Introduction
p. 11-14
Texte intégral
1Depuis quelques années, les Pyrénées sont devenues à la mode. Peut-être n’avaient-elles jamais auparavant suscité un tel intérêt ; dans cet engouement, chacun aujourd’hui trouve son compte : d’un côté, politiques français et espagnols, dont le grand dessein (Europe oblige) est de supprimer la barrière des Pyrénées ; de l’autre, financiers, promoteurs et professionnels du tourisme se sont emparés de régions qui, il y quelques années encore, restaient, en grande partie, préservées. Des affiches de la SNCF n’exploitaient-elles pas, au début des années 80, le thème de la « frontière sauvage » ?
2On semble avoir redécouvert les Pyrénées et, fort heureusement, la culture et la recherche ne sont pas en reste. Depuis quelques années, les études sur l’histoire, la société, le milieu pyrénéens se sont multipliées, de même que les contacts, les échanges entre chercheurs français et espagnols, tous profitant d’un terrain d’investigations exceptionnel, où la recherche a pris, pourtant, un énorme retard dans certaines disciplines.
3C’est particulièrement vrai pour ce qui concerne les périodes préromaine et romaine. Une bonne illustration de ce retard est fournie par la contribution de J. Maluquer de Motes à l’ouvrage collectif dirigé par F. Taillefer, Les Pyrénées. De la montagne à l’homme, édité par Privat à Toulouse en 1974 ; la synthèse de ce savant ne consacre en effet que quelques maigres pages à l’Antiquité. Bien sûr, Maluquer n’est pas à blâmer, mais on peut mesurer, à travers son article, le peu de place que les historiens et les archéologues spécialistes de l’Âge du Fer et de l’époque romaine ont accordé aux Pyrénées dans leurs recherches. La situation n’a pourtant guère évolué depuis 1974, et ce, malgré la généralisation de réunions scientifiques, parmi lesquelles les colloques de Puigcerdà, inaugurés en 1976, font figure de précurseurs.
4Les Pyrénées n’auraient-elles eu qu’une place très marginale dans le monde antique ? L’historiographie le sous-entend souvent, tendant ainsi à justifier, d’une certaine façon, l’absence de recherches approfondies sur le milieu pyrénéen. Et, de fait, si certaines problématiques n’ont aujourd’hui encore que très peu avancé, c’est bien parce que la recherche de terrain, seule en mesure d’appréhender les sociétés montagnardes antiques, reste, d’une manière générale, absente des Pyrénées. L’archéologue (ou l’historien) se trouve dès lors prisonnier de schémas tout faits dont il ne parvient pas à se défaire : le congrès organisé en novembre 1988 à Cervera – Congreso Internacional. Historia de los Pirineos –, s’il part d’une « bonne intention », nous semble révélateur de cet état de fait, tant l’image des Pyrénées antiques qu’il a donné continue à être quelque peu réductrice.
5Les Pyrénées offrent des thèmes de recherche très divers dans lesquels tout spécialiste peut se retrouver ; l’habitat, l’activité économique et la vie sociale par exemple peuvent y être étudiés comme dans tout autre secteur géographique, si ce n’est que le milieu montagnard impose certaines contraintes qui rendent la progression de la recherche archéologique plus difficile et lente. Et, de fait, c’est presque naturellement si certains thèmes ont concentré les efforts des chercheurs ces quinze dernières années : ainsi les mines et la métallurgie. Le massif du Canigou, la haute Ariège et les montagnes du Pays Basque et de Navarre ont jusque-là accaparé l’attention des archéologues, dont les efforts commencent depuis peu à se porter sur la partie centrale des Pyrénées, très mal connue. Depuis quelques années, les marbres du bassin de la Garonne font l’objet de recherches privilégiées qui associent, pour la première fois, le travail de terrain au travaux de laboratoire. Les voies de communications transpyrénéennes représentent, quant à elles, un thème fortement prisé, pour ne pas dire à la mode ; on y constate, plus qu’ailleurs, du bon et surtout du moins bon. On relèvera tout particulièrement ici les excellents travaux réalisés sur le parcours pyrénéen de la Via Domitia, couronnés par la découverte et la fouille des trophées de Pompée (-71) au col de Panissars. Enfin, on ne saurait oublier ni les fouilles qui ont repris depuis 1985 à Saint-Bertrand-de-Comminges, ni celles engagées plus récemment à Labitolosa et à Aeso, de l’autre côté de la frontière. Les résultats de tous ces travaux, et d’autres encore qu’il serait fastidieux d’énumérer, sont loin, bien évidemment, d’être négligeables ; mais ce sont les perspectives qu’ils ouvrent souvent qui sont, à nos yeux, significatives.
6On peut aborder les Pyrénées d’une autre manière, et tenir compte alors de ce qui fait leur spécificité : leur disposition géographique particulière entre la France et l’Espagne, qui fait d’elles le « type parfait de la frontière naturelle »1. Élément déterminant du paysage, elles ont ainsi conditionné tant les rapports entre les populations des deux versants opposés, que l’organisation de l’espace politique au cours de la Protohistoire, de l’espace administratif à l’époque romaine. Le thème a été pourtant très peu exploité, essentiellement parce que ni la recherche espagnole ni la recherche française n’ont réussi à surmonter la barrière que la frontière pyrénéenne a longtemps posée entre elles. Et, pourtant, si l’histoire répugne souvent à considérer les Pyrénées comme une frontière stricto sensu, elle n’a pas davantage favorisé la coopération scientifique transpyrénéenne. En conséquence, toute considération d’ordre géographique semble avoir disparu de l’historiographie moderne ; qu’on l’accepte comme telle ou pas, la frontière (géographique) pyrénéenne semble n’avoir été souvent réduite qu’à une frontière linéaire, totalement artificielle.
7Or, justement, à l’instar de toute frontière naturelle, les Pyrénées ne constituent pas une simple « ligne-limite », sans consistance propre, mais une « zone », notion sur laquelle a particulièrement insisté L. Febvre (p. 369) et que précise Ch. R. Whittaker : « loin d’être des lignes naturelles, les frontières ont toujours été des endroits de confusion ethnique »2. Si la définition peut s’appliquer aux Pyrénées, bien qu’elles n’aient pas été à proprement parler une des grandes frontières de l’Empire romain, c’est parce que, en tant que milieu géographique et humain à part entière, elles sont le point de rencontre privilégié entre la Gaule et l’Espagne et, à ce titre, témoins de leur évolution respective à l’époque romaine. L. Febvre (p. 366) n’a-t-il pas justement écrit que les frontières naturelles ne sont pas seulement des obstacles mais peut-être et surtout « des traits d’union [...], des centres d’expansion et de rayonnement, de petits mondes attirants doués de valeur propre, liant entre eux étroitement des hommes et des pays mitoyens. En tout cas, des limites “nécessaires”, jamais » ? Une telle définition ne peut que nous encourager à ne pas concevoir seulement l’établissement par Rome de la limite provinciale entre Gaules et Espagne comme la conséquence logique d’un processus certainement irréversible, mais justement à réfléchir sur celui-ci et sa mise en œuvre ; cela nous amène alors à nous interroger sur la perception de l’espace pyrénéen chez les Romains à travers les répercussions que la conquête et la provincialisation ont pu avoir sur ce dernier. Ce qui implique de prendre en considération les deux versants de la chaîne, avec les difficultés, inhérentes à la documentation disponible, que cela suppose.
8Une approche de l’organisation du peuplement nord et sud-pyrénéen à la veille de la conquête romaine nous est apparue alors comme un préalable indispensable à l’étude de cette question. Depuis le début du premier millénaire en effet, la Gaule comme la péninsule Ibérique sont engagées dans un processus d’évolution non seulement culturelle, mais aussi politique, qui a fini par individualiser, dans une large mesure, les piémonts pyrénéens opposés. Il nous revient donc de définir la place des Pyrénées dans ce contexte, ce qui conduit à s’intéresser plus précisément à l’organisation politique des peuples pyrénéens et pré-pyrénéens à la veille de la conquête romaine. On pourra alors s’interroger sur le fait de savoir si Rome, en rendant officielle la frontière des Pyrénées dès le début de la conquête, n’a pas fait que respecter, d’une certaine manière, une situation qui lui était antérieure.
9Cette situation a pu, d’autre part, justifier une certaine politique de Rome dans les Pyrénées. Cette politique, nous essaierons de la suivre tant bien que mal, et seulement dans ses grandes lignes, avec l’aide des textes, de l’épigraphie et de l’archéologie. Elle touche à deux questions essentielles, étroitement liées mais qui seront étudiées séparément : celle d’une part de l’intégration administrative et, d’autre part, celle de l’intégration culturelle (ou romanisation) des vallées pyrénéennes. On aura compris qu’il ne s’agit pas de brosser ici le tableau des Pyrénées à l’époque de la domination romaine ; la disparité de notre information s’y oppose. Au contraire il convient aujourd’hui de poser les termes précis d’une problématique et d’y apporter les premiers éléments de réponse. Cela évitera certainement soit d’idéaliser un tableau sur lequel il subsiste d’importantes zones d’ombre, soit, inversement, de l’obscurcir totalement et sans justification sérieuse.
10Aussi, à travers des thèmes précis, comme la conquête, l’organisation en cités, les communications, l’activité économique ou encore comme la vie sociale, c’est d’abord le problème de l’incidence de la barrière géographique sur le déroulement du processus d’intégration des populations indigènes des deux versants de la chaîne que nous nous proposons d’analyser dans ce livre.
Notes de bas de page
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