Conclusion
Un regard privilégié sur la planète
p. 177-179
Texte intégral
1Voler, pourlegéographe, est une expérience « insécable ». Tout comportement humain est — on le sait — le résultat complexe de la mise en œuvre d’un cerveau qui s’est développé lentement au cours de l’évolution en assurant des fonctions de plus en plus élevées depuis celles les plus élémentaires de la sécurité biologique jusqu’à l’intellect de l’homo sapiens le plus performant. Mais cette complexité, source de conflits qui peuvent mener à la schizophrénie, est parfois révélée de façon exacerbée dans le comportement de l’homme mis en condition de voler. Le paléocortex reptilien auquel on fait violence doit être dressé — ou plutôt, maté — pour qu’il accepte de renoncer au contact avec la terre-mère. L’aire cérébrale des émotions esthétiques doit s’accoutumer à de nouvelles beautés qui lui sont offertes, si différentes de celles qu’il contemple au ras du sol. Ces deux étages du cortex doivent réagir à peu près de la même façon pour tous les pilotes, même si nous possédons, les uns et les autres, des serpents plus ou moins rétifs et une sensibilité — et des goûts — esthétiques différents.
2Mais c’est à l’étage supérieur que le cerveau du géographe profite le plus du regard aérien parce qu’il est enfin installé derrière un macroscope qui lui offre les ensembles et les combinaisons presque toujours inaccessibles depuis le sol. Ce regard de globalité et de complexité articulée qui m’est offert depuis plus de quarante ans a sans doute joué un rôle essentiel dans la maturation de ma réflexion scientifique. Les inventaires d’objets — que certains regardent comme des accumulations de bazar — ont été considérés comme incompatibles avec les tendances scientifiques modernes, du structuralisme et surtout du systémisme. L’accès distancié aux organisations spatiales complexes mais cohérentes peut redonner une identité claire à la géographie, celle d’une science des organisations territoriales sécrétées par les sociétés humaines sur un support qui fut — il y a bien longtemps — naturel.
3L’avion m’a appris beaucoup sur ces espaces que la plupart des hommes ne peuvent regarder qu’avec des yeux de myope76. Pendant quarante ans, j’ai lu directement des agencements de terroirs et de villes. Certes, il ne m’a pas suffi de passer pour les comprendre mais elles se sont offertes, en partie, à travers leurs articulations et leurs réseaux. Elles ont fait surgir — à chaud — des hypothèses et surtout des questionnements. Les réponses à ces interrogations sont parfois à portée du regard, en changeant d’angle ou en focalisant sur un objet qui révèle une fonction ou une histoire. Le plus souvent, pourtant, elles sont ailleurs, au sol dans le témoignage des acteurs — le mot est à la mode — ou sous la poussière des archives. Mes observations aériennes n’ont pas duré, au total, plus de trois ou quatre mille heures — ce qui est déjà beaucoup — mais j’ai passé infiniment plus de temps, en bas, sur le terrain, au bord des champs avec les paysans andalous ou dans l’ombre fraîche des archives historiques de Grenade. Mon cheminement a pu aller dans les deux sens — de haut en bas ou de bas en haut — selon les circonstances et les hasards — ou les bonnes fortunes — de la recherche. J’estime, cependant, que j’ai tiré plus de profit — et plus rapidement — d’un premier regard aérien que d’un inventaire minutieux et laborieux d’objets regardés depuis le sol. Mais il n’y a pas de règle. Des questions posées à terre ont trouvé leur réponse, plus tard, lorsque les relations, les liens physiques et fonctionnels m’ont été offerts depuis l’avion.
4Ce regard privilégié que j’ai pu porter sur les espaces géographiques et dont j’ai pu jouir au long de toutes ces décennies explique sans doute mon opiniâtreté — certains diront mon entêtement — à vouloir ramener la géographie dans le périmètre scientifique où elle peut exprimer toute sa spécificité, c’est-à-dire être la science des systèmes spatiaux, même — surtout — lorsque ceux-ci sont le résultat de l’œuvre des sociétés humaines. Parce que mon tapis volant m’a permis de mieux comprendre les territoires des hommes, j’ai acquis la conviction que les outils dont nous disposons désormais nous permettent de rétablir la géographie dans le concert des sciences modernes sur un socle qui lui est propre.
5L’étude de la « face de la terre » à l’aide de l’outil conceptuel de la systémique peut redonner une identité claire à la géographie. Celle-ci ne méprise pas la société des hommes mais son objet premier n’est pas la société elle-même. Elle a besoin des sciences sociales — et de bien d’autres encore — pour comprendre comment les hommes créent les espaces aménagés. Le géographe doit interroger tous ces acteurs actuels et passés qui ont édifié, transformé, détruit, pour comprendre le remodelage incessant de la surface de la terre. Pour autant, les géographes doivent-ils assimiler la géographie à la sociologie ? Nous avons déjà tellement à faire pour comprendre les résultats tangibles — physiques — de l’agitation des sept milliards d’humains qui peuplent notre planète ! Je descends volontiers de mon tapis pour les interroger mais j’y remonte le plus souvent possible pour regarder encore et encore le spectacle du monde. J’espère que ce plaisir — cette grâce — me sera accordé encore pendant quelque temps et que, peut-être, « j’aurai peur une dernière fois »77.
6Coutures, le 9 avril 2012.
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