Du paysage admiré au paysage expliqué
Le macroscope du géographe
p. 57-160
Texte intégral
Dans le bruit de l’avion qui évolue à mille mètres d’altitude, on peut alors s’amuser à chercher, puis à trouver, des aires en contact, des semis urbains, des réseaux maillés, on peut voir des dissymétries à l’œuvre, repérer des graphes, constater des liaisons préférentielles, pointer des ruptures, distinguer des interfaces, suivre des lignes de partage, surprendre des têtes de réseaux, des axes de propagation ou des aires d’extensions, des points attirés et des axes de tendances.
Michel Onfray, Théorie du voyage.
Poétique de la géographie.
1Si le pilote peut s’abandonner à la contemplation de la tapisserie géante qui s’étend sous ses ailes, le pilote géographe ne saurait se contenter de ce privilège esthétique car cette situation distanciée avec la planète lui ouvre aussi des perspectives scientifiques. En effet, la géographie est la science de l’espace, des territoires, c’est-à-dire d’objets d’étude souvent vastes. Il ne fait pas de doute que, pour un scientifique, le fait de ne pouvoir regarder dans sa totalité l’objet de son étude est un handicap majeur. C’est ce qui arrive au géographe, précisément. Celui-ci, placé sur le territoire même qu’il prétend étudier, doit se contenter de vues très partielles, fragmentaires, d’un espace de plusieurs dizaines ou centaines de kilomètres carrés dans lequel il est comme un nain handicapé. Il est vrai qu’il peut compenser cette infériorité par la force de son intelligence, grâce à laquelle il pourra, par des déductions rationnelles, mettre en relation logique les morceaux observés séparément, les uns après les autres. Mais il est bien connu que cette façon de faire peut conduire à des conclusions erronées car le raisonnement manque de bases objectives. Toutes les sciences ne souffrent pas de cet inconvénient.
Le macroscope : vers une vision globale
2Prenons l’exemple du zoologiste qui veut étudier un petit animal, souris, grenouille ou un oiseau quelconque. Il peut tenir entre ses mains l’objet entier de son étude, il peut le retourner pour le regarder sous tous les angles possibles ; il est capable d’observer directement la relation organique et fonctionnelle entre les membres et le tronc, ou entre différents organes internes, grâce à des outils modernes de recherche. Il est vrai que, parfois, il a besoin d’aiguiser son regard pour comprendre la structure d’un tissu vivant de l’animal ; dans ce cas, il utilise une loupe ou un microscope qui compense la différence de taille entre l’objet observé et l’observateur ; mais, à tout moment, il peut abandonner cet examen très partiel pour revenir au corps entier. Il a ainsi la possibilité, de manière quasi instantanée, de mettre en relation tous les niveaux d’organisation d’un être vivant.
3Le géographe ne jouit pas du même privilège et si, dans de rares occasions, il peut avoir besoin d’un outil particulier pour observer des détails du paysage, par contre, il lui manque un « macroscope » pour se hausser au-dessus du territoire dont il veut comprendre l’organisation et pouvoir l’embrasser dans son ensemble. Ce terme paraît avoir été créé par le biologiste et essayiste français, Joël de Rosnay qui l’utilise dans le titre d’un livre sur les systèmes et la systémique17. Lorsque cet auteur a publié Le macroscope. Vers une vision globale, en 1975, il n’existait aucun macroscope facile d’emploi, utilisable depuis une position terrestre. Il y avait certes les cartes, et depuis fort longtemps, mais elles ne sont que des images sélectives de la réalité, des épures dont est éliminée une masse considérable d’informations. Il y avait aussi, depuis des décennies, des collections complètes de photographies aériennes verticales qui ont rendu des services incontestables mais ont souvent rebuté les géographes en raison de leur manque de couleurs et surtout de la rigidité de leur échelle. Depuis que de Rosnay a appelé de ses vœux l’invention d’un macroscope — intellectuel et matériel —, la technologie spatiale a fait des progrès considérables et tout le monde peut disposer gratuitement des images de la terre entière offertes sous une forme beaucoup plus accessible que les images numériques en fausses couleurs dont l’ésotérisme a fait les délices, pendant quelque temps, de certains spécialistes.
4Les géographes peuvent enfin regarder la « face de la terre »18 sans avoir à la reconstituer péniblement et approximativement à partir des morceaux que leur myopie leur permet d’identifier. Les géographes de la première moitié du xxe siècle avaient pourtant produit de magistrales descriptions de régions qu’ils avaient parcourues dans tous les sens et dont ils avaient réussi à dégager une « personnalité géographique ». Mais après la deuxième guerre mondiale, cette géographie jugée trop descriptive a été marginalisée au profit d’une géographie de son temps, celui des Trente Glorieuses. Les livres universitaires sont alors remplis d’études économiques gavées de tableaux statistiques et de courbes de production. Quand les auteurs concèdent à montrer une image de la terre, c’est le plus souvent pour insérer quelques planches avec des usines, des stabulations modernes de bovins ou, au mieux, des scènes de moissons mécanisées dans un kolkhoze soviétique. Toute la géographie dite humaine est au service du progrès économique, et Georges Bertrand a écrit avec raison que les années 1950-1970 sont une période de « géographie sans paysages », exprimant ainsi le peu d’intérêt que les géographes portaient alors aux espaces regardés dans leur complexité, dans leur globalité, aussi bien pour les décrire que pour les ressentir19. Il accuse même la « nouvelle géographie » des années 1970 de rejeter le paysage « comme un résidu ou une résurgence de la géographie descriptive, subjective, “ruraliste” et conservatrice ». Cependant, peu à peu a émergé une « conscience écologique » face aux dégâts d’une économie prédatrice qui mutile l’environnement « naturel ». Une géographie militante s’intéresse alors aux problèmes d’aménagement dans lesquels la composante écologique prend une place privilégiée. De la qualité des espaces préservés aux espaces — aux paysages — vécus et perçus, il n’y a qu’un pas que les géographes des années 1980 et 1990 ont franchi pour adhérer, selon G. Bertrand, à un paradigme socio-écologique dans lequel les paysages sont d’abord des espaces de vie de la société humaine qui n’ont d’existence que par le regard des acteurs qui fréquentent la scène. Nous sommes bien loin du paysage expression physique d’un système spatial organisé fonctionnellement et résultat d’une longue évolution génétique. Les paysages sont pris en compte à l’aune des émotions qu’ils éveillent, au point que le paysage peut même « ne pas exister », comme je l’ai lu dans une thèse, s’il n’est pas du goût de celui qui le regarde.
5Il faut bien admettre que le paysage est devenu une ligne de fracture de la géographie. Je ne parle même pas de celle qui existe depuis bien longtemps entre la géographie physique et la géographie humaine. Cette opposition aurait, aujourd’hui, plutôt tendance à s’atténuer, par le biais de la prise en compte de l’environnement naturel dans la vie des sociétés20. La fracture la plus profonde est celle que soulignait déjà G. Bertrand, en 1984, à l’intérieur de la géographie humaine, entre le paysage objet d’observation froide utilisé pour expliquer des systèmes géographiques territoriaux et le paysage contemplé, admiré, détesté, objet de débats sur ses qualités et sur la place qu’il doit tenir dans la société. Certes, des passerelles existent au-dessus de cette crevasse car l’analyste froid ne peut être totalement insensible et, surtout, il est obligé d’intégrer, dans son analyse, les effets sur l’espace des choix et des modes des sociétés. Dans l’Espagne devenue quasi fédérale, certaines communautés autonomes ont interdit l’implantation de parcs éoliens sur leur territoire parce que leur majorité politique le refusait au nom de la qualité des paysages. Cette place prise par le regard des sociétés dans la géographie de la fin du xxe siècle et du début du xxie est une évolution épistémologique qui, à l’évidence, peut être mise en relation avec une tendance de la discipline à glisser vers la sociologie, science pour laquelle l’espace géographique est d’abord le plancher de la scène sur laquelle s’affrontent les groupes sociaux ou ethniques. Toute une génération de jeunes géographes se passionne pour la « géographie » du genre ou la marginalité sociale des banlieues. La sociologie est une science passionnante mais si l’on croit que l’on peut en faire le fondement de la géographie humaine, je crains fort que notre discipline se dissolve dans le magma des sciences humaines et perde son identité, alors que le socle auquel elle devrait être arrimée est la « face de la terre », selon l’expression de Ph. et G. Pinchemel21 ; c’est-à-dire les œuvres des sociétés humaines inscrites ou modelées à la surface de la planète, cet ouvrage d’une infinie complexité que rien, de surcroît, ne nous empêche de trouver admirable ou… détestable. Le paysage comme objet physique d’étude, au même titre que les « objets » vivants du biologiste, ne s’est pas relevé du procès en archaïsme que lui ont fait les tenants de la « nouvelle géographie ». Assigner à la géographie la mission d’expliquer comment des espaces plus ou moins vastes sont des systèmes territoriaux qui, comme des systèmes vivants, naissent, se développent, atteignent une période mature de stabilité et peuvent muter ou se dissoudre sous l’influence de facteurs internes ou externes, n’est pas un concept archaïque22. C’est au contraire une ambition qui exige à la fois une grande rigueur scientifique et une modestie quant à la capacité à démêler la complexité de l’écheveau des causalités qui ont mené à l’état actuel des systèmes. Il ne suffit pas de concevoir des modèles circulaires dans lesquels sont pris en compte tous les facteurs possibles que l’on représente sous formes de bulles ou de rectangles munis de flèches d’interaction. Ces schémas qui parfois prennent l’allure de véritables usines à gaz ne peuvent rendre compte ni de la vie, ni de l’évolution réelle d’un système territorial particulier, car l’effet d’un facteur impliqué dépend de son poids relatif et, peut-être plus encore, de la chronologie de son occurrence. Il y a certes des tendances générales lourdes qui entraînent les systèmes dans certaines directions mais il y a aussi l’accident, l’irruption inattendue d’un nouveau facteur qui n’était pas invité dans la ronde schématique et qui provoque une mutation brutale. Une vague de froid qui s’abat sur les cultures d’agrumes en Californie peut modifier le paysage cultural au Brésil ; une bactérie tenace dans l’ostréiculture méditerranéenne faire fleurir de nouveaux élevages sur la façade atlantique. Qui aurait pu, en 1870, prévoir l’effet d’un puceron minuscule sévissant en Europe, sur l’épanouissement des paysages viticoles de l’ancienne Algérie française ? C’est ce qu’expriment I. Prigogine et I. Stengers quand ils affirment que
les chemins de la nature ne peuvent être prévus avec certitude, la part d’accident y est irréductible, et bien plus décisive qu’Aristote lui-même ne l’entendait : la nature bifurquante est celle où de petites différences, des fluctuations insignifiantes, peuvent, si elles se produisent dans des circonstances opportunes, envahir tout le système, engendrer un régime de fonctionnement nouveau23.
6Il n’y a pas de différence entre le comportement de nos « êtres géographiques » et celui des êtres « naturels » qu’évoquent les auteurs. Les événements récents qui ont affecté — et affectent — la planète entière devraient inciter les géographes à se consacrer à l’étude des territoires géographiques dont la viscosité leur assure une certaine stabilité même lorsqu’ils sont soumis à des phénomènes très traumatisants. Les espaces géographiques ne vivent pas au même « pas de temps » que les troubles politiques ou que le cours des bourses mondiales dont les yo-yo mettent tous les jours les médias en émoi. La géographie est une science de la stabilité — d’une certaine stabilité —, ce qui ne signifie pas pérennité. Si les productions spatiales humaines se déforment, se gauchissent beaucoup plus rapidement que les formes des reliefs, elles peuvent durer cependant des millénaires sans s’altérer profondément comme certains terroirs paysans irrigués au cœur de montagnes tropicales ou méditerranéennes. On a dit que rien désormais n’échappait à la mondialisation des échanges et que la géographie moderne devait être celle de cette mondialisation. Soit. Personne ne niera l’importance de tous ces flux de biens, d’hommes et d’informations qui circulent partout sur le globe. Mais qu’a-t-on dit quand on affirme que la terre est un village planétaire et qu’il n’y a plus qu’un système territorial mondial ? Ce système monde a-t-il effacé la diversité foisonnante de notre terre ? Quand je vole entre la frontière allemande et les confins du Sahara marocain, je contemple toujours mille visages différents de la planète. Tous ces visages sont plus ou moins influencés par les échanges mondiaux mais le vignoble de Bourgogne est toujours là en dépit de la concurrence des vins chiliens ou argentins ; le long couloir catalan du Vallés plein d’usines et de cités a certes évolué au cours des dernières décennies avec de nouvelles usines de haute technologie, des phénomènes de périurbanisation plus intense, mais il est toujours une personnalité géographique différente d’autres ensembles qui peuvent lui ressembler, parce que son environnement physique, son histoire lointaine et proche, ses relations de voisinage, les choix des décideurs économiques et des acteurs politiques en font un être géographique unique24. Un être géographique qui appartient, incontestablement, à une famille d’espaces aménagés par l’homme dont l’organisation et le fonctionnement général peuvent être schématisés dans un « modèle » intégrant les ingrédients de toute nature qui ont contribué — et contribuent — au fonctionnement de cet être. Ces schématisations ont sans aucun doute une utilité démonstrative, didactique, mais ils peuvent aussi produire une impression fausse de simplicité et de reproductibilité qui ne prend pas en compte, précisément, l’extrême complexité des liens, des connexions, des « bifurcations ». Je n’ai pas écarté ces schématisations didactiques25, mais j’ai pris soin de ne les utiliser qu’après avoir tenté d’analyser au mieux l’organisation, le fonctionnement et l’histoire des espaces étudiés pour retrouver, précisément, les nœuds et les bifurcations qui ont pu jouer un rôle décisif dans l’évolution du territoire jusqu’à son état actuel. Ces schémas peuvent servir de modèles comparatifs, bien sûr. Avec d’extrêmes précautions.
Campagnes méditerranéennes
7Je me suis intéressé à toutes les campagnes françaises, aussi bien aux vestiges des openfields du Nord-Est qu’aux bocages que j’ai si longuement survolés en compagnie de Pierre Brunet26. Mais l’essentiel de mes recherches a été consacré aux régions méditerranéennes de la péninsule Ibérique et du Maroc. Ces espaces ont évolué de façon considérable au cours du dernier demi-siècle mais on peut encore y observer — surtout au Maghreb — des oppositions extrêmement marquées entre des aires d’archaïsme profond et des espaces transformés par les techniques les plus modernes.
Terres d’aridité et de si vieilles paysanneries
8L’Anti-Atlas, terre d’aridité et d’aspérités (Carte 2, p. 5). Un plateau bosselé interrompu seulement par de profonds canyons. Je me refuse à imaginer un atterrissage de fortune dans un environnement aussi peu accueillant. Je fais cependant les yeux doux à la moindre piste qui ondule sur les croupes entre les douars. J’essaie d’estimer la longueur d’un segment à peu près rectiligne où je serais susceptible de poser mes roues. En réalité, je ne me berce guère d’illusions ; je sais bien que ce frêle ruban recèle mille pièges qui auraient tôt fait de détruire mon train d’atterrissage et de fracasser ma carlingue. Alors, je regarde un peu plus loin où s’ouvre une large vallée entre des parois infréquentables. L’ample tapis d’alluvions dorées de la vallée des Issafen semble beaucoup plus avenant : il doit être possible de virer dans un des méandres que dessine le cours d’eau pour se présenter à l’extrémité des quelques centaines de mètres de ligne droite du lit. Illusion encore vite dissipée. Les longs bancs d’alluvions fines qui pourraient réserver un accueil moelleux sont, en réalité, striés de digues perpendiculaires aux chenaux. En effet, ces fonds de vallées sont les seuls terroirs dont disposent les paysans pour y faire pousser céréales et légumes grâce à l’eau des rares crues et de celle qu’ils extraient des alluvions en y forant des puits ou des galeries de captage. Ces terroirs insulaires sont aménagés minutieusement pour piéger le plus d’eau possible lors des brefs moments de générosité de la nature : les digues freinent l’écoulement et facilitent l’absorption de l’eau ; le fellah avec sa houe a donc dessiné ces bourrelets qui seront détruits lors de la prochaine crue hivernale ; sa parcelle sera même enfouie sous une couche d’alluvions grossières qu’il devra déblayer le printemps venu pour retrouver sa terre arable. Les terroirs de fonds de vallée sont donc des pièges aussi mortels que la surface rugueuse des plateaux. Quant aux parties des lits qui ne sont pas cultivés, il vaut mieux ne pas y penser non plus car elles sont encombrées de blocs parfois énormes contre lesquels l’avion viendrait se démanteler. Je surveille donc furtivement et régulièrement le manomètre d’huile et… je fais confiance au moteur.
9L’Anti-Atlas, terre des hommes. C’est ce que devait se dire Saint-Exupéry quand il survolait l’extrémité occidentale de cette longue échine présaharienne, après de longues heures au-dessus du désert : des douars sont disséminés partout sur la surface de ce plateau massif, entourés des nappes vertes des figuiers de Barbarie et des champs d’orge sur les versants ou au fond des vallons. Mais cette partie de l’Atlas, parcourue par le souffle humide de l’océan proche, n’est pas le seul secteur où l’agriculture s’est épanouie. Toute la montagne, jusqu’aux planèzes froides et arides du Jbel Siroua à deux cents kilomètres vers l’est, est une terre de laboureurs. Les villages, souvent de petite taille, sont innombrables sur tout le versant septentrional (fig. 1, p. 66). Pendant des siècles — peut-être des millénaires — les communautés berbères ou amazighe-s ont investi tout l’espace labourable. En réalité, ils ont accroché — le mot n’est pas trop fort — leurs terroirs à des pentes impressionnantes. Des centaines de kilomètres — des milliers plus vraisemblablement — de murs de contention du sol ont été construits du bas en haut des versants avec des matériaux presque aussi vieux que le monde que leur fournit généreusement la croûte de leur montagne. Des milliers d’hectares de banquettes de terres de quelques mètres de large, plus ou moins horizontales, sont ensemencés en orge quand le ciel veut bien fournir, au cours de l’hiver, les deux cents ou deux cent cinquante millimètres de pluie que peuvent espérer les fellahs27.
Retenir tout le ruissellement
10En réalité, ces dispositifs ne sont pas seulement destinés à retenir la terre que, sans eux, l’érosion entraînerait vers le fond des vallées. Ils sont aussi — et peut-être surtout — destinés à freiner et à récupérer tout le ruissellement provenant de l’amont. Peut-on, pour autant, parler de dispositifs d’irrigation ? Si l’on considère qu’il y a irrigation chaque fois qu’un artefact permet de disposer, sur une parcelle, de quantités d’eau supérieures à celles qu’elle reçoit du fait de la pluie qui tombe directement à sa surface, alors on est conduit à parler d’irrigation. Une irrigation bien pauvre, certes, et très aléatoire, mais qui permet d’emmagasiner dans le sol des quantités d’eau qui permettront peut-être à l’orge d’atteindre le mois d’avril sans dépérir ou sans devoir être abandonnée, en désespoir de cause, à la dent des brebis. Les paysans de l’Atlas considèrent que ces terres constituent un bled bour, c’est-à-dire un terroir de culture pluviale, une terre de secano comme on le dit dans le domaine hispanophone. En effet, pour le fellah, la terre irriguée se dit bled seguia ou, littéralement, « terre alimentée par un canal ». Seul le canal — targa en berbère — élève la terre au statut noble d’espace irrigué, même si le liquide vivifiant ne coule pas en permanence dans ces artères. Les situations, dans ces espaces cultivés aux marges du domaine agricole, ne sont donc pas aussi tranchées que celles que l’on présente aux étudiants en géographie pour qui la culture méditerranéenne est binaire, irriguée ou « sèche ». En réalité, sur les marges arides ou subarides méditerranéennes où l’on n’est pas assuré de recevoir chaque hiver, bien réparties, les maigres pluies espérées, il existe une série de pratiques et de dispositifs qui assurent, plus ou moins, une récolte après que les semences ont été confiées à la terre. Ces artifices vont des formes les plus pauvres, celles des champs sur lesquels on a concentré tout le ruissellement diffus disponible, jusqu’aux opulentes oasis nichées au fond des vallées et alimentées par de généreuses résurgences. Maader. Le terme existe sous forme de toponyme dans les contrées que l’on peut considérer déjà comme sahariennes, c’est-à-dire sur ces grands glacis stériles qui forment une longue dépression au pied méridional de l’Anti-Atlas, dans les provinces de Guelmim ou Tata, que les autochtones appellent feija. On le rencontre cependant aussi sur les cartes des glacis de la plaine du Souss, autour de Taroudant. Le maader est la forme la plus fruste et la plus aléatoire de mise en culture d’une terre aride. Cette pratique n’est souvent qu’un complément à des formes nomades ou semi-nomades de vie, une bénédiction exceptionnelle accordée par le ciel. Elle ne concerne que de vagues dépressions tapissées de limons ou de sols sableux légèrement évolués dans lesquelles, en quelques heures, on tente de concentrer l’eau qui ruisselle, à l’aide de longs bourrelets obliques par rapport à la pente générale. Point ici de propriété privée de la terre ou de l’eau. La communauté est mobilisée pour un travail bref et intense sur une terre collective que l’on abreuve ensemble, que l’on ensemence ensemble et dont on récoltera les fruits ensemble quelques mois plus tard. Le maader porte souvent, d’ailleurs, le nom de la tribu ou de la fraction de tribu qui l’a aménagé et en jouit occasionnellement. Il peut être stérile pendant des années et réanimé lors d’un orage providentiel qui laisse espérer une récolte d’orge. En traversant ces plaines monotones, il est presque impossible de repérer un maader tant sont discrets les aménagements dont il fait l’objet. En avion, les bourrelets-déflecteurs de pierres et de terre sont beaucoup plus faciles à repérer et l’on comprend parfaitement le fonctionnement du dispositif si l’on passe après une pluie, car les sols humidifiés ont une autre couleur et l’on peut alors prendre la mesure de l’efficacité du système à la forme et à l’étendue de la « tache d’huile » qui s’est propagée dans le terroir. Un survol trois ou quatre mois après l’arrosage confirme le caractère imparfait de la répartition car c’est alors l’aspect de la nappe d’orge en herbe ou en cours d’épiaison qui révèle l’abondance de l’abreuvement ou son insuffisance : les secteurs bien pourvus présentent une teinte d’un vert soutenu alors que les marges déficitaires sont beaucoup plus claires ou jaunes parce que l’orge y est en train de sécher sur pied ou y a précipité sa maturation.
11Dans la montagne, les versants aménagés sont l’œuvre de sédentaires jouissant d’une certaine régularité climatique, même si la variabilité peut être importante. Le fellah peut espérer au cours de l’hiver au moins quelques journées de pluies, pas trop violentes si possible, qui l’encourageront à tenter sa chance et à confier à la terre la si précieuse semence dont il a privé sa famille. Il a des raisons d’hésiter, cependant, et de ne pas se précipiter avec son araire dès la première pluie d’automne. Certains, prudents, attendent un peu que la saison tienne ses promesses. Car le risque de perdre tout est grand si les mois d’hiver sont secs : l’orge poussera rapidement puis végétera jusqu’au moment où le paysan comprendra que les épis ne se formeront pas ; il aura alors tout perdu et le pâturage du champ par ses quelques brebis sera une bien amère consolation. Si la fin de l’automne offre de nouvelles pluies, alors l’audacieux aura gagné son pari et dès le mois d’avril il récoltera quelques dizaines de gerbes sur ses étroites terrasses. Les plus frileux — ou les prudents — se décideront alors à sortir leur mule ou leur âne car, si le chergui ne souffle pas trop tôt au printemps, le grain aura encore le temps de produire une récolte acceptable. Si l’automne et une partie de l’hiver ont été secs, les meilleurs sols seront quand même ensemencés si quelques pluies surviennent en février, mais le risque est grand car cette pousse tardive sera stoppée prématurément si les premières chaleurs sont précoces. Ces terroirs de montagne construits au prix de tant de peine offrent donc rarement une plénitude agricole. Leur survol permet de se rendre compte de la stratégie plus ou moins audacieuse des fellahs car autour des douars le parcellaire est un habit d’arlequin : avant même que les céréales commencent à pousser, la vue aérienne révèle, grâce aux nuances de coloration des sols, le mélange complexe des parcelles qui ont été labourées et de celles qui ne l’ont pas encore été ou ne le seront pas. Cette anarchie agricole apparente est encore renforcée par le dépeuplement de la montagne qui pousse à l’abandon, pur et simple, des secteurs les moins fertiles ou les moins accessibles, même s’il y a presque toujours un membre de la famille susceptible de se charger du travail : dans beaucoup de contrées de l’Anti-Atlas, après la pluie, on ne voit presque que des femmes derrière l’araire car le mari et les fils sont partis loin de là gagner l’argent qui fera véritablement vivre la famille.
Aménager les creux
12Si l’immense majorité des terroirs de la montagne anti-atlasique est exploitée grâce à ces marches d’escalier innombrables établies sur les pentes pour la pratique d’une agriculture bour à peine améliorée, des formes en creux utilisent également la technique des ruptures de pente. C’est ce que j’appelle, à défaut de terme générique consacré dans les grands domaines linguistiques méditerranéens, les vallons aménagés. Dans certaines parties de l’Anti-Atlas, le lourd plateau a été buriné par l’érosion qui y a dessiné un moutonnement de croupes et de dépressions étroites évasées ; cette morphologie est celle, en particulier, de l’extrémité occidentale du massif, aux abords de l’océan, autour de la bourgade de Mirleft. Les formes en creux sont aussi générales sur les vastes plateaux calcaires comme celui des Lakhsass que traverse la route qui franchit la montagne entre Tiznit et Bouizakarne. Ce plateau taraudé par l’érosion karstique offre une surface hérissée d’arêtes de lapiez, si inconfortables à la marche et si hostiles à la culture, mais aussi des dolines et des vallons secs tapissés d’argiles de décomposition des calcaires. Ces dépressions allongées concentrent naturellement tout le ruissellement des pentes qui les dominent (fig. 1, p. 66). C’est pour cette raison qu’ils constituent, après aménagement, les terroirs bour les plus opulents. L’impétuosité des flux qui les parcourent est assagie par des barrages de pierres disposés en travers de ces dépressions ; de surcroît, ceux-ci retiennent les alluvions transportées par l’eau. Ces caissons échelonnés tout au long du vallon sont des parcelles construites progressivement qui finissent par posséder un matelas alluvial appréciable capable d’emmagasiner beaucoup d’eau dans son épaisseur. Les eaux boueuses, qui descendent de l’amont, passent doucement d’un compartiment à l’autre par un des bords de l’étage supérieur et alimentent, ainsi, toute la chaîne en cascade. À l’évidence, ces constructions parcellaires ont une capacité de rétention hydrique bien supérieure à celle des terrasses de versants et il n’est donc pas étonnant que, dans certains secteurs de l’Atlas occidental, on y cultive même du maïs. Ces dispositifs agraires que les Tunisiens appellent jessour, du nom des digues qui barrent les vallons, ne sont toujours pas, aux yeux des fellahs, du bled seguia. Lors d’un survol, on repère immédiatement ces longs rubans articulés qui se détachent de leur environnement à la fois par leur structure et leur contenu cultural.
Contrôler et utiliser les crues
13Certains aménagements sont des formes de transition vers ce que l’on peut considérer comme de l’irrigation véritable. C’est le bled faïd, ce que les Français appellent l’irrigation de crue. Le vocabulaire utilisé est déjà, en effet, un vocabulaire de l’irrigation. Dans ces dispositifs, il y a des digues construites dans l’oued pour détourner l’eau vers les terres cultivées ; ce sont les ouggoug-s des berbérophones ou les ced-s des arabophones et, surtout, c’est tout un réseau de distribution de l’eau : seguia-s en arabe ou targa-s en amazighe (berbère). Pour comprendre l’organisation de ces systèmes, le regard aérien est indispensable car il est le seul à pouvoir offrir une vue globale depuis l’amont en bordure de l’oued jusqu’aux plus fines ramifications dans les terroirs aménagés pour recevoir et retenir l’eau de ce qui est bien déjà une forme parfaitement organisée d’irrigation, même si celle-ci est très aléatoire (fig. 2, p. 72). En effet, les terroirs faïd sont soumis aux caprices de la pluviosité : pas de pluie, pas de crue, et les terres resteront, cette année-là, des terres bour qui devront se contenter de quelques médiocres averses incapables de gonfler les rivières au point de les faire déborder. En revanche, si une période pluvieuse se prolonge ou si un orage se déchaîne sur la montagne, à l’amont, alors les paysans gagneront leurs champs, la houe sur l’épaule, pour être prêts à détourner vers leurs parcelles une partie de l’eau qui s’engouffrera dans les entonnoirs de capture qu’ils auront renforcés et rafraîchis collectivement avant la saison des pluies. Tous les degrés d’intensité de l’arrosage dans le système faïd sont possibles depuis l’absence totale jusqu’à la répétition de plusieurs crues bien étalées au cours de la saison d’hiver. Dans ce dernier cas, le terroir devient un véritable bled seguia même si la prudence des fellahs et l’incertitude du lendemain engagent à s’en tenir aux céréales classiques que sont l’orge et le blé dur éventuellement. Ce système existe dans toutes les vallées de la montagne et sur le piémont. À l’intérieur du massif, sauf exception, les vallées sont exiguës et les bancs alluviaux, à l’intérieur même du lit, sont aménagés avec prises d’eau et digues, même si le risque est bien réel d’une crue trop violente qui submergera ce terroir insulaire fragile ; elle détruira les aménagements et déposera sur ces champs des tonnes de graviers et de galets que les paysans s’efforceront de retirer, avec stoïcisme, avant de reconstruire, encore et toujours. C’est que ces parcelles aventurées sont très intéressantes car le moindre filet d’eau qui s’écoule dans le lit peut être détourné, alors qu’il est impossible de l’élever à la hauteur des terrasses qui dominent le cours d’eau. Les chances d’une alimentation convenable jusqu’au printemps ne sont pas négligeables, c’est pourquoi il n’est pas rare de trouver du maïs sur ces bancs que l’on atteint en traversant les chenaux tressés des larges lits d’oued. Mais l’essentiel des terroirs faïd est installé sur les cônes très étalés que les oueds ont construits en débouchant dans la plaine. Ce sont ces vastes espaces qui sont traversés par une grande séguia, large et profonde car elle doit pouvoir transporter d’énormes quantités d’eau avant de se tarir avec la fin de la crue, quelques heures seulement, parfois, après son début. Sur cette artère principale sont greffés, comme des arêtes de poisson, les canaux secondaires qui conduisent l’eau vers de vastes caissons qui seront remplis puis déborderont sur d’autres casiers établis à l’aval. On le comprend, l’irrigation faïd est une irrigation de l’urgence : il faut être sur place et faire vite pour ouvrir et fermer les digues de terre de quelques coups de houe bien appliqués. C’est aussi une irrigation du flou car la générosité du flux s’épuise vers l’aval et plus on s’éloigne du grand canal axial. Comme dans le cas des maader-s, la diffusion de l’eau dans les terroirs faïd s’observe très facilement d’avion à la teinte différente que prend la terre imbibée ; mais l’efficacité de cette irrigation apparaît surtout lors des survols de fin d’hiver et de début de printemps quand l’orge a crû en profitant de l’eau dispensée ; c’est dans ces conditions qu’est révélé le caractère inégalitaire et inachevé de cette distribution sur un parcellaire préparé pour recevoir l’eau des crues. Celles-ci sont si souvent insuffisantes que leur écoulement dans les casiers préparés pour les recevoir s’épuise avant d’en atteindre les limites. L’organisation sociale dans ce type d’irrigation n’est pas absente, car les structures matérielles des grands terroirs sont forcément collectives et des règles de prélèvement sont établies concernant les droits en fonction de la situation des champs dans l’ensemble, le calibre des canaux secondaires et des prises sur la séguia principale. Mais la précipitation des actions rend difficile le contrôle, sans compter que les inégalités sociales entre les ayants droit favorisent les plus puissants qui disposent de main-d’œuvre pour faire face à l’urgence. L’espace emblavé forme alors une tache irrégulière à la fois dans sa forme et dans l’intensité du vert des céréales. Il est fait d’avancées et de golfes trahissant l’inégal progrès de la nappe d’eau sur le front de l’irrigation ; toutes les nuances de verts et de jaunes, expriment, comme pour les maader-s, l’abondance ou l’insuffisance de l’arrosage.
L’irrigation maîtrisée
14Les bled-s seguia véritables, les bons pays de l’opulence, sont peu nombreux et peu étendus dans la montagne anti-atlasique ; la dernière montagne que l’on peut considérer comme méditerranéenne avant le Sahara est, à ce point de vue, beaucoup moins favorisée que le Haut-Atlas, Adrar m’Korn, disent les Berbères, la « Grande Montagne ». Cette dernière, en effet, avec ses hauts sommets qui dépassent souvent trois milles mètres, reçoit plus de pluie, et surtout plus de neige que sa voisine du Sud (fig. VI, p. 164). Même son versant méridional, moins arrosé, bénéficie des eaux nivales assez longtemps au printemps et d’énormes masses calcaires restituent des eaux karstiques jusqu’au cœur de l’été, créant de luxuriantes oasis de vallée telles que celles du pays des Ida ou Tanane, dans la partie occidentale du massif. Après avoir survolé cette opulence, il faut pénétrer au cœur de ces oasis pour apprécier le foisonnement végétal qui y règne : sous le grand panache des palmiers dattiers existe une strate arborée dominée par de grands oliviers mais peuplée aussi de fruitiers les plus divers (orangers, citronniers, grenadiers…) ; un étage plus bas est occupé par des bananiers placés souvent en bordure de casiers occupés toute l’année par un cortège complexe de légumes. Ces vallées qui apparaissent si paradisiaques n’ont pas été capables, cependant, de retenir leur jeunesse : émiettement des tenures paysannes ou simplement refus de poursuivre, avec la houe, l’eau qui court nuit et jour dans les canaux ?
Des terroirs complémentaires
15Dans l’Anti-Atlas, peu de vallées offrent une telle luxuriance. C’est que la pérennité hydraulique ne peut venir ici que de résurgences karstiques qui apparaissent au fond de reculées fermant des vallées en gorges ; celles-ci accueillent des terroirs exigus sur des terrasses qu’il a fallu aménager pour y faire courir le réseau de séguias. Ces oasis sont si peu nombreuses que je les ai presque toutes en mémoire, car elles imposent de loin leur tache — ou leur ruban — de verdure. C’est par exemple le bled targa de Targa n’Touchka, entre Aït Baha et Tanalt, dans la partie occidentale de la chaîne. La frondaison des oliviers séculaires ne laisse apparaître que quelques clairières de culture de céréales et de légumes. L’ensemble du terroir est parfaitement dessiné au fond d’une sorte de conque dilatée. Beaucoup plus à l’est, au fond d’un canyon bien abrité, est nichée l’oasis des Ida ou Limite. Les palmiers dattiers y créent une ambiance déjà saharienne mais tout autour est l’austère et froid plateau parsemé d’arganiers que les fellahs grattent de leur araire quand les pluies de l’arrière-saison ont humidifié leur maigre sol. La vallée et son oasis sont si enchâssées dans la masse montagneuse qu’elles se révèlent de manière soudaine sous les ailes de l’avion. On découvre au même moment le ruban de verdure, le village perché sur le rocher d’un étroit lobe de méandre, l’abrupt versant auquel s’accrochent des figuiers de barbarie et les hautes surfaces ondulées qui encadrent le précipice. La petite communauté vit, la plupart du temps, en bas où le terroir irrigué requiert des soins presque quotidiens mais elle possède aussi un petit douar « du haut » où les laboureurs peuvent passer quelques jours au moment des semailles et des labours, et qui s’anime surtout au temps de la moisson. Ce doublet agricole est un système rural original de montagne, moins fondé sur une complémentarité altitudinale, comme on en rencontre dans les Alpes ou les Andes par exemple, que sur une association séguia-bour dont les deux termes sont séparés de façon trop radicale pour permettre entre eux des échanges fluides et continus. L’habitat du haut est celui de l’araire, de l’aire à battre, des noix d’argan et de la citerne d’eau de pluie ; en bas est le domaine de la houe au large fer, du tour d’eau réglé par l’antique clepsydre, du bruit de l’eau dans la rivière et de son murmure dans les canaux, du moulin à olives et du plaisir d’une eau fraîche et saine. Cet espace fait de contrastes ne devient système géographique que lorsque les liens de vie sont perçus et compris : le regard aérien dessine les grandes masses opposées, souligne les contacts, perçoit des relations tracées sur le sol par les sabots des ânes, suscite des questions et fait surgir des hypothèses. Il donne surtout envie de descendre au cœur d’un espace qui ne deviendra territoire que lorsque j’aurai suivi le paysan au long des séguias sous les palmiers et lorsqu’il m’aura expliqué qu’il a aussi une maison oufella, là-haut, sur le rebord de l’abrupt qui domine la vallée et que sa vie, accaparée par le bas, est aussi dédiée, par intervalles, aux champs du haut. C’est au prix de ces pénibles allers-retours que la sécurité alimentaire de sa famille est assurée. Il dit que sa vie est dure mais que, du moins, il est assuré de récoltes d’orge tous les ans ; et qu’il mange légumes et fruits frais presque à volonté ; alors que ceux de la montagne qui n’ont pas de bled seguia ont dû édifier, autrefois, des greniers fortifiés, les igoudar, afin d’y mettre leurs grains en réserve pour ne pas mourir de faim les mauvaises années. Où j’étais tenté de voir juxtaposés deux systèmes fondamentalement différents, et indépendants, je découvre donc un être géographique complexe grâce aux contacts noués avec les acteurs à l’œuvre sur la scène offerte par l’avion.
16Au total, les terroirs de l’opulence — d’une opulence toute relative — sont rares dans l’Anti-Atlas. À cinq cents ou mille mètres au-dessus de cette montagne rugueuse, on prend la mesure de cette rareté : quelques traînées discontinues de verdure au fond de vallées profondes et, sur les bords du massif, au contact avec la plaine du Souss, quelques belles oliveraies étalées en forme de triangle, sur les cônes de déjection que les rivières ont édifiés sur le piémont. Sur le poitrail de la montagne — le dir — les oueds et les sources délivrent leurs dernières ressources canalisées avant que celles-ci ne se dispersent dans la plaine, par un chevelu de ravinements dont les écoulements sporadiques sont récupérés pour la culture aléatoire des maader-s et des terroirs faïd. Les communautés qui se sont installées juste au débouché de la vallée, à côté de « la bouche », foum, en arabe ou imi, en berbère, exploitent un système territorial complexe dont le cœur est le triangle irrigué encadré de versants terrassés à l’amont — dans l’adrar — et de terres de plaine aménagées pour la récupération des ruissellements, dans l’azaghar, la plaine, mais aussi, naguère, le séjour d’hiver des troupeaux de la montagne (fig. 5, p. 85).
Vers le désert
17Les paysages et les systèmes d’exploitation changent brutalement quand, en quelques minutes, avec l’avion, on traverse la zone faîtière de la montagne anti-atlasique, après le bourg d’Igherm — ancien casernement français de l’époque coloniale —, sur la route de Tata et du Sahara. Le basculement vers le désert est brutal. Soudain, on pénètre dans un monde minéral où les affleurements géologiques multicolores racontent des plissements vieux de 500 millions d’années. La vie agricole n’est pas absente cependant mais elle se réfugie au fond des vallées, exclusivement. Le terme d’oasis s’impose véritablement ici, non seulement parce que le palmier est présent presque partout, mais surtout parce que l’espace cultivé n’est plus qu’insulaire ou strictement rubané. Les précipitations sont ici inférieures à deux cents millimètres par an et délivrées souvent sous la forme de brèves averses orageuses. Juste de quoi alimenter des casiers faïd ou des maader-s dans quelques segments dilatés des vallées, sur les alluvions étalées.
« Les eaux cachées »
18Les sources et les cours d’eau les plus généreux sont rarement capables de satisfaire les besoins des terroirs irrigués jusqu’au cœur de l’été. C’est pourquoi les paysans ont recherché d’autres sources d’approvisionnement moins sensibles aux caprices de la pluviosité saisonnière. Ils exploitent, en effet, les eaux infiltrées dans les sédiments des piémonts et dans les nappes alluviales des larges lits des cours d’eau temporaires. Ils ont creusé d’innombrables puits individuels mais ils ont surtout rassemblé les forces de la communauté toute entière pour creuser des drains-galeries. Ces captages souterrains assurent une pérennité de l’arrosage et sont seuls capables d’expliquer l’abondance de l’habitat concentré au long des vallées dans un milieu d’une aridité parfois extrême. Ces dispositifs exigent une main-d’œuvre abondante pour leur mise en place mais aussi pour leur entretien. On les retrouve dans toute la ceinture aride de la planète, dans des environnements identiques ou, beaucoup plus développés encore, sur les longs glacis de piémont comme en Iran, en Afghanistan, mais aussi au sud de Marrakech. La recherche d’un foyer de diffusion des galeries drainantes a longtemps animé les débats des géographes qui s’intéressent au phénomène28. Le Moyen-Orient pourrait être l’aire de dispersion pour l’Ancien Monde avec une propagation vers l’ouest lors de la conquête arabe. Cette théorie ne tient plus guère, quant à la diffusion pour le moins, car l’on sait aujourd’hui que les Romains savaient faire ces drains. On peut envisager, d’ailleurs, plusieurs foyers planétaires originaux où ces inventions auraient été le fait de groupes humains sans relations. En effet, j’ai visité dans le Sud du Pérou les magnifiques galeries de captage proches de Nazca, à quelques kilomètres des géoglyphes géants si fameux. Ce sont des drains de nappes alluviales de cours d’eau aussi intermittents que les oueds présahariens, avec des puits de visite équipés de magnifiques rampes hélicoïdales aux murs de galets. Il semble acquis aujourd’hui que ces dispositifs hydrauliques existaient déjà à l’époque nazca, c’est-à-dire avant la fin du viie siècle de notre ère. Il est peu douteux, donc, que la technique de creusement de ces puquios, en langue quechua, ait été introduite par les Espagnols, même si ceux-ci connaissaient très vraisemblablement le procédé dès avant la découverte de l’Amérique : j’en ai observé un certain nombre dans la province d’Alméria dont l’aménagement n’atteint pas le raffinement de ceux de Nazca. Quelle que soit l’origine de ces artefacts hydrauliques, ils doivent être considérés comme la plus efficace adaptation à l’aridité inventée par des groupes sédentaires ou sédentarisés pour tirer leur subsistance d’un milieu hostile dans lequel l’agriculture est impossible ou trop aléatoire. Ces galeries de captage ne s’offrent pas à l’observation du voyageur qui traverse les terroirs qu’elles irriguent car, dans leur parcours final, elles prennent l’aspect d’un canal ouvert en tranchée semblable à ceux provenant de la dérivation d’un cours d’eau. L’essentiel de la galerie — la khettara, au Maroc — est enfoui profondément sous la steppe caillouteuse, souvent stérile, des glacis de piémont. C’est dans cette masse de sédiments accumulés pendant des millions d’années que les hommes d’une communauté paysanne ont creusé, à la sueur de leur front et au risque de leur vie, un boyau qui remonte, en pente douce, vers un puits-mère, situé parfois à des kilomètres à l’amont. Cette aïn, la source, est au début de l’œuvre. Elle en est la tête topographique et la première étape chronologique. L’investissement en travail est considérable sans que l’effort consenti garantisse le succès et la rencontre de la nappe d’eau espérée et promise par le sourcier. La profondeur de ce puits est parfois impressionnante et la centaine de mètres n’est pas exceptionnelle. Si la chance a souri aux fellahs, s’ils ont bénéficié de la baraka de quelque marabout dont le tombeau se dresse à proximité, alors ils verront l’eau sourdre par les pores du sous-sol et emplir le fond de leur puits. Alors seulement commencera le travail titanesque de creusement de la galerie à partir de l’aval, à l’endroit où l’on souhaite faire surgir l’eau, juste au-dessus de ce qui deviendra le bled seguia du groupe de familles, la jemaa, qui s’est lancé dans l’aventure. Peu à peu, le tunnel progressera vers le puits-mère. Son tracé souterrain sera ponctué, en surface, d’innombrables puits, espacés parfois seulement d’une dizaine de mètres, qui ont pour seule fonction de faciliter l’évacuation des déblais arrachés au fond et d’orienter correctement le conduit. Certains de ces orifices seront utilisés plus tard pour l’entretien de la galerie qu’il faudra débarrasser régulièrement des dépôts qui encombreront le canal. Autour de chaque trou sont accumulés les matériaux extraits qui finiront par former un cône semblable à un petit volcan. Ce sont ces monticules qui trahissent la présence d’un drain mais les grands alignements qu’ils forment ne sont vraiment visibles dans leur ensemble que d’avion (fig. 3). Ils apparaissent avec une évidence éblouissante. Il est facile de retrouver le puits-mère et de repérer l’aboutissement de la galerie à l’entrée du terroir irrigué où elle émerge à l’air libre pour devenir canal ouvert. J’en ai observé des centaines de kilomètres sur les piémonts du Haut et de l’Anti-Atlas. Les plus longues, formant tout un faisceau de drains convergents, sont celles qui alimentaient abondamment, naguère, la palmeraie de Marrakech, depuis le pied de l’Atlas. Leur mise en place remonterait au moins au xiie siècle, à la dynastie des Almoravides ou à celle des Almohades. Moins longs et moins spectaculaires sont les khettara-s de la plaine du Souss, au sud du Haut-Atlas29. On peut en observer, installées sur les terrasses alluviales du fleuve et, surtout, sur le plan incliné qui descend du pied de l’Atlas vers le centre de la plaine. Elles sont parfois dissimulées sous les orangeraies dont elles ne sont pas, à l’évidence, la source de l’irrigation. Celles-ci sont alimentées par des forages modernes profonds et des motopompes puissantes installés par de grands propriétaires ou des sociétés capitalistes qui possèdent des fermes de plusieurs centaines d’hectares d’agrumes. Cette agriculture commerciale très dynamique qui a bouleversé, en quelques années, les paysages de la plaine, est aussi, avant tout, une agriculture minière qui transforme en euros ou en dollars l’eau du sous-sol en désorganisant complètement les vieux systèmes hydrauliques paysans30. Les galeries drainantes — les khettara-s — sont les premières affectées car elles sont très sensibles à l’abaissement — au rabattement — du niveau des nappes aquifères. Le pompage efficace et excessif moderne provoque, très rapidement, un assèchement de la galerie dont le fond se retrouve au-dessus du plafond de la nappe. La communauté héritière des créateurs de la khettara n’a guère qu’une solution pour faire face à la catastrophe : approfondir le puits-mère et creuser une nouvelle galerie en dessous de la première pour rattraper l’aquifère qui se dérobe. Certains ont essayé mais les jemaa-s n’ont plus aujourd’hui ni la main-d’œuvre ni la cohérence sociale indispensables pour un tel travail dont le résultat pourra être rapidement remis en cause par un nouveau rabattement de la nappe. Parfois, la communauté tente d’utiliser les mêmes armes que l’ennemi ; elle approfondit le puits de tête, achète une motopompe et remonte l’eau retrouvée au fond jusqu’au niveau de la galerie qui peut jouer à nouveau son rôle de canal. Les expériences tentées ont souvent fait long feu car la discorde s’installe rapidement entre les membres de la communauté d’irrigants au moment de faire face aux charges financières entraînées par l’achat de carburant, l’entretien du matériel ou son remplacement. La discorde s’installe dans le groupe, l’installation est abandonnée et la khettara meurt définitivement. Apparemment, le dispositif est toujours en place. En passant au-dessus, on repère toujours, sans difficulté, l’alignement des cônes de déblais, mais une observation attentive permet de distinguer ceux qui ne sont plus que des fossiles de ceux qui ont été rafraîchis par l’apport d’alluvions extraites lors d’un nettoyage récent. Même à quatre ou cinq cents mètres au-dessus de la galerie, les nuances de coloration des sédiments sont encore expressives. Dans les zones de plaine où l’agriculture commerciale est la plus active, toutes les galeries de captage, ou pratiquement toutes, sont mortes, probablement sans retour car non seulement les artefacts mis en place se dégradent très vite une fois abandonnés, mais c’est aussi toute la société qui les avait fait naître qui s’est décomposée (fig. X, p. 167).
19Ce sont donc les régions les plus marginales qui offrent les exemples de galeries les mieux conservées et de celles qui sont encore actives. Nous en avons observé de très fraîches, apparemment, lors d’un vol vers l’Est du pays, sur les hautes terres du sillon pré-atlasique, autour de l’oasis de Skoura, près de Ouarzazate, par exemple, ou sur les marges du Tafilalt, avant de nous poser sur l’aéroport léthargique d’Errachidia. Si, à l’intérieur même de la montagne, elles sont rares parce que les accumulations alluviales qui les nourrissent sont trop peu épaisses, on les retrouve dans quelques vastes dépressions intérieures et sur les piémonts arides de l’Anti-Atlas, dans les grands couloirs désertiques des feija-s, dans le secteur de Tata en particulier.
20Cette montagne si proche du désert est donc loin d’être une montagne vide, du moins dans sa partie occidentale et centrale. Il n’est pas abusif de dire qu’elle est marquée par une civilisation d’agriculteurs opiniâtres qui ont mis en œuvre toutes les techniques capables de conserver les sols, voire d’en créer, et surtout de récupérer toute l’eau superficielle et souterraine susceptible d’assurer et d’améliorer les récoltes.
Regarder par-dessus les toits pour lire l’organisation de l’habitat
21La présence sédentaire de l’homme n’est pas mise en évidence seulement par les innombrables aménagements des terroirs mais aussi par la présence de nombreux villages, sur les croupes, au milieu de parcellaires aux contours flous, ou au fond de quelque vallée offrant l’avantage d’une irrigation véritable. Au sol, la visite d’un de ces douars laisse le géographe sur sa faim. Il ne peut que circuler, au long de ruelles sinueuses, entre les murs aveugles de maisons introverties, sans pouvoir saisir l’organisation ni de l’ensemble ni des habitations. Au contraire, penché sur le bord de son tapis volant incliné pour décrire un cercle au-dessus du douar, il perce l’intimité de la maison — à une distance respectueuse cependant — et il appréhende l’agencement complexe et désordonné de l’habitat et de toute une série d’objets particuliers qui lui sont associés31. De la maison, il découvre l’agglutination, autour d’une cour, de petits bâtiments aux toits plats ; si son regard est suffisamment oblique, il discerne les ouvertures des pièces qui donnent sur l’espace ouvert (fig. 4). Les villages de l’Atlas, de l’Anti-Atlas surtout, sont petits généralement ; c’est que, très fréquemment, ils sont l’habitat d’une seule famille étendue dont les ancêtres ont défriché un morceau de versant montagneux au milieu duquel ils ont édifié le premier élément cubique d’une maison qui a proliféré ensuite au fur et à mesure que les générations et les foyers se sont ajoutés. Si l’émigration vers les villes ou vers l’étranger a fait éclater la cellule familiale lignagère, les vieux douars conservent encore cette structure complexe, expression d’une manière de vivre sous l’autorité — et sous le regard — du pater familias qui organisait la vie de tout le groupe, à l’intérieur et à l’extérieur de la maison aux multiples demeures. Il distribuait le travail, surveillait la construction des aires à battre et le creusement des citernes pour l’eau « potable » de toute la famille. Les douars les plus importants sont des sortes d’archipels de grandes maisons jetées les unes à côté des autres en fonction du site et des disponibilités en sol constructible.
Igoudar : les greniers fortifiés
22Dans l’Anti-Atlas où les bonnes récoltes sont si aléatoires et où, autrefois, les terroirs et les villages voyaient s’abattre, comme les sauterelles, des hordes affamées de nomades montées du désert, les communautés sédentaires avaient édifié, en commun, des greniers fortifiés — les agadir-s ou igoudar — où étaient gardés, dans des cellules familiales, les grains et les biens précieux. Ces œuvres collectives, dont certaines ont plus d’un millénaire, sont des édifices majestueux et complexes qui ont joué un rôle social très important dans la vie des communautés. Non seulement chaque famille pouvait y édifier sa chambre-grenier mais, dans l’enveloppe protectrice des hauts murs, des aménagements annexes en faisaient un lieu de vie et d’échanges. Là se réunissait périodiquement l’assemblée des chefs de familles — la jemaa — pour y prendre les décisions importantes concernant la vie de la collectivité (calendrier des récoltes, réparation de citernes, nettoyage d’un canal, etc.) ; dans les périodes d’insécurité, les membres d’une milice armée résidaient à tour de rôle pour assurer la surveillance des alentours depuis la tour de guet — le borj — et repousser les attaquants éventuels ; cette permanence humaine entraînait la nécessité d’un lieu de culte ; c’est pourquoi les igoudar possèdent, presque toujours, une petite mosquée à la disposition des résidents et des visiteurs. Dans la cour qui précède le grenier proprement dit, les hommes et les animaux peuvent disposer de l’eau nécessaire stockée dans de vastes citernes. Il est probable qu’autrefois ces réserves d’eau ont permis aux habitants des villages des environs de résister lors de périodes de troubles prolongées. L’agadir est aussi un lieu d’échange car les biens les plus précieux des familles y sont dissimulés ; c’est pourquoi il n’était pas rare d’y trouver, dans la cour, la boutique d’un bijoutier juif qui offrait ses services aux paysans qui souhaitaient acheter une ceinture de mariée ou réaliser la vente d’un bijou dans un moment difficile. Même après la disparition des milices, la permanence a été assurée, dans l’agadir, par un gardien rétribué, l’amine, qui y vivait, nuit et jour, dans une loge placée juste après l’entrée en chicane du grenier. L’aspect extérieur des igoudar est austère car il ne présente au visiteur que la surface unie de son mur d’enceinte. Le survol permet de mieux comprendre sa morphologie générale et de lire, sur sa toiture de terre, le dessin du compartimentage intérieur. Ces forteresses paysannes tombent en ruines les unes après les autres mais leurs silhouettes dominent encore beaucoup de villages et un mouvement de préservation du patrimoine, animé par des chercheurs étrangers et par des associations locales, pourrait contribuer à en sauver une partie. La dernière campagne de vols que j’ai effectuée au-dessus de l’Anti-Atlas avait pour but, en partie, de faire un inventaire photographique de ces monuments emblématiques d’une civilisation rurale de l’aridité et de la précarité alimentaire (fig. VII et VIII, p. 165 et fig. 6, p. 88)32.
« De la courbe à la ligne droite » : les paysages de la grande hydraulique
23L’avion est un merveilleux outil pour fouiller au creux des montagnes méditerranéennes et se pencher sur l’intimité des terroirs et des habitats paysans, pour suivre le parcours sinueux du canal ou le sentier muletier qui mène du douar au souk. Mais notre macroscope nous offre aussi les vastes tableaux composés à la règle et à l’équerre par la volonté planificatrice des états, de l’État colonial33 mais aussi de l’État maghrébin moderne.
24La ligne droite des grands périmètres irrigués semble reléguer le bricolage des vieilles sociétés paysannes dans l’obscurantisme médiéval et l’irrationalité. La modernité et la puissance technologique s’expriment dans les damiers parcellaires d’une rigueur absolue qui seraient fort ennuyeux — et parfois, ils le sont — s’ils n’étaient égayés par la diversité de leur palette culturale. Les Français avaient imposé très tôt cette rationalité en Algérie34, mais après la seconde guerre mondiale, tous les pays méditerranéens ont étalé ces nouvelles surfaces irriguées dans les plaines au pied de leurs montagnes. La grande hydraulique a été perçue comme l’arrivée du progrès et de la justice sociale dans les campagnes. Il est vrai qu’elle a souvent été un des outils sur lesquels se sont appuyés les états pour mettre en œuvre leurs réformes agraires en distribuant, à de petits paysans ou à des paysans sans terre, des lopins de quelques hectares sur lesquels, grâce à l’irrigation, ils pouvaient faire vivre leur famille et même commercialiser une partie de leur production. J’en ai survolé et observé partout, aussi bien en Italie qu’en Espagne ou au Maroc. Si la rigueur des aménagements est bien leur caractéristique commune, les conditions de leur mise en place aussi bien que leur environnement — naturel ou non —, sans parler de l’usage cultural qui en est fait, leur donnent néanmoins une certaine personnalité géographique. Je reconnais, sans hésitation, sur une photographie aérienne, les périmètres du Plan Badajoz, en Estrémadure espagnole, ou le damier parfait du lac Fucin asséché, dans les Abruzzes italiennes. Leur étendue est variable. Certains petits périmètres fondés sur le pompage dans des aquifères profonds, comme dans la plaine du Souss, au Maroc, sont bien dessinés mais d’étendue modeste. Dans la plaine du Gharb, au contraire, il est difficile de cerner tout l’espace transformé tant il est étendu (fig. IX, p. 166). La géométrie des parcellaires se perd dans le lointain, vers l’est, quand je les observe en volant près du littoral. La monotonie est un peu rompue, ici, par la diversité de disposition des blocs de parcelles, mais aussi par les gracieuses ondulations que dessinent, sur la plaine, les méandres de l’oued Sebou et de ses affluents. Un des grands espaces ainsi transformés est celui du Tadla, ancienne plaine pastorale au pied du Moyen-Atlas. Je l’ai traversé bien des fois lors de mes vols de jonction entre Fès et Agadir, en passant par Marrakech. Un survol à altitude moyenne offre un spectacle d’une grande richesse pour le géographe, sans parler de la jouissance esthétique qui lui est donnée de surcroît. En arrivant du nord, d’un seul regard, il peut saisir l’ensemble d’un paysage où sont associés des faciès très contrastés ; celui de la montagne — le versant du Moyen-Atlas —, celui d’un plateau dans lequel est encaissée la vallée de l’oued majeur qu’est l’Oum er Rbia et sur lequel semblent posées les eaux bleues du lac de retenue d’Ahmed El Anssali. Plus au sud, dans la plaine, s’étale la nappe verte du périmètre irrigué rigoureusement délimitée, à l’est, par un grand canal qui apporte les eaux retenues dans les lacs. Ce regard large et englobant n’interdit pas, en même temps, des regards plus focalisés sur des éléments qui soulignent des oppositions essentielles, entre les grands faciès ou à l’intérieur de ceux-ci. Quel magnifique exemple de dir — le poitrail de la montagne — nous est offert là, avec tous les petits terroirs triangulaires qui semblent suspendus au flanc entaillé de l’Atlas ! Ces gouttes de verdure expriment l’opulence cachée sous la frondaison des oliviers séculaires, une sorte de paradis terrestre entre l’âpreté du versant dénudé qui le domine et la médiocrité des terroirs en lambeaux installés sur les interfluves du plateau.
25La grande oasis moderne qui s’étale dans la plaine offre aussi son lot de détails intéressants. Je retrouve, avec ses formes et ses couleurs réelles, le schéma d’organisation du parcellaire décrit dans les manuels de géographie35, tel qu’il a été conçu par les aménageurs pour concilier la satisfaction des besoins des familles paysannes et la réalisation des programmes d’industrialisation du pays à partir de la production agricole. Un secteur du périmètre dédié à une communauté installée dans un village nouveau a été dessiné de façon à imposer aux fellahs un assolement à la fois collectif et individuel, ce qui s’exprime, dans le paysage, par une mosaïque aux arrangements d’une grande rigueur. Qui devrait s’exprimer, faudrait-il dire, car, si la rigueur géométrique des ensembles est effective, il est difficile de lire les nuances parcellaires qui devraient être évidentes. La question est posée au géographe de l’explication de cet écart entre un schéma théorique et une réalité perçue. On le voit, l’observation aérienne ne répond pas à toutes les questions, mais dans ce cas, elle a fait surgir le questionnement, questionnement dont la réponse est ailleurs : en fait, cet estompage de l’assolement est le résultat d’une plus grande liberté laissée aux agriculteurs d’aménager, ou de simplifier, à leur guise, le choix des cultures sur leur lot de terre.
Les proliférations de l’hydraulique capitaliste
26La phase de développement de l’irrigation par les grands équipements publics qui ont « fait fleurir le désert » est terminée pour l’essentiel. Le relais a été pris par l’initiative privée capitaliste qui produit des paysages moins cohérents, plus diversifiés. Les paysages nés de cette hydraulique, que l’on qualifie souvent de « petite », se présentent fréquemment comme des puzzles incomplets où des assemblages de pièces vertes de tailles et de formes différentes laissent subsister des lacunes de terres sans irrigation. Pour observer ce phénomène, encore faut-il passer au bon moment, généralement en été, quand seules les terres arrosées sont encore en culture. Ce patchwork lacunaire est parfois le fait d’une toute petite paysannerie qui a investi, comme au Maroc, dans l’achat d’une motopompe, l’argent épargné lors d’un séjour de travail à l’étranger. Ainsi sont apparus des parcellaires en timbres-poste — souvent éphémères — dans le désert des confins sud-orientaux du Maroc. Un capitalisme plus opulent, issu du monde des affaires ou de la finance, crée des objets nouveaux plus évidents, au point de revêtir une vaste plaine naguère aride, telle la Manche du Quichotte, d’une tapisserie verdoyante au cœur de l’été36. Les plus spectaculaires de ces nouveaux « terroirs » sont sans aucun doute ceux qui sont formés de ces pastilles géantes d’un kilomètre de diamètre sur lesquelles on cultive des céréales ou de la luzerne, sous un climat où l’évapotranspiration fait perdre dix fois les quantités d’eau reçues, en une année, par les précipitations. Dans certaines régions intérieures de l’Espagne ou du Maroc, on trouve des concentrations spectaculaires de ces disques géants qui couvrent des centaines d’hectares pour une seule exploitation (fig. 7, p. 92).
27Parfois, des formes très variées de ces objets de l’irrigation moderne se sont concentrées dans des plaines possédant des réserves souterraines abondantes. Presque toute la collection des possibles existe, par exemple, dans la plaine du Souss, à l’est et au sud d’Agadir, où sont juxtaposés aux périmètres officiels de grands vergers d’agrumes, des pièces de céréales arrosées par des rampes rectilignes, des cercles à rampes pivotantes, d’immenses ensembles de serres sous lesquelles les tomates et autres légumes sont alimentés au goutte-à-goutte (fig. 8). Toutes ces formes associées à une agriculture spéculative et minière sont mêlées aux vestiges des vieux terroirs paysans réduits parfois à leur plus simple expression37. Cette plaine du Souss que j’ai survolée des dizaines et des dizaines de fois dans tous les sens est un extraordinaire laboratoire de formes d’aménagements encore en gestation et des conflits systémiques qui se déroulent sous nos yeux38 (fig. X, p. 167). L’hydraulique moderne tue les uns après les autres les vieux systèmes, ceux de la séguia, de la noria ou de la galerie drainante, mais voici déjà que les nappes profondes se dérobent sous les puissantes motopompes et que déjà quelques vergers d’orangers dressent les squelettes de leurs arbres morts.
Des villes
28Les villes sont, évidemment, des morceaux d’espaces privilégiés pour l’observateur aérien. Elles sont de l’espace dense, concentré d’activités et d’histoire humaine ; elles sont, parmi les objets de la géographie, ceux qui se laissent le plus difficilement percevoir dans leur globalité depuis le sol. Plus encore que dans les campagnes, le géographe souffre ici de son nanisme. Il peut jouir de quelques perspectives au long de grandes trouées haussmanniennes, mais il perd jusqu’au sens de l’orientation dans le dédale des ruelles des villes médiévales. Il doit y cheminer un plan à la main pour concevoir une organisation spatiale.
Éclairer la densité et la complexité urbaines
29L’avion permet, au contraire, non seulement d’envelopper, en un seul regard, l’ensemble du complexe urbain, mais encore d’y percevoir des détails intimes sans perdre de vue l’organisation globale. Le regard venu du haut met de l’ordre dans un magma souvent compact et confus ; il découvre les articulations qui traduisent les phases de croissance de la ville ; il peut apprécier comment le tissu urbain a surmonté les obstacles physiques, comment, au contraire il a été contraint à certains compromis. À mille mètres au-dessus de la ville, le géographe perçoit les différences de texture qui traduisent les différences d’âge et de fonctions : c’est le cœur dense de la ville médiévale encore souligné par ses remparts ou par l’anneau de boulevards qui les ont remplacés, ce sont les quartiers du xixe siècle avec leurs rues larges et les façades de leurs maisons bourgeoises derrière lesquelles ce regard indiscret découvre l’intimité de jardins à la végétation exotique ou le rectangle bleu d’une piscine ; ce sont les quartiers populaires de petites maisons ou de barres d’immeubles des années 1960, plus loin du centre. Les réseaux aussi lui sont offerts avec leur trame serrée ou ces grands coups de sabre des axes majeurs qui viennent de loin et vont ailleurs (chemin de fer, autoroute, canal).
30La ville fait signe de loin au géographe volant. J’ai appris à la détecter à des dizaines de kilomètres de distance. Ce n’est d’abord qu’une impression très vague, une nuance plus claire dans un environnement de campagnes, puis une tache aux contours encore flous qui s’impose de plus en plus ; avant de percevoir une surface urbaine structurée, ce sont les façades dressées des immeubles d’habitats collectifs qui attestent de la présence d’une ville de quelque importance ; ceux-ci deviennent skyline avant que la vision subverticale n’en offre l’image aplatie d’une organisation. Mais c’est encore un organe impersonnel qui n’expose que des formes banales et stéréotypées. Son identité est révélée à l’issue d’un examen plus attentif. La ville livre enfin son nom, grâce à son site, au dessin du méandre du cours d’eau au bord duquel elle est assise, à la forme de son cœur — the core — imposé par des vicissitudes historiques. C’est cette combinaison de traits de son « visage » saisis de façon intuitive qui permet de la reconnaître, comme on reconnaît une personne familière, de loin, à sa silhouette, au dessin même imprécis de son visage, à l’arrangement de sa coiffure.
31Avec le temps et les multiples survols, j’ai accumulé dans ma mémoire visuelle des dizaines — des centaines peut-être même — de cartes d’identités de villes moyennes ou petites que je peux reconnaître sans que l’on me dise leur nom. Je pourrais le faire, amené en aveugle au-dessus de Nevers, d’Auxerre ou de Cahors, de bien d’autres encore. Les personnalités sont plus ou moins affirmées. Il y a des modèles passe-partout : celui de la ville qui s’est développée sans contraintes physiques, sans pressions, sans attractions particulières ayant entraîné une morphologie originale. C’est le schéma en auréoles concentriques des cours élémentaires de géographie urbaine : centre commerçant, péricentre résidentiel, banlieue, couronne périurbaine avec ses lotissements pavillonnaires, ses grands ensembles et ses kystes de zones industrielles et commerciales. Cependant, en regardant attentivement ces villes banales, il n’est pas rare que l’on puisse leur trouver quelques particularités qui leur assurent une personnalité allant au-delà de leur nom porté sur les cartes : c’est une place particulièrement vaste, c’est un monument qui s’impose comme un grain de beauté — ou une verrue — sur un visage : ruine castrale, cathédrale d’un siège épiscopal déchu, palais, monastère, ancienne manufacture… Ces objets incrustés dans un paysage urbain sans originalité particulière sont des signatures, certes discrètes mais qui permettent, sans hésitation, de dire : « voici Périgueux, je reconnais, sans l’ombre d’un doute, sa cathédrale avec ses cinq coupoles byzantines ». Mais tant de villes ont acquis une personnalité beaucoup plus affirmée grâce à des traits morphologiques acquis au cours d’une longue histoire faite d’adaptation à un environnement particulier, d’aventures politiques, d’empreintes culturelles, d’euphorie économique.
Cahors : une belle individualité urbaine
32Il y a un peu plus de dix ans, un producteur de télévision eut l’idée de réaliser une série d’émissions dont les acteurs étaient une douzaine de géographes universitaires que l’on installa, chacun à son tour, dans un avion léger après qu’ils eurent choisi un site qu’ils acceptaient de présenter lors d’une analyse géographique aérienne39. Chaque séquence d’un petit quart d’heure comportait aussi des prises de vue au sol afin de démontrer l’intérêt scientifique et didactique des va-et-vient épistémologiques entre les deux sphères d’observation et de recherche. J’avais, pour ma part, choisi le site de Cahors, ville que je connaissais peu mais par laquelle j’avais été ébloui lors d’un survol peu de temps avant la réalisation de l’émission. Parmi le groupe d’acteurs, mon cas était un peu particulier puisque j’étais tout à la fois géographe interviewé et pilote de l’avion servant aux prises de vue.
33Le nom de Cahors, comme celui d’autres villes, est associé à un monument remarquable que les touristes photographient par dizaines de milliers chaque année. Ici, c’est le pont Valentré dont l’arche fortifiée enjambe de façon spectaculaire le cours du Lot. Mais l’intérêt géographique réside, beaucoup plus, dans les particularités du site et de la morphologie urbaine. Les sites de bord de rivière ou de fleuve sont parmi les plus nombreux à la surface de la planète. Les villes qui se sont développées sur un lobe de méandre sont légion. En France, il suffit de citer Besançon, Charleville ou Millau, mais les caractéristiques du site de Cahors, l’histoire de la cité, son environnement économique régional ont donné naissance à un être urbain original. Un regard oblique depuis le sud souligne le contraste évident entre la boucle étroite et allongée de la rivière enserrant un lobe de méandre, d’environ deux kilomètres, empli de tissu urbain, et la surface grossièrement tabulaire du plateau du causse qui domine la vallée profondément incrustée dans la masse calcaire. Les matrices physiques, celle de l’enceinte fluviale et celle des versants abrupts, ont imposé un développement urbain original au sujet duquel l’analyse aérienne, globalisante, pose un certain nombre de questions. Parce que les discontinuités sont franches, le plus souvent, Cahors est un être géographique qui se prête particulièrement bien à une démonstration didactique (fig. XI et XII, p. 168). L’attention se porte d’abord, naturellement, sur la forme et le contenu du lobe isolé par la rivière. Celui-ci est plein de la ville mais l’œil géographique le moins exercé ne peut manquer de remarquer des contrastes évidents dans ce paysage urbain. À l’est, sur la droite, collée à la rivière, une amande au tissu dense est limitée, à l’ouest, par un boulevard arqué et arboré aussi évident qu’un nez au milieu d’un visage. Dans cet espace allongé et étroit, les constructions sont serrées les unes contre les autres avec une certaine élévation du bâti sans que l’on puisse parler d’anarchie : en effet, un long axe orienté approximativement du nord au sud traverse l’ensemble de ce noyau dense et quelques axes transversaux perpendiculaires sont suffisamment lisibles pour que l’on puisse évoquer une structure viaire en forme d’arête de poisson. Bien évidemment, le même géographe peu expérimenté aura reconnu, à l’aspect général, une ville médiévale, même si une rigueur évidente du plan remet un peu en question l’idée qu’une ville médiévale doit être anarchique. À l’ouest du boulevard Gambetta qui limite de façon si claire la vieille ville, le reste — et la partie la plus importante — du lobe de méandre est occupé par un tissu urbain beaucoup plus lâche, surtout beaucoup plus hétérogène et finalement guère plus ordonné que la partie ancienne. S’il existe un axe rectiligne qui relie la ville ancienne au pont Valentré, l’ensemble manque, à l’évidence, de cohérence urbanistique avec les lignes courbes, des diagonales, des alignements approximatifs et un mélange de styles architecturaux qui juxtapose de grandes bâtisses monumentales à cour, des ensembles pavillonnaires à jardins et de petites barres d’habitats collectifs si caractéristiques des années 1950 et 1960. Le tout aéré par quelques grandes places rectangulaires et par quelques îlots de verdures piquetés d’arbres. Au fond de la scène, plus au nord, sur le pédoncule du lobe et au-delà, la ville devient exclusivement pavillonnaire avant de céder la place aux nefs industrielles et commerciales. Un troisième faciès, de nature très différente, très linéaire, large de seulement quelques centaines de mètres, s’impose néanmoins au regard : accolé à la rive du lot, sur le flanc occidental du lobe, le chemin de fer Paris-Toulouse a dessiné un corridor semblable à tous les corridors ferroviaires dans leurs passages urbains avec la gare, les ateliers d’entretien, les quais et les halls de stockage, et parfois l’habitat cheminot.
34Même si l’espace post-médiéval n’est pas occupé de façon très dense, l’agglomération semble aujourd’hui s’être libérée de l’enceinte fluviale pour trouver de l’espace au-delà de celle-ci. Le regard global prend en compte des foyers de construction qui, par leur étalement, traduisent à l’évidence un phénomène de périurbanisation développé sur les terroirs alluviaux que la rivière a créés dans certaines parties un peu dilatées de sa vallée. L’aspect de ces quartiers d’outre-Lot ne laisse guère planer de doute quant à leur nature et leur âge : ils sont résidentiels et presque exclusivement pavillonnaires avec quelques équipements bien reconnaissables (collège, grande surface, complexe sportif…).
35En quelques minutes d’évolution à quatre ou cinq cents mètres au-dessus de cette ville moyenne, l’œil géographique aérien peut disséquer un espace complexe, parce qu’il en appréhende l’organisation globale avec ses articulations, ses transitions ou ses discontinuités mais aussi avec les objets particuliers qui émergent de l’uniformité ou semblent des intrus dans un certain environnement. Alors que, piéton, il ne voit que l’objet ou une collection limitée d’objets et non l’être total appelé Cahors, en l’air il appréhende en même temps « le système et l’élément »40. Il a désormais en tête un schéma au moins anatomique de l’agglomération avec, sans aucun doute, des ébauches d’interprétation génétique et fonctionnelle. Certes, il n’est pas dispensé de sol. Il descend de son tapis chargé d’interrogations dont les réponses sont dans les livres d’histoire, au fond des archives, auprès des érudits locaux ou de la marchande des quatre saisons, sur le fronton des édifices ou sur un lambeau de muraille. Pourquoi la ville médiévale est-elle organisée sur un plan qui paraît très rigoureux ? Parce que la continuité n’a pas été rompue entre la cité gallo-romaine et son héritière du bas Moyen Âge : le cardo et le decumanus ont entretenu le plan antique comme il a survécu dans certaines cités du Proche ou du Moyen-Orient, dans des villes islamisées aussi importantes que Damas41. Pourquoi le reste du lobe de méandre présente-t-il un visage si différent ? Cet espace hors les murs a joué longtemps le rôle de terroir nourricier de la ville par l’intermédiaire de monastères dont les bâtiments constituent aujourd’hui encore un héritage monumental que l’on repère facilement de haut dans la banalité du bâti moderne. Pourquoi les deux faciès principaux de la ville sont-ils si brutalement différents ? C’est que le processus d’urbanisation de la nouvelle ville a été radicalement différent après, probablement, des siècles de stagnation et des conditions économiques, politiques, foncières totalement nouvelles. Par ailleurs, la persistance de l’enveloppe médiévale sous la forme de remparts et de fossés a entretenu la solution de continuité même lorsque ces derniers ont été remplacés par le boulevard Gambetta. Si l’observation aérienne n’élucide pas toutes les énigmes, si elle ne donne pas accès sans effort à la genèse d’un territoire, elle possède cependant aussi, en plus de ses autres vertus, celle d’aiguiser la réflexion et de conduire directement aux questions essentielles.
36Toutes les villes se prêtent à cet examen aérien mais les plus grandes demandent à la fois plus de hauteur et plus de temps pour l’analyse. Les très grandes villes sont d’ailleurs pratiquement inaccessibles car leur survol est interdit en raison de la présence de grands aéroports à leur périphérie. Quelques exceptions heureuses existent cependant, comme celle de la capitale de l’Aragon, Saragosse, que nous avons eu le plaisir de pouvoir observer sous tous les angles, grâce à la compréhension des contrôleurs de l’aéroport pourtant tout proche d’une agglomération de 700 000 âmes42. L’exclusion des très grandes cités nous laisse cependant de quoi faire et la plupart des villes moyennes se laissent approcher. Je possède de nombreux dossiers photographiques, plus ou moins fournis, de beaucoup parmi celles-ci, depuis les frontières nord de la France jusqu’au Maroc du Sud. Presque toutes sont des organismes complexes, polygéniques le plus souvent, dont il est passionnant de chercher à comprendre l’évolution en les examinant à distance.
Une génération de « villes neuves »
37En France, un nombre considérable de villes a un noyau médiéval dont le plan n’a pas toujours été influencé par une ascendance gallo-romaine, comme dans le cas cadurcien. Il peut être absent, cependant, en raison d’une disparition liée à des vicissitudes dramatiques ou, plus simplement parce que la ville est née après la période médiévale sur la base de nouveaux canons urbanistiques43. Le pays ne manque pas de ces « villeneuves » ou de ces bastides qui dès le bas Moyen Âge ont réintroduit la géométrie des plans antiques. Beaucoup de ces villes neuves ont connu un succès mitigé ; certaines ont végété au point de ne jamais remplir le canevas qui avait été prévu pour leur établissement. Mes vols répétés au-dessus du Sud-Ouest m’ont donné l’occasion d’observer d’innombrables bastides, grandes et petites. Certaines présentent encore une forme très pure avec peu d’altérations contemporaines sous la forme de quartiers pavillonnaires. Une des plus belles que j’ai pu observer est Marciac, à l’extrémité sud de l’Armagnac, à la limite du Gers et des Hautes-Pyrénées. Cette fondation de l’extrême fin du xiiie siècle a, certes, perdu ses murailles et le fossé qui les accompagnait mais leur trace est encore parfaitement lisible dans l’anneau de boulevards qui ceinture la bourgade. Sept siècles après sa fondation, Marciac est à peine sortie de ses limites primitives ; timidement, quelques axes de la grille ont été prolongés au-delà de l’enceinte effacée pour accueillir quelques alignements de pavillons modernes ; quelques grands bâtiments agricoles se sont logés aussi, à l’aise, dans des cellules d’un plan que ses concepteurs avaient vu trop grand. Cette anémie a au moins l’avantage de nous offrir le dessin très pur de cette génération de cités, avant-gardes d’une Renaissance que les historiens ont décidé de faire commencer plus tard. Marciac est une bastide emblématique avec ses îlots séparés par les rues parfaitement orthogonales, avec sa place conçue pour le marché hebdomadaire, aujourd’hui orpheline de sa halle détruite déjà au xixe siècle. Si la halle a disparu, signe d’un déclin du commerce traditionnel des produits de la terre, la place possède cependant toujours ses arcades — les cornières — qui font le charme des bastides et que l’on observe très facilement au cours des évolutions à basse altitude autour du bourg. Le modèle est respecté aussi avec l’emplacement de l’église à l’écart de la place, dans un îlot non contigu, ce qui exprime la séparation de deux fonctions rassemblées dans le modèle de systématisme urbain qui a prévalu au-delà des Pyrénées, du xiiie au xvie siècle (fig. 9, p. 102).
38Beaucoup d’autres bastides ont été survolées et observées. Si le plan primitif est presque toujours parfaitement conservé, la plupart sont aujourd’hui enchâssées dans un tissu périphérique souvent dense, hétérogène et en discordance — pour utiliser un terme de géomorphologie — avec la structure planifiée primitive. Les proliférations périphériques sont plus ou moins importantes. Elles restent encore modérées et peu denses à Mirande, à une trentaine de kilomètres plus à l’est, dans la vallée de la Baïse. La bastide se détache encore parfaitement au milieu d’une nébuleuse pavillonnaire, ou plus exactement un archipel de lotissements pavillonnaires qui semblent avoir éclos, sans ordre, tout autour du damier de la fondation. Entourée par la trace d’une enceinte polygonale, la ville conserve ses attributs même si la halle de la place a aussi disparu au profit d’un kiosque à musique qui trône au milieu d’un espace converti à d’autres fonctions. L’église — pardon, la cathédrale — trône à deux îlots de la place, tout comme à Marciac. Un enveloppement léger est aussi celui de Lisle-sur-le-Tarn que j’ai survolé bien des fois lors de retour par l’ouest du Massif Central. Cette vieille bastide du milieu du xiiie siècle, établie par les comtes de Toulouse sur les bords du Tarn entre Toulouse et Albi, possède bien un appendice qui la prolonge sur les berges de la rivière vers le nord-est mais l’essentiel des extensions est dispersé en ordre lâche au long des chemins ruraux de la campagne environnante (fig. 10, p. 102). L’encerclement du noyau planifié est parfois plus serré et plus dense. ÀVillefranche-de-Lauragais, sur la route de l’Aquitaine au Languedoc, à une trentaine de kilomètres seulement de Toulouse, les effets de l’autoroute, du chemin de fer et de la périurbanisation se sont fait sentir. L’enveloppe de lotissements est plus substantielle et plus dense ; le temps de quelques évolutions, quelques minutes d’analyse d’un tissu qui a bourgeonné autour de la bastide primitive met en évidence la fraîcheur de l’évolution du bâti. Le style des maisons — toutes individuelles — ne fait guère remonter le phénomène au-delà des années 1980 ; la différence d’abondance de végétation autour des habitations est un autre critère de datation : sur la bordure nord du front d’urbanisation, un ensemble important aux toitures sans patine ne possède pas le moindre arbrisseau ; il s’agit du dernier-né d’un promoteur offrant des modèles standardisés clé en main. Le regard indiscret lit aussi, directement, le statut social des néo-ruraux, vraisemblablement pendulaires, venus chercher le calme de la « nature » : nous évaluons le nombre des piscines dans un lotissement composé de pavillons de grande taille et à l’architecture complexe. La mutation de la campagne proche de la bastide n’est cependant pas achevée et quelques pièces de céréales résistent encore à l’assaut pavillonnaire. Mais le caractère urbain de l’agglomération est maintenant indiscutable. Villefranche a sa zone d’activités, encore incomplète il est vrai, sa grande surface commerciale et son complexe sportif avec stade, piscine municipale et trois courts de tennis. Cette greffe juvénile sur la vieille cité des comtes de Toulouse semble avoir produit des rameaux vigoureux en ce début du xxie siècle. Un des facteurs de ce dynamisme est inscrit dans le paysage que nous survolons : depuis l’extrémité nord de l’agglomération, une voie munie de ces ronds-points que les techniciens appellent diffuseurs file tout droit vers l’autoroute A61 qui passe à moins de deux kilomètres et sur laquelle a été placé un échangeur. Un des cercles de survol nous fait passer juste au-dessus de celui-ci, tout près du Canal du Midi qui serpente de façon bucolique dans son manchon de verdure. Au total, ce ne sont que quelques minutes d’observation, beaucoup moins de temps qu’il ne m’a fallu pour écrire l’analyse faite, en passant, depuis notre balcon. Pour être tout à fait honnête, il faut bien reconnaître que l’observation aérienne s’est poursuivie, plus tranquillement, devant les quelques dizaines de photographies faites au cours des évolutions. Cependant, immédiatement, « à chaud », les questions essentielles ont été posées à propos de la structure primitive de la ville, de la nature et de l’âge des formes d’évolution du bâti, de la source de cette évolution qui paraît à la fois assez homogène et rapide. Le regard à la fois aigu et global suggère des hypothèses et impose même, parfois, des évidences. Les certitudes ou du moins les réponses plus étayées viendront plus tard quand auront été interrogées les autres sources : l’histoire du Lauragais, des images plus anciennes de la bastide, des statistiques démographiques de la commune, la composition socioprofessionnelle de la population, etc. Mais les questions essentielles sont déjà « en l’air ».
39En quelques heures de vol, nous pouvons ainsi examiner quelques dizaines de bastides pour établir une typologie simple de l’évolution d’un phénomène d’urbanisme planifié qui a eu tant d’importance dans le Sud-Ouest. Nous en avons trouvé de minuscules, formes manifestement avortées d’un projet peut-être mal établi, dont la grille, en grande partie vide, se lit encore parfaitement. La plupart ont connu une croissance modérée sous la forme d’ajouts plus ou moins substantiels, presque toujours très contemporains. Comme Villefranche-de-Lauragais mais avec un engraissement un peu plus ancien, nous avons observé Fleurance, dans le Gers, et Castelsarrasin, en Tarn-et-Garonne. Mais il y a aussi quelques cas de bastides qui sont devenues des organismes urbains complexes dans lesquels l’observation aérienne reconnaît des phases d’époques très différentes. Le meilleur exemple est peut-être Montauban, longtemps reconnue comme la première bastide parce qu’elle a été créée dès 1141. Les historiens médiévistes lui refusent aujourd’hui ce titre. Les véritables bastides n’auraient pas été établies avant 1229 quand les comtes de Toulouse ont commencé à créer la longue série qui se poursuivra jusqu’au xive siècle. Que l’on parle de ville neuve ou de bastide, Montauban est bien un exemple précoce de cet urbanisme systématique du bas Moyen Âge avec un plan quadrillé qui, certes, n’a pas toute la rigueur des spécimens plus tardifs et plus emblématiques. Cette approximation du canevas, qui saute aux yeux quand on le survole, a peut-être simplement une cause topographique qui a imposé un compromis géométrique à ses concepteurs ; c’est, en tout cas, une hypothèse que j’ai émise sans jamais faire l’effort de le vérifier par des recherches bibliographiques. Il m’est arrivé assez souvent de survoler Montauban, en arrivant de Biarritz après des vols en Espagne, juste avant de me poser sur le petit aérodrome situé en bordure nord du tissu urbain. La bastide est noyée au cœur d’une agglomération qui, sans être gigantesque, est néanmoins une ville moyenne dont la situation et les fonctions ont sécrété un tissu diversifié d’époques très différentes, depuis certains quartiers du centre jusqu’aux périphéries banales de toutes les villes moyennes et grandes avec leur auréole pavillonnaire, quelques îlots d’habitat collectif de barres ou de petites tours, et l’étalement des zones d’activités avec leurs grandes nefs, leurs parkings et leurs diffuseurs. En moins de deux minutes, je fais une coupe de la ville, en frôlant la vieille ville avec sa place à cornières et son église disposée curieusement en diagonale dans une des cellules — un moulon — adjacente de la place. Cette discordance attire mon attention : je regarde mon cap, un rapide calcul — ou plutôt une estimée —, le chœur de l’église semble bien tourné vers l’est-sud-est comme c’est le cas pour de nombreuses églises médiévales, même si les spécialistes ne s’accordent pas sur le sens qu’il convient de donner à cette orientation approximativement orientale. Je n’avais pas constaté cette particularité dans les autres bastides. La question reste en suspens… Les limites de la bastide — ou de la ville neuve si l’on préfère — sont repérables sans difficulté dans la masse urbaine environnante car, en effet, comme on l’observe dans beaucoup d’autres cas, ici aussi les anciennes défenses ont été remplacées par une ceinture de boulevards arborés. Le cadre de la vieille ville est ainsi dessiné au feutre vert !
40L’urbanisme planifié du bas Moyen Âge n’a pas concerné que le Sud-Ouest de la France, loin s’en faut ; de nombreuses fondations de villes neuves ont eu lieu aussi en Europe centrale, mais elles ont éclos aussi de l’autre côté des Pyrénées. Le mouvement le plus significatif est une longue traînée de créations tout au long du chemin de saint Jacques entre Jaca et le sanctuaire de l’apôtre. Toutes ne sont pas devenues des agglomérations significatives mais au cours de mes survols répétés du Camino Francés, j’en ai observé quelques beaux exemples. Puente la Reina, au sud de Pampelune, est un cas très pur dont la ressemblance avec les bastides est frappante pour ce qui est de la rigueur du plan44.
41Mais l’urbanisme planifié systématique ne s’est pas épanoui qu’au long du Chemin, au cours du xiiie siècle. La poussée chrétienne vers le sud de la Péninsule s’est exprimée aussi par ce néo-classicisme précoce face à des villes musulmanes qui, aux yeux des vainqueurs, exprimaient peut-être archaïsme et désordre. Un des plus beaux exemples de ces villes nouvelles planifiées est celui de Villareal, sur la côte orientale près de Castellón de la Plana, à une soixantaine de kilomètres au nord de Valence. Je l’ai observée des dizaines de fois, lors de mes transits littoraux ou au cours de campagnes de prises de vues en compagnie d’archéologues. Comme les bastides françaises, c’est une fondation du xiiie siècle, c’est-à-dire de cette période d’avance décisive de la Reconquista — ou simplement de la conquête, pour ne pas froisser la nouvelle génération d’historiens espagnols — qui a mené les armées des princes chrétiens aux confins du réduit musulman des montagnes andalouses. Toute la bande Est de la Péninsule a été prise en charge par les rois d’Aragon. Toute la région de Valence est soumise avant 1250 par les armées de Jaime Ier, presque cent cinquante ans après que le flamboyant Cid Campeador eut — pour les yeux de Chimène ? — fait la conquête éphémère de Valence. Il s’agit de christianiser « la plaine » et surtout de la sécuriser pour se garantir contre un retour de flamme musulman toujours possible. C’est pour jouer ce rôle que Villareal — la ville du roi Jacques — est fondée en 1272 ; elle est pourvue de murailles et d’un plan quadrillé moderne. On se rend compte, cependant, en la survolant, que la géométrie de ce plan n’est pas d’une grande rigueur. L’orientation générale de la trame a été manifestement imposée par le drainage général de la plaine marécageuse et l’on peut penser que le parallélisme très approximatif des rues n’est pas dû à une médiocrité des géomètres de l’époque mais bien plutôt au tracé des drains existants ou à ceux qu’il a fallu creuser pour assainir l’assiette de la ville.
42Dans la bande méridienne dont ils se sont chargés, les rois castillans ont aussi implanté des villes neuves parfaitement planifiées. J’ai observé — et même étudié — un certain nombre de ces villas établies dans l’ancien no man’s land frontalier des chaînes Bétiques entre Grenade et Jaén45. La plupart sont restées de modestes bourgades — comme bien des bastides — et la rigueur de leur dessin n’en est que mieux conservée (fig. 9 et 10, p. 102). Leurs noms rappellent des villes ou des contrées « reconquises » plus au nord dans l’intérieur de la Péninsule : Vadepeñas de Jaén ou Mancha Real… Au total, cependant, les fondations ibériques sont bien de la même famille que toutes les créations systématiques de l’urbanisme européen bas-médiéval, avec toutefois une différence essentielle qui concerne les fonctions attribuées à la place centrale. La place de la bastide est avant tout un espace de commerce avec sa halle et les boutiques abritées sous les cornières46. La halle accueillait aussi, parfois, le pouvoir politique concédé aux consuls, les édiles municipaux. Mais jamais l’église n’était construite en bordure de cette place. Là est la différence majeure entre les deux aires culturelles de part et d’autre des Pyrénées. La place des « villeneuves » ibériques — la plaza mayor — est un espace de pouvoirs. Dans les cas les plus banals, une des façades est occupée par la maison de la communauté, la mairie — el ayuntamiento ou la casa consistorial — et une autre l’est par l’église. La place est donc un lieu de manifestations sociales et religieuses. C’est ce modèle qui sera transposé, au xvie siècle, en Amérique Latine où les plazas mayores rassembleront toujours tous les pouvoirs. Dans les villes d’importance, la cathédrale occupe tout un côté de la place, mais il y a aussi autour de celle-ci le palais épiscopal, la maison du gouverneur représentant du roi métropolitain, le palais de justice, la prison et la potence dressée au milieu de cet hyper-centre politique et religieux.
43Au-delà donc d’une gémellité apparente, les deux modèles de villes nées à la même époque sont des systèmes fonctionnels assez différents. Leur évolution récente diverge aussi de façon assez sensible. Alors que « l’engraissement » des bastides françaises est le plus souvent nébuleux, avec une auréole pavillonnaire lâche occupée par des néo-ruraux individualistes en quête de calme et de « nature », le processus d’accrétion des villas de la reconquête espagnole ou du chemin de saint Jacques prend une forme beaucoup plus compacte. En effet, lorsqu’on les survole, il n’est pas toujours facile de cerner le rectangle primitif de la fondation, surtout lorsqu’elle n’a pas été fortifiée. Aucune solution de continuité bien nette, ici, dans le tissu du bâti car l’occupation de l’espace s’est faite dans le prolongement des axes de la trame initiale. Les différences que l’on perçoit finalement tiennent moins à des ruptures de structure qu’à des différences d’aspect des constructions modernes. Les raisons de ces différences sont à la fois sociologiques et économiques. Les phénomènes de périurbanisation ont été plus tardifs en Espagne qu’en France et n’ont pas revêtu, au moins dans un premier temps, les formes lâches qu’elles ont adoptées en France. L’Espagnol n’aime pas être loin du paseo ou de la plaza mayor où il apprécie de pouvoir flâner et bavarder avant la cena. On ne peut ignorer cet aspect sociologique pour expliquer la compacité des petites villes mais nous devons aussi prendre en compte le prix des équipements (revêtement des rues, extension des réseaux d’eau et d’électricité) qui a sans doute freiné l’éparpillement des habitations. Même des villes moyennes, parfois capitales de province, ne sont sorties que tardivement de « leurs murs ».
La polygénie urbaine maghrébine
44Les villes marocaines observables d’avion sont celles qui ne possèdent pas de palais royal car, comme je l’ai déjà dit, leur survol n’est même pas négociable avec le contrôle aérien responsable de la zone. Il en reste beaucoup d’accessibles, cependant, de grandes et de petites que l’on peut classer en trois catégories en fonction de leur structure, étroitement associée à leur degré d’évolution. Des deux premières catégories, il en reste peu qui soient intactes d’altérations récentes. Tous les géographes qui ont étudié les villes maghrébines ont bien mis en évidence le caractère composite d’un grand nombre d’entre elles47 ; ce caractère est d’abord un héritage colonial. Mais celui-ci est plus évident en Algérie48 qu’au Maroc où je présenterai, néanmoins, un cas emblématique.
45En ce début de xxie siècle, il reste bien peu de vieilles médinas pétrifiées dans leurs murailles médiévales, sans proliférations extérieures qui altèrent la pureté du plan. Il en est une dans la plaine du Souss, à quelque quatre-vingts kilomètres à l’est d’Agadir : c’est Taroudant, la vieille capitale des Saadiens, dynastie qui régna sur le Sud du Maroc au xvie siècle et sur une grande partie du royaume actuel jusqu’au milieu du xviie. La ville est encore entourée de ses sept kilomètres de murailles bastionnées qui lui donnent fière allure et attirent les touristes. J’ai souvent tourné autour en l’observant sous tous les angles. Elle correspond bien à l’idée que l’on se fait de la médina, du moins pour ce qui est du caractère anarchique du tissu urbain avec ses itinéraires sinueux aboutissant aux portes — les bab-s — percées dans l’enceinte de pisé ocre. On devine des impasses qui se détachent des rues principales et, du ciel, le regard peut plonger dans l’intimité de quelques jardins d’où émerge le panache de grands palmiers. Mais, finalement, la contemplation de cette vieille ville est assez décevante ; en effet, de ma position dominante, je peux prendre toute la mesure de la dénaturation qu’elle a subie depuis quelques décennies. Taroudant est peu sortie de ses murailles, si l’on exclut un quartier administratif avec les grands bâtiments modernes de l’autorité civile et une sorte de faubourg au long de la route de Ouarzazate, mais son paysage urbain a été profondément altéré. On se rend compte, au premier regard, que le bâti a perdu presque partout son caractère ancien, que la plupart des maisons ont été rehaussées de plusieurs étages parfois, aux murs de parpaings de ciments sans enduit. Ailleurs, de hauts immeubles récemment édifiés semblent avoir pris la place d’îlots détruits ou de jardins. Cette ville conserve, à l’évidence, une anarchie congénitale qui égare — et ravit — le visiteur au sol, mais ceux qui l’ont connue il y a trente ans disent ne plus la reconnaître. Elle s’est métamorphosée sur place car l’espace compris dans son enceinte avait une grande capacité d’absorption pour de nouvelles constructions. En effet, j’ai trouvé, suspendu dans l’entrée d’un hôtel de la ville, un plan ancien de la ville, dans son cadre de bois. Il n’était pas daté mais, par sa facture, on peut estimer qu’il remonte à la période française. Ce plan révèle, de façon évidente, que Taroudant était naguère une cité très aérée, agrémentée de nombreux et vastes îlots de jardins, véritables microterroirs irrigués capables de fournir en abondance des fruits et des légumes à la population, et même des céréales, si j’en juge par les quelques parcelles que j’ai pu encore observer. L’héritage est dans la trame. Il est dans cette anarchie congénitale que Xavier de Planhol a expliquée à la fois par l’absence de gouvernance urbaine et, sans doute plus encore, par l’application du droit musulman sur le sol : selon ce droit, la terre, bien de la communauté — la jemaa — ne peut être aliénée au profit d’un individu ou d’une famille que par une valorisation du sol, notamment la construction d’une maison, le creusement d’un puits, l’édification d’une clôture de protection49… Ce processus d’acquisition privilégie donc l’initiative, l’antériorité, la spontanéité, au détriment de l’ordre et de la planification. Ainsi, les maisons naissent et se dilatent en fonction des besoins de la famille qui s’agrandit en gardant les générations réunies dans le même ensemble d’édifices fait de cubes plus ou moins réguliers adossés ou agglutinés autour de cours intérieures (fig. 4, p. 85). Dans une ville comme Taroudant — mais le même phénomène existe dans toutes les vieilles médinas — les éléments constitutifs de ces grandes maisons de lignages ont souvent été disposés de part et d’autre d’une ruelle-impasse qui aboutit à une porte. C’est le derb, la rue privée, parfois couverte par un étage surplombant de la maison. Il n’est pas rare que ces ruelles possèdent une sorte de porche d’accès portant le nom de la famille étendue qui vit dans le complexe d’habitation : Ouled Brahim ou Aït Ahmed, par exemple, selon l’environnement arabophone ou berbérophone dans lequel se trouve l’habitat. Le survol — et le plan — de Taroudant, révèle la présence d’un élément que l’on trouve dans de très nombreuses médinas, sorte de compartiment fortifié intégré à l’enceinte générale : il s’agit de la kasba, forteresse dans la ville où le prince plaçait autrefois une garnison garante du respect de son autorité et de la paix civile. La kasba était le maghzen — l’État — parmi des communautés plus ou moins turbulentes, souvent promptes à se soulever pour se libérer d’une tutelle trop pesante et vivre indépendantes dans le bled siba, la terre de dissidence. La kasba de Taroudant occupe l’angle nord-est de la ville où ses casernements ont été en partie transformés en bâtiments administratifs et même en hôtel de standing ; elle a été partiellement investie par un quartier populaire à la trame serrée et au tissu aussi anarchique que le reste de la cité.
46Taroudant est donc conforme au modèle de médina que l’on rencontre partout au Maghreb et il constitue, au Maroc, un bon exemple de conservation d’une forme urbaine culturelle restée relativement pure, sous réserve de toutes les transformations internes qui n’ont pas modifié foncièrement la structure ancienne.
47Pendant la période coloniale, les médinas n’ont presque jamais connu de rupture culturelle due à l’irruption en leur sein d’un modèle urbain imposé. Quelle qu’en soit la raison, quand les Européens ont produit du tissu urbain, ils ne l’ont pas intégré à l’existant mais l’ont juxtaposé ou même placé à une certaine distance50. Ces villes européennes sont peu nombreuses au Maroc en comparaison de l’Algérie car la colonisation tardive ne visait pas au peuplement. Des quartiers nouveaux, à l’urbanisme aéré avec des immeubles modernes et de larges avenues, ont néanmoins étendu les villes les plus importantes. C’est le Gueliz à Marrakech, la ville neuve de Fès autour de l’avenue Hassan-II ou l’Agdal de Rabat aménagé à l’emplacement des jardins du même nom. Parmi les petites villes, il en est une qui correspond bien au modèle colonial algérien ; je l’ai survolée fréquemment lors de mes vols de liaison quand je choisissais l’itinéraire de l’est par Nador et Fès. Après avoir traversé le piémont aride du Rif oriental je rejoins la vallée qui se resserre progressivement, jusqu’à un véritable étranglement entre le Rif qui devient plus vigoureux, au nord, et les hauteurs puissantes du Moyen-Atlas, au sud. À l’entrée d’un long corridor qui débouche à une centaine de kilomètres de là dans la plaine du Saïs de Fès, Taza s’étale sur la pente qui descend vers la vallée. Chaque fois que je suis passé, je me suis offert un ou deux tours pour observer tout à loisir cette ville complexe. Elle forme un puzzle fait de pièces encore dispersées sur un socle irrégulier. Dans ce désordre urbain apparent, deux quartiers se distinguent par leur morphologie. Tout en haut, installé sur le rebord d’une surface tabulaire, il y a ce qui, de toute évidence, est la vieille médina, à l’extrémité occidentale de laquelle s’impose avec majesté la grande mosquée. J’observe celle-ci attentivement avec sa grande cour extérieure — sahn el kébir — très ombragée, au centre de laquelle se dresse un marabout blanc à coupole. Une autre cour à arcades précède la salle de prières au pied du minaret. La grande salle est couverte d’une série de voûtes triangulaires aux toits de tuiles : j’en compte neuf ; celle qui forme l’axe du bâtiment porte deux petits édifices cubiques qui dominent l’ensemble ; celui qui est à l’extrémité orientale marque sans doute l’emplacement du mihrab, l’abside orientée vers La Mecque devant laquelle se tient l’imam pour diriger la prière cinq fois par jour. Quand je passe parallèlement à l’axe de la mosquée, je consulte les indications de mon GPS. Étrange, le cap est d’environ 150°, soit bien au-delà de l’est. Je ne voyais pas La Mecque tout à fait dans cette direction. Je retrouve le problème de l’orientation des sanctuaires chrétiens et le constat fait lors d’un autre vol sur l’orientation de l’église Saint-Jacques de Montauban. La qibla — l’orientation précise pour la prière et donc celle du mihrab — donne lieu à de savants calculs qui permettent, en principe, de respecter scrupuleusement les préceptes du Prophète. Les croyants qui souhaitent connaître exactement cette orientation ont accès, aujourd’hui, à toute une série de sources d’information, y compris sur « la toile ». Il existe, en particulier, des cartes sur lesquelles se déplace un trait rouge passant par tout point que vous placez au centre de l’écran. Vous pouvez donc connaître le cap à lire sur une boussole pour prier à Lyon, à Montpellier, à Rabat ou à Taza. Bien après être passé au-dessus de cette ville, j’ai eu la curiosité de vérifier quelle était la qibla de la prière, ici sur le piémont Nord du Moyen-Atlas. L’indication fournie est de 96°. Très loin, donc, des 150° relevés sur mes instruments de bord. Il suffit de consulter un plan de la ville pour vérifier, en effet, que l’orientation de la mosquée est plus proche du sud que de l’est (90°). J’ai constaté, au cours des différents vols au-dessus de Taza, que la vieille médina a une forme allongée adaptée manifestement à la morphologie générale de son support physique ; les fondateurs de la ville à l’emplacement d’un vieux ribat — un monastère fortifié, en quelque sorte — ont dû vouloir profiter des avantages stratégiques du site et appuyer les défenses de la ville sur les contours du relief ; contrairement à Taroudant, ou à d’autres vieilles villes, Taza ne présente pas un plan anarchique ; bien au contraire, toutes les artères principales sont parallèles et orientées nord-ouest-sud-est, exactement comme la grande mosquée. Ce temple musulman a été remanié — et agrandi — au cours de l’histoire de la ville mais on sait qu’il a été fondé au xiie siècle par un sultan almohade. De là à conclure que le plan « civil » de la ville a prévalu sur la recherche et l’application de la qibla, il n’y a qu’un pas. En tout état de cause, le systématisme du plan de la cité s’impose au regard, et l’orientation de la mosquée à la lecture du GPS.
48Dans la masse désordonnée de la ville actuelle où vivent quelque 150 000 personnes descendues des montagnes environnantes au cours des dernières décennies, il est un quartier qui se distingue, non par son site mais par une organisation plus rigoureuse encore que celle de la médina. Sur la partie inférieure de la pente, lorsque l’on survole le fond de la vallée, la route Fès-Oujda et le chemin de fer, l’attention est attirée par un quartier au quadrillage parfait avec des bâtiments de hauteur très variable et une texture assez lâche. Il s’agit de la ville française dessinée, comme beaucoup de villes coloniales algériennes, sur un plan rigoureusement orthogonal. Cette implantation auprès d’une cité « indigène » d’environ sept mille habitants dans les années 1920, est un peu exceptionnelle au Maroc. C’est que l’administration française — et les militaires — ont accordé de l’importance à cette petite ville située exactement à l’entrée du corridor qui permettait de passer du domaine algérien aux plaines marocaines de l’Atlantique où nous nous installions en y créant des villes nouvelles et des ports. Taza est donc bien représentative des villes doubles coloniales aux faciès si différents, expression de deux cultures mais aussi de deux époques.
49La Taza de la fin du xxe siècle s’est dilatée comme toutes les villes maghrébines car l’urbanisation a été plus galopante encore que l’évolution de la population générale du pays. Au lendemain de l’indépendance, en 1960, le Maroc avait environ onze millions d’habitants dont seulement trois millions vivaient en ville. Au début du xxie siècle, la population a pratiquement triplé (trente millions) mais celle des villes a été multipliée par plus de cinq. Taza n’a pas échappé au phénomène d’autant plus que la ville est située au pied de deux montagnes fortement émettrices de flux migratoires, et même si elle n’avait pas à offrir à ces populations d’aussi grandes espérances de travail que les cités des plaines atlantiques. Les quartiers spontanés ont commencé à proliférer tout autour des deux « villes » primitives et, à la fin des années 1970, l’agglomérat urbain comptait déjà environ soixante-dix mille habitants, beaucoup installés dans un habitat précaire. En trente ans, elle a encore plus que doublé et elle s’étale, sans véritable organisation, entre le plateau de la médina almohade et le fond de la vallée où la nappe semble prendre ses aises en s’étirant d’est en ouest. Taza est bien emblématique de l’évolution de beaucoup de villes maghrébines et celle-ci pourrait être schématisée très facilement.
50L’irrégularité du support topographique sur lequel se développe Taza est sans doute responsable du caractère discontinu du tissu urbain. Beaucoup d’autres villes ont connu un développement aussi explosif mais elles semblent former une nappe continue et plutôt homogène dans laquelle il est bien difficile d’apprécier les discontinuités, les étapes d’une genèse. Il y en a ainsi un certain nombre dans l’intérieur du pays, longtemps très faiblement urbanisé, où les agglomérations sont apparues pour des raisons variées, parfois à partir d’un simple souk à la croisée de deux pistes ou au contact de deux domaines géographiques complémentaires. Ces « villes » de marchés portent d’ailleurs encore parfois le nom de Souk, suivi du terme indiquant le jour auquel se tient ou se tenait le marché hebdomadaire : ainsi, entre Kénitra et Tanger, dans la grande plaine du Gharb, il y a Souk Arbaa el Gharb, le vieux « marché du quatrième jour » (mercredi). Ces toponymes sont si fréquents qu’il est parfois nécessaire de les identifier plus précisément par leur localisation géographique (Gharb) ou leur appartenance tribale, comme Souk el Tlata des Zemmour, connue aujourd’hui sous le nom de Khemisset. À plusieurs reprises, j’ai traversé le territoire de cette grande confédération de tribus berbères qui est descendue progressivement de son Moyen-Atlas, à partir du xviie siècle, pour venir se fixer au xixe siècle sur le plateau de la Meseta à l’est de Rabat, en donnant longtemps du fil à retordre aux sultans qui s’efforçaient d’unifier une mosaïque de tribus promptes à entrer en dissidence51. Les turbulents Zemmour ont fini par se calmer au moment du Protectorat et par se fixer sur un vaste territoire entre Meknès et les abords de Rabat. L’ancien Souk el Tlata est devenu Khemisset et a gonflé démesurément dans le dernier quart du siècle dernier52. Au moment de l’indépendance, ce n’était encore qu’une bourgade d’une dizaine de milliers d’habitants ; elle en compte dix fois plus aujourd’hui. On aperçoit de loin la tache blanche qu’elle forme sur le plateau ; je la frôle par l’est ; l’étalement urbain est impressionnant ; au tissu homogène s’accrochent les franges irrégulières des dernières poussées de la fièvre urbaine. La capitale des Zemmour est l’exemple même de la ville marocaine moderne, sans histoire, dont le dynamisme se nourrit de l’humanité des campagnes environnantes et de fonctions administratives hypertrophiées. Khemisset est certes exemplaire mais je pourrais en citer bien d’autres que je regarde en passant. La plus impressionnante est évidemment Casablanca — Dar el Beida, la « Maison Blanche » — que j’ai la chance d’approcher, parfois, quand le contrôle aérien ne trouve pas de bonnes raisons pour m’en interdire les abords. Je ne peux pénétrer jusqu’au centre de la nappe urbaine, mais je devine l’emplacement de la minuscule médina née tardivement ; elle est à quelques centaines de mètres de l’orgueilleuse mosquée de Hassan II qui se dresse au bord de l’océan. Je longe le front compact qui s’avance inexorablement vers le sud-est en consommant les terres agricoles de la plaine des Chaouia. Quelques quartiers d’habitat précaire forment une sorte d’avant-garde qui sera sans doute rejointe puis digérée pour donner naissance à un morceau de ville plus présentable (fig. 11).
51La frénésie urbaine des dernières décennies se retrouve partout ; je l’observe à Kénitra et à Larache en progressant vers le Détroit ; cette marée submerge, littéralement, les phases urbaines plus anciennes quand elles existent et on ne les distingue plus, souvent, que grâce à la reconnaissance intuitive d’une forme et d’une texture soulignées parfois par la matrice d’une fortification ou l’empreinte que celle-ci a laissée.
Le métissage urbain andalou
52De l’autre côté de la Méditerranée, en Andalousie, j’observe d’autres formes urbaines. La dilatation des couronnes est tout aussi dynamique mais elle prend des formes plus variées et l’attrait pour l’habitat pavillonnaire, qui a mis du temps à se manifester, s’exprime maintenant sans retenue autour des grandes villes. Les lotissements de chalés avec piscine se glissent dans les oliveraies autour de Séville et s’installent sur les pentes de la Sierra Morena qui dominent Cordoue. Les villes andalouses ont cependant une parenté évidente avec les médinas puisque beaucoup ont conservé les noyaux anciens abandonnés par les Musulmans au xiiie ou au xvie siècle. À Séville, en raison de la situation de l’aéroport, il est difficile de s’attarder dans la contemplation de la vieille ville au moment d’effectuer le dernier virage avant l’atterrissage face à l’est ou juste après le décollage face à l’ouest. Un instant, cependant, on peut jouir du fugace spectacle de la ville serrée contre sa kasba — la alcazaba — et, surtout, le magnifique minaret-clocher de la mosquée-cathédrale — la Giralda — qui serait une réplique de la Koutoubia de Marrakech édifiée quelques décennies plus tôt par les Almohades, décidément grands bâtisseurs de mosquées.
53La jouissance de la vue aérienne de la médina de Cordoue est beaucoup plus facile et elle peut être prolongée presque à volonté (fig. XIII, p. 169). La capitale de l’ancien califat a une vieille ville remarquablement conservée dans sa texture et dans son plan avec son réseau complexe de rues menant aux anciennes portes — les bab-s — et les impasses — les derb-s — où les touristes s’égarent avec délice. Mais le plus étonnant de ce spectacle urbain est l’image de l’énorme mosquée cathédrale sertie, littéralement, dans le tissu dense de la ville. Comme à Taza, on lit parfaitement la structure de l’édifice avec la cour des orangers, le sahn ; le minaret est installé sur le mur extérieur de la cour, à l’opposé de la salle de prière. Le bâtiment est encore plus impressionnant que celui de Taza ; il est difficile de compter le nombre de travées en passant ; je vérifierai plus tard : il y en a dix-neuf. Mais ce que révèle le regard du dessus est la surprenante mutilation subie par l’édifice après la Reconquista : en effet, au xvie siècle, le centre de la mosquée a été éventré pour y incruster la nef de la cathédrale qui surplombe, comme un navire, le moutonnement des vagues de la couverture musulmane. Les axes des deux temples sont rigoureusement perpendiculaires. Ce constat nous ramène à la question récurrente de l’orientation des mosquées. Une fois encore, à l’évidence, le mur de qibla et le mihrab ne sont pas orientés vers La Mecque. J’ai vérifié après coup : la mosquée de Cordoue affiche un cap de 151°, pratiquement le même que celle de Taza. Les deux édifices ne sont pas contemporains pourtant ; le premier est du viiie siècle, le second du xiie, mais Cordoue a pu servir de modèle à une époque où les deux rives de la mer d’Alboran appartenaient évidemment à la même aire culturelle. Certains auteurs53 affirment que cette orientation erronée est à mettre au compte du calife constructeur Ab al-Rahman Ier qui était originaire de Damas et qui aurait simplement importé à Cordoue l’orientation de la grande mosquée ommeyyade du début du viiie siècle. Une fois encore, j’ai vérifié : le mihrab — les mihrabs plus exactement car il y en a trois à Damas —, sont orientés à 172°, ce qui est presque exactement la direction de La Mecque. À Cordoue, les constructeurs ont sans doute voulu prendre en compte la situation géographie différente du Sud de l’Espagne mais ont appliqué une correction insuffisante. Cette erreur ne s’est pas reproduite, au Xe siècle, lorsqu’a été construit le Versailles califal, implanté à huit kilomètres à l’ouest de la capitale, au pied de la Sierra Morena. La résidence princière — Madina Azahara — est tournée vers le sud, comme le versant de la sierra mais la mosquée a été placée à l’extérieur des jardins sur un plan totalement discordant par rapport à celui du palais. Dès le premier passage au-dessus du site, mon attention a été attirée par cette anomalie apparente. J’ai, depuis, vérifié l’orientation de cette mosquée dont les vestiges fouillés sont tout à fait lisibles : je trouve 108°, ce qui est conforme aux calculs actuels diffusés sur Internet pour les croyants rigoristes.
54D’autres villes andalouses portent l’empreinte des deux cultures ; presque toutes, en réalité, et d’abord celle qui est restée le plus longtemps dans l’aire islamique, en jouant, pendant deux siècles et demi, le rôle de capitale du dernier réduit musulman dans la Péninsule. Il s’agit bien entendu de Grenade, qui a beaucoup changé au cours de plus de trente ans d’observations aériennes, mais de façon banale finalement, avec les proliférations que l’on observe partout ailleurs. Beaucoup plus intéressantes sont les réflexions que l’on peut mener sur les mutations génétiques qui se sont produites avec le passage de la ville d’une civilisation à l’autre. Quand, le 2 janvier 1492, les Rois Catholiques viennent à bout de la résistance musulmane, ils trouvent une ville complexe aménagée sur un support naturel beaucoup plus accidenté qu’à Cordoue. Il y a une ville haute — l’Albaycín — qui était cloisonnée par des enceintes intérieures et qui comportait un habitat bourgeois de maisons à jardins — les cármenes — rafraîchis par l’eau qui circulait partout dans des canaux descendus de la Sierra Nevada. Au pied de cette ville de versant était la ville basse, plus dense, plus commerçante aussi, avec son bazar près de la grande mosquée ; là aussi était le mellah — le quartier juif —, sur la rive gauche du río Darro. Contrairement à ce qui s’est passé au Maghreb au moment de la colonisation, les Castillans n’ont pas appliqué une ségrégation urbaine rigoureuse. Ils ont investi, plus ou moins, les structures existantes en les modifiant quand ils le jugeaient nécessaire et quand ils le pouvaient sans trop de mal. S’il leur était difficile de remettre en cause le plan médiéval complexe de la ville musulmane, ils ont tenu, cependant, à affirmer dans le paysage urbain la victoire de la croix sur le croissant et à imposer les aménités sociales de l’urbanisme planifié pratiqué depuis au moins le xiiie siècle. Le religieux d’abord. Généralement, on ne s’est pas contenté comme à Cordoue de retoucher la structure pour l’adapter au rite chrétien : la lourde cathédrale du xvie siècle s’est substituée à la grande mosquée, au pied de l’Albaycin, et les mosquées des quartiers de la ville haute ont été remplacées par des églises pour lesquelles on a parfois consenti à réutiliser le minaret en le surmontant d’un campanile, comme dans le cas de San José. D’avion, ou de la colline de l’Alhambra, en face de l’Albaycin, on contemple les tours blanches des clochers émergeant fièrement au-dessus de la vieille ville réinvestie aujourd’hui par la bourgeoisie bohème grenadine ou étrangère. Le palais de l’Alhambra n’a pas été détruit complètement, par bonheur, mais on y a cependant imposé la marque de la foi chrétienne en y plaçant une église dédiée à la Vierge Marie. Et, plus radicalement, une partie des élégantes structures palatines musulmanes a été écrasée par le lourd et austère palais de Charles Quint, dont on ne peut vraiment saisir l’incongruité qu’en regardant l’Alhambra en position dominante.
55Les Castillans ont voulu aussi aérer les villes dont ils héritaient. Grenade manquait de places publiques. Ils en ont créé en taillant s’il le fallait dans le tissu dense de la médina ; ils ont ainsi dégagé une belle place rectangulaire, tout à côté de la cathédrale et pratiquement contre la muraille sud. Elle porte aujourd’hui encore le nom de la porte — bab — percée dans l’enceinte tout à côté : Bibarrambla est la « place de la Porte de la Grève »54. En survolant la ville, on peut apprécier le caractère chirurgical d’une telle opération d’urbanisme avec les remaniements qu’elle a supposés et les contraintes auxquelles elle a dû s’adapter. Les vainqueurs ont aussi produit de la ville moderne ; ils l’ont fait, à Grenade, tout contre la ville ancienne, en plaçant un quartier planifié qui s’est étoffé du xvie au xviiie siècle. Plus tard, au xixe siècle, sous la pression de la bourgeoise opulente du sucre, on a taillé dans le vif, une fois encore, pour ouvrir une avenue digne de la modernité, cette Gran Vía de Colón au long de laquelle les riches ont pu dresser les façades de leurs luxueuses demeures. Presque au même moment, de l’autre côté du Détroit, d’autres bourgeois entreprenaient de remodeler le front de mer de Tanger avec de grandes maisons lumineuses un peu défraîchies aujourd’hui. Des va-et-vient de l’histoire inscrits dans les paysages urbains.
Au long des golfes clairs
56Si l’avion permet de se moquer de toutes les rugosités de l’écorce terrestre en jouant à saute-mouton par-dessus les collines et les montagnes, il est cependant souvent plus facile de suivre les côtes quand celles-ci sont orientées, au moins approximativement, dans la direction de l’itinéraire prévu. Et, même quand elles ne le sont pas exactement, il vaut parfois mieux faire un détour pour suivre un « trait de côte » que de pénétrer à l’intérieur des terres les jours de météorologie incertaine ou de visibilité très médiocre. La côte est un fil d’Ariane que l’on ne peut perdre ; par ailleurs, dans les régions méditerranéennes particulièrement, les aérodromes et aéroports sont nombreux offrant des refuges faciles à atteindre en cas de nécessité. Entre la frontière franco-espagnole, au sud de Perpignan, et le sud de l’Andalousie, ce n’est pas moins d’une dizaine de terrains qui sont situés tout près de la côte. Il est, enfin, une troisième bonne raison de choisir ces parcours côtiers : c’est l’extraordinaire variété des paysages offerts par cette interface au long de laquelle, aujourd’hui, les hommes s’agglutinent de plus en plus en transformant — certains diront en défigurant — un mince liseré autrefois peu attractif. J’ai survolé — seul ou accompagné — des milliers de kilomètres de côtes entre Dunkerque et Sidi Ifni, l’ancienne enclave espagnole, à cent cinquante kilomètres au sud d’Agadir. Une longue façade atlantique et un non moins long littoral méditerranéen de l’Italie centrale à Gibraltar incluant quelques grandes îles comme la Corse, la Sardaigne ou les îles Baléares. L’observation aérienne de la planète est un régal pour le géographe mais les littoraux lui offrent souvent un festin dont ne peuvent jamais jouir les observateurs installés sur le sable de la plage ou noyés au milieu des tours de Benidorm. Assis confortablement à trois ou quatre cents mètres d’altitude sur notre tapis volant, nous avons accès à tous les faciès littoraux, à leurs combinaisons, à leurs transitions, à leurs oppositions et à leur mise en perspective avec les faciès continentaux qui leur servent parfois de toile de fond (Carte 3).
Une empreinte discrète de l’homme
57Les espaces que d’aucuns croient encore naturels sont parfois plus impressionnants vus du sol, comme la fameuse falaise d’Étretat, mais se placer à quelques centaines de mètres en mer, en léger surplomb par rapport au sommet du mur de craie, offre un spectacle différent et surtout donne accès, à la fois, aux phénomènes proprement maritimes du pied de l’abrupt et aux processus physiques qui concernent le rebord du plateau où de petits vallons — les valleuses — bourrés d’argile, viennent vêler au-dessus de la plage (fig. XIV, p. 170). Le spectacle est tout aussi splendide lorsque l’on suit un segment de côte à falaise en Bretagne, aux environs du cap Fréhel, où la lande à bruyère habille les formes molles de granite jusqu’à la roche nue battue par les tempêtes ou mouillée par les embruns salés (fig. XV, p. 170). Placés à peine plus haut que le sommet de la falaise, nous suivons sans peine les sinuosités du chemin des douaniers, comme un sillon étroit zigzaguant dans la masse végétale. Un peu en retrait, vers l’intérieur, apparaissent les premiers champs villageois, allongés ou massifs, parfois découpés dans la lande.
58C’est un relief côtier d’une autre nature que les puissants bourrelets dunaires que l’on suit, sur des dizaines de kilomètres, aussi bien en France qu’en Espagne ou au Maroc. Les plus beaux sont toujours atlantiques et forment un mur plus ou moins consolidé qui peut dépasser la centaine de mètres. L’intérêt de l’observation aérienne de ces accumulations est évident lorsqu’on la pratique, car celle-ci offre au géomorphologue du littoral, dans un même regard, ou dans des regards successifs rapprochés, toutes les « faces » d’un même phénomène. J’ai gardé le souvenir de l’enthousiasme du géographe parisien à qui j’ai permis l’observation, à la fin des années 1970, de l’impressionnant et complexe massif dunaire — las Arenas Gordas — qui sépare de l’océan les marais du Guadalquivir, en Andalousie occidentale55. En moins d’une demi-heure, nous avons regardé le massif sous tous les angles possibles, en survolant la plage mais aussi en passant au-dessus de la zone de contact avec le marais où le vent du large pousse de petites dunes toutes fraîches dans l’eau des lagunes. Cet examen « clinique » d’un phénomène géographique appréhendé dans sa totalité a apporté au spécialiste qui m’accompagnait plus que de longs cheminements dans le dédale des couloirs ouverts dans la masse sableuse.
59Un des cordons dunaires les plus puissants que j’ai pu rencontrer au cours de mes vols est celui qui barre l’écoulement des cours issus du nord du Moyen-Atlas et du Rif, dont le principal est l’oued Sebou. Cette énorme masse de sable est responsable des zones humides qui ont occupé une partie importante de la plaine du Gharb jusqu’à sa bonification au xxe siècle. Un certain nombre de « flaques » subsistent encore au pied intérieur du massif, formant une longue gouttière de merja-s au nord de Kénitra. Le bourrelet de sables blonds dresse une imposante falaise au-dessus de l’océan et son front interne s’avance parfois sur plus d’un kilomètre vers les lagunes, envahissant au passage des vergers d’agrumes aventurés imprudemment sur les sols égouttés. En fin de journée, et après un long vol, alors qu’il reste une demi-heure pour atteindre Tanger, il est agréable de flâner, à basse altitude, au-dessus de ce cordon moins étranger à l’homme qu’il n’y paraît de loin. En maints endroits, la masse sableuse est creusée de profondes carrières d’où partent des pistes en direction des terroirs : le sable, comme en Andalousie est une matière première utilisée pour les cultures maraîchères dont les serres prolifèrent dans la plaine proche.
60Il est un autre ensemble remarquable beaucoup plus au sud, autour d’Essaouira. Ici, il ne s’agit plus seulement d’un bourrelet littoral mais de vastes champs dunaires, de petits ergs littoraux occupant une partie de la plaine, juste au nord des dernières hauteurs du Haut-Atlas. Les plus faciles à repérer sont rassemblées en barkhanes au sud de la ville d’Essaouira.
61Les autres espaces que l’on se plaît à dire naturels sont souvent associés aux bourrelets sableux côtiers. Ils le sont même presque toujours car ces derniers sont responsables de leur présence. En effet, les zones humides — lagunes, marécages — sont de l’écoulement contrarié. Ce sont des eaux prisonnières derrière un cordon littoral, aussi modeste soit-il. Étangs, estanys, marismas, merjas… Sur les cartes, les termes vernaculaires se succèdent pour désigner le même phénomène. Plus encore que pour les massifs dunaires, le regard dominant est indispensable pour dégager les caractéristiques des zones humides et pour apprécier leur degré d’anthropisation.
62Les plus spectaculaires et aussi, sans doute, les mieux préservés sont les marais atlantiques, du moins quand ils restent sous l’influence du balancement des marées. Ces labyrinthes inextricables de chenaux, qui serpentent et se ramifient à l’infini dans la masse étalée de la végétation aquatique flottante, offrent aux géographes volants un plaisir esthétique d’une grande intensité. Avant même de rechercher les mécanismes géomorphologiques expliquant le phénomène, avant de tenter d’établir les liens qui unissent la zone humide à la mer, de démêler l’écheveau des chenaux de marée jusqu’au débouché de l’étier qui livre passage aux eaux océaniques, on jouit de cette tapisserie somptueuse qui semble indemne de toute atteinte humaine (fig. II, p. 161).
63Les plus impressionnants de ces marais atlantiques sont les marais — las marismas — de l’extrémité occidentale de l’Andalousie, autour de Huelva et jusqu’à la frontière portugaise. La marée océanique remonte profondément par les estuaires en se diffusant jusque dans les plus fins des chenaux. À Huelva, les marismas enveloppent la ville installée avec son pôle d’industrie chimique sur la pointe d’interfluve entre les ríos Odiel et Tinto. Je remonte ce dernier par sa rive orientale pour le plaisir de regarder la frange marécageuse de part et d’autre de la petite ville de Palos, encerclée par les champs de fraisiers. À cet endroit, un médiocre ruisseau conflue avec le Tinto. Phénomène banal s’il en est. Mais c’est pourtant là qu’a débuté une des grandes aventures humaines des Temps Modernes. C’est là que le 3 août 1492, au petit matin, les trois navires de Christophe Colomb ont levé l’ancre pour l’Amérique. Je me les représente, à marée haute, les voiles gonflées par un léger vent du nord ou de l’est et, plus vraisemblablement, portés par le jusant en train de s’installer, jusqu’à la confluence avec l’Odiel. Je regarde, au sud, la grande flèche qui s’étire d’ouest en est imposant une inflexion à l’embouchure. Cette flèche de sables vifs était-elle déjà là ? Si c’était le cas, les deux caravelles et la grosse caraque de l’Amiral ont dû profiter du courant jusqu’à son extrémité pour ensuite cingler vers le sud et prendre le large vers les Canaries, toutes voiles dehors. Chaque fois que je double cette pointe dite de l’Espigón, en survolant le littoral, j’imagine les trois bateaux qui « inclinent leurs antennes »56 alors que le soleil levant dore leur voilure.
64C’est autour du río Odiel que les marismas sont les plus dilatées ; on les retrouve jusqu’au nord de la ville plus ou moins altérées par les intrusions humaines ; il y en a aussi des étendues encore appréciables plus à l’ouest, autour d’Isla Cristina et d’Ayamonte ; entre la terre ferme et le cordon littoral, elles étalent de grands lambeaux d’une toile impressionniste qu’il est plus facile d’admirer que de décrire57 (fig. II, p. 161).
65Il n’existe pas de zones humides aussi spectaculaires entre Dunkerque et Sidi Ifni, sur les quelque trois mille kilomètres de littoral atlantique que j’ai pu survoler. Les côtes à falaise ou les plateformes littorales soulevées comme sur la façade cantabrique de l’Espagne, ne sont évidemment pas favorables à la présence de ces marais. Les littoraux bas à sédimentation sableuse ne le sont pas toujours non plus. Les conditions de l’alimentation fluviale littorale mais aussi celles qui régissent les dépôts côtiers sont sans doute déterminant. La bande littorale sur laquelle se développe ce phénomène doit à la fois être suffisamment isolée de l’océan pour ne pas prendre l’aspect d’un estran nu à chaque marée basse, et suffisamment ouverte aux influences marines pour que le courant de marée pénètre profondément à l’intérieur des terres par des étiers et des chenaux maintenus ouverts par des cours d’eau assez puissants. Ces conditions sont manifestement réunies sur cette côte andalouse. Il y a certes des exemples intéressants ailleurs mais ils ont rarement l’étendue et le caractère spectaculaire de ces derniers. Les estuaires des grands fleuves atlantiques en possèdent parfois mais ils sont soit trop ouverts, soit trop dénaturés par des aménagements divers. Il y en a ainsi dans l’estuaire de la Gironde ou de la Seine et, plus au nord, dans les estuaires de la Somme, de l’Authie ou de la Canche, par exemple.
66En Méditerranée, les zones humides sont nombreuses — étaient conviendrait mieux sans doute — mais elles ont des aspects très différents des marais atlantiques. Ce sont des eaux dormantes, des nappes à la surface calme qui forment des chapelets dont les grains sont plus ou moins dilatés. Il serait fastidieux d’énumérer toutes les lagunes que l’on survole entre le delta du Rhône et les reliefs pyrénéens, au sud de Perpignan. À force de parcourir cet itinéraire, de suivre la courbure de cette concavité du continent européen, je les connais toutes par leur forme et par leur nom ; les plus grandes comme le Vaccarès, l’étang de Thau dont les eaux viennent caresser le rocher de Sète, ou encore celui de Leucate à la pointe nord duquel je dois m’annoncer au contrôle de Perpignan. Il y en a de plus petits dont la forme est singulière et qui sont, de ce fait, d’excellents repères lorsque l’on veut se situer exactement.
Des zones humides colonisées
67Ces traînées lacustres se retrouvent plus loin en Espagne avec les étangs du delta de l’Èbre et surtout de la Albufera dans la plaine de Valence. Mais plus qu’en France, sans doute, les zones humides littorales ont été annexées aux systèmes géographiques anciens et modernes, et profondément dénaturées. Elles ont joué un rôle économique parfois important au profit des communautés installées souvent prudemment en retrait de la côte.
68Les salins sont ubiquistes mais ceux de la Méditerranée sont assez décevants quand on les regarde de haut car ils se présentent généralement sous la forme de grands bacs d’évaporation, qui seraient sans aucun attrait avec leurs énormes meules de sel accumulées sur les bords sans l’intense coloration rouge des surfaces liquides ; celles-ci offrent toute une gamme de nuances en fonction de la concentration en sel et de la présence de myriades de microcrevettes ainsi que d’algues très halophiles. Les Salins du Midi qui se sont emparés de pratiquement tous les salins de cette partie de la Méditerranée, avant d’annoncer une mise en vente récente, ont imposé un modèle que l’on retrouve aussi bien au Salin-de-Giraud qu’à Aigues-Mortes ou à Santa Pola, juste au sud d’Alicante. Ces salins d’une grande banalité ne peuvent rivaliser avec le spectacle qu’offrent les vieux salins atlantiques qui subsistent encore parfois dans les marismas andalouses avec leurs cristallisoirs compartimentés58. Mais c’est surtout sur la façade atlantique française que sont les véritables œuvres d’art saunières, celles des îles — Ré ou Noirmoutier — et surtout celle du marais de Guérande au-dessus duquel on tournerait sans fin pour jouir du tableau incomparable d’une construction apparemment désordonnée, mélange d’ondulations, de flaques sombres et d’éléments géométriques d’une très grande rigueur (fig. 12, p. 130). Tourner encore pour prendre le temps de retrouver la logique du système saunier avec la succession des phases inscrites dans la morphologie du marais. Voici les chenaux de marée qui alimentent les grandes vasières sombres aux formes dictées par la topographie. À l’autre extrémité de la chaîne s’imposent les rectangles parfaits des batteries d’œillets ponctuées de tas de sels impeccablement alignés. Tout autour sont disposées des cases allongées dont la couleur de l’eau varie du noir au rouge. Les noms lus sur un croquis d’un ouvrage consacré aux littoraux59 me reviennent à l’esprit et je reconnais les fares et les adernes dans lesquels progressivement la saumure gagne en concentration. Quel plaisir esthétique et quelle lumineuse explication !
69Cette exploitation minière — ou de cueillette si l’on préfère — n’est pas la seule utilisation qu’ont faite — et que font encore — les hommes des longues traînées de zones humides littorales. En dépit des dangers qu’elles présentaient, surtout dans la zone méditerranéenne, une humanité trop à l’étroit sur les terroirs bien égouttés du pied des reliefs littoraux a été contrainte de coloniser les marais pour gagner du sol au prix d’un travail et d’un risque considérables. Les paysages nés de ces pratiques s’imposent encore vigoureusement sur de longs segments des côtes espagnoles, surtout dans la communauté autonome de Valence, entre le delta de l’Èbre et le cap de la Nao. Nous avons fait des centaines de photos de ces terroirs de marais — les marjales — dont l’organisation, une fois encore, n’est lisible clairement que depuis un avion — ou depuis l’espace. Ces parcellaires constitués d’étroites lanières séparées par des fossés de drainage sont attestés au Moyen Âge musulman et ont fonctionné jusqu’au xxe siècle60. Leur désorganisation progressive va de pair avec celle des communautés paysannes soudées, naguère, par des contraintes collectives. En effet, les marjales sont des aménagements qui ne peuvent se concevoir hors de la solidarité du groupe. Toutes les parcelles d’un terroir de marais sont liées par un réseau de canaux de drainage qui évacue l’eau des endroits les plus reculés vers des drains de plus en plus larges aboutissant à une lagune ou à la mer. Chaque famille de paysans construisait ses champs en creusant des fossés de part et d’autre d’une langue de terre qui recevait la masse de fange extraite et s’élevait ainsi progressivement au-dessus du niveau de l’eau du marais. Cette eau n’était jamais loin et cette proximité devenait un avantage, en été, car les cultures pouvaient alors être irriguées grâce à des dispositifs simples de puisage. Les paysages nés de ces pratiques sont impressionnants. Des milliers de parcelles rigoureusement parallèles, regroupées en grandes bandes également parallèles, se succèdent entre le chapelet de lagunes qui s’étire contre le cordon littoral et les terres « sèches » des terroirs de l’amont (fig. XVI, p. 171). Les marjales ne sont plus, aujourd’hui, que l’ombre de ce qu’ils ont été. L’ombre, en effet, car ce que l’on peut observer en survolant le littoral est un parcellaire fossilisé dont on lit encore parfaitement l’organisation, et dont les fossés de drainage sont envahis par les lentilles d’eau et une végétation aquatique, tandis que les champs eux-mêmes sont en friche. Parfois, des opérations de requalification ont été entreprises ; elles bouleversent, le plus souvent, les vieilles structures héritées en répartissant, de façon totalement différente, les surfaces en eau et celles de terre ferme. Je suis, depuis des années, les mutations des marjales dans la région de Gandía, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Valence61. Des lagunes artificielles ont été creusées avec de puissantes machines de travaux publics ; de profonds et larges fossés ont été établis de la même manière entre des banquettes de terre considérablement élargies pour recevoir des plantations d’agrumes autrefois bannies de ces sols engorgés. Parfois, des rizières ont été asséchées, d’autres ont été créées à l’emplacement de marjales désaffectés. Mais le domaine de la riziculture espagnole réside, essentiellement, dans trois grands domaines littoraux nettement séparés les uns des autres. Leurs paysages observés de haut sont aussi assez différents. Les plus anciennes rizières sont celles de la plaine de Valence, au sud de la grande lagune de la Albufera. Les Musulmans s’y livraient déjà à cette culture, interdite par les Chrétiens après la conquête du xiiie siècle en raison de la malaria, puis à nouveau autorisée au xviiie siècle. Le spectacle qu’offrent les rizières survolées est un peu décevant en raison d’une certaine uniformité, quelle que soit la saison au cours de laquelle on passe. Au printemps, il n’y a rien d’autre à voir qu’une nappe d’eau discrètement compartimentée par les digues de séparation des parcelles ; le riz, aujourd’hui semé, ne l’est guère avant la fin du mois d’avril et, une fois en herbe, les rizières ressemblent à toute autre étendue de céréales, les ondulations du terrain en moins ; c’est au mois d’août, lorsque les épis blondissent, que le survol est le plus agréable. En novembre, les arrozales sont noircis par la crémation des chaumes et parfois de la paille, au moment où les machines agricoles enfouissent les restes de la moisson en triturant la fange, dans une opération appelée, précisément, el fangueo. Plus récentes sont les rizières du delta de l’Èbre, même si les premières ont profité des équipements hydrauliques du fleuve dès la seconde moitié du xixe siècle ; elles ont, plus tard, bénéficié de la politique de colonisation agraire du régime franquiste dont on retrouve facilement le périmètre avec le village nouveau qui lui est associé. Ce fer de lance, édifié avec les sédiments du bassin de l’Èbre et projeté en avant des montagnes catalanes, est vraiment le royaume de la riziculture : le delta peut se résumer à deux faciès très contrastés, celui lisse et uniforme des rizières sillonnées de canaux et de chemins au tracé géométrique, et celui des zones du parc naturel formé de lagunes, de marais et de dunes prolongées par deux flèches en forme d’ailes sur les flancs nord et sud. Une touche de diversité est introduite cependant par l’île de Gracia, située au milieu du fleuve et pratiquement au centre du delta avec un paysage agraire plus varié dans lequel dominent les arbres fruitiers62.
70Les observations répétées pendant plus de trente ans m’ont surtout montré à quel point cette interface s’est transformée sous l’effet d’une urbanisation en grande partie touristique, plus intensément, assurément, sur les côtes de la Méditerranée que sur celles de l’Atlantique, et davantage sur celles de l’Europe que du Maghreb occidental. Mais, avant d’accueillir l’étalement touristique frénétique qui paraît incontrôlable sur certains littoraux, les côtes ont attiré la ville, celle des pêcheurs et celle des marchands, avant que les besoins de l’industrie et des échanges intercontinentaux massifs ne fassent bourgeonner des organismes portuaires complexes.
Du havre de pêcheurs à la « Porte Océane »
71Tous ces systèmes géographiques côtiers présentent des personnalités physiques très variées dont on lit, en passant, la structure, expression tangible des fonctions qu’ils remplissent. Entre Dunkerque et Agadir, j’ai eu le loisir d’examiner tous ces nodules accrochés au fil de la côte. Il y en a de toutes tailles, du village modeste de pêcheurs avec ses barques tirées sur la grève, jusqu’au monstre portuaire avec ses darses multiples, ses entrepôts, ses usines, et l’entrelacs de canaux, de voies ferrées et de pénétrantes routières.
72En quelques heures, entre le Cotentin et la frontière de la Belgique, nous avons fait défiler sous nos ailes cette cohorte d’individus portuaires si divers. Il est bien rare, aujourd’hui, que les ports les plus modestes n’aient pas tenté de survivre au déclin de la pêche en offrant un accueil aux plaisanciers. Voici Port-en-Bessin, sur la côte où firent rage les combats du débarquement (fig. XVII, p. 172). C’est un havre blotti dans le confortable vallon qui interrompt la puissante falaise. Un double bassin à flot pénètre loin vers l’intérieur des terres avec, tout au fond, sur le bord occidental, le long bâtiment sombre et arqué de la criée. Mais le regard porté depuis la mer met en évidence l’autre fonction de Port-en-Bessin, celle de l’accueil touristique. En avant de la côte, deux grandes digues, comme des bras protecteurs, enserrent un vaste espace susceptible d’abriter un nombre considérable de bateaux de plaisance ; en ce jour d’été 2006, nous en comptons une petite centaine ; tout l’avant-port bien protégé des vents du nord-ouest par la longue digue occidentale est pratiquement vide. Notre position dominante nous permet aussi de regarder au-delà de la falaise, sur le plateau où l’on identifie, sans l’ombre d’un doute, le vaste golf installé sur le velours vert qui habille les ondulations du terrain. Tout à côté, quelques grandes pièces de labours et de prairies ont été détournées de leur vocation ancienne pour devenir un camping-caravanning compartimenté par quelques haies. En deux minutes, et quelques photos qui seront examinées plus tard, nous avons fait une analyse sommaire mais pertinente de ce petit système littoral.
73À partir de l’estuaire de la Seine, les kystes portuaires de la côte acquièrent une autre importance. Là se succèdent les vieilles gloires halieutiques qui ont alimenté — et alimentent encore — une partie de la France en poisson. Le souvenir des vendredis d’hiver de mon enfance lorraine porte encore l’empreinte indélébile — olfactive et gustative — des harengs boulonnais que le vendeur ambulant proposait, en criant, dans une caisse fixée sur sa bicyclette et garnie de glace. Mais les grands ports de pêche de cette façade maritime présentent des paysages complexes car leurs fonctions sont multiples, et il n’est pas facile, en quelques minutes de vol devant la scène, d’interpréter tous les faciès juxtaposés ou entremêlés. Nous les analyserons, plus tard, grâce aux photos prises sous les angles les plus divers possible. Les grosses « pièces » de la collection se succèdent avec les longs intervalles des campagnes du pays de Caux, des marais et des dunes de Picardie : Fécamp, Dieppe, Le Tréport et Boulogne. Ce dernier est sans doute celui de ces ports de pêche qui présente la plus grande complexité de formes littorales. Les bassins sont multiples, les uns à marée, ouverts sur l’avant-port, les autres maintenus à flot par des écluses ou des portes. Le port de pêche est facilement repérable près du faisceau de voies ferrées et entouré des bâtiments de criée et des frigorifiques. Les ports de plaisance aussi, avec leurs bateaux rangés autour des appontements comme des arêtes de poisson. La gare maritime qui avait encore une activité appréciable en 2006 — avant son agonie récente — forme un môle en forme d’étrave de navire tournée vers la sortie du port. Tout ce complexe de bassins et de jetées est bordé au sud par une zone industrielle où sont mélangés les vieux bâtiments à toits de shed et les entrepôts frigorifiques contre lesquels est appuyée, à reculons, la flotte des camions qui s’élancera, le soir, sur les routes de France. À ce foisonnement hétérogène s’oppose, en avant de la scène, juste sous notre aile droite, un espace de vide et de rouille ; des bâtiments industriels orphelins au milieu d’un espace de désolation fait de décombres amoncelés. Une friche sidérurgique, sans aucun doute, en bordure d’un vaste bassin portuaire. Les images sont enregistrées avec les questions qu’elles nous ont posées. Les interrogations insatisfaites nous ont conduits, par la suite, vers des dossiers d’archives de l’industrie boulonnaise. Nous avons appris ainsi que nous sommes passés un mois seulement après qu’eurent été foudroyés les hauts fourneaux de l’entreprise Comilog, héritière des Aciers Paris-Outreau qui firent, pendant un siècle, les beaux jours de la sidérurgie boulonnaise spécialisée dans la production des ferromanganèses. Nous passions donc au moment précis où s’évanouissait un paysage avant que de nouveaux projets tentent de redonner vie à un espace littoral aménagé à grands frais pour tenter de sauver une industrie qui ne pouvait se passer du transport maritime. Les seuls vestiges — pitoyables — qui se dressaient encore en cette fin du mois de juillet 2006 étaient les tours orphelines des cowpers63 du dernier haut fourneau abattu.
74Je n’aurai pas la place ici pour analyser avec précision les ports les plus impressionnants de ce littoral que sont Dunkerque et surtout Le Havre, observés aussi depuis notre tapis volant. Ce sont deux personnalités maritimes fort différentes l’une de l’autre même si ces ports remplissent tous deux des fonctions industrielles importantes. À Dunkerque, en venant de l’ouest, se succèdent sur le front de mer les poids lourds de l’industrie pétrolière avec les tours de cracking de la raffinerie, et de la sidérurgique avec les batteries de hauts fourneaux nimbés de poussière ocre, les parcs à charbon et à ferraille en bordure d’un vaste bassin minéralier, les immenses nefs des aciéries enfin, placées un peu plus à l’intérieur. Nous déroulons cette tapisserie d’abord depuis l’intérieur des terres puis nous contournons la ville et l’impressionnant ensemble de darses et de môles du vieux port de marchandises, afin de revenir le long de la côte pour un examen sous un angle complètement différent. Nouveau regard, nouvelles informations et… nouvelles questions.
75Le Havre offre un spectacle bien différent, d’abord en raison de son site d’estuaire. C’est un port au dessin plus complexe aussi, qui semble s’étaler sans fin sur les terres basses sillonnées de canaux sur lesquelles ont fleuri les innombrables réservoirs cylindriques des produits de l’industrie pétrolière (fig. XVIII, p. 172). Ceux-ci occupent toute la flèche artificielle qui s’avance jusqu’à l’entrée du port. Mais voici que sort, au moment où nous passons, un lourd porte-conteneurs. Il affiche le sigle de sa compagnie sur ses flancs, MSC. La Mediterranean Shipping Company, un grand du transport de fret, italo-suisse, déclare posséder quatre cents bateaux et avoir une capacité de transport de conteneurs de 1,3 million EVP (équivalent conteneurs de vingt pieds de longueur). Le Havre tient une place importante dans cette activité, même si ses performances sont loin d’atteindre celle de Rotterdam, de Hambourg ou d’Anvers ; il fait néanmoins jeu égal avec de grands ports méditerranéens comme Barcelone ou Valence. Des images prises lors d’un vol ultérieur (en 2008) montrent de façon très spectaculaire comment certains terre-pleins gagnés sur les marais des rives de Seine (Port 2000) sont aujourd’hui de vastes parcs à conteneurs avec leurs portiques, au bord des bassins, prêts à saisir les « boîtes ». Ces parcs sont devenus des éléments essentiels dans les paysages portuaires ; des espaces considérables leur sont consacrés et, à Valence en Espagne par exemple, on a conquis sur la mer des surfaces de stockage sur plusieurs kilomètres en avant de l’ancien rivage64.
Sea, sand and sun
76J’ai observé, seul ou avec mes coéquipiers, tous les types d’occupation touristique des côtes, depuis les vieilles stations plus ou moins rajeunies du Second Empire, en Normandie ou sur la côte basque, jusqu’aux créations les plus modernes de l’Espagne établies autour d’un golf ou implantées au cœur des marécages andalous65 (fig. XIX, p. 173).
77En une heure de vol, entre le Bessin normand et la côte d’Opale, toute une série de vieilles stations s’offrent avec leur front de mer occupé par les grands hôtels du xixe siècle et leurs casinos aux façades prétentieuses. Sitôt passé l’embouchure de l’Orne et Ouistreham, voici Cabourg avec son étonnant plan radioconcentrique que l’amour du classicisme antique a inspiré à l’architecte Robinet au début des années 1850. Le casino trône symboliquement au centre de la scène. L’éventail du plan s’est progressivement rempli jusqu’aux berges de la Dives qui vient lécher le talus du Pays d’Auge pour finir, après un dernier méandre avant Houlgate, par déverser, dans la Manche, les eaux de son marais. Les stations — Houlgate, Villers, Bionville — qui se succèdent ensuite, au long de la Côte Fleurie, sont moins spectaculaires. Et puis, alors que s’ouvre déjà devant nous l’estuaire de la Seine, nous atteignons la plus prestigieuse, celle où se retrouvent les vedettes du star system : Deauville et ses planches. À vrai dire ce ne sont pas celles-ci qui sont les plus visibles depuis l’avion ; il faut même un peu de mauvaise foi pour affirmer qu’on les voit bien, juste en avant des cabines de bain, au contact de la plage. Beaucoup plus intéressante est la possibilité offerte d’examiner l’ensemble du système géographique qui s’est développé sur les deux rives de la Touques et de son embouchure. La vallée impose une césure dans le paysage de bocage et de forêts de l’arrière-pays. Nous sommes assez haut pour voir, au milieu des bois, l’aérodrome de Saint-Gatien par où arrivent les riches anglais et les chevaux de course du monde entier. La face méridionale du binôme balnéaire — Deauville — offre une organisation plus structurée que la partie septentrionale, Trouville. Elle est installée dans la partie la plus ouverte de la petite plaine d’estuaire et son tissu régulier commence à envelopper le vaste et célèbre champ de course. Mais la partie la plus spectaculaire est le front de mer qui présente deux faciès très contrastés. Le front monumental dresse ses immeubles les plus prestigieux avec le blanc casino au centre et les grands hôtels du xixe siècle comme l’hôtel Royal Barrière avec ses deux ailes. Le plus surprenant est la distance existant entre ces constructions luxueuses et la plage elle-même. En effet, une large bande, qui tend à s’amoindrir vers le sud-ouest, s’interpose entre les deux. Elle est occupée en partie par des parkings ombragés et des carrés de pelouses vides mais elle comporte toute une collection de constructions basses à l’architecture un peu hétéroclite, dans le secteur nord, ainsi qu’une batterie de courts de tennis reconnaissables sans hésitation à leur sol de terre rouge. L’écart de modernité saute aux yeux entre, d’une part, les établissements de bains ouvrant sur les planches avec leur piscine elliptique intérieure et, d’autre part, l’élégante couverture de la piscine olympique ou la géométrie harmonieuse de l’esplanade du centre international avec l’auditorium Michel d’Ornano. L’hétérogénéité de ces aménagements raconte l’histoire de la conquête d’un espace qui n’avait pas été pris en compte par les planificateurs de la station. Le retrait singulier du front de mer construit par rapport à la plage est le résultat d’événements morphologiques imprévisibles, le dépôt d’une masse considérable d’alluvions grossières avec la naissance d’un lais de mer lors d’un gros temps de l’hiver 1874-1875. Le rivage a progressé et ce lais, appartenant officiellement au domaine maritime public, a progressivement été amodié au profit des propriétaires privés et de la commune de Deauville. Le lais prend une ampleur particulière aux abords de la grande digue incurvée qui protège l’entrée d’un des deux ports de la station. On comprend immédiatement le rôle joué par cette digue dans l’engraissement de la plage. Lorsque l’on parvient au droit de l’embouchure de la Touques, les équipements portuaires et ferroviaires révèlent toute leur importance. Le faisceau ombilical qui a nourri Deauville pendant la longue période de sa gestation s’impose, là-bas, en arrière du port, avec l’éventail de ses voies qui aboutissent aux quais frontaux de la gare. La relation organique avec le port n’est pas évidente mais leur proximité est absolue, ce qui ne signifie pas qu’il y ait des relations fortes aujourd’hui, mais elles ont pu exister à une époque où le port n’était pas consacré essentiellement à la plaisance. L’examen des ports de Deauville — le Yacht club et Port Deauville — est très instructif quant à la généalogie de ces équipements. À l’évidence, le plus ancien est celui qui a été creusé à deux pas de la gare, sans aucune fantaisie : c’est un bassin rectangulaire rigide. Il communique avec un second compartiment, formant une sorte d’avant-port en communication directe avec l’estuaire de la Touques par une porte-écluse qui en fait un bassin à flot. Le regard que l’on porte sur cette partie de la station est suffisamment large pour que l’on puisse saisir les oppositions entre les deux ports dont est pourvu Deauville. En effet, avant de franchir l’estuaire de la Touques, juste sous nos ailes, nous pouvons examiner un autre ensemble portuaire bien différent du précédent. Ce qui retient l’attention est sa marina avec ses rues aquatiques au long desquelles sont accostées les embarcations, comme autrefois les chevaux étaient attachés à un anneau fixé près de la porte d’entrée des demeures. Nous apprécions la complexité de son plan et la comparons à tant d’autres que nous avons survolées au long des rivages méditerranéens et dont nous avons parfois suivi l’aménagement au cours de passages successifs, comme celle d’Aigues-Mortes, par exemple.
78Quelques minutes seulement se sont écoulées depuis que nous avons abordé Deauville en venant du sud-ouest. Mais quelle intensité d’observation au cours de ce laps de temps ! Je ralentis légèrement ma vitesse pour que nous puissions jouir un peu plus longtemps de cette analyse trop rapide d’un système géographique littoral emblématique. C’est un peu frustrant. Nous aimerions nous attarder en faisant quelques cercles, mais nous avons prévu de poursuivre le vol au moins jusqu’à la frontière belge. Nous devons donc continuer ; cependant, une série de photos permettra de reprendre plus tranquillement l’observation et la réflexion. Nous nous éloignons chargés d’un questionnement qui ne trouvera ses réponses que plus tard dans des va-et-vient dialectiques entre les images et toute une abondante documentation historique accessible aujourd’hui si facilement. À 200 km/h, un objet géographique complexe nous a été offert dans sa globalité, comme aucun point de vue terrestre ne peut le faire.
79Deauville est un beau cas. Mais il y en a tant d’autres aux longs des littoraux métamorphosés par le tropisme solaire et maritime qui, à la belle saison, concentre des millions d’individus sur la frange des littoraux. Il serait évidemment fastidieux de faire la description même sommaire de toutes ces sécrétions touristiques qui ont transformé si radicalement les paysages des côtes de la façade méditerranéenne. Nous avons survolé cette interface, de la Provence à Gibraltar, sans jamais nous lasser de regarder l’invasion progressive des anciens terroirs, des dunes et des marais par les tours d’appartements et les hôtels, le foisonnement des pavillons, la multiplication des piscines, des courts de tennis et des golfs, tout cela dans un entrelacs d’autoroutes, d’échangeurs et de diffuseurs. Les mécanismes de production de ces espaces touristiques sont souvent les mêmes et sont bien connus, mais il serait faux de croire qu’ils produisent de l’uniformité. L’environnement préalable — celui de la nature et celui que les hommes ont autrefois créé —, les conditions juridiques et économiques, un certain dirigisme étatique, la démocratisation des transports ont donné naissance à des formes d’une extrême variété. Le littoral du Languedoc-Roussillon est certes chargé de nombreuses et importantes stations mais il existe des solutions de continuité — des espaces préservés — entre elles car tel était le souhait de l’organisme d’aménagement66 qui les a conçues pour retenir les vacanciers qui négligeaient trop facilement nos plages pour aller chercher soleil et exotisme au sud des Pyrénées. Le paysage touristique littoral n’est pas uniforme non plus en Espagne en dépit de la massivité de certaines formes d’occupation. Pour ne prendre que l’exemple de la Costa del Sol, force est de constater que l’impact touristique y est fort variable. J’ai survolé bien des fois — seul ou accompagné — toute la côte entre Alméria et les abords de Gibraltar. Tout le premier segment, de l’est vers l’ouest, jusqu’au delta du Guadalfeo au milieu duquel Motril était naguère encerclé par les champs de canne à sucre, n’est que très modérément « mis en tourisme » : un relief côtier très abrupt et surtout l’incroyable succès d’une agriculture forcée de contresaison qui a envahi plaines et versants n’ont laissé de place qu’à quelques stations qui ont tardé à s’épanouir67 (fig. 13 et 14, p. 142). La plus spectaculaire est sans aucun doute celle d’Almerimar, à une trentaine de kilomètres à l’ouest d’Alméria dont j’ai suivi la lente gestation depuis la fin des années 1970. Progressivement, vers Malaga, l’urbanisme balnéaire s’étoffe malgré la concurrence d’une agriculture subtropicale. Avant Malaga, la contemplation si excitante de cette géographie littorale est un peu mise entre parenthèses par les impératifs de la traversée de la zone de l’aéroport de Malaga. À longueur d’année, les charters y déversent leurs cohortes de touristes que les flottes de taxis et de bus répartissent dans les hôtels de Torremolinos, de Fuengirola ou de Marbella. L’activité de l’aéroport est extrêmement intense. Y passent quelque treize ou quatorze millions de voyageurs chaque année et, chaque jour, s’y posent ou en décollent trois cents à quatre cents appareils. Pour le pilote d’un avion léger, le passage de l’est à l’ouest de cet aéroport est un moment très délicat car il doit couper le prolongement de la piste qui est, exactement, perpendiculaire au trait de côte. Il doit s’annoncer bien avant de passer à l’extrémité du terrain lorsqu’il atteint des points dits de report dont le premier est à vingt-cinq ou trente kilomètres de l’aéroport.
80« Málaga, de Cessna Hotel Oscar… (suit la présentation habituelle incontournable), nous atteignons le point E (Echo) pour un transit vers l’ouest de vos installations.
81— Bien pris, Hotel Oscar ; rappelez en atteignant le point Echo 3…
82Ce point est facilement repérable. Il correspond à la station balnéaire de Torre del Mar, au débouché d’une des grandes vallées qui sort des chaînes Bétiques. Je rappelle donc quelques minutes après le premier contact.
83— Málaga, HO atteignant Echo 3…
84— HO, rappelez atteignant Echo 1. »
85Je note qu’il me fait grâce du point Echo 2, ce qui signifie qu’il a confiance en ma connaissance de la géographie des lieux. Les cartes d’approche donnent l’emplacement du point Echo 1 qui n’est matérialisé par aucun repère particulier au sol ; c’est un point virtuel, en mer, juste devant la grande digue du port de Malaga.
86« Málaga, Hotel Oscar atteignant le point Echo 1…
87— Maintenez position Echo 1, HO, je vous rappelle pour couper les axes.
88— Bien pris de HO, je maintiens position. »
89« Maintenir position » signifie faire des cercles d’un ou deux kilomètres de diamètre autour du point en question, en attendant que le contrôleur trouve une petite lucarne entre deux avions de ligne à l’atterrissage. Quand le signal est donné, il faut réagir immédiatement pour ne pas laisser passer l’occasion.
90« HO, autorisé à couper les axes au sud, maintenez 1 000 pieds ; 747 en courte finale ; avez-vous le contact visuel ?
91— Affirmatif, de HO. Contact visuel sur mon trafic.
92— Rappelez les axes dégagés, HO… »
93Quelques échanges encore jusqu’à ce que le contrôleur soit sûr que le minuscule objet volant ne risque pas de lui mettre la pagaille dans la ronde bien réglée de ses avions de ligne. Le lourd 747 vient juste de passer devant nous, train d’atterrissage et volets sortis, quand nous franchissons la ligne qui prolonge la piste ; sur notre gauche, à quelques kilomètres, un autre avion est déjà installé en approche finale ; nous ne le gênerons pas. Nous continuerons, cependant, à être suivis bien plus loin vers l’ouest, avec obligation de signaler notre passage à d’autres points de report dont l’initiale est W, comme West, ou Whiskey dans le code international de radiophonie.
94Dès que l’axe de piste est franchi — lorsque « les axes sont dégagés », selon la phraséologie consacrée —, la tension retombe pour le pilote ; le moment délicat est passé et il peut retrouver tout le plaisir de l’observation. Tout de suite commence la partie la plus dense, la plus foisonnante, des installations touristiques de la Costa del Sol. Là se succèdent tous les « monstres » connus de la jet-set internationale. Nous sommes déjà devant Torremolinos. Le cœur de la station donne l’impression d’un bric-à-brac architectural. Des immeubles d’appartements de toutes tailles, de tous les styles, de toutes les couleurs. Quelques-uns montrent une certaine recherche ; nous passons juste devant l’Hôtel Meliá-Costa del Sol qui affiche son nom en grandes lettres sur les deux corps ocre disposés perpendiculairement à la plage. Juste derrière, noyé dans un environnement hétéroclite, une sorte de grappe blanche d’une complexité extrême est — nous l’identifierons plus tard en examinant les photos — un pastiche des pueblos blancos de la montagne dont les touristes en quête d’authenticité sont censés être friands. L’arrière de la scène n’est pas mieux traité : de part et d’autre de l’autoroute, dont on suit le tracé, s’entassent des lotissements de petits collectifs ou de maisons jointives, appelées adosados. Parfois, le tissu se desserre et de la végétation subsiste ou s’insinue entre les groupes de maisons. Des lambeaux de terrain peuvent être aussi concédés à des activités artisanales ou industrielles : ces zones, comme celle que l’on voit au-delà de l’autoroute, sont d’une raideur affligeante mais l’urbanisation les ignore, et un lotissement de petits blocs s’est installé sur la pente, juste au-dessus. L’aile qui prolonge la vieille station vers le sud-ouest est plus aérée, mieux ordonnée et les plaisirs offerts se diversifient avec l’apparition d’un port de plaisance et d’un grand parc d’attraction. Mais nous avons déjà atteint la station suivante, sans aucune solution de continuité. Nous sommes à Benalmádena. Le port est intéressant. Il comporte deux parties bien distinctes : un bassin rectangulaire, compartimenté avec de larges terre-pleins et protégé par une longue digue parallèle au rivage, est de type classique ; nous essayons d’estimer sa capacité ; ce n’est pas très facile : trois ou quatre cents, peut-être. Le second compartiment, plus intérieur, est une marina avec cinq îlots irréguliers d’appartements autour desquels sont amarrés les bateaux ; trois d’entre eux possèdent une ou plusieurs piscines sur la terrasse sommitale, avec solariums et parfois jardins suspendus, dans une ambiance architecturale que l’on a voulue, manifestement, orientale, avec des portes dérobées, des coupoles et des ébauches de tourelles qui pourraient être des minarets des rives du Bosphore. Une inclinaison sur l’aile droite pour une dernière photo du port et nous voici devant la grande trouée verte du parc d’attraction de Benalmádena. Il paraît moins complexe que Port Aventura, à Tarragone, en Catalogne, que nous survolons fréquemment après le décollage de l’aéroport de Reus. Ici, pas de grandes roues ou de toboggans géants ; une partie est réservée aux jeux aquatiques ; il y a aussi un lac pour rameurs romantiques ou enfants sujets au mal de mer. Un tour s’imposerait peut-être pour une analyse plus fine mais nous sommes déjà en face d’un des golfs de la Costa del Sol ; ils sont nombreux et divers ; ils constituent un des atouts de diversification d’un tourisme considéré comme trop massif et trop peu productif ; ils ont proliféré dans l’Espagne entière68, mais plus particulièrement dans le Sud où la province de Malaga en possédait quarante-sept en 2008. Nous en verrons d’autres, de formes variées, mais toujours associés à des ensembles résidentiels, le plus souvent pavillonnaires, et qui sont parfois l’objet d’une recherche environnementale sophistiquée. Celui de Torrequebrada, à Benalmádena, vu de loin et de haut, fait penser à une sorte de bourricot ou plutôt de dromadaire un peu difforme ; ses contours adaptés à une dépression ramifiée sont partout soulignés par de la végétation, et de petits « villages » sont disposés en grappes ; chacun de ces nucleus résidentiels a sa spécificité architecturale : il s’agit tantôt d’un style un peu avant-gardiste comme celui des pyramides de la Grande-Motte, tantôt d’un modèle plus intimiste de « hameau » dissimulé entre les haies qui bordent le golf, avec une piscine collective placée au centre des deux alignements de maisons jointives. Rusticité mais noblesse du divertissement !
95La ligne de côte s’infléchit vers le sud ; le cordon littoral de constructions se distend un peu, s’amincit sans jamais s’interrompre. Nous atteignons Fuengirola ; nous sommes à quelque vingt-cinq kilomètres de l’aéroport de Malaga. La comparaison avec les autres stations est intéressante. Celle-ci est d’une grande banalité : le front de mer est un mur continu d’immeubles de huit à douze étages, rectangulaires et sans fantaisie ; derrière la façade de la playa, la vieille bourgade semble dissimuler son bâti serré et désordonné ; vers l’intérieur, elle est enveloppée par un tissu moderne plus aéré constitué, en partie, de tours élevées un peu plus élégantes que la première génération d’immeubles. À l’arrière, au-delà de l’autoroute, des quartiers ont bourgeonné et, sur la façade d’un centre commercial en forme de U, Kiabi arbore fièrement son enseigne. Mais l’effet de la Costa ne s’arrête pas aux abords de la station ; le nappage s’étend vers l’intérieur même s’il est plus discontinu ; il devient mitage et l’occupation résidentielle et touristique se poursuit sur le versant des chaînes Bétiques, tout autour du gros village blanc de Mijas perché, au loin, sur un replat.
96À la sortie de Fuengirola, l’autoroute rejoint la côte et l’occupation devient moins massive et surtout plus différenciée ; les lotissements pavillonnaires dominent amplement avec des agencements parfois fantaisistes, traduisant une certaine recherche urbanistique. Au tournant de la côte qui reprend une orientation presque est-ouest, voici un énorme lotissement ; sous certains angles, les piscines se révèlent ; il y en a tant qu’il est impossible de les compter. Mais, absorbé par l’observation et les échanges avec ma compagne, j’allais oublier le rendez-vous radio avec le contrôle de Malaga. Je l’expédie sans tarder :
97« Málaga, HO atteignant le point W1 (prononcer « Whiskey uno »)…
98— HO, rappelez en sortie de zone au point Whiskey. »
99Je regarde ma carte, ce sera à San Pedro de Alcántara, après Marbella qui sera le dernier grand spécimen de la Costa del Sol que nous pourrons examiner au cours de ce vol. Cette dernière grande station est encore à une vingtaine de kilomètres ; nous l’apercevons déjà dans le lointain. Mais jusque-là le littoral n’est pas vide, loin s’en faut. Bien au contraire, la bande urbanisée se dilate jusqu’aux reliefs un peu plus éloignés ici, dans un désordre de lotissements et de pseudo-pueblos blancos. Le tissu le plus dense est néanmoins près de la côte, dans une débauche pavillonnaire et de petits collectifs. Quelques complexes hôteliers aussi. Nous enregistrons autant d’images qu’il est possible de le faire. J’en ai repris quelques-unes pour examiner cette variété de faciès touristiques. Voici un bel exemple de cette diversité. Sur trois ou quatre cents mètres de façade maritime sont exprimées, côte à côte, deux façons de savourer le bonheur d’être au soleil dans un environnement de luxe et d’attentions. Nous ne sommes plus qu’à une dizaine de kilomètres du centre de Marbella. Deux formules de résidences sont offertes avec, dans les deux cas, un accès direct à la plage, sans avoir à franchir la moindre voie de circulation. Marriot’s Marbella Beach Resort est un centre de villégiature qui propose des appartements à temps partagé avec toute une gamme de services annexes dans un cadre qui « reflète les traditions d’antan et le charme romantique du Sud de l’Espagne… ». Don Carlos Resort est un hôtel 5 étoiles, « entouré de plus de 40 000 m2 de jardins tropicaux ». Les clients y disposent de quatre piscines, cinq restaurants et bars, un spa, un club pour les enfants, des tennis, un club sportif, etc. (fig. XX, p. 174). Le coup de projecteur donné en passant nous invitait à des recherches ultérieures pour une interprétation plus sûre des images. D’autres exemples nous sont offerts à profusion, nous en glanons en passant ; mais voici Marbella.
100Marbella, la doyenne des stations de la Costa del Sol et la plus prestigieuse. Celle où se retrouve la jet-set du monde entier. Son front de mer n’est pas aussi monotone que celui de Fuengirola. Il y a eu manifestement un souci d’aération et de quelque recherche architecturale mais, au total, les processus d’accrétion du tissu construit ont été semblables. La vieille bourgade, dont on aperçoit très nettement l’église au cœur du secteur le plus compact, a été enveloppée par la marée des immeubles, parfois d’une grande banalité — pour ne pas dire médiocrité —, et la cohorte des villas plus prétentieuses les unes que les autres. La plaine est étroite, ici, et la rampe qui s’élève vers la Sierra Blanca est envahie jusqu’à la paroi abrupte de ce relief vigoureux de plus de mille mètres d’altitude. La fameuse station que le gratin européen a lancée dès la seconde guerre mondiale a subi une évolution finalement assez semblable à celle de ses voisines, du moins dans sa partie dense et vieillie. Incontestablement, le luxe s’étale davantage dans ses deux ailes, aussi bien à l’ouest qu’à l’est. L’abondance des terrains de golf et des ports de plaisance affirme un standing qui s’exprime particulièrement, à l’ouest, avec port Banús que nous atteignons au moment de nous libérer du contrôle de Malaga car nous arrivons au point Whiskey. Encore quelques clichés. Le havre pour milliardaires venus de toute la planète est là, juste en dessous de nous avec les alignements de ses yachts dont le seul droit d’anneau d’une année coûte de cinquante mille à quatre cents mille euros. Le village andalou conçu par José Banús paraît plus vrai que nature, avec ses rues étroites et ses maisons à patio couvertes de tuiles vieillies. Tout autour, dans l’intérieur, les lotissements de villas ont proliféré. Et les golfs ! On les dénombre facilement : une dizaine, sans doute, dans un rayon de six ou sept kilomètres. Mais nous devons quitter ce monde de luxe et abandonner le parcours côtier pour mettre le cap sur Tanger en évitant l’approche de l’aéroport de Gibraltar. Les paysages de proliférations touristiques sont terminés pour la journée mais nous avons pu, en à peine une heure et demie de vol, contempler et analyser un des plus spectaculaires segments littoraux méditerranéens transformé sous l’effet de la mode héliotropique et de la spéculation immobilière. Cette intensité, cette surabondance de sujets d’observation et d’étude sont même un peu frustrants. Que de questions sans réponses ! Les réponses sont ailleurs, dans l’étude d’une genèse et dans le questionnement des acteurs.
101Il m’est arrivé d’imaginer la stupeur de Saint-Exupéry découvrant aujourd’hui ces rivages qu’il a si souvent survolés lors de ses liaisons entre Toulouse et Dakar, à la fin des années 1920. Plus de plages accueillantes où poser ses roues en cas de panne, plus de cohortes de paysans au moment de la zafra dans les champs de cannes à sucre de Motril ou de Vélez-Málaga, même plus ce ruisseau caché sous les herbes près de Motril dont il recommandait à ses camarades de se méfier.
La mémoire du sol
102Si la géographie est de l’histoire, toutes les formes héritées n’interviennent pas — ou plus — dans le fonctionnement des systèmes géographiques actuels. Mais elles peuvent être encore inscrites dans les systèmes comme des pesanteurs ou des cicatrices, témoins d’anciens aménagements et d’anciennes fonctions dont les corps fossilisés n’ont pas complètement disparu sous les nouvelles structures. Ce sont tous les vestiges plus ou moins anciens qui encombrent comme un bateau échoué à la sortie d’un port et que l’on a renoncé à démanteler. Ces formes fossilisées dans les paysages vivants sont innombrables, et les archéologues s’efforcent de reconstituer leur histoire. Le plus souvent, ce ne sont que des objets, fragments de structures plus vastes qui ont disparu, gommées ou ensevelies et que l’on pense inaccessibles, pour toujours, à l’observation et à l’étude. L’avion s’est révélé être un outil fantastique pour ressusciter ces formes enfouies que l’on pensait disparues définitivement. En réalité, il n’y a pas de discontinuité entre l’observation géographique et la prospection archéologique car le caractère fossile de certains objets est moins évident qu’il n’y paraît. Chaque fois que j’ai volé pour une recherche archéologique, j’ai gardé éveillé mon cerveau de géographe : les traces archéologiques sont incluses dans des structures actuelles qui valent la peine d’être observées, tout comme l’environnement fonctionnel actuel — géographique donc — a beaucoup à apprendre à l’historien des aménagements passés. Les vieilles voies romaines, dont le tracé toujours visible traverse en coup de sabre beaucoup de campagnes d’Europe occidentale, imposent encore leur tyrannie aux structures agraires. La motte castrale médiévale qui apparaît aujourd’hui comme une pustule dans le paysage avait, à l’évidence, des relations avec une organisation territoriale qui a survécu dans le dessin des finages ; mais elle avait été aussi placée en fonction d’un réseau hydrographique qui alimentait ses défenses.
103Certains vestiges sont si évidents qu’il n’est nullement besoin de l’avion pour les découvrir mais les premiers aviateurs-archéologues se sont rendu compte qu’un site apparent — donc connu — est souvent entouré, prolongé par des structures invisibles depuis le sol, en raison de la médiocrité des traces laissées en relief. Les pionniers ont été des pilotes de la première guerre mondiale. Le plus connu est le révérend père Poitebard qui a démontré l’intérêt de l’avion en photographiant le limes romain en Syrie ou les vestiges immergés de la ville antique de Tyr69. En Europe occidentale, en dépit de la végétation qui peut occulter les structures presque arasées, les Anglais Crawford et Saint-Joseph ont porté à la connaissance du public et des chercheurs des structures antiques et médiévales dont l’apparition sous le regard aérien semblait si incroyable qu’elles ont été appelées the Ghosts of the Wessex70.
Des ruines, lambeaux ou squelettes d’êtres géographiques disparus
104Même les sites connus, fouillés, gagnent à être observés de haut si l’on veut qu’ils révèlent la complexité et la logique de leur organisation, et surtout leurs rapports avec un environnement plus ou moins vaste. J’ai observé ainsi — et photographié — un grand nombre de sites de toutes les époques, depuis les vestiges romains les plus spectaculaires jusqu’aux constructions abandonnées récemment après le reflux de la marée industrielle des xixe et xxe siècles. Ce sont parfois des objets modestes comme l’arc de triomphe qui se dresse encore sur la grande voie romaine qui traverse l’Apennin central dans la région de l’Aquila ; ce sont aussi de grands monuments de la même époque : les théâtres d’Autun, de Sagonte près de Valence en Espagne ou d’Italica tout près de Séville. Les sites sont parfois beaucoup plus complexes quand ils ont été mieux conservés et surtout mis au jour, partiellement ou plus complètement. Le plus souvent, ce sont des éléments monumentaux qui sont restés apparents ou ont été exhumés comme cette cité portuaire romaine — Belo ou Baelo —, près du détroit de Gibraltar, étudiée depuis presque un siècle par les chercheurs français de la Casa de Velázquez71 (fig. XXI, p. 175). Il y a aussi un ensemble impressionnant au cœur de la Nouvelle-Castille, au sud-est de Madrid, dans un environnement de collines sèches et de vignoble : près du village de Saelices, le site antique de Segóbriga offre les ruines bien conservées d’un théâtre, d’un amphithéâtre et d’un ample forum. L’observation aérienne permet d’appréhender la globalité de la colline qui porte cette ville antique et de discerner autour du centre monumental des rugosités du terrain qui, sans aucun doute, trahissent la présence de structures enfouies ou presque totalement arasées. En Italie centrale ou en Sardaigne, des vestiges urbains plus anciens même ont été mis au jour dans des environnements remarquables. Au cœur des Abruzzes, à quelques kilomètres au nord de l’ancien lac Fucin, aujourd’hui asséché, la cité d’Alba Fucens, fondée au ive siècle av. J.-C., a été progressivement exhumée ; il est possible de l’examiner en l’imaginant dans la perspective du grand lac de montagne que les Romains commencèrent à vidanger, comme les Espagnols, beaucoup plus tard, s’efforceront de vider le lac de Mexico. Dans un contexte totalement différent, le survol du littoral méridional de la Sardaigne, à l’est de Cagliari, permet de jouir d’une autre ville antique plus ancienne encore puisqu’elle aurait été fondée par les Carthaginois, dès le ixe siècle av. J.-C., sur une petite presqu’île qui s’avance dans la mer Tyrrhénienne, le Capo di Pula. Les ruines mises au jour, avec théâtre et forum notamment, sont en réalité sur une île reliée au rivage par un pédoncule sableux, c’est-à-dire un tombolo ; les ombres que l’on devine sous la fine pellicule d’eau proche confirment la présence de structures sous-marines qui n’ont encore pu être explorées. Mais deux des villes fantômes les plus vastes, les plus complètes aussi dans leurs structures urbaines et leur monumentalité, sont probablement deux villes antiques de la péninsule Ibérique, Numance et Ampurias. La première est bien connue des étudiants en histoire car son nom évoque une étape décisive de la conquête de l’Ibérie par Rome : Numancia, c’est 133 av. J.-C., c’est le point final de la résistance celtibère. Je l’ai survolée parfois sur mon chemin, entre les Pyrénées et Madrid, sur les hauts plateaux froids de Soria, installée sur un morceau de páramo isolé. Et j’ai imaginé l’incroyable ouvrage réalisé par les troupes de Scipion l’Africain pour assurer un siège parfaitement étanche de la ville. Il est une autre ville, plus spectaculaire encore, au-dessus de laquelle j’ai tourné bien des fois, lors de mes transits côtiers catalans. Elle est un centre d’intérêt touristique de la Costa Brava. Si Ampurias, juste au nord de la station balnéaire de La Escala, mérite une visite détaillée, un survol attentif donne plus clairement accès à la compréhension de l’organisation de cette ville littorale complexe et polygénique : en un seul regard, on distingue facilement le vieux quartier grec, au contact de la mer, avec son tissu dense, de la ville romaine, plus intérieure et à la géométrie plus rigoureuse, traversée par un cardo orienté nord-sud, très approximativement. On saisit bien le lien qu’entretenait cet habitat avec son complexe de vie collective : forum, amphithéâtre, marché, etc. Mais autant que les structures mises au jour m’intéressent tous les espaces vides, tout autour, occupés par des terres agricoles. Je les scrute comme j’ai pris l’habitude de le faire ailleurs : cela ne fait guère de doute, nous n’avons accès qu’à une partie de ce que fut l’Ampurias grecque et romaine…
105Les sites médiévaux sont souvent des structures castrales avec ou sans pans de mur encore dressés. Il y en a de bien conservés mais beaucoup ne sont plus aujourd’hui que des bourrelets à peine visibles. L’observation aérienne les met cependant en évidence quand les conditions d’éclairage sont favorables, c’est-à-dire le matin ou le soir quand le soleil est bas sur l’horizon ; le moindre relief produit alors une ombre portée qui révèle parfaitement le léger bombement de la motte castrale et plus encore l’anneau de la légère dépression à l’emplacement de l’ancien fossé. Parfois, un site a été partiellement fouillé et ses vestiges exhumés, mais le regard aérien décèle tout autour des éléments dont la manifestation superficielle est trop discrète pour un observateur au sol. Tel est le cas pour l’impressionnant ensemble du palais califal de Madina Azahara, près de Cordoue, déjà évoqué à propos de sa mosquée. Tout autour des structures en élévation que je ne me lasse pas d’admirer chaque fois que je passe au-dessus, les mouvements de terrain formant des alignements orthogonaux sont des promesses de nouvelles découvertes quand des jours meilleurs, économiquement, permettront d’envisager de prolonger les fouilles (fig. 15, p. 154).
106Toutes ces reliques de systèmes évanouis retrouvent une certaine vie si elles sont mises en relation avec l’environnement large dans lequel elles ont existé, même si les archéologues ne se penchent, le plus souvent, que sur des ossements. Ils ont compris néanmoins, depuis longtemps, tout le profit qu’ils pouvaient tirer d’un regard géographique élargi.
107Cependant, c’est dans l’archéologie la plus profonde que l’avion fait des merveilles. Dans cette archéologie de l’absence de la moindre cicatrice, du moindre microrelief permettant de suspecter la présence d’une construction à exhumer.
Les ombres du palimpseste
108Cette archéologie sans formes, et même sans traces, s’est développée considérablement, en France, dans les années 1960 et 1970, avec, notamment, la figure emblématique de Roger Agache (†2011) qui a révélé un nombre considérable de sites gallo-romains mais aussi pré- ou proto-historiques dans les campagnes de Picardie72. Tous les milieux géographiques ne se prêtent pas à cette recherche aérienne. Celle-ci est particulièrement efficace dans les terroirs de bassins sédimentaires des campagnes céréalières ouvertes subissant des alternances de types de temps humides et secs. En effet, la révélation — dans le sens photographique du terme — d’un site totalement enfoui, sans aucune manifestation topographique aussi minime soit-elle, est le résultat de la sensibilité de la végétation à des variations hygrométriques aléatoires et souvent fugaces du sol. Le phénomène est bien connu maintenant. Lorsqu’une parcelle de céréales (blé ou orge) subit, au printemps, une sécheresse prolongée, la végétation qui se trouve à la verticale des murs enfouis, entre 50 et 80 cm de profondeur approximativement, souffre davantage de la déshydratation que dans le reste du champ. Par réaction physiologique, l’épiaison est accélérée, les tiges jaunissent et demeurent plus courtes. Un piéton pénétrant dans le champ ne s’apercevra de rien alors que du ciel, cette souffrance végétale apparaît sous la forme d’une bande jaune qui contraste avec le vert environnant. Si la structure enterrée est complexe, comme un plan de maison, par exemple, tout l’édifice est révélé à l’observateur avec un foisonnement de détails parfois étonnant : une ouverture dans un mur, une pièce dallée, la base de colonnes autour d’un atrium… Cette apparition fantomatique est éphémère, bien entendu. Peu à peu, en une quinzaine de jours, le plus souvent, la netteté du dessin s’estompe au fur et à mesure que le reste de la parcelle mûrit à son tour. Pourtant, même lorsque la maturation généralisée des céréales est achevée, les murs enfouis sont encore repérables en lumière rasante, le soir surtout, car les hautes tiges bordant les sillons de basses pousses y projettent une ombre portée qui souligne d’une bande sombre le tracé des murs de l’édifice. L’expression de ces marqueurs phytographiques, comme les appellent les spécialistes, peut être inversée par rapport à ce qui vient d’être décrit. En effet, si les soubassements de pierres font souffrir les céréales et précipiter leur maturation, les formes en creux qui ont été comblées et arasées concentrent, au contraire, l’humidité. En période de carence hydrique, ces bandes humides continuent à alimenter les végétaux qui poussent plus haut et mûrissent plus tard que dans les zones voisines. Les structures sont alors révélées par la teinte sombre des plantes semées à leur aplomb.
109Les meilleurs révélateurs phytographiques sont, incontestablement, les céréales mais, dans les situations de sécheresses les plus sévères, presque tous les végétaux peuvent réagir et s’exprimer, même les moins réactifs comme le maïs ou l’herbe des prairies. En France, au cours de l’été 1976, tous les indicateurs ont fonctionné et ont ressuscité un nombre considérable de structures disparues depuis plus de deux millénaires parfois.
110C’est en Lorraine que j’ai pratiqué, de façon très systématique, l’archéologie aérienne avec un ami qui a exploité les résultats de nos vols dans un ouvrage aujourd’hui épuisé73. Nous avons révélé ou confirmé l’existence de vestiges enfouis de toutes les époques, depuis l’âge du bronze jusqu’aux cicatrices gommées des guerres du xxe siècle. La plus belle collection d’objets archéologiques est de la période gallo-romaine, sans parler même des voies qui s’invitent encore dans le paysage aérien en raison des contraintes qu’elles ont imposées aux aménagements qui ont succédé à ceux de l’Antiquité. Même lorsque les structures agraires ont fini par ignorer leur tracé après les remembrements modernes, l’armature profonde des pierres de la route fait apparaître une large bande claire de céréales mûres. Mais l’émotion de la découverte est bien plus intense lorsque soudain apparaît une grande habitation complète avec sa vaste cour et les innombrables pièces d’habitation de la demeure du maître de la terre. Des dizaines et des dizaines de ces villae ont été ramenées à la surface de façon fugitive — et photographiées — au cours d’une bonne vingtaine d’années de prospections (fig. XXII, p. 176). Parfois, ne sont apparus que des lambeaux d’une structure complexe, le reste étant enterré trop profondément ou ayant été finalement détruit par les labours modernes, répétés et profonds. Une des plus belles découvertes est sans doute celle d’un théâtre antique situé sur la presqu’île d’un grand étang médiéval, celui de Lindre, en Moselle. Les conditions de son apparition sous nos ailes, au début des années 1980, sont révélatrices du caractère très aléatoire de ces découvertes. Ce grand théâtre, aujourd’hui en pleine campagne lorraine, se trouve à seulement deux kilomètres d’une des extrémités de notre ancienne piste d’envol. Pendant plus de dix ans, nous l’avons survolé sans le voir. Pourquoi ? Aujourd’hui encore nous n’avons pas de réponse assurée. Il se peut que lors des passages précédents, les conditions favorables à son apparition n’étaient pas réunies : date de passage trop précoce ou trop tardive, absence de culture sensible au cours de la saison favorable ; tout simplement aussi une mauvaise trajectoire de l’avion qui, chaque fois, est passé à la verticale du site sans que les deux observateurs puissent l’avoir dans leurs cônes de vision divergents. Il est enfin une dernière cause possible de cette occultation réelle ou supposée ; elle est d’ordre psychologique : pour cette chasse au trésor archéologique, nous embarquions avec en tête des schémas de structures probables, celles des habitats avec leurs éléments orthogonaux. Nous n’espérions pas de théâtre et, sans doute, ne le cherchions-nous pas. Il a fallu qu’il s’impose nettement pour que notre œil — et notre esprit — l’accueillent et le reconnaissent. Des structures fossoyées se sont imposées car les fossés sombres tranchent tellement qu’on ne peut les manquer pour peu que l’on passe à proximité. Les enclos funéraires de l’âge du bronze offrent un dessin plus simple, plus épuré, que les riches villae, mais l’émotion que provoque leur découverte n’en est pas moins intense car ce sont trente siècles qui nous regardent de leurs orbites aveugles.
111Les sépultures préhistoriques ne sont pas les seuls objets archéologiques à être révélés grâce à la concentration d’humidité dans le sol ; toutes les périodes historiques nous en offrent ; le Moyen Âge, bien entendu, sur les sites castraux, lorsque ceux-ci ne sont plus visibles en surface. Mais les plus étonnants, très proches de nous quant à leur origine, sont les spectaculaires réseaux de tranchées de la première guerre mondiale qui rappellent la férocité des combats dans les plaines de Meuse, autour de Verdun. Les scènes de combats ont été souvent totalement réinvesties par la vie agricole ; dans les grandes pièces de terre remembrées, les tracteurs retournent le sol sans rencontrer le moindre obstacle mais, au mois de juin, l’archéologue volant retrouve l’organisation du champ de bataille avec ses lignes de tranchées zigzagantes d’un vert sombre. L’apparition s’évanouira au bout de quelques semaines tout au plus. Si ces quelques objets associés à la vie — et à la mort — de groupes humains qui ont foulé le sol lorrain presque trois mille ans l’un après l’autre sont aujourd’hui bien identifiés, d’innombrables traces qui se manifestent de la même façon conservent leur mystère. Un même mode de révélation n’est, en aucun cas, une indication de contemporanéité. J’ai souvent montré, lors de mes conférences, un site à l’est de Verdun où sont mêlés, dans la même parcelle, des cercles de tombes préhistoriques et un segment de tranchée de la guerre de 1914-1918, les deux phénomènes mis en évidence par la même réaction physiologique.
112Dans le domaine méditerranéen, l’archéologie aérienne du palimpseste, pour reprendre l’expression utilisée par Raymond Chevallier74, est beaucoup moins productive que dans les plaines de l’Europe occidentale. D’abord parce que les structures hors sol sont mieux conservées et aussi parce que de vastes domaines montagneux ne possèdent pas de surfaces planes, aux sols profonds, suffisamment étendues pour que les structures d’extension significative puissent apparaître. Quelques domaines géographiques sont cependant favorables à l’archéologie du palimpseste dans la péninsule Ibérique. J’ai eu le plaisir d’y découvrir quelques beaux sites antiques comme cette ville ibéro-romaine, dont l’emplacement était connu mais qui s’offrit sans que je l’eusse cherchée, sur une colline au long du chemin de saint Jacques, à une vingtaine de kilomètres au nord-est de Burgos. Le but du vol était l’observation du Chemin et des villages qui le jalonnent, et non de l’archéologie antique. Mais sous les blés mûrissants, un nombre considérable de bâtiments apparut de l’ensemble urbain antique de Tritium Autrigonum. Un cadeau aussi inattendu méritait bien quelques évolutions autour du relief et quelques dizaines de photos.
113Les campiñas du Guadalquivir, entre Cordoue et Séville, offrent aussi des conditions très favorables quand elles ne sont pas occupées par des oliveraies. En 1981, en compagnie d’un archéologue de la Casa de Velázquez75, j’ai détecté, sous les labours, une curieuse ligne festonnée qui se détachait en blanc sur le brun du sol ; il s’agissait de l’enceinte d’une ville, probablement disparue dès le ier siècle av. J.-C., dont le tracé était ponctué de tours que l’on pouvait compter sans difficultés. Je vins à nouveau tourner dans la même zone, l’année suivante, en compagnie de mon fils qui m’assistait pour le pilotage et, à une dizaine de kilomètres au nord du premier site, nous avons vu apparaître dans des conditions similaires le même dessin de remparts urbains. Une de ces deux villes pourrait bien être la fameuse Munda, théâtre d’une célèbre bataille entre César et les fils du grand Pompée. J’ai décidément croisé, au-dessus de l’Andalousie, les ombres — et les scènes de leurs exploits — de quelques hommes qui ont écrit des chapitres majeurs de l’histoire humaine, avec de l’audace ou du sang. Après César et Christophe Colomb — beaucoup plus tard —, Nelson est venu expirer devant le rivage du Détroit après avoir provoqué une sape mortelle dans l’empire napoléonien. J’ai traversé et retraversé le théâtre des opérations navales, lors du passage du Détroit entre Xérès et Tanger, juste après avoir survolé le cap Trafalgar si caractéristique avec son morceau de cordon dunaire projeté en avant de la côte. De la soixantaine de vaisseaux qui ont participé à l’événement, quelques-uns gisent encore au fond de l’eau devant le cap mais, au-delà de quelques mètres de profondeur, l’observation aérienne est impuissante à percevoir les objets immergés. Je n’ai donc jamais espéré découvrir la moindre trace de la fameuse bataille.
114Peut-être dira-t-on que cette archéologie de l’inexistant, des ombres des systèmes défunts et totalement enterrés n’a rien à voir avec la géographie, science des formes et des systèmes actuels et vivants. Sans doute. Mais comment peut-on être sûr que les ombres que l’on devine sous l’écriture actuelle du parchemin des terroirs, et qui racontent l’histoire profonde de ces derniers, n’ont plus rien à voir avec les structures actuelles ? En France, d’innombrables villages, dont le toponyme se termine en -ville, sont les héritiers directs des villae antiques. Dans les plaines andalouses, combien de grands domaines — les latifundia qui ont alimenté la polémique et le feu de la guerre civile de 1936 — sont-ils issus des domaines qui alimentaient Rome en grains et qui ont été conservés durant les siècles de la présence musulmane ?
115Mais il y a surtout une archéologie que le géographe ne saurait ignorer car elle s’élabore sous ses yeux depuis que tant d’objets nés de la révolution industrielle sont entrés en agonie. Ma Lorraine natale est — hélas — particulièrement bien pourvue et se prête à une observation aérienne de ce phénomène que l’on peut suivre en temps réel, selon l’expression appréciée des médias. Depuis un quart de siècle, nous observons l’apparition de paysages de l’archéologie industrielle dans les vallées du textile et de l’ancienne sidérurgie ou du pays du charbon. Il n’est pas certain, d’ailleurs, que le sol garde la mémoire de ces fugaces — au regard des millénaires de l’histoire humaine — constructions, démantelées, déracinées avec des moyens mécaniques autrement plus puissants que ceux dont l’humanité a disposé jusqu’au début du xxe siècle. Une découverte et une image symbolique me reviennent à l’esprit : lors d’un vol au-dessus d’une des grandes vallées sidérurgiques lorraines, au pied des immenses nefs d’une aciérie, dans un lambeau de campagne épargné entre les usines et les cités ouvrières, soudain est apparu le cercle parfaitement dessiné d’une sépulture des hommes de l’âge du bronze. Peut-être cette ombre plus que deux fois millénaire durera-t-elle plus longtemps que celle des fières et puissantes réalisations des dernières décennies. Mais il est vrai que chaque jour sont inventés de nouveaux moyens de sonder les sépultures des œuvres humaines. Ce qui ne signifie pas que l’avion ne restera pas, longtemps encore sans doute, un outil incomparable pour découvrir et observer dans leur globalité les vestiges les plus divers à la surface de la planète.
Notes de bas de page
17 Joël de Rosnay, Le macroscope. Vers une vision globale, Paris, Éd. du Seuil, 1975.
18 Geneviève et Philippe Pinchemel, La face de la terre. Éléments de géographie, Paris, Armand Colin, coll. « U », 1990.
19 Georges Bertrand, « Les géographes français et leurs paysages », Annales de Géographie, 516, 1984, pp. 218-229.
20 Yvette Veyret et Jean-Pierre Vigneau (dir.), Géographie physique. Milieux et environnement dans le système Terre, Paris, Armand Colin, coll. « U. Géographie », 2002 ; Yvette Veyret (dir.), Les risques, Paris, SEDES, coll. « Dossiers des images économiques du monde », 2003 ; Id., Géo-environnement, Paris, Armand Colin, coll. « Campus. Géographie », 2004 (2e éd.) ; Paul Arnould et Laurent Simon, Géographie de l’environnement, Paris, Belin, 2007.
21 G. et P. pinchemel, La face de la terre.
22 André Humbert et Colette Renard, « Observer et représenter les territoires », dans Paul Arnould et Guy Baudelle, Construire les territoires, dossier publié dans le nº 403 (2008) de la revue Historiens et Géographes, pp. 69-79.
23 Ilya Prigogine et Isabelle Stengesrs, La Nouvelle Alliance. Métamorphose de la science, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1979.
24 Josep Oliveras Samiter et Santiago Roquer soleR, « Los espacios de la innovación en Cataluña. El papel de la autopista del Mediterráneo », dans A. Humbert et alii (éd.), España en la Unión Europea, pp. 169-190.
25 André Humbert, « Géographie historique, ou la dérive des systèmes géographiques. Études de cas andalous », dans Géographie historique, dossier publié dans le nº 74-75 (1994) de la revue Hérodote, pp. 95-110.
26 Pierre Brunet, Inventaire régional des paysages de Basse-Normandie, Caen, Conseil Général de Basse-Normandie, Direction Régionale de l’Environnement, 2001, t. I et II.
27 Ahmed Zarguef, Un espace montagnard et une société en crise au cœur de l’Anti-Atlas. La contrée d’Igherm, thèse de doctorat en géographie soutenue en 2001 à l’université de Nancy 2 (inédite) ; Mohamed Ziyadi, Vivre dans les montagnes arides ou sub-arides. L’aménagement des pentes dans l’Anti-Atlas central et occidental, thèse de doctorat en géographie soutenue en 2011 à l’université de Nancy 2 (inédite).
28 Daniel Balland, Les eaux cachées. Études géographiques sur les galeries drainantes souterraines, Paris, Publications du département de géographie de l’université de Paris-Sorbonne, 1992.
29 Mohamed Boujnikh, Évolution des paysages irrigués dans le Souss oriental. De la khettara à la motopompe, des terroirs faïd aux grands périmètres irrigués (Le cas des Ouled Berrhil, province de Taroudant), thèse de doctorat en géographie soutenue en 2008 à l’université de Nancy 2 (inédite).
30 Mohamed Boujnikh et André HumberT, « L’eau dans le bassin du Souss : concurrences et désorganisation des systèmes paysans », Norois, 214, 2010, pp. 113-126.
31 Ahmed Zarguef, Un espace montagnard et une société en crise au cœur de l’Anti-Atlas. La contrée d’Igherm, thèse de doctorat en géographie soutenue en 2001 à l’université de Nancy 2 (inédite).
32 Herbert Popp, Mohamed Aït Hamza et Brahim El Fasskaoui, Les agadirs de l’Anti-Atlas occidental. Atlas illustré d’un patrimoine culturel du Sud marocain, Bayreuth, Naturwissenschaftliche Gesellschaft, 2011.
33 Marc Côte, L’Algérie ou l’espace retourné, Paris, Flammarion, coll. « Géographes », 1988, pp. 112-126.
34 Ibid., p. 131.
35 J. Martin, Hubert Jover, Jean Le Coz, Gérard Maurer et Daniel Noin, Géographie du Maroc, Paris, Hatier, 1970.
36 André HumberT, « Métamorphoses en Nouvelle-Castille. De la noria au pivot, de la dehesa au feedlot », dans F. fourneau et alii (éd.), Géographie d’une Espagne en mutation, pp. 155-198.
37 M. Boujnikh, Évolution des paysages irrigués dans le Souss oriental.
38 Mohamed Boujnikh et André Humbert, « L’eau dans le bassin du Souss », pp. 113-126.
39 André Humbert, « Cahors », dans Alain Le Kim, Ciel ma géo, Zeaux Productions, La Cinquième, « Voyage », 2000 (vidéo, 13 min.).
40 Georges Bertrand, « Le système et l’élément », dans L’élément et le système, dossier publié dans le nº 57 (3) [1986] de la revue Historiens et Géographes, pp. 281-282.
41 Xavier de Planhol, Les fondements géographiques de l’Histoire de l’Islam, Paris, Flammarion, 1968 ; Id., Les nations du Prophète. Manuel géographique de politique musulmane, Paris, Fayard, 1993.
42 Vicente Bielza de Ory, André Humbert et José María García Ruiz, Geografía de los paisajes de Aragón, Saragosse, Diputación General de Aragón, 1994 ; Vicente Bielza de Ory, « La periurbanización de las metrópolis regionales interiores. Impacto de los nuevos proyectos y de la Expo 2008 en Zaragoza », dans A. Humbert et alii (éd.), España en la Unión Europea, pp. 191-210.
43 Gilles Bernard, « Géographie historique des bastides », Revue Géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, 56 (3), 1985, pp. 353-362.
44 Beatriz Arízaga Bolumburu, El nacimiento de las villas guipuzcoanas en los siglos xiii-xiv, San Sebastián, Fundación Kutxa, 1978 ; Jean Passini, Villes Médiévales du chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle : de Pampelune à Burgos, Paris, Éd. Recherche sur les Civilisations, 1984 ; Beatriz Arízaga Bolumburu, Urbanística medieval, San Sebastián, Éd. Kriselu, 1990.
45 André Humbert, Campagnes andalouses et colons castillans. Paysages d’un front pionnier entre Grenade et Jaén, Madrid, Collection de la Casa de Velázquez (24), 1988.
46 Charles Higounet, « La place dans les bastides médiévales », dans AA. VV., « Plazas » et sociabilité en Europe et Amérique Latine, Madrid, Collection de la Casa de Velázquez (9), 1982, pp. 119-130.
47 Marc Côte, L’Algérie ou l’espace retourné, Paris, Flammarion, coll. « Géographes », 1988, pp. 112-126.
48 X. de Planhol, Les fondements géographiques de l’Histoire de l’Islam.
49 Jean Despois et René Raynal, Géographie de l’Afrique du Nord-Ouest, Paris, Payot, 1975 (2e éd.) ; Jean-François Troin (dir.), Le Maghreb, hommes et espaces, Paris, Armand Colin, coll. « U », 1985 ; Jean Chaline, Les villes du monde arabe, Paris, Masson, coll. « Géographie », 1990 ; Jean-François Troin (dir.), Le Maroc. Régions, pays, territoires, Paris, Éd. Maisonneuve et Larose, 2002.
50 M. Côte, L’Algérie ou l’espace retourné, p. 131.
51 Marcel Lesne, « Les Zemmour. Essai d’histoire tribale », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, début : 2 (2), 1966 , pp. 111-154 ; suite et fin : 4 (4), 1967, pp. 31-80.
52 J.-F. Troin (dir.), Le Maroc. Régions, pays, territoires.
53 Marianne Barrucand, « Les expressions de l’islam. L’art et l’architecture », dans Encyclopaedia Universalis, 1994, pp. 724-735 ; Id., « Mosquée », dans ibid., pp. 820-824 ; Susana Calvo Capilla, Urbanismo en la Córdoba islámica, Madrid, Éd. Edilupa Lisma, 2002.
54 Joaquín Bosque Maurel et Bernard Vincent, « Los centros de sociabilidad en Granada », dans AA. VV., « Plazas » et sociabilité en Europe et Amérique Latine, pp. 103-116 ; Antonio Luis Cortés Peña et Bernard Vincent, Historia de Granada, t. III : La época moderna, siglos xvi, xvii y xviii, Grenade, Éd. Don Quijote, 1986 ; André Bazzana, André Humbert et Bernard Vincent, Terres de Grenade, Paris, Éd. Arhis, 1987 ; Bernard Vincent, Grenade, un guide intime, Paris, Autrement, 1989.
55 Loïc Ménanteau, « Rivages anciens et actuels en Basse Andalousie », dans André Bazzana et André Humbert (coord.), Prospections aériennes. Les paysages et leur histoire, Paris, Collection de la Casa de Velázquez (10), 1983, pp. 59-72 ; Id., « Les marismas de l’Andalousie atlantique. Des aménagements contre-nature ? », dans F. Fourneau et alii (éd.), Géographie d’une Espagne en mutation, pp. 139-154.
56 José Maria de Hérédia, « Les conquérants », dans Jean Orizet, Anthologie de la poésie française. Les poètes et les œuvres. Les mouvements et les écoles, Paris, Larousse, 2007, p. 348.
57 André Humbert et Colette Renard, « L’émergence d’un angle mort. Mutations de l’espace onubense occidental », dans A. Humbert et alii (éd.), España en la Unión Europea, pp. 83-106.
58 Ibid.
59 Alain Miossec, Les littoraux : entre nature et aménagement, Paris, Armand Colin, coll. « Campus », 2004 ; Fernand Verger, Zones humides du littoral français, Paris, Belin, 2009.
60 Antonio José Cavanilles, Observaciones sobre la Historia Natural, Geografía, Agricultura, población y frutos del Reyno de Valencia [Madrid, 1795], Valence, Éd. Albatros, 2002 (éd. fac-similée) ; Eugenio Burriel de Orueta, La Huerta de Valencia. Zona Sur, Valence, Instituto de Geografía, Diputación Provincial-Caja de Ahorro, 1971.
61 Roland Courtot, « Le littoral valencien. Des huertas traditionnelles au système urbain », dans F. Fourneau et alii (éd.), Géographie d’une Espagne en mutation, pp. 15-31 ; André Humbert, « Los paisajes agrarios de España : una mirada desde el cielo », dans Fernando Molinero, Juan Francisco Ojeda et Joan Tort (coord.), Los paisajes agrarios de España. Caracterización, evolución, tipificación, Madrid, Ministerio de Medio Ambiente y Medio Rural y Marino, 2011.
62 Josep Oliveras samiter et Santiago Roquer Soler, « Le littoral méridional de la Catalogne. Agriculture, tourisme, industries : un partage difficile de l’espace », dans F. Fourneau et alii (éd.), Géographie d’une Espagne en mutation, pp. 53-73.
63 Jean Duflot, « Sidérurgie », dans Encyclopaedia Universalis, DVD, version 8.
64 Roland CourtoT, « Littoralisation et nouveaux modèles spatiaux dans la Communauté du pays valencien », dans A. Humbert et alii (éd.), España en la Unión Europea, pp. 83-106.
65 André Humbert et Colette Renard, « L’émergence d’un angle mort. Mutations de l’espace onubense occidental », dans ibid., pp. 83-106.
66 Robert Ferras, Henri Picheral et Bernard Vielbeuf, Atlas et géographie de la France moderne. Languedoc et Roussillon, Paris, Flammarion, 1979 ; Pierre Racine, Mission impossible ? L’aménagement touristique du littoral du Languedoc-Roussillon, Montpellier, Éd. du Midi Libre, coll. « Témoignages », 1980.
67 Christian Mignon, Campagnes et paysans de l’Andalousie méditerranéenne, Clermont-Ferrand, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1981 ; Id., « Une autre Costa del Sol. L’invention de nouvelles huertas en Andalousie orientale », dans F. Fourneau et alii (éd.), Géographie d’une Espagne en mutation, pp. 73-93 ; André humbert, « L’Andalousie, potager et verger de l’Europe », dans Nacima Baron-Yellès (éd.), L’Espagne. Les métamorphoses d’une puissance européenne, dossier publié dans le nº 418 (2009) de la revue Historiens et Géographes, pp. 87-96.
68 André Humbert et Colette Renard, « L’émergence d’un angle mort. Mutations de l’espace onubense occidental », dans A. Humbert et alii (éd.), España en la Unión Europea, p. 93.
69 Antoine Poidebard, La trace de Rome dans le désert de Syrie. Du « limes » de Trajan à la conquête arabe. Recherches aériennes (1925-1932), Paris, Geuthner, 1934.
70 Osbert Guy S. Crawford et Alexander Keiller, Wessex from the air, Oxford, Oxford University Press, 1928 ; John Kenneth Saint-Joseph, The uses of air photography, Londres, John Baker, 1966.
71 Pierre Sillières, Baelo Claudia, une cité romaine de Bétique, Madrid, Collection de la Casa de Velázquez (51), 1995.
72 Raymond Chevallier, L’avion à la découverte du passé, Paris, Fayard, 1964 ; Roger Agache, La Somme pré-romaine et romaine d’après les prospections à basse altitude, Amiens, Société des antiquaires de Picardie, coll. « Mémoires de la Société des Antiquaires de Picardie », 1978 ; Henri Delétang (dir.), L’archéologie aérienne en France. Le passé vu du ciel, Paris, Éd. Errances, 1999.
73 René Berton, La mémoire du sol. Guide et album de voyage dans le passé du val de Seille, Nancy, Parc Naturel Régional de Lorraine - Presses Universitaires de Nancy, 1989.
74 Raymond Chevalier, « Le paysage palimpseste : pour une archéologie du paysage », Mélanges de la Casa de Velázquez (12), 1976, pp. 503-510.
75 François Didierjean, « Enceintes urbaines antiques dans la province de Séville », dans A. Bazzana et A. Humbert (coord.), Prospections aériennes, 1983, pp. 73-80.
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