les blancs de Charleston ; d’autres témoignent, avouent abondamment, et acceptant l’accusation de conspiration et de rébellion, ils donnent des noms. Ils eurent la vie sauve alors qu’ils avaient reconnu leurs « crimes » tandis que ceux qui en avaient refusé l’opprobre sont morts sur le gibet. Étonnamment ! N’aurait-on pas parié que la Cour aurait sévèrement condamné les fauteurs de trouble et absout les « bons » esclaves aussi soumis que discrets ? Mais la sentence donne le vertige ! Les « Blancs » de Charleston et l’ensemble de l’appareil répressif avaient un impérieux besoin de prouver la « réalité » de leur cauchemar prophylactique pour donner clairement à entendre à la population esclave et affranchie de la ville et des plantations alentours que Charleston n’était pas Haïti. Pour ce faire, il était besoin de collaborateurs, et on les trouva parmi les esclaves, qui, le jour d’hier acquiesçaient et riaient aux traits d’ironie de l’affranchi Denmark Vesey. La vente à l’étranger plutôt que la mort, la collaboration avec l’ordre esclavagiste plutôt que la mort. Rien qui ne soit humain.
47N’a-t-on pas affaire à de claires et distinctes manifestations de l’agency ? S’insurgera-t-on contre elle ? S’interdira-t-on de penser comment tous ces hommes pris au piège ont évalué la situation, en fonction de quelles analyses du système esclavagiste et de quelles mesures de son pouvoir, de quelles expériences réinvesties et de quelles projections, de quelles terreurs, de quelles confiances, de quelles naïvetés ? Et s’y refusera-t-on parce que la liberté doit être la finalité de toutes les résistances ? Il nous est donné ici à la fois une contre-épreuve de l’agency résistance et une preuve que tous (esclaves collaborateurs ou non, maîtres cherchant la perte ou la protection de leurs esclaves, serviteurs de l’appareil judiciaire, journalistes, citoyens libres de nature face aux libres de condition et de couleur, abolitionnistes et fermes défenseurs de l’esclavage) ont cherché à la déployer dans l’espace de pouvoir sinistre qui leur était dévolu.
48Une source extraordinaire et un travail d’historien admirable qui révèle la mésaventure des historiens, des philologues et des biographes dans cette affaire où la slave agency insurrectionnelle et la recherche de liberté et d’héroïsme étaient posées comme prémisses de départ et reposaient entièrement sur la foi en la vérité des accusations et l’intégrité de la Cour ? C’est bien la puissance du trope qui s’y révèle aussi, capable d’un extraordinaire pouvoir de « déplacement » de la perspective et du sens, car enfin, les hagiographes des événements de Charleston, prisonniers des mirages d’un puissant fantasme social, en sont bien venus à considérer l’hypothétique insurrection et ses meneurs, esclaves et affranchi, avec les mêmes yeux que ceux qui les ont menés au supplice.
49À vouloir s’acquitter de la dette historique en rendant aux esclaves une agency réduite à des couleurs primaires, nous risquons de voir — de nous voir — adopter le regard des maîtres et être la cible d’un trope majeur : l’ironie. Mais, quand bien même on percevrait parfaitement les risques de biais et de confusion portés par ce concept, quand bien même on résisterait à son pragmatisme communicationnel, pourrait-on résister à sa séduction pour l’histoire sociale ? Le poison n’est-il pas dans sa peau et ses entrailles mêmes ? Tandis qu’il définissait l’agency telle que les historiens l’avaient importé dans le champ de la New Social History, Walter Johnson rapportait aussi que le mot lui-même avait « une longue histoire complexe et polysémique70 » et, à l’instant, d’une conjonction adversative, il s’en détournait pour retrouver le terrain historique. Pourquoi ne pas nous glisser dans l’entrebâillement de cette prétérition ?
Pour résister à ses propres idées
50Diderot affirmait plaisamment que ses idées étaient ses catins… Et peut-être l’Agentive Turn disposait-il à désirer une idée séductrice ? À propos de l’agency, et si nous considérons les mots pour la dire, il est clair qu’à l’exception du portugais du Brésil, les langues néo-latines ne se sont pas « bricolé » des mots recouvrant des significations semblables ? Cette question peut au demeurant être étendue à la notion d’« empowerment », avec laquelle « agency » est souvent associée et dont les transferts « empuissancement », « empouvoirement » semblent luxer la langue sans parvenir à y construire des champs de signification. Mais cette absence représente-t-elle un défaut ou une chance à saisir ? Celle d’un protocole expérimental de l’imaginaire au cours duquel observer justement l’univers qu’une autre langue pense objectif et ce qu’elle en dit avant de tenter de définir une agency nouvelle, si cela est possible, qui ne soit pas seulement un trope, même majeur, soit débarrassée de quelques points aveugles et dotée de quelque prudence supplémentaire qu’il serait possible de voir fonctionner sur les sources — si nous en avons qui s’y prêtent et savons les aborder — et non plus seulement sur celles qui servent à l’histoire sociale des esclaves des mondes coloniaux américains. Renvoyer, « entre le regard et le paysage », à la pensée de l’histoire et des sciences sociales américaines, comme un hommage à leur créativité, à l’espace vivant de discussion que l’on pourrait établir, l’assurance de notre regard et de notre écoute attentive, ainsi que notre commun désir de penser un objet commun quoique différent : l’esclavage.
L’ordre des mots
51Il n’est pas indifférent que l’agency surgisse dans la langue anglaise comme l’astucieuse adaptation d’un substantif actif d’un latin médiéval aux accents scholastiques. La désinence –y, avec une merveilleuse économie de moyens, a pu maintenir, à la différence du –e français et des –ia italien et espagnol, les pouvoirs conférés par le suffixe abstractif latin. Les dérivés en –ntia constituent en effet une classe charnière combinant la référence à un processus comme les noms d’action et la référence à un état comme les noms de qualité. Or des abstraits de qualité subdivisés, en latin, en deux classes, la forme agentia retient l’ensemble des valeurs, combinant les valeurs d’appartenance définissant la qualité attribuée comme inhérente à l’être et celle qui la définit comme attribution caractérisant l’être par l’extériorité. L’agentia combine la qualité inhérente à l’être qui peut en percevoir l’ensemble des manifestations, mais aussi l’abstraction et l’extension de cette qualité à l’ensemble des êtres admissibles dans la catégorie. Et cette egestas linguæ, que nous reconnaissons dans la forme anglaise agency, n’est sans doute pas étrangère à la possibilité de développer une aire conceptuelle d’envergure non plus qu’à la séduction que sa densité sémantique exerce.
52Remontons un instant en amont de la nomination et songeons comment l’idée préexistant à l’agency viendrait à l’esprit. Nos corps, sans aucun doute, font à tout instant l’expérience non seulement de leur capacité d’agir mais encore celle de l’imaginer et de la réfléchir, d’en projeter une image mentale qu’elle soit ou non suivie d’effectuation. Ces traces de sensations et d’images, de situations et d’actes viennent informer des synthèses imaginatives fugitives dans l'environnement de la pensée. Le mot vient à l’humain comme un agent de permanence qui pallie l’évanescence des silhouettes que crée l’activité mentale. L’ensemble de ces opérations n’a pas encore franchi la frontière de ma subjectivité, mais s’il se faisait que les données sensorielles que me renvoie l’extériorité semblent tant soit peu corroborer les éléments de ma synthèse et le mot qui la pérennise, ils formeraient « un alliage71 ». « Cette alchimie », évoquée par Jean-François Billeter, produit ce que nous appelons le concret, et qui pourrait n’être qu’une synthèse imaginaire créée à partir de stimuli extérieurs, devenue solide dans notre esprit et re-projetée sur l’extériorité objective des choses. Mais cette objectivation peut être bientôt renforcée — ou infirmée — par le consensus que les sociétés organisent autour de leurs choses et inscrivent dans leurs mots. Comment douter des mots de la tribu, et de l’existence concrète de ce à quoi tous croient72 ? Car, y croire signifie aussi nous entendre avec les autres et partager un même monde, stable et d’une permanence suffisante. Un monde qui est l’ensemble des choses parmi lesquelles nous vivons et qui ont été — sont constamment — créées par l’activité de perception, de concrétion et d’objectivation de l’esprit et du langage dans le champ de ce que nous nommons réalité73. Nous vivons donc dans des mondes différents voire adverses, incompatibles ou conflictuels pour cette raison et les croyances qui l’accompagnent. Si nous parvenons à concrétiser de l’imaginaire au point que son existence nous semble objective, nous avons aussi celui de le conceptualiser, c’est-à-dire de créer un contenant spécifique à différentes concrétudes antérieures, nous donnant fort à faire s’agissant de déconstruire les concepts et pulvériser les concrétions pour retrouver de l’activité, de la fluidité, de la contingence…
Au-delà d’un trope
53Hériter de l’agency, telle que les historiens avaient accepté d’en être légataires, représentait une imposante succession. De John Locke74 à John Stuart Mill, en passant par Adam Smith et Jeremy Bentham, on peut tracer des filiations de l’Utilitarianisme à la Rational Choice Theory et la sociologie de Homan; depuis Rousseau et Kant, on pourrait composer une généalogie des théories normativistes de l’action qui courent jusqu’à celle de l’agir communicationnel développée par Habermas. Quoique s’opposant l’un à l’autre, ces deux courants théorisant la capacité humaine d’agir, confluent dans une représentation rationaliste de l’action orientée vers ses fins et pénétrée des dualismes hiérarchisés (kantiens) entre intérêt matériel et idéal moral, pensée individuelle et « pensée élargie75 ». Sortir de ces impasses, supposait de mener une démarche suffisamment critique pour dissocier l’agir de fins préétablies dans l’abstraction des situations concrètes et suspendre la fausse distinction entre intérêts matériels et valeurs transcendantes, en postulant que les finalités élaborées par les êtres humains le sont à partir de sens et de valeurs socialement construites, tout cela au profit non d’une théorie mais d’une représentation de l’action qui replace les conditions de possibilités de ses diverses dimensions (évaluatives, constructives et expérimentales) dans l’environnement de l’expérience sociale. Il est à souhaiter que le travail de Walter Johnson qui dégageait explicitement l’agency de sa collusion facile avec l’abstraction de la volonté libre, défaisait l’isomorphisme entre agency — humanité — résistance et attirait l’attention sur la profonde empreinte de l’esclavage sur le corps en temps que siège factuel des sensations, des affects, des pensées et des actes, ait suscité, parmi les historiens de l’esclavage, un grand mouvement de révision des croyances. Quelques éléments de l’agrégat demeuraient intacts : celui des acteurs eux-mêmes tant que l’analyse reste focalisée sur la « slave agency » et laisse dans l’ombre portée de la structure l’action des maîtres et des libres, celui de la rationalité et de son environnement réel d’exercice.
54De tels écueils nous conseillent-ils d’oublier définitivement une notion qui semble tantôt réductrice et tantôt trompeuse ? De la rendre poliment aux théories de l’agir rationnel, intentionnel, normativiste ou communicationnel ? De lui concéder droit de cité sous la forme où la critique exercée par Walter Johnson l’a reconduite et de suivre les pistes qui se sont ouvertes, grâce à son analyse ? Les travaux menés postérieurement enregistrent de grands progrès et, concernant la dialectique relationnelle des maîtres et des esclaves à Valence à la fin du xve siècle, l’enquête menée par Debra Blumenthal y encouragerait déjà vivement par la créativité des interprétations présentées. N’est-il pas possible, puisque le mouvement est amorcé, d’aller encore un peu plus loin dans la réception conceptuelle, pour « synthétiser d’autres images » de l’agir humain qui tiendraient aussi dans l’enveloppe de peau de l’agency, au-delà du trope et au-delà de ses premiers amendements ?
55Dès que l’on se penche, comme l’a fait, dans les années 1990, le sociologue allemand Hans Joas76, sur l’agir humain en général, celui des libres donc en tant qu’il est autre chose qu’une abstraction commode et réconfortante, on note les prémisses incroyablement fragiles sur lesquelles cette possibilité d’agir repose. Et Joas montre bien qu’au contraire de ce qu’énonce la théorie, le sujet « libre » n’est le plus souvent pas capable d’agir en fonction de finalités clairement perçues ou établies. Le plus souvent, il rationalise a posteriori les mobiles de son action. De la même façon, le sujet « libre » n’a pas la maîtrise absolue de son propre corps (théorie de l’agir normatif). Par ailleurs, l’idée d’un corps comme moyen technique (idée d’agir instrumental de la RAT) ou simple médium matérialisant les intentions du sujet sans inertie ou résistance (agir communicationnel), outre le fait qu’elle assujetit le sujet « libre » à toutes sortes de disciplines externes et internes, le prive de toute capacité d’agir et de subjectivité dans l’agir. Enfin, l’autonomie radicale et première du sujet agissant par rapport à son environnement qui avoue sans détour son alignement sur une ontologie individualiste activement discutée par la philosophie et les sciences sociales, non seulement ne prend pas en compte l’existence des processus primaires d’autonomisation et d’apprentissage, mais encore de son exercice largement mouvant au cours de la vie en fonction des types d’échange possibles entre le sujet et son environnement. Voilà qui rapprocherait l’agir « libre » de l’agir contraint et réduirait considérablement la distance entre maîtres et esclaves, les soumettant tous à des processus de normalisation, de contrainte et d’assujettissements divers, pouvoir dans lesquels, si on choisit l’optique foucaldienne et butlerienne, le sujet agit son advenir. Une nouvelle « synthèse imaginative » s’annoncerait-elle ?
56Les sociologues américains Mustafa Emirbayer et Ann Mische77 l’ont enrichie en y intégrant la dimension temporelle de l’agir. Il restait en effet dans l’ombre que l’environnement des agents n’est pas seulement l’ espace mais qu’ils sont évidemment immergés dans un flux temporel. Et leur capacité d’agir s’exerce dans ce flux qui détermine l’environnement de l’action, les détermine eux-mêmes par rapport à l’action, eux-mêmes comme « sujets » plus ou moins conscients et réflexifs selon l’extension du champ temporel qui s’ouvre devant eux dans le flux impose un faire-face immédiat, une méditation plus longue, ou des actions inscrites dans des séquences de temps courts mais répétées. L’agency peut donc aussi être décrite relativement à la survenue d’événements émergents qui marquent une scansion de la temporalité humaine. La dynamique agentive devient une possibilité de mettre en œuvre une « raison pratique » dans laquelle interviennent des mouvements que l’analyse distingue mais pas l’agir, tant, dans l’action ordinaire ou routinière, ils s’interpénètrent et s’exercent dans une sorte de pré-conscience. Ces trois mouvements, marqués par des notes temporelles différentes, sont perceptibles dans le développement de l’action. L’itérativité, marque la recherche, dans un mouvement récurrent vers le passé, d’expériences et d’intériorisations, d’une caractérisation de l’action requise ou souhaitée par des repérages de motifs, de schèmes déjà connus qu’une attention sélective adresse à un répertoire de situations parmi lesquelles le sujet anticipe des manœuvres et des ajustements possibles. Et l’on se surprend à penser aux façons dont tel ou tel esclave investirait dans l’action sa condition de bozal ou de ladino, son pouvoir ou sa façon d’intégrer de nouvelles connaissances — dont il faudrait explorer d’ailleurs les modalités d’acquisition — ou de rassembler les tesselles désunies d’une culture d’origine.
57Le sujet prend appui sur ce mouvement temporel intérieur pour en amorcer un autre projectif où le repérage itératif sert à anticiper les évolutions potentielles de l’action dans des scénarios futuribles où en se recomposant symboliquement, les données de l’expérience passée peuvent créer de l’innovation, des réagencements mais aussi et souvent de la reproduction. Ce mouvement est donc crucial dans une dimension le plus souvent tue ou inaperçue de l’agency et qui n’est pas sa faculté de frayer des passages et de dynamiser des rôles statutaires et sociaux en vue de transformer les règles du jeu, mais sa capacité de reproduction et de renforcement de l’ordre établi. La note future, dominante dans ce mouvement, s’écoute dans le jeu libre et sans engagement avec le monde, des hypothèses d’action et de mise en œuvre expérimentale. Ces deux mouvements s’effectuent et se résolvent dialectiquement en un troisième qui tente de répondre, à partir de leurs résonances, aux exigences d’interaction d’un présent situé. Pas n’importe quel présent, pas n’importe quelle exigence. Dans l’action routinière, la tonalité itérative est nettement plus audible que la projective, mais qu’en est-il lorsque la situation est ambiguë, nébuleuse, résistante, son issue incertaine sinon vitale ? L’inachèvement de ce type de situations, leur caractère « non-donné78 » remarque John Dewey, fait le cœur de toute réflexion, et quelque chose de très ancien semble resurgir en ce point, comme le recours à une prudence (phronèsis) qui ne désavouerait pas sa nuance de ruse (métis) et que les philosophies occidentales modernes — à la différence des médiévales — ont trouvée suspecte et bientôt écartée du cortège triomphal de la rationalité moderne. On la retrouve pourtant ici, « théorie de la pratique », empiriquement présente dans les processus d’évaluation de l’action, dont la justesse (et partant l’espoir d’efficace) tient dans l’aptitude de l’être à caractériser la situation dans une identification qui n’est pas premièrement épistémique mais profondément perceptive, car les jugements de cette sagesse, écrit Martha Nussbaum, sont de perception et forment « la réponse complexe que l’entier de la personne79 » (corps, sensations, affects, émotions, pensée, raison) donne à une situation. On ne peut s’empêcher de penser aux esclaves de Charleston dont les minutes transcrivent des témoignages où ces efforts de jauge environnementale de la situation se font dans le carcan des corps meurtris et d’une temporalité oppressante.
58Tenter d’aller au-delà du trope, loin de nous écarter de la question des déterminants de l’action, nous y ramène de diverses façons et à différents niveaux de celle-ci. Les contingences temporelles et l’environnement créent un effet de retour de l’extériorité sur l’intériorité, mais ce n’est pas tout, la dynamique de l’action active en elle-même, l’extériorité incorporée, intériorisée, performée dirait Judith Butler, aussi bien dans sa dimension corporelle, sensitive, itérative et mémorielle que projective, évaluative et performative cherchent à dialectiser le clivage traditionnel entre objectivité des structures et subjectivité des agents80. Une représentation de l’agir qui place face à face ceux qui le sont, faisant chacun l’histoire mais aux prises chacun avec des circonstances qui différent ou s’opposent. N’est-ce pas, si l’on accepte de dialectiser vraiment les mots de Marx :
Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur propre mouvement, ni dans des conditions choisies par eux seuls, mais bien dans les conditions qu’ils trouvent directement et qui leur sont données et transmises. La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants81.
59L’agency est un fauteur de trouble et la comparaison avec les champs historiographiques brésilien et nord-américain nous laisse désormais mieux comprendre sa « discrétion » dans le champ ibérique et la résistance des paradigmes « objectivistes ». Cheval de Troie libéral, héritier de divers courants de la pensée rationaliste du Classicisme et des Lumières, l’Agentive Turn a favorisé le centrage sur une subjectivité « consciente », « libre » et « volontaire » qui entendait balayer les représentations objectivistes du devenir historique. Les études sur l’esclavage révèlent son effet le plus inattendu : faire triompher une « agentivité » héroïque et résistante directement tirée de l’arsenal idéaliste des maîtres.
60Emilia Viotti da Costa interrogeait très tôt l’empressement brésilien à prendre le tournant agentif et subjectiviste. Même si elle jugeait tout aussi erroné le conservatisme des tenants du paradigme objectiviste, qui « se refusaient à incorporer au plan théorique les transformations extraordinaires survenues depuis les trente dernières années82 », elle n’épargnait pas ceux qui avaient pris la vague du subjectivisme et du « discursivisme » que le Linguistic Turn y associait. Que ce fût par recherche d’originalité ou par la séduction exercée par les nouvelles modes, cette position ne fait qu’inverser les approches de l’historiographie des années 1960 sans les intégrer à une synthèse nouvelle et plus riche. Ce faisant, elle courait « le risque de recréer un type d’historiographie plus traditionnaliste encore que celui qu’elle a répudié, ou, ce qui est pire, de laisser de côté des aspects cruciaux pour la compréhension de la société et de l’histoire83 ». Trop tôt survenue et inaudible en ces temps de révolution paradigmatique, sa critique anticipait celle que Walter Johnson adresserait à l’historiographie agentiste nord-américaine en centrant son point de vue sur l’histoire de l’esclavage. Faut-il que nous nous réjouissions que l’historiographie ibérique de l’esclavage médiéval et moderne n’ait pas excessivement donné dans ces errements ? Oui et non sans doute. Non, parce que les raisons n’en sont peut-être pas la seule clairvoyance scientifique et parce que, comme le signale Francisco Javier Marzal Palacios, l’histoire sociale et conceptuelle de l’esclavage continue d’en souffrir. Oui, car ces raisons, bonnes et moins bonnes nous ont donné l’espace d’une temporisation utile et féconde.
61C’est, en seconde instance, cet espace que j’ai choisi d’explorer pour plaider pour une histoire sociale que la défiance conceptuelle et l’influence de paradigmes antérieurs ont laissé quelque peu en déshérence et qui, ne dédaignerait pas de se tourner peut-être vers une agency dûment passée au crible de la critique, de l’expérience et de la reconceptualisation. Progresser d’une critique du concept dans le champ de la New Social History américaine de l’esclavage vers une reprise conceptuelle qui passait par une déconstruction de ses prémisses généraux dans les travaux de Joas, Emirbayer et Mische, révélait et confondait les illusions classiques et libérales de l’isomorphisme raison — volonté — liberté qui sous-tend l’agency traditionnelle et lui confère la puissance mutagène observable dans la boite de pétri de Charleston. La commune condition de l’agir humain, soumise aux assujettissements psychiques, physiques et environnementaux, rapproche les dominants des dominés et les saisit tous dans la dialectique complexe qui les livre à l’extériorité et ne les fait advenir comme « sujets » que dans ces processus.
62La révolution paradigmatique n’aura probablement pas lieu mais peut-être y réaliserait-on cette dialectisation que Viotti et Johnson appellent clairement de leurs vœux. Pourquoi ce mouvement serait-il important pour l’histoire de l’esclavage ? Si l’agency, permet l’approche d’une microphysique du pouvoir, elle n’est pas l’instrument d’une négation d’une macro-physique du pouvoir et devrait nous permettre d’envisager tous les environnements, toutes les temporalités et toutes les formes de l’agir, dont l’éventail s’ouvre dès que l’on soustrait l’agir à une fin univoque. La relation de domination peut être analysée « from below » sans que son caractère éminemment relationnel dans l’esclavage médiéval ne s’individualise à l’excès dans la relation au maître et ne s’affranchisse de l’existence et de la pesanteur des normes extérieures qui acquièrent dans cette démarche une autre performativité. L’étude des actions routinières, quotidiennes, ordinaires ou extraordinaires, pourrait bien révéler une sorte de « no man’s land » dans lequel chacun vise à explorer la cartographie toujours provisoire des pouvoirs, l’état des forces en présence, le niveau de détente ou de tension, les dispositions. Sans systématiser cette approche à la façon de James C. Scott ni évoquer l’existence possible de « textes lisibles ou cachés » des maîtres et des esclaves dans la Péninsule Ibérique médiévale et moderne, nous pourrions en dégager quelques fragments.
63Il faut bien sûr des sources pour écrire cette histoire et l’Agentive Turn, qui est aussi discursif et performatif, s’est logiquement saisi de l’archive qui lui permettait de construire les documents sur lesquels appuyer son récit. L’archive judiciaire, désignée par Foucault, est entrée de plain-pied dans le champ des sources vedettes orchestrant le chœur des « voix des esclaves » et autorisant même l’enregistrement de leurs « témoignages » et la reconstruction de leurs biographies à défaut d’autobiographies. Le « tour » pris par l’appui documentaire a eu pour effet surprenant de rapporter à l’excès l’analyse des faits à des effets de discours. De façon assez inexplicable, à mesure que croissait chez les linguistes le soupçon face au langage, la croyance en la transparence et la perméabilité du discours à l’action grandissait chez les historiens, de plus en plus enclins à voir créer les normes, les choses et les structures à partir des opérations du langage. Les témoignages retenus dans les procès devaient donc être l’expression interlocutive ou narrative, directe et vraie des événements, des vécus et des sensations. Est-il pourtant plus trompeur que le discours judiciaire ? N’est-il pas d’emblée habité par le jeu de pouvoir des parties bien décidées à gagner le procès et qui biaise toute prise de parole ? N’est-il pas le lieu d’une réécriture méticuleuse de leurs notes d’audience par les notaires des tribunaux ? N’est-il pas hanté par les pouvoirs économiques, institutionnels, juridiques et politiques ? Ce que nous tenons pour les voix « claires et authentiques des esclaves » pourrait-il n’être rien d’autre qu’illusion autonymique ? L’archive demeure le défi majeur.
64Que pouvons-nous répondre aux bienveillantes mises en garde contre l’« adhésion néophyte aux concepts » et « [l]es transcriptions littérales des écrits théoriques ou [l]es transferts mécaniques de concepts pris à leur valeur faciale, et […] tous les emprunts sauvages qui, en dissociant l’opus operatum du modus operandi, conduisent à des réinterprétations inattendues, parfois saugrenues »84 ? Que nous espérons, sans avoir blasphémé d’un nouveau dieu, n’avoir pas non plus adoré le veau d’or.
Notes de bas de page
1 « El historiador británico E. P. Thompson dijo en una ocasión que cada vez que tenía noticia de un dios nuevo sentía la necesidad de blasfemar » (Armitage, 2004, p. 9).
2 D’autant plus étonnante que cette forme de subjugation est aujourd’hui communément définie comme un esclavage relationnel, dans lequel il est assez improbable que l’agir humain ne prenne sa part.
3 Dans sa langue d’origine, en italique et selon des états conceptuels différents, il se trouve sous trois plumes dans la dernière décennie, celles de Blumenthal, 2009, de Phillips Jr., Rahn Phillips, 2013 et la présente contribution.
4 Concernant l’œuvre imposant de Sidney Mintz, je m’en tiendrai à quelques jalons monographiques significatifs. Le lecteur peut se connecter au site web <http://sidneymintz.net> pour prendre connaissance de l’ensemble de sa contribution à l’anthropologie historique.
5 Wolf, 1982.
6 Price, 1996.
7 Afin de ne pas surcharger l’appareil de notes, on trouvera cités les principaux dans la bibliographie générale de cet ouvrage. Pour une information plus exhaustive encore, on se reportera respectivement à Marzal Palacios, 2008, le magazine électronique e Humanista (<http://www.ehumanista.ucsb.edu>) et à Phillips Jr., 2010 et Phillips Jr., Rahn Phillips, 2013, précisément, pp. 217-246.
8 Ibid.
9 Notons ici combien la critique de cette distinction menée par les historiens de l’Antiquité eux-mêmes ou à travers les notions de « slaving zones » et de « slaving intensification » tarde à être retenue et à réorienter les méthodes. Voir à ce sujet Fynn-Paul, Pargas, 2018 et Lenski, Cameron, 2018.
10 « … un observatorio privilegiado para apreciar la evolución del fenómeno esclavista en el espacio europeo a lo largo de los siglos xiv, xv y xvi » (Marzal Palacios, 2008, p. 302).
11 « … a pivotal role in ushering in new systems of slavery in the late Middle Ages and early modern period » cité par Teofilo F. Ruiz sur Phillips Jr., 2014.
12 « They usually illuminate a single moment in the life of a slave, such as a day of the sale o the time of the manumission […] they were almost always created at the behest of the owners […] the voices of the slaves, consequently, do not provide the dominant notes in the documents […] with a close analisis, something from the slaves' point of view can be interpreted from them, and the clear and authentic voices of the slaves themselves emerge » (Phillips Jr., 2014, p. 19).
13 « Debemos abordar […] el trabajo esclavo y lo que significaba, la libertad y las diferentes vías para alcanzarla » (Marzal Palacios, 2008, p. 302).
14 « También debemos acercarnos a los protagonistas de la esclavitud, a los esclavos y a los libres, propietarios o no, intentando ver le esclavitud desde sus respectivos puntos de vista » (ibid.).
15 Ibid.
16 « It is no longer possible to dismiss domestic slavery as non productive or to consider it irrelevant » (Phillips Jr., 2014, p. 14).
17 « … as a system of regulating involuntary labor » (ibid.).
18 Voir par exemple, Stella, 1996, Guillén, inédite, chap. ii, pp. 185-215, Martín Casares, 2000, chap. ix, §2 et 3, pp. 390-406.
19 Voir par exemple, Guillén, inédite, chap. ii et iii , pp. 110-481, Ead., 2000b, Ead., 2007, Ead., 2011, Ead., 2018, Martín Casares, 2000, chap. x, pp. 435-450, Blumenthal, 2009, chap. iv et vi, pp.194-265 et plus récemment Albacete i Gascón, inédite.
20 « Slaves were not powerless and made their best of their limited opportunities, even with the severe restrictions that they faced. They relied on themselves and friends and family, while religion and the religious institutions they joined provided possibilities of solace and some material support. They did not lack agency in their own affairs » (Phillips Jr., 2014, p. 8).
21 « … la esclavitud que vemos es una esclavitud de relación, en la que los esclavos, sujetos insertados en una sociedad ajena a la suya, se ven obligado a relacionarse con otras personas, en consonancia con el ámbito en el que se desarrolla, el urbano » (Marzal Palacios, 2006, p. 899; toutes les traductions de cet article sont de l’auteur).
22 Miret i Sans, 1917, p. 10.
23 « En la sociedad sevillana de fines del medievo fue bastante frecuente la concesión de la libertad al esclavo. La liberación era el premio que recibía aquel esclavo cuyo comportamiento hacia el amo había sido fiel, cariñoso, obediente y respetuoso » (Franco Silva, 1978, p. 247).
24 Heers, 1996, p. 189.
25 Ibid., p. 193.
26 Ibid., p. 205.
27 Ibid., pp. 286-287 ; nous soulignons. Claude Meillassoux rappelait pourtant que « présenter l’esclavage comme l’extension de la parenté, […] c’est tomber dans le piège de l’idéologie apologétique par lequel l’esclavage cherche à faire passer ses exploités pour ses enfants bien-aimés » (Meillassoux, 1986, pp. 14-15).
28 « Otros dizen que mejor les está a los negros ser traídos a estas partes donde se les da conocimiento de la ley de Dios y viven en razón, aunque sean esclavos, que no dejarlos en su tierra donde estando en libertad viven bestialmente » (Albornoz, 1953, p. 232, cité également par Martín Casares, 2000, p. 407).
29 On peut d’ailleurs rapprocher cet optimisme général de celui qui consiste à affirmer la bénignité de l’esclavage domestique méditerranéen ; représentation qui s’est transposée dans l’aire atlantique en une différence de même nature entre l’esclavage du monde colonial ibérique et celui du monde colonial anglo-américain. Mais voir Guillén, 1998, Ead., 2000b, Ead., 2007, Ead., 2011, Ead., 2018, Martín Casares, 2000, Blumenthal, 2009 et Albacete i Gascón, inédite.
30 On peut lire à ce propos la réflexion critique intéressante bien qu’exclusivement tournée vers les traites atlantiques, menée par Rinehart, 2016, consultée à partir de <http://jsh.oxfordjournal.org>.
31 Schaub, 2010, pp. 102-103.
32 « public transcript » (Scott, 1990, p. 10).
33 Queiróz, 1998, pp. 103-117.
34 Chalhoub, 1990, 2012.
35 Chalhoub, Silva, 2009.
36 Freyre, 1933.
37 Dans les termes de Suely Robles Reis de Queiróz : « … inflexão em relação ao papel dos escravos como agentes da história » (Queiróz, 1998).
38 « … a crise de paradigma constituiu o fundamento epistemológico e ideológico que permitiu andar com certa rapidez no caminho que conduzia da necessidade à liberdade » (Secreto, 2016, p. 442).
39 « … no Brasil se abraçavam todas as novidades que a historiografia oferecia, sem se colocar o problema da recepção sem interlocução, isto é, da desigualdade nas trocas entre as historiografias mencionadas e a brasileira » (ibid.).
40 Ce qui n’est pas sans nous renvoyer au Linguistic et même au Performative Turn comme compagnon de route sinon comme d’origine de l’Agentive Turn.
41 Costa, 1998.
42 « Para eles a escravidão é pedra basilar no processo de acumulação do capital, instituída para sustentar dois grandes ícones do capitalismo comercial : mercado e lucro. A organização e regularidade da produção e exportação em larga escala […] impunham a compulsão ao trabalho. Para obtê-la, coerção, repressão seriam as principais formas de controle social do escravo » (Queiróz, 1998, p. 106). On y trouve les chercheurs de l’école paulista de sociologie à laquelle on peut rattacher ceux de Florestan Fernandes, Octâvio Ianni et Fernando Henrique Cardoso qui sont consacrés aux zones méridionales du Brésil.
43 On songe ici au texte critique adressé par Edward P. Thompson à la philosophie althussérienne, pensée prisonnière, y considérait-il, de son refus de se confronter aux réalités sociales populaires, mouvantes et qui sont la réalité des luttes sociales. « La théorie althussérienne », écrivait-il, « est parfaitement adaptée à cette fonction, et elle a été précisément conçue pour cette couche intellectuelle élitiste. Elle permet notamment à l’aspirant universitaire de se lancer dans un inoffensif psychodrame révolutionnaire, tout en menant dans le même temps une carrière intellectuelle honorable et conventionnelle. […] toutes les principales positions théoriques d’Althusser sont largement tirées de positions orthodoxes bourgeoises, de l’épistémologie, de la sociologie structuraliste, etc. L’étouffement des initiatives humaines par les idéologies et les choses est entièrement cohérent avec le sens commun dominant des disciplines conservatrices » (Thompson, 2015, pp. 344-345).
44 « Em torno da autonomia escrava : uma nova direção para a história social de escravidão brasileira » (Machado, 1988, p. 145; nous soulignons).
45 Silvia Hunold Lara, Maria Helena P. T. Machado, Eduardo Silva, João José Reis et Hebe Mattos, par exemple.
46 Buck-Morrs, 2009, pp. 21-23.
47 « As falas e estratégias individuais esgrimidas no judiciário foram tomadas e interpretadas sem que estivessem vinculadas à estrutura judicial e administrativa. A fala em primeira pessoa ocupou lugar de destaque sem que se prestasse atenção nas mediações » (Secreto, 2016, p. 4).
48 Marquese, 2013.
49 Tomich, 1988 et Id., 2004.
50 « … tradiciones electivas […] herencia transmitida por las generaciones que un legado histórico imaginado y reconstruido por el mismo legatario » (Fernández Sebastián, Capellán de Miguel, 2013, p. 18).
51 « … entre todos los pasados posibles […] practica selecciones de acuerdo con sus preferencias: tales hechos, tales otros, tales episodios históricos en los que se reconoce: también aquellos que mejor se adaptan a sus necesidades de legitimación y sus expectativas de futuro » (ibid.).
52 Homans, 1964.
53 « I think that there is a thread in the way we write and talk about history that nobody has tugged very hard for quite some time: the idea of the social historian is to “give the slaves back their agency” » (Johnson, 2003, p. 114).
54 Du Bois, 1935 ; James, 1963 ; Blassingame, 1973 ; Id., 1977 ; Id., 1979 ; Levine, 2007 ; Gray White, 1985 ; Gutman, 1976 ; Irvin Painter, 1996 ; Id., 2002.
55 « … apart from a discussion about “agency”, wich overcodes their complex discussions […] into the bakground of a persistently mis-posed question » (Johnson, 2003, p. 114).
56 Son travail critique sur l’agency ne doit pas faire oublier la contribution monographique considérable de cet historien à l’histoire de l’esclavage nord-américain entre 1999 et 2013.
57 En hommage à Georges-Louis Leclerc de Buffon.
58 « … as employed in the New Social History it has generally been used in its primary sense as self-directed action, the type of action that the Oxford English Dictionary […] terms “personal free agency” or […] “independent will and volition” » (Johnson, 2003, p. 115).
59 « By applying the jargon of self-determination and choice to the historical condition of civil objectification and choicelessness, historians have, not surprisingly, […] emerged a strange syllogism in wich the bare fact of enslaved “humanity” has come to be seen as “resistance” to slavery » (ibid.).
60 Les plus éminents spécialistes des traites atlantiques et de l’esclavage ne semblent pas avoir évité son usage : « The chattel slavery is the most extreme example we have not only of domination and oppression but of human attempts to dehumanize other people » et soulignant qu’il s’agissait de réaliser « the unconscionable and unsuccessful goal of bestializing (in the form of pets or beats of burden) a class of human beings » (Davis, 2006, pp. 2-3).
61 « … [agency] can in no way be seen as resistant to slavery » (Johnson, 2003, p. 116).
62 « … to try to think, at once, about the bare life existence of slaves, the ways they suffered in and resisted slavery » (ibid, p. 115).
63 « … is to try to imagine a history of slavery wich sees the lives of enslaved people as powerfully conditioned by, through not reducible to, their slavery » (ibid.).
64 « For enslaved people the most basic features of their lives — feeling hungry, cold, tired, needing to go to the bathroom — revealed the extent to which even the bare life sensations of their physical bodies were sedimented with their enslavement. So, too, with sadness and humor and love and fear » (ibid.).
65 Agamben, 2016.
66 Voir Tria, 1947, cité également par Heers, 1996, p. 207, dans la section « L’esclave, “familier” de la maison… ».
67 Egerton, 1999 ; Robertson, 1999 ; Pearson, 1999.
68 Denmark Vesey, affranchi de couleur, âgé de cinquante-cinq ans, installé à Charleston depuis son arrivée d’Haïti, à l’âge de quatorze ans et patron d’une entreprise de charpente, serait parvenu à pousser les esclaves de Charleston, soutenus par ceux des plantations rurales alentour, à l’insurrection, en juin 1822. Se libérer de l’oppression des Blancs en les trucidant tous, et en brûlant la ville, avant de faire voile vers la république d’Haïti alors présidée par Jean-Pierre Boyer, tel aurait été le programme.
69 Johnson, 2001 ; Wade, 1964.
70 « The word “agency” itself has a long, complicated, and polysemous history… » (Johnson, 2003, p. 115).
71 Billeter, 2012, p. 29.
72 Livet, 2002. Dans sa pensée philosophique, Pierre Livet ne relie pas la difficulté de réviser les croyances seulement à des questions de logique mais également, et c’est le lien fondamental avec Jean-François Billeter ou Martha Nussbaum, me semble-t-il, avec l’imaginaire et la production du corps, les affects et les émotions.
73 Et celle-ci pourrait être définie comme tout ce qui existe en nous et hors de nous, indépendamment, au-delà et en deçà des formes créées par l’objectivation et le langage.
74 Quelle ironie qu’en 1673 notre champion de la free volition devînt secrétaire du Board of Trade and Plantations qu’il occupe jusqu’en 1675, d’autant plus intéressé par la colonie qu’il était aussi actionnaire de la Royal African Company qui pratiquait, fort libéralement, la traite des esclaves.
75 Ainsi les modèles wébériens qui ordonnent l’agir humain en quatre types dans lequel la rationalité de l’agir va décroissant suivant la qualité du contrôle rationnel exercé sur les composantes de l’action : ses fins, ses moyens, ses valeurs et ses conséquences. L’action rationnelle orientée vers ses fins constitue l’action par excellence ; vient ensuite l’action rationnelle qui renonce à envisager ses conséquences, l’action affective qui est indifférente aux valeurs et l’action habituelle qui évacue toute réflexion sur valeurs et fins.
76 Parfait connaisseur des théories phénoménologiques et communicationnelles de son compatriote Jurgen Habermas, mais aussi du pragmatisme américain et, notamment auteur d’une monographie sur Mead, il a en 1996, proposé un ouvrage de réflexion sur l’agir humain, La créativité de l’agir, traduit par P. Rusch et préfacé par A. Touraine. Voir Joas, 1999.
77 Mustafa Emirbayer a fait paraître dans l’American Journal of Sociology un article intitulé « Manifesto for Relational Sociology » qui en a fondé le courant. Voir encore Emirbayer, Mische, 1998, un article de fond co-écrit sur la question sur la notion. Nous remarquerons aussi qu’Emirbayer travaille couramment sur les questions posées par l’esclavage et les sociétés post-esclavage. Voir Emirbayer, Desmond, 2015.
78 « … not wholy given » (Dewey, 1985, p. 15).
79 Nussbaum, 1986, p. 309.
80 Bourdieu, 1972 ; Bourdieu, Wacquant, 1992.
81 Marx, 1969, p. 15.
82 « … se recusa a incorporar em nivel teórico as transformações extraordinárias que ocorreram nos últimos trinta anos » (Costa, 1998, p. 8).
83 « … corre o risco de recriar um tipo de história ainda mais tradicional do que a que está sendo repudiada, e — o que é pior —, na sua ânsia de busca de novos temas, a “nova historiografia” deixa de lado aspectos que são cruciais para a compreensão da sociedade e da história » (ibid.).
84 Voir Bourdieu, 2008, pp. 7-8.
Auteur
Université de Pau et des Pays de l’Adour
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