Chaînes d’esclaves
Un signe d’identité fiable ?
p. 63-71
Texte intégral
1Les objets que le passé nous a laissés ne sont objectifs qu’en apparence. Tous ensemble éloquents et silencieux, comme n’importe quelle source involontaire, ils offrent des difficultés d’interprétation et de véritables chausse-trappes. Et il n’est pas question ici de vulgaires falsifications d’antiquaire ou de commerçant. Les contemporains ourdissent des ruses bien plus sophistiquées. L’ancienneté des objets n’en est pas entachée, mais leur intime vérité reste l’objet d’un doute, et confirme la grande variété phénoménologique du faux en histoire1.
2Loin de donner dans un naïf positivisme, notre contribution sera consacrée à une série d’objets marqueurs d’identité : les chaînes des esclaves rendus à la liberté. Ces hommes bénéficiaient d’une version adaptée et mise à jour des œuvres de charité réservées aux forçats. Il était habituel que les rachetés rapportent leurs chaînes vers leur patrie et en fassent don aux églises et aux sanctuaires au terme d’une cérémonie empreinte d’un très fort symbolisme religieux et d’une signification psycho-anthropologique centrée sur l’idée de contamination2. Nombre de ces pièces survécurent mais ne nous permettent pas d’acquérir de certitude absolue quant à leur authenticité comme véritables chaînes portées par les esclaves durant leur captivité. Parfois même nous serions portés à croire que ces chaînes sont fausses, fabriquées pour rendre crédibles des histoires de vie plutôt douteuses. De retour dans leur patrie, l’exhibition des chaînes devait servir à faire taire les malveillants. Le problème sous-jacent devient évident : était-il resté un parfait chrétien ce personnage qui ressurgissait du néant ? Le soupçon envahissant d’avoir cédé sur le plan religieux ou sexuel était-il motivé ? Nous verrons que les deux dimensions, la religieuse et la sexuelle, convergeaient en eux, s’alimentant des fantaisies relatives à la sexualité des musulmans. En réalité, la confrontation des sources narratives et des objets conservés fait émerger l’incongruité des versions officielles qui tendraient à démontrer l’incorruptibilité de l’esclave racheté.
Les lieux et les temps des chaînes
3S’estimant la principale victime de la plaie d’un esclavage, pourtant largement partagé, les chrétiens avaient mis au point diverses modalités en vue de la contenir. Des confréries de rachat fleurissaient depuis des siècles dans les métropoles italiennes ouvertes sur la façade méditerranéenne : Naples, Venise, Gênes, Rome, Palerme ; plus modestement et tardivement, dans les villes de l’arrière-pays, moins exposées au péril. Bologne et Ferrare par exemple, offrent des documents et des récits de 1578 et de 17143. On avait aussi vu naître et agir un peu partout des ordres religieux spécialisés dans la rédemption de captifs : les Trinitaires, les Mercédaires et les Lazaristes, auxquels s’étaient ensuite adjoints les Franciscains4. De même trouvait-on des médiateurs laïques : des marchands chrétiens et juifs, et des marins de tous horizons, attirés par les profits ; des consuls français, représentants de la puissance alliée des Ottomans.
4Les données de départ d’une cause au demeurant si juste échappaient au contrôle. Les fraudes et les tromperies abondaient en conséquence : faux rachetés, faux médiateurs, fausses autorisations de quêter pour des esclaves inexistants, fausses chaînes et fausses chicotes. De tout ceci nous conservons de nombreuses traces littéraires :
Parfois feindre encore d’avoir échappé
D’entre les mains des Turcs, comme il est si fréquent,
Et de lourdes chaînes bardé
par les rues s’en aller le bon peuple flouer
ainsi que nous lisons dans l’Arte della forfanteria de Giulio Cesare Croce, parue à Bologne en 1622. Au même moment, Rafaele Frianoro, dans son traité de la forfanterie, nommait les « longues chaînes » exhibées par les faux rachetés pour escroquer le menu peuple5.
5Tandis que les frères rédempteurs opéraient sous la protection des saints de leur ordre, les fraternités laïques le faisaient à l’invocation de saint Léonard de Limoges. Depuis ses origines mérovingiennes, ce saint se connectait avec le monde des forçats. Les croisades avec leur cortège de prisonniers, avaient redonné une actualité au culte léonardien qui s’était diffusé aussi en Italie à partir des domaines normands du Sud6. Les chaînes symbolisaient saint Léonard. Elles n’étaient pas toujours aussi précieuses, que celles d’argent que le prince Bohémond d’Antioche lui offrit en 1103 en mémoire de sa propre captivité aux mains des Arabes. Elles n’étaient pas toujours aussi élégantes que ces bandes de soie qu’arboraient les rachetés à Marseille au xviie siècle, ni aussi fragiles que le collier de stuc exhibé au cortège de Bologne en 1722 ; ni légères comme les chaînettes présentées à Milan en 17647. Les lieux consacrés au saint contenaient de véritables chaînes de sorte qu’un érudit du xviie siècle décrivait ainsi la petite église de Saint-Léonard à Ferrare : « On y voit suspendues aux murs […] les chaînes avec des écriteaux, les noms et l’origine des esclaves chrétiens que la diligence de cette fraternité a libérés des Turcs8 ». Indépendamment de saint Léonard d’ailleurs, les chaînes triomphaient en quelque endroit qui fût en relation avec l’activité du rachat. Nous en prenons bien conscience dans l’église bolognaise de San Gerolamo alla Certosa qui a hérité, après les confiscations napoléoniennes, des chaînes de la confrérie locale du rachat. En regardant attentivement vers le haut, nous parviendrons à lire des écrits de la teneur suivante : « 1683. Rachat de G. M. Ghiselli à Constantinople. 2 963 lires9 ». Nous retrouverons bientôt ce personnage.
6Les chaînes exposées à Ferrare ont disparu à la dissolution de la confrérie en 1843. Il arriva que d’autres chaînes fussent dissoutes, pour parler littéralement. Ainsi à Loreto en 1571 après la victoire de Lépante. De retour de la bataille, l’amiral des galères pontificales Marc-Antoine Colonna visita le sanctuaire, accompagné des rameurs chrétiens libérés, qui offrirent leurs chaînes à la Vierge ; en 1575, le commandant de l’expédition, Don Juan de Austria, fit de même10. Le motif dévotionnel de l’offrande des chaînes s’était développé en péninsule ibérique aux temps de la guerre contre les Maures. Les murs extérieurs de l’église de San Juan de los Reyes à Tolède sont d’ailleurs recouverts des chaînes des esclaves libérés lors de la Reconquête de Grenade. La fondatrice de l’église, la reine Isabelle la Catholique elle-même, avait ordonné qu’on les y exposât. À la différence de celles de Tolède, à Loreto, les chaînes turques n’ont pas conservé leur intégrité. Elles ont été fondues pour fabriquer les grilles de la basilique11. La sacralisation de la guerre convertit à la gloire de son propre Dieu les instruments de la cruauté des infidèles.
7Pourtant un doute s’insinue d’emblée sur l’authenticité des chaînes déposées à Loreto. Sur le corps de l’esclave, des morceaux de métal seraient restés quand on l’en a libéré en grande hâte et à coups de hache. Comment emporter ses chaînes avec soi dans l’enfer naval de Lépante ? Ces soupçons trouvent à se confirmer dans le récit d’une péripétie survenue entre Constantinople et Bologne en 1683. Sur la scène, Giovanni Maria Ghiselli dont nous connaissons déjà les chaînes. Malgré le paiement du rachat, ce dernier fut livré nu au bailli vénitien de la capitale ottomane, Pietro Civran. En fait, son maître avait subi des pressions politiques qui l’avaient contraint de le libérer, mais il en était irrité et pouvait se permettre de le faire savoir, puisqu’il s’agissait de rien moins que du bey de l’île de Chio, Mustapha Deli. « De rage de devoir laisser partir son esclave, il lui ôta jusqu’à la chemise » ; et « bien qu’on l’en priât, il ne voulut même pas lui céder ses propres fers ». Malgré cela, plus tard, à Bologne, Ghiselli exhiba lors d’une procession « les signes de son esclavage12 ». Les chaînes qui lui sont attribuées sont celles que nous voyons suspendues à la Certosa : de fausses chaînes, en ce qu’elles ne peuvent être celles qui sont restées en Turquie entre les mains du bey. Et il n’est nul besoin d’être forgeron pour suspecter que d’autres chaînes exposées là sont tout aussi fausses : toutes présentent en effet une même facture quelle que soit leur origine ou leur datation, de la Barbarie à Constantinople, du mitan du xvie à la fin du xviie siècle. Quelque artisan bolognais devait s’être spécialisé dans cette production si singulière. La situation semble différente de celle de San Juan de los Reyes où les chaînes, sont au moins chacune différentes.
Histoire des chaînes du comte Marsili
8L’artisan de la libération de l’esclave Ghiselli avait été le comte bolognais Luigi Ferdinando Marsili, militaire et naturaliste très actif sur la scène européenne de ce temps. En 1679-1680, Marsili se trouvait à Istanbul dans la suite du bailli Civran. Puis en 1683, lorsque débuta l’expédition turque contre Vienne, il rejoignit le camp chrétien, mais il fut capturé par un cavalier tatar avant même que l’assaut contre la capitale ne fût achevé. Son premier maître fut Ahmed, le pacha de Timisoara, qui lui fit grâce de la vie en échange des secrets militaires que détenait Marsili et le chargea en outre de servir le café à son détachement. À cette « boisson asiatique » le comte s’intéressa au point de consacrer un traité à ses vertus13, ce bien plus tard, après sa libération : s’il faut parler d’esclavage et d’acculturation… Malgré une tentative de fuite, Marsili dut accompagner la retraite ottomane et fut cédé à deux frères bosniaques. C’est ici que commence une autre aventure au son des chaînes.
9Les négociations en vue de la libération du comte — une prise de valeur — se conclurent au printemps 1684 grâce à la médiation de Civran. Les deux Bosniaques lui donnèrent alors, un cheval sur lequel, raconte Marsili, « plus nu que vêtu je montais avec mes chaînes pour seul équipage ». Ainsi donc les maîtres lui offrirent ses chaînes, se montrant plus généreux que le bey de Chio avec le malheureux Ghiselli. Sur le chemin du retour, Marsili porta ses chaînes à Spalato, Zara, Venise et Ferrare avant d’entrer solennellement à Bologne. D’autres chaînes dans la cité, après celles (fausses probablement) tout juste arrivées avec l’esclave Ghiselli, protégé du même Marsili… De Bologne, il partit ensuite vers Loreto, aboutissement presque inévitable de tels itinéraires votifs ; enfin, il rejoignit l’église de Santissima Annunziata de Florence, vénérable sanctuaire marial, où, déclare-t-il, « Je suspendis mes chaînes ».
10Dans les années qui suivirent, Marsili valorisa à Bologne le symbole des chaînes et pria instamment que les rachetés se manifestent publiquement avec des chaînettes accrochées à leur habit ; il en fixa une sur la cassette des aumônes pour les esclaves déposée à l’Institut des Sciences qu’il avait lui-même fondé ; il se présenta aux processions avec une chaîne d’esclave sur les épaules. Ses véritables chaînes étaient pendant ce temps à Florence (elles sont aujourd’hui perdues). Et pourtant, les collections de l’Université de Bologne conservent des chaînes qu’une lapide du xviiie siècle attribue à Marsili qui en aurait fait don lui-même à l’institution. Et alors ? Peut-être ne s’agit-il pas de chaînes authentiques mais de chaînes symboliques (quoique réalistes) arborées par le comte dans ses apparitions publiques ; ou bien de celles fixées sur la cassette de l'Institut des Sciences, une entité qui a rejoint plus tard l’université de Bologne14. Fausses chaînes dans tous les cas ; chaînes qui, d’un point de vue technique sont assez semblables à celles, pas toutes vraies non plus, accrochées dans l’église de la Certosa à la mémoire des captifs rachetés. Nous pouvons à nouveau nous demander s’il n’existait pas à Bologne une spécialité de fabrication de chaînes d’esclaves des Turcs ?
11Au siècle des Lumières, l’attitude concernant l’exhibition des chaînes changea. Les anciens captifs de haut rang souhaitaient se soustraire à l’humiliation et les autres s’y montraient récalcitrants. Leur usage tendait vers sa fin tandis que les rédempteurs étaient accusés d’imposer aux rachetés des chaînes qu’ils n’avaient jamais portées15. Périlleuse contiguïté avec l’imposture… Dans ce paysage mensonger, l’historiette de Ghiselli qui supplie qu’on lui donne ses chaînes, ce que lui refuse un bey capricieux, montre sous un jour nouveau ces objets rituels essentiels : pleine donc d’enseignements la double présence, à Bologne et à Florence, des chaînes du comte Marsili.
12À force de manipuler de fausses chaînes, les siennes et celles de ses protégés, on comprend bien que certains aient pu suspecter de l’esclavage de Marsili. Et c’est ainsi qu’après la libération du comte, on jasa avec insistance à son propos, à tel point qu’il se mit en devoir d’ordonner ses archives en vue de présenter une image idéale de lui-même16. Mais son salut comme préposé au café d’un dignitaire ottoman intéressé aux défenses viennoises laissait perplexe. En guise de pamphlets dérisoires17, ont circulé des caricatures qui représentaient Marsili « vêtu à la turque et coiffé d’un turban », alors qu’une didascalie disait : « Ayant renié sa foi, il a embrassé le Coran ». On parla de sévices sexuels auxquels aurait incités la beauté du jeune comte. Thématique sexuelle et religieuse confluaient ici explicitement:
Les Turcs l’outragèrent, et l’ayant gravement compromis, cette libidineuse canaille lui vola sa jeunesse qui était assortie d’une beauté du corps telle qu’il était réputé l’un des plus beaux jouvenceaux de son temps. L’eurent-ils corrompu de leurs appétits lubriques, qu’ils le maltraitèrent par les coups […] Les Turcs lui firent subir tous les outrages même les plus honteux […] ils en usèrent des façons les plus abominables, avec tant de barbarie qu’il n’avait plus aucune retenue, puisqu’on l’avait impitoyablement ouvert18.
13Il est bien difficile de trouver un langage plus cru. L’auteur de ces lignes est le chanoine de la cathédrale de Bologne Antonio Francesco Ghiselli (l’homonymie avec l’esclave Giovanni Maria Ghiselli ne doit pas porter à la confusion). Le chanoine appartenait à la petite noblesse et se trouvait animé d’une vive haine vis-à-vis du grand oligarque Marsili. Au-delà des détails malsains, on ne pourrait jurer pourtant que tout ne fut qu’invention19. L’histoire des guerres et des captivités, la complexité des pulsions humaines elle-même, nous met en garde contre toute ingénuité moralisante. Pourtant, l’essentiel est ailleurs. Qui avait été au pouvoir des Turcs, et pour autant qu’il fût fêté à son retour, se trouvait au centre de regards interrogateurs : pourquoi était-il toujours vivant à la différence de tant d’autres ? Il s’agit là du même mécanisme culpabilisateur qui a broyé certains survivants des génocides du xxe siècle20.
Soupçons sexuels et religieux
14Un front s’ouvre ici que les historiens ont négligé par inhibition personnelle ou introjection des tabous sociaux, outre les difficultés de vérifications d’une matière de toute façon cachée. Néanmoins nous nous trouvons face à quelque chose qui ne peut être éludé : le rôle dévolu à la sexualité dans la construction d’une cartographie des relations entre les cultures21. Si le monde globalisé d’aujourd’hui a transformé le tout en de la marchandise, le monde parcellisé d’hier vivait des pratiques et des fantaisies que l’absence de la psychanalyse rendait candidement explicites.
15Linda Colley a analysé les biographies des Anglais pris en captivité au cours de l’expansion impériale britannique. À propos des relations avec le monde musulman, l’historienne a perçu les choses en ces termes22. Métaphore de la perméabilité religieuse et militaire, la hantise de la sodomie passive a pesé durant des siècles sur l’Europe chrétienne autant que celle de subir une invasion armée perpétrée par les musulmans. La seconde était justifiée dans la période qui s’étend de la chute de Constantinople en 1453 au siège de Vienne en 1683 ; la première s’appuyait sur le stigmate du polymorphisme sexuel attribué aux musulmans.
16La légende médiévale de saint Pelage, cet adolescent martyrisé pour s’être refusé au calife de Cordoue en offrait le fondement hagiographique23. Mais les lettrés donnaient ensuite libre cours à leurs fantaisies. Machiavel plaisantait sur la peur inspirée par la manie que les Turcs avaient d’« empaler » ; Torquato Tasso, auteur d’un poème sur la croisade, se déchirait à la pensée de l’Islam comme paradis des sens24. Don Gregorio, l’un de ses jeunes personnages captifs des Arabes, inquiète Cervantès car, « parmi ces barbares turcs on tient en plus haute estime un beau garçon ou un jouvenceau qu’une femme pour aussi belle qu’elle soit25 ». En 1625, le drogman vénitien Giambattista Salvago voyait à Tunis des « bizarreries » néroniennes ; d’autres encore avançaient que « les Turcs, sensuels et efféminés » affichaient « de formidables débauches, de brutales lubricités dignes de Sodome et Gomorrhe »26. La définition de la sodomie comme « noces de chiens » (Hundehochzeite, chez Luther) trouvait à s’appliquer dans la propagande contre les Turcs, chiens d’infidèles par excellence27. Sur le sujet, catholiques et protestants n’offraient aucune différence. « Ces Turcs sont de braves gens sous la houlette de leurs pasteurs, et d’une complexion très claire, mais ils ont très méchant esprit, car ils sont tout à fait sodomites et font des choses tout à fait contraires à celles que ferait un chrétien » : sont les mots du barbier chirurgien anglais William Davies, esclave à Alger en 159828.
17Jugement idéologique et personnel, certainement. Mais en 1606 pourtant l’ambassadeur François Savary de Brèves peina à obtenir la libération des jeunes esclaves français à Tunis parce que leurs maîtres étaient « furieusement épris de leurs amours29 ». Dans le même temps, des tribunaux inquisitoriaux comme ceux de Séville et de Valence punissaient fréquemment la sodomie des esclaves barbaresques, et de même faisaient les autorités civiles des cités où se trouvait un bagne, telles Civitavecchia, Naples, Palerme30. Dans ces condamnations où nous voyons la preuve de l’infériorité sociale, qui n’offrait aucune protection à qui suivait des élans interdits, les contemporains voyaient au contraire une prédisposition innée. Les renégats homosexuels tombés entre les mains de l’Inquisition confirmaient avoir trouvé en Berbérie un climat favorable, et ce pour de nombreuses raisons : la séparation entre les sexes qui prévalait là-bas, l’importance de la population militaire, la faible répression religieuse, la licéité de disposer des esclaves à leur gré. Pour les riches, tout cela se traduisait par la possession de sérails d’éphèbes31. En 1577, le sultan Murad III fit déporter à Alger les prostitués d’Istanbul, écoutant d’une oreille favorable la supplique des femmes trahies par leurs maris ; mais en 1511 les prostituées vénitiennes avaient protesté contre une même concurrence déloyale32…
18Devant ce dernier parallélisme, nous laissons en suspens le jugement de la réalité factuelle, c’est-à-dire celui de jauger si l’homosexualité était plus florissante parmi les musulmans ou parmi les chrétiens. Il nous suffit d’un autre plan de réalité, indiscutable : l’image que les chrétiens avaient de la sexualité des infidèles. La circoncision elle-même, souvent confondue avec l’émasculation, était interprétée comme une prémisse de la sodomie. De toute évidence, ce n’était pas là un climat favorable à ce que les esclaves libérés fissent un récit sincère, tant il était sujet à des contraintes culturelles, psychiques, sinon rhétoriques ; et ce n’est pas non plus un climat favorable à l’exercice de la philologie de la preuve de la part des interprètes d’aujourd’hui.
Quelle vérité dans les chaînes
19Pour en revenir à Luigi Ferdinando Marsili… Le jeune et beau comte avait-il apostasié ou subi des violences sexuelles au cours de son esclavage ? Sont-elles vraies ou fausses ces chaînes qu’on lui attribue et que conservent les collections universitaires de Bologne ? Sont-elles vraies ou fausses les chaînes de l’esclave Ghiselli suspendues à la Chartreuse de Bologne ? Y en a-t-il quelqu’une de vraie, dans toutes ces chaînes qui y furent exposées ? Et plus généralement que représentaient ces chaînes que les esclaves rachetés arboraient partout dans l’Europe catholique de l’Ancien Régime lorsqu’ils défilaient en procession à travers villes et campagnes ? Qui les avait fabriquées et où ? Dans les zones de transit entre les deux mondes, sur les lieux d’arrivée33 ? Avaient-elles une valeur matérielle en ce temps ? À poursuivre la métaphore, on se demanderait si elles n’étaient pas l’un de ces anneaux fonctionnels de la grande chaîne de l’économie de l’esclavage34 ? On pouvait les réutiliser, les maîtres s’en montraient avares, comme on l’a vu ; et aussi bien quelqu’un pouvait décider de s’en pourvoir ailleurs s’il lui fallait absolument les exhiber après sa libération. Les objets ferrés que nous avons évoqués n’échappent pas à l’assaut des doutes religieux et sexuels qui encerclaient les esclaves libérés. Une vision réaliste des spécificités de l’esclavage méditerranéen35, qui ne tourne pas à l’idéologie ou à l’hagiographie, devra en tout cas se poser toutes ces questions, car elles touchent le cœur du rapport entre les chrétiens et les musulmans. La construction d’une histoire comparée de la Méditerranée digne de ce nom et dans le cadre d’une Global History est également concernée par ce mouvement36. L’esclavage ne fut assurément pas un phénomène tendre ; mais si l’on veut en mesurer la dureté ainsi que le degré de réciprocité, on ne peut en aucun cas s’en tenir aux témoignages volontaires des premiers intéressés, les esclaves, tant il est vrai qu’en eux agissent la force de la rhétorique et des genres littéraires. La subjectivité de l’expérience ne garantit aucunement la fiabilité du témoignage, aussi serrés soient ses maillons37.
Notes de bas de page
1 Sur ce thème infini, Caro Baroja, 1992 et Canfora, 2008.
2 Davis, 2003, pp. 125-127 ; Ricci, 2014.
3 Bono, 1999, pp. 205-210 ; Id., 1954 ; Fanti, 1984, pp. 129-131 ; Sarti, 2001, pp. 438-439.
4 Bono, 1964, pp. 310-323 ; Id., 2000.
5 Camporesi, 1973, pp. 30-31, 115-116, 163, 297 et 338. « Talor fingere ancor d’esser scampato/di mano a’ turchi, com far si suole, /e di grossa catena circondato/per le strade gabbar le gentaiuole ».
6 Cignitti, Colafranceschi, 1966 ; Kaftal, 1978, col. 611-614.
7 Dan, 1649, pp. 60, 199 et 224 ; Lovarini, 1931, pp. 172-173 ; Vismara, 2009.
8 Scalabrini, 1773, p. 131.
9 Carboni, Fornasari, Poli (1999), pp. 132-134.
10 Martínez Caviro, 2002.
11 Scaraffia, 1999, pp. 25-26 ; Moroni, 2000, pp. 24-31.
12 Nel riscatto di Gio. Maria Ghiselli bolognese…, p. 14.
13 Marsili, Bevanda asiatica, brindata all’Eminentissimo Bonvisi…
14 Lovarini, 1931, pp. 50-52, 81-84 et 131 ; Martelli, 1990, pp. 31-33 ; Stoye, 1994, pp. 15-36 ; Gullino, Pretti, 2008, en particulier pp. 772-773 ; Gherardi, 2017, pp. 147-172.
15 Deslandres, 1903, pp. 395-396 ; Lenci, 1994, pp. 45-48.
16 Gardi, 2017.
17 Evangelisti, 1992.
18 Ghiselli, Memorie antiche manuscritte di Bologna, t. XXXIX, pp. 826-827 ; t. XLII, pp. 621-623 ; t. LXVI, pp. 172-173 et 221-222 ; t. LV, pp. 57-58.
19 Lovarini, 1931, pp. 21-22 (« ceci ne doit pas être vrai » : mais pourquoi ?).
20 Nichanian, 2006, pp. 201-211 ; Mengaldo, 2007, pp. 54-58.
21 Murray, Roscoe, 1997 ; Ramey, 2001 ; Grassi, Marcocci, 2015 ; Campbell, Elbourne, 2014.
22 Colley, 2004, pp. 16-21 et 143-145.
23 Ruggiero, 1985, p. 121 ; Pizzolato, 2006.
24 Ricci, 2002, pp. 79-83 ; Id., 2008, pp. 77-78.
25 Cervantes, El ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha, t. II, §63 p. 1035. Voir Ricci, 2018.
26 Salvago, 1937, p. 97 ; Compendio istorico del riscatto di Giorgio Grotti schiavo in Tripoli di Barberia, p. 6.
27 Hampton, 1993, en particulier pp. 67-80.
28 « These Turks are goodly people of parson and of a very faire complexion, but very vilains in minde, for they are altogether sodomites, and doe all things contrarie to a Christian » (Neri, 2000, p. 87 ; nous traduisons).
29 Sebag, 1989, p. 133.
30 Carrasco, 1986, p. 168 ; Stella, 1997, en particulier pp. 204-205 ; Bono, 1999, pp. 373-376.
31 Bennassar, B., Bennassar, L., 1989, pp. 414-426 ; Sebag, 1989, pp. 225-226.
32 Fabris, 1977, pp. 53 ; Niccoli, 1995, pp. 63-64.
33 Kaiser, 2013.
34 Armenteros Martínez, Ouerfelli, 2016.
35 Guillen, Trabelsi, 2012.
36 Abulafia, 2005 ; Morin, 1999 ; Trivellato, 2010.
37 D’Amora, 2017.
Auteur
Università degli Studi di Ferrara
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