La relation de miracles dans l’Histoire des Lombards de Paul Diacre (720-799)
p. 25-40
Texte intégral
1Inscrire un article portant sur un auteur carolingien dans le cadre d’un volume sur le « miracle d’un autre genre » pourrait sembler, de prime abord, étrange : pour le Haut Moyen Âge latin, il n’y a pas en effet, à proprement parler, de distinction entre sources hagiographiques et sources historiographiques, pas plus qu’on ne connaît l’usage des termes hagiographia ou hagiographus avant le xve siècle dans le sens d’écriture ou d’auteur de vies de saint. À la suite de Jérôme, de Cassiodore et d’Isidore de Séville, hagiographa, puis hagiographia désignent la Bible, les sancta scribentes ou auteurs inspirés des textes sacrés. Les travaux des spécialistes de littérature et d’histoire tardo-antique et proto-médiévale latine, depuis une vingtaine d’années, à la suite des articles de M. Van Uytfanghe, de F. Lifshitz, de M. Heinzelmann et de G. Philippart, ont montré l’impossibilité de concevoir l’existence d’un genre littéraire hagiographique proprement dit que l’on pourrait opposer à l’écriture historiographique1. Les auteurs du Haut Moyen Âge semblent plutôt avoir adopté le programme d’écriture défini par Grégoire de Tours au vie siècle, dans la présentation de son œuvre double, les Libri decem historiarum d’une part, les Libri octo miraculorum d’autre part, présentation soulignant que les deux ensembles n’offrent aucune différence générique, mais uniquement une différence de perspective ou de dessein : l’histoire, c’est l’histoire de la totalité de l’Église du Christ, depuis Adam jusqu’à l’époque contemporaine, les récits de miracle ne traitant qu’une partie de cette histoire, le destin des élus. Grégoire de Tours considère même que dans le récit de miracle, le contexte historique devient secondaire, materia dont l’auteur peut librement disposer pour accentuer la focalisation sur le protagoniste, figure sainte du premier plan, et servir un dessein spirituel. Sa théorie de la fin et des moyens du récit de miracle, Grégoire la met d’ailleurs en pratique, en racontant des épisodes présentant un phénomène miraculeux identique, de deux manières effectivement différentes, selon leur espace d’insertion, Libri historiarum ou Libri miraculorum. Pour lui, c’est l’historia qui doit absorber le miraculum. On nomme cette prise de position la théorie de l’historia mixta et M. Heinzelmann l’a clairement exposée2.
2Or, Paul Diacre, qui est un témoin de premier plan pour l’histoire de la transmission manuscrite de l’œuvre de Grégoire de Tours, en ce qu’il eut entre les mains un exemplaire très ancien et complet de cette œuvre, cite nommément son devancier et lui emprunte de manière tacite un grand nombre de données. Il convient alors de s’interroger sur l’inscription éventuelle de l’Histoire des Lombards de Paul Diacre dans l’axe grégorien. Après un bref rappel du parcours personnel de Paul Diacre, nécessaire à la compréhension du propos, nous dresserons un relevé commenté des occurrences de relations de miracle dans l’œuvre choisie, puis étudierons les modalités d’insertion et leur impact sur l’écriture paulinienne.
I. — Un auteur fasciné par l’historiographie romaine
Un auteur polygraphe
3Paul Diacre, encore appelé Warnefrid, du nom de son père, noble lombard originaire du Frioul, suivit des études de grammaire latine et grecque à Pavie, à la cour du roi lombard Ratchis, auprès du grammairien Flavianus. Après avoir été ordonné diacre, il devint le précepteur de la fille du roi Didier, Adelberge. Mais après la victoire de Charlemagne sur les Lombards en 774, Paul entra au monastère du Mont-Cassin, suivant en cela peut-être une tradition lombarde, le roi Ratchis lui-même étant devenu moine en ce haut lieu de culture monastique et intellectuelle. Or, en 776, le frère de Paul prit part à la révolte menée par Rodgaud de Frioul contre Charlemagne devenu roi des Lombards. Paul Diacre se rendit en 782 auprès de Charlemagne et plaida l’indulgence pour son frère qui avait été dépouillé de ses biens et déporté. Il resta cinq ans à la cour franque avant de repartir pour le Mont Cassin où il composa l’essentiel de son œuvre scientifique et littéraire avant sa mort vers 799.
4Poète à ses heures, il laisse une œuvre qui illustre trois domaines, celui de la philologie, avec une Grammaire latine et un Abrégé du dictionnaire de Festus, de la liturgie, avec la composition d’un Homéliaire, et de l’historiographie : fasciné par l’histoire de la Rome ancienne, et non seulement tardo-antique, Paul écrivit notamment pour la princesse lombarde Adelberge une Historia Romana, allant des origines de Rome jusqu’à l’époque chrétienne, fondée sur Eutrope, Jérôme, Jordanès, Orose, avant de rédiger, au soir de sa vie, une Histoire des Lombards3.
5L’Historia Langobardorum présente, en six livres, une histoire allant des origines scandinaves des Lombards jusqu’à la mort de leur roi Liutprand en 744. Ce texte est célèbre chez les médiévistes pour le souci d’objectivité dont témoigne le narrateur et la richesse de données événementielles passées au crible d’un jugement le plus souvent serré.
6En s’attaquant à son sujet, Paul n’avançait toutefois pas en terre totalement inconnue : d’abord parce que le titre et le propos de son ouvrage rappellent des entreprises similaires d’auteurs ayant marqué le monde tardo-antique et protomédiéval comme Cassiodore et son Histoire des Goths, Grégoire de Tours et ses Historiae, Bède et son Histoire ecclésiastique, écrivains que Walter Goffart a désignés comme « les narrateurs d’une histoire barbare4 ». Toutefois, à la différence de ses illustres devanciers, Paul, tout clerc ancré dans une lecture chrétienne du monde qu’il soit, tout en proposant l’histoire d’un peuple qui est aussi le sien, livre des biographèmes en iv, 37 ou éléments servant l’histoire de sa famille et de son propre parcours, phénomène extrêmement rare pour le monde carolingien. Dans l’Histoire des Lombards, c’est une écriture essentiellement mémorielle, et non, au premier plan, épidictique, qui se laisse deviner.
Inclusions hagiographiques dans le récit
7On trouve dans l’ensemble des livres composant l’Histoire des Lombards 17 récits de miracles sur un ensemble de 242 chapitres, soit 7 % de l’ensemble de l’œuvre, dont il est possible de proposer le classement suivant assorti d’un résumé :
i, 4 : les sept dormants de la Germanie.
i, 8 : victoire des « longues barbes » (qui désignent les Lombards) grâce à Wotan et Freida.
i, 26 : interruption du récit et insertions revendiquées avec références à l’œuvre de Grégoire le Grand et à ses Dialogues. Long poème en distiques élégiaques puis hymne en vers iambiques archiloqués puis ajout d’un récit d’un miracle omis par Grégoire dans sa Vie de saint Benoît. Insertion de nouveau soulignée à la fin. Cet ensemble clôt pratiquement le livre I de l’Histoire des Lombards.
ii, 13 : miracle de guérison dû à saint Martin, dont les bénéficiaires sont Venance Fortunat et Félix. Biographème : Paul Diacre est allé prier Venance Fortunat sur sa tombe et a composé une épitaphe dont il donne le texte. Le narrateur souligne le caractère inclusif du récit par les mots de conclusion.
ii, 27 : le cheval d’Alboin s’arrête brusquement puis accepte de repartir. Miracle tissé dans la trame narrative.
iii, 1 : prédiction de l’intrusion lombarde en Gaule par saint Hospice (seule mention d’un catalogue de vertus) ; prédiction et prescience.
iii, 2 : miracle de punition (bras paralysé).
iii, 12 : le trésor caché sous trois croix.
iii, 23 : un déluge épargne la basilique de saint Zénon, mais dévaste la ville de Vérone.
iii, 34 : le roi franc Gontran et le trésor extraordinaire.
iv, 10 : apparition d’une comète dans le ciel avant la mort de l’évêque Jean, du duc Évin, d’une invasion bavaroise.
iv, 15 : un signe sanglant apparaît dans le ciel et une lumière étincelante luit toute une nuit avant un conflit chez les Francs.
iv, 16 : le duc Ariulf reçoit l’aide de saint Sabin au cœur de son combat contre les Byzantins.
iv, 37 : un loup guide l’aïeul de Paul Diacre, Lopichis, aristocrate lombard.
iv, 47 : miracle de punition exercé à l’encontre d’un homme qui avait voulu violer la sépulture du roi Rothari dans l’église Saint-Jean-Baptiste (le saint apparaît en songe au coupable pour venger le roi).
vi, 5 : éclipse de lune et de soleil avant la propagation de la peste à Rome et à Pavie.
vi, 9 : apparition d’une étoile avant l’éruption du Vésuve
8Ces éléments peuvent être classés selon le type de miracle, l’opérateur du miracle et les bénéficiaires concernés.
9On isolera ainsi sur les 17 miracles les phénomènes suivants : le déluge en iii, 23 ; la comète en iv, 10 ; le signe sanglant et la lumière en iv, 15 ; les éclipses en vi, 5 ; l’étoile nouvelle en vi, 9, soit au total 5 récits sur 17. Ce que le monde romain ancien désignait sous le terme d’ostentum (phénomène extraordinaire rompant avec les lois naturelles montré à tous) correspond à iv, 15 ; le monstrum (avertissement et signe ostentatoire tout à la fois d’après les anciens, visible de plus d’une personne) correspond, lui, aux autres récits. Mais il s’agit aussi de ce que les auteurs du Haut Moyen Âge, reprenant une terminologie vétérotestamentaire remise en vigueur par un Grégoire de Tours, nomment les mirabilia ou mirabilia Dei.
10Les autres récits sont des illustrations de certaines catégories de miracles bien connues des Vies de saints : guérison, visions, précognition ou claire-vue, protection de dangers, intervention favorable, châtiments. Manquent ici les résurrections sur le modèle martinien, l’obtention d’enfants, la délivrance de prisonniers, la glorification des saints. Certains sont obtenus in uita, d’autres sont posthumes. On classera donc iii, 1 dans la catégorie des précognitions ; iv, 16 dans celle des interventions favorables accordées de manière posthume par un saint ; ii, 27, iii, 2 et iv, 47 dans la catégorie des miracles de punition.
11Relevons la particularité de i, 8 qui est une intervention favorable arrachée à des dieux nordiques légitimant le nom des Lombards, « hommes à longue barbe » dans la bouche des dieux. Bien qu’elle soit encadrée par deux jugements dépréciatifs (« Refert hoc loco antiquitas ridiculam fabulam » et « Haec risui digna sunt et pro nihilo habenda »), cette relation s’inscrit pour ainsi dire à l’ouverture du récit, et, tout en évoquant les origines nordiques du peuple, propose un donné ancré dans un passé achronique, mythique, qui légitime ainsi l’allusion à une donnée polythéiste, peut-être utilisée ici à des fins de rapprochements entre Lombards vaincus et méprisés par les Francs, et Francs dont les origines sont souvent rapprochées de celles des Lombards dans le texte de Paul Diacre. De la même façon, en I, 4, apparaît un récit qui inscrit dans la romanité le peuple lombard vaincu par un souverain, Charlemagne, qui entend pour sa part relever la dignité impériale en Occident, en des temps précisément où la cour carolingienne encourage les écrits de propagande susceptibles de combattre les prétentions byzantines à monopoliser le titre impérial.
12Une étude des termes employés pour désigner ces récits aboutit au constat suivant. Sur 17 récits, seuls 6 sont définis par un commentaire métatextuel : miraculum est employé deux fois5, factum une fois, fabula, une fois, uirtutes deux fois. Un septième exemple (vi, 5) se présente comme une glose qui oriente le lecteur vers l’ostentum (« tuncque uisibiliter multis apparuit quia »). Encore convient-il de nuancer ce résultat, dans la mesure où le narrateur emprunte à ses hypotextes miraculum et uirtutes.
13L’étude des modalités d’insertion des récits de miracle dans la narration, quant à elle, permet de souligner la volonté narratoriale de signaler l’existence de paliers narratifs : la rupture par rapport à l’économie générale est affichée clairement dans quatre cas, avec encadrement par une formule introductive et une formule conclusive du genre « Per hunc Dominus magnas uirtutes operari dignatus est quae scriptae habentur in libris uenerabilis uiri Gregorii Turonensis episcopi », comme on le note en iii, 1, à propos de saint Hospice et du miracle de punition ou en iii, 34, à propos du roi franc Gontran et du trésor extraordinaire : « Unum factum satis ammirabile libet nos huic nostrae historiae breuiter inserere, praesertim cum hoc Francorum historia nouerimus minime contineri. » La séquence se clôt sur la formule « Sed nos, his breuiter quae relatu digna erant contactis, ad historiam reuertamur » qui souligne le caractère hétérogène de la séquence narrative.
14En revanche, dans les treize autres récits, la démarcation n’est pas indiquée, et, dans le même temps, les indices d’intertextualité se font fort discrets. Le narrateur s’en remet, semble-t-il, à son lecteur pour repérer l’intertexte. Rares sont les cas de récit explicitant les formes d’intertextualité en livrant des indices sémantiques avec nom d’auteur, mention du titre, nom du personnage. L’écriture de Paul Diacre est, de fait, essentiellement oblique.
15On relève enfin, le cas échéant, un passage à une écriture qui entend progressivement faire basculer la réalité dans l’irrationnel. Nous en voulons pour preuve le chapitre qui, dans le livre xvi évoque l’aide apportée par saint Sabin au duc Ariulf au cours d’une bataille livrée aux Byzantins6.
Sequenti anno Ariulfus dux, qui Farualdo aput Spoletium successerat, moritur. Hic Ariulfus cum bello contra Romanos in Camerino gessisset uictoriamque patrasset, requirere a suis hominibus coepit, quis uir ille fuerit, quem ipse in illo bello quod gesserat tam strenue pugnantem uidisset. Cui cum sui uiri responderent, se ibi nullum aliquem fortius facientem quam ipsum ducem uidisse, ille ait: «Certe multum et per omnia me meliorem ibi alium uidi, qui, quotiens me aduersae partis aliquis percutere uoluit, ille uir strenuus me semper suo clyppeo protexit.» Cumque dux ipse prope Spoletium, ubi basilica beati martyris Sauini episcopi sita est, in qua eiusdem uenerabile corpus quiescit, aduenisset, interrogauit, cuius haec tam ampla domus esset. Responsum est ei a uiris fidelibus, Sauinum ibi martyrem requiescere, quem christiani, quotiens in bellum contra hostes irent, solitum haberent in suum auxilium inuocare. Ariulfus uero, cum adhuc esset gentilis, ita respondit: «Et potest fieri, ut homo mortuus aliquod uiuenti auxilium praestet?» Qui cum hoc dixisset, equo desiliens eandem basilicam conspecturus intrauit. Tunc aliis orantibus, ipse picturas eiusdem basilicae mirari coepit. Qui cum figuram beati martyris Sauini depictam conspexisset, mox cum iuramento affirmauit dicens, talem omnino eum uirum qui se in bello protexerat formam habitumque habuisse. Tunc intellectum est, beatum martyrem Sauinum eidem in proelio adiutorium contulisse7.
16Ici l’épisode de l’intervention surnaturelle de saint Sabin est tissé dans la trame narrative qui démarre in medias res, pour donner, par rétrospection, après la mention de la mort du duc, un épisode à sa gloire. Il n’y a pas de démarcation entre le réel et l’irréel ici. L’épisode vise à auréoler de gloire un prince lombard que l’historien présente toujours comme souverain brave et intrépide. Cependant, pour le traitement des mirabilia on notera que Paul Diacre use d’une écriture livienne dans la mise en relation des phénomènes naturels exceptionnels et de l’histoire des hommes, tout comme il maintient un mode de datation double des événements, reposant sur l’indiction et le calendrier romain antique. Ainsi, en iv, 15, un signe sanglant apparaît dans le ciel et une lumière étincelante toute une nuit avant un conflit interne chez les Francs8. En vi, 5, on note, de même, une éclipse de lune et de soleil et, subitement, l’arrivée de la peste à Rome et à Pavie, s’accompagnant de l’apparition d’êtres surnaturels.
17Or le narrateur emploie, dans cet épisode, l’adverbe de temps mox, propre aux récits de miracle, au sens de « tout de suite », pour spécifier la soudaineté de l’épidémie, mais aussi à la fin du texte, pour rendre l’arrêt non moins subit de la catastrophe. Entre ces deux moments, un phénomène d’ostentum (« Tuncque visibiliter multis apparuit, quia »), visibilité offerte à plusieurs d’un prodige, sous-tend l’apparition d’un ange bon et d’un ange mauvais. Enfin, une prédiction par révélation aboutit à la dédicace d’un autel à saint Sébastien à Saint-Pierre-aux-Liens9.
18Paul Diacre use de l’adjectif ammirabilis pour définir un miracle, réservant le terme miraculum aux épisodes qui lui viennent de Grégoire de Tours ou de Grégoire le Grand, via des extraits de vies de saints. La volonté systématique de souligner les modalités d’insertion des récits de miracle dans ce qu’il appelle « l’histoire générale » ou « la grande histoire » tend à prouver qu’il accorde à ces récits, qui sont des boucles du fil conducteur, un statut fort proche, au plan narratologique, de celui qui est réservé aux paraboles dans la narration évangélique, éléments se détachant de la narration pour donner en miroir des éléments symboliques d’appréciation du récit principal.
19Quant aux bénéficiaires des phénomènes surnaturels en dehors des mirabilia, ils offrent par contre un point commun : ce sont des figures royales lombardes ou franques, comme nous les verrons ci-après.
Changements de perspective : l’inflexion du dessein du discours hagiographique
20On a depuis longtemps abandonné, pour définir le récit de miracle utilisé dans les Vitae — qui constitue la branche littéraire de ce qu’on nomme les dossiers hagiographiques attachés à un saint — la définition minimale de Michel de Certeau qui en faisait un discours de vertus (au sens de vertus et de pouvoir thaumaturgique)10. Depuis la réévaluation de la narration des Vitae par M. Van Uytfanghe, les spécialistes du discours hagiographique latin adoptent plutôt une définition du « discours » hagiographique qui met l’accent sur la présence d’un être humain lié à Dieu ou au divin par un rapport particulier, sur la nécessaire stylisation de la réalité historique de référence jusqu’à la mise en récit, sur les caractéristiques épidictiques et performatives de l’énoncé destiné à susciter l’admiration et l’imitation, sur la mention de uirtutes illustrant des qualités éthiques particulières.
21Or, ici, le récit de miracle n’est pas premier, il forme une boucle sur le fil de l’écriture, ce qui renverse les pôles performatifs et informatifs. L’énoncé ne se présente plus comme élément destiné à remporter l’adhésion inconditionnelle d’un lectorat ou d’un auditoire qui se voit imposer comme vérités absolues des archétypes : ici le récit de miracle devient lieu d’argumentation. Les phénomènes surnaturels, peu nombreux, servent un propos qui est moins éthique que politique. Ils jalonnent discrètement l’histoire d’un peuple comme des éléments latents, des possibilités de réalisation dans une histoire qui est apparemment pro-tensive, mais en fait donnée par rétrospection, par un auteur qui connaît bien le sort que le vainqueur franc a réservé à son peuple. Ils sont surtout, semble-t-il, des ferments de rapprochement avec le domaine culturel franc par les passerelles qu’ils jettent dans le monde des grands auteurs appréciés du monde franc.
II. — Le récit de miracle, inscription dans un champ culturel franc ?
Thématique empruntée à Grégoire de Tours
22Plusieurs indices témoignent d’un souci de Paul de se donner pour garant d’écriture Grégoire de Tours. Son texte présente ainsi livres distincts et capitulation sur le modèle grégorien, lui emprunte l’emploi spécifique de certains vocables même, comme le terme rex qui sert chez Paul, comme chez Grégoire, indifféremment, à désigner les rois ou les empereurs, qui étaient romains pour Grégoire, et sont byzantins pour Paul, alors même qu’à l’époque de Paul, on connaît une stricte distinction entre imperator et rex. Et c’est en ouverture de son ouvrage que Paul place un miracle, celui des sept dormants, dont il ne dit pas au lecteur qu’il l’a emprunté à Grégoire de Tours. Le breviter qu’il utilise pour définir son propre récit est le seul élément qui trahisse la réécriture à laquelle il procède, car l’adverbe signifie à cette époque aussi bien brièvement qu’en abrégé.
23Ce passage intervient tout de suite après une présentation géographique des contrées d’Europe septentrionale dont Paul Diacre rappelle en fin de livre I que sont issus et les Francs et les Lombards. Il inaugure la mention de la présence humaine en ces terres11 :
Haud ab re esse arbitror, paulisper narrandi ordinem postponere, et quia adhuc stilus in Germania uertitur, miraculum, quod illic apud omnes celebre habetur, sed et quaedam alia, breuiter intimare. In extremis circium uersus Germaniae finibus, in ipso Oceani litore, antrum sub eminenti rupe conspicitur, ubi septem uiri, incertum ex quo tempore, longo sopiti sopore quiescunt, ita inlaesis non solum corporibus, sed etiam uestimentis, ut ex hoc ipso, quod sine ulla per tot annorum curricula corruptione perdurant, apud indociles easdem et barbaras nationes ueneratione habeantur. Hi denique, quantum ad habitum spectat, Romani esse cernuntur. E quibus dum unum quidam cupiditate stimulatus uellet exuere, mox eius, ut dicitur, brachia aruerunt, poenaque sua ceteros perterruit, ne quis eos ulterius contingere auderet. Videris, ad quod eos profectum per tot tempora prouidentia diuina conseruet. Fortasse horum quandoque, quia non aliter nisi Christiani esse putantur, gentes illae praedicatione saluandae sunt12.
24Il s’agit de placer sous le signe de la romanité le peuple dont Paul est issu, mais aussi l’entreprise d’écriture à l’ombre de Grégoire de Tours, découvert vraisemblablement lors du séjour de Paul à la cour franque. Car ce miracle des sept dormants est relaté pour la première fois par Grégoire dans ses Libri. Influencé par son modèle sur ce point, Paul ne lui est toutefois pas soumis en tout, et ne lui emprunte point le principe de réplique du récit miraculeux, comme il le signale en vi, 6. Or, un autre extrait avance des liens plus complexes avec la célébration de Grégoire de Tours.
Venance Fortunat : laudatio sanctorum et création poétique
25En ii, 13, se met en place une concaténation qui commence par une notice biographique sur Venance Fortunat, poète des souverains mérovingiens issu de la terre d’Italie et, bien plus, ami de Grégoire de Tours que ce dernier célèbre en son De Virtutibus sancti martini (« utinam Fortunatus adesset qui ista scriberet »). Puis figure le miracle dont Venance Fortunat et son ami Félix ont été les bénéficiaires, la guérison d’une maladie ophtalmique par l’onction de l’huile de la lampe brûlant à Tours près du tombeau de saint Martin. À part l’adverbe ilico qui souligne le phénomène, aucun autre indice n’apparaît ici pour définir un récit qui se fond dans la narration. En revanche, l’épisode est suivi de la mention détaillée des pérégrinations de Venance Fortunat, hagiographe de saint Martin, auteur de poèmes et de textes en prose.
Sane quia huius Felicis fecimus mentionem, libet quoque nos pauca de uenerabili et sapientissimo uiro Fortunato retexere, qui hunc Felicem suum adseuerat socium fuisse. Denique hic de quo loquimur Fortunatus natus quidem in loco qui Duplabilis dicitur fuit […] Sed tamen Rauennae nutritus et doctus, in arte grammatica siue rethorica seu etiam metrica clarissimus extitit.
Hic cum oculorum dolorem uehementissimum pateretur, et nihilominus Felix iste ipsius socius pari modo oculos doleret, utrique ad basilicam Beatorum Pauli atque Iohannis, quae intra eandem urbem sita est, perrexere. In qua etiam altarium in honorem beati Martini confessoris constructum propinquam habet fenestram, in qua lucerna ad exhibendum lumen est constituta. De cuius oleo mox sibi isti, Fortunatus scilicet et Felix, dolentia lumina tetigerunt. Ilico dolore fugato sanitatem, quam optabant, adepti sunt. Qua de causa Fortunatus in tantum beatum Martinum ueneratus est, ut, relicta patria, paulo ante quam Langobardi Italiam inuaderent, Toronos ad eiusdem beati uiri sepulchrum properaret. […] Qui postquam Toronos iuxta uotum proprium aduenit, Pictauis pertransiens, illic habitauit, et multorum ibidem sanctorum gesta partim prosa, partim metrali ratione conscripsit; nouissimeque in eadem ciuitate primum presbiter, deinde episcopus ordinatus est, atque in eodem loco digno tumulatus honore quiescit. Hic beati Martini uitam quattuor in libris heroico uersu contexuit, et multa alia maximeque ymnos singularum festiuitatum et praecipue ad singulos amicos uersiculos, nulli poetarum secundus, suaui et disserto sermone conposuit13.
26Or, comme le montre la fin du passage, c’est ce poète, guéri par une relique représentative (l’huile) que l’auteur annonce avoir prié et c’est pour lui qu’il se fait poète célébrant une arétologie ou catalogue des vertus avec mention en fin d’épitaphe de l’espoir de pouvoir bénéficier d’une gloire et d’une éternité par ricochet14 (redde uicem misero).
27Dans ce passage où les vers suivent la prose pour montrer, chez Paul comme chez celui qu’il commémore, la maîtrise de la rhétorique et de la métrique, l’épitaphe est stèle visible d’une écriture mémorielle qui s’achève sur la première personne de l’écrivain. La disposition graphique en fait un monument édifié aussi à la mémoire du je écrivant. La laus, éloge du saint, se fait laudatio, éloge dont la dominante est littéraire. Car si l’on célébrait en Fortunat le virtuose de la métrique, Paul Diacre tient ici à faire également figurer son propre poème. Fortunat, comme Paul Diacre, avait à côtoyer des souverains qui n’étaient pas tous catholiques et parfois étaient fidèles de l’arianisme. Une donnée supplémentaire caractérise le substrat du passage : le thème récurrent de l’extrait est celui d’une visite à un tombeau (visite de Venance Fortunat à celui de Martin, visite de Paul Diacre à celui de Venance Fortunat). Or, c’est après être allé chercher la guérison auprès du tombeau de saint Martin que Grégoire devint évêque de Tours. La thématique sous-jacente permet donc une mise en correspondance d’expériences singulières dans tous les sens du terme.
28Le remploi d’un récit de miracle excède donc le rôle d’autorité, d’authentification ou d’ornement. Il est mise en valeur de l’écriture paulinienne et fait sens à plusieurs niveaux : du point de vue de l’auteur et de son rapport à l’écriture de l’historia, du point de vue du narrataire qui doit partager cette culture, de la conception du texte et de son rapport à la tradition. L’emploi ou le remploi de récits de miracles venus de Grégoire de Tours ajoute des liens métonymiques entre intertexte et texte. Car tous deux font sens en étant en relation de contiguïté.
III. — Le récit de miracle et la rédemption d’un peuple conquis
Relations de miracles, images de soi et d’un groupe
Plaidoyer pro domo : une famille illustre et un loup
29En iv, 37, le narrateur historiographe rappelle un épisode important pour l’histoire de sa propre famille : un loup, compagnon de voyage et guide, « comes itineris et ductor », apporta son aide à l’aïeul de Paul, un dénommé Lopichis, avant de disparaître lorsque l’homme conçut le dessein de le tuer pour le manger. Après s’être endormi, Lopichis vit dans son sommeil un homme qui l’incita à se rendre en terre d’Italie, alors toute proche15 :
Exigit uero nunc locus, postposita generali historia, pauca etiam priuatim de mea, qui haec scribo, genealogia retexere, et quia res ita postulat, paulo superius narrationis ordinem replicare. Eo denique tempore quo Langobardorum gens de Pannoniis ad Italiam uenit, Leupchis meus abauus ex eodem Langobardorum genere cum eis pariter aduentauit. Qui postquam aliquot annos in Italia uixit, diem claudens extremum, quinque ex se genitos filios adhuc paruulos reliquit; quos tempestas ista captiuitatis, de qua nunc diximus, conprehendens, omnes ex castro Foroiulensi in Auarorum patriam exules deduxit. Qui cum per multos annos in eadem regione captiuitatis miseriam sustinuissent et iam ad uirilem peruenissent aetatem, ceteris quattuor, quorum nomina non retinemus, in captiuitatis angustia persistentibus, quintus eorum germanus nomine Lopichis, qui noster postea proauus extitit, inspirante sibi, ut credimus, misericordiae auctore, captiuitatis iugum abicere statuit et ad Italiam, quo gentem Langobardorum residere meminerat, tendere atque ad libertatis iura studuit reppedare.
Qui cum adgressus fugam adripuisset, faretram tantum et arcum et aliquantulum cibi propter uiaticum gerens, nesciretque omnino quo pergeret, ei lupus adueniens comes itineris et ductor effectus est. Qui cum ante eum pergeret et frequenter post se respiceret et cum stante subsisteret atque cum pergente praeiret, intellexit, sibi eum diuinitus datum esse, ut ei iter, quod nesciebat, ostenderet. Cum per aliquot dies per montium solitudines hoc modo pergerent, panis eidem uiatori, quem exiguum habuerat, omnino defecit. Qui cum ieiunans iter carperet et iam fame tabefactus defecisset, tetendit arcum suum et eundem lupum, ut eum in cibum sumere possit, sagitta interficere uoluit. Sed lupus idem ictum ferientis praecauens, sic ab eius uisione elapsus est. Ipse autem, recedente eodem lupo, nesciens quo pergeret, insuper famis penuria nimium debilis effectus, cum iam de uita des-peraret, sese in terram proiciens, obdormiuit; uiditque quendam uirum in somnis talia sibi uerba dicentem: «Surge! Quid dormis? Arripe uiam in hanc partem contra quam pedes tenes; illac etenim est Italia, ad quam tendis.» Qui statim surgens, in illam partem quam in somnis audierat pergere coepit; nec mora, ad habitaculum hominum peruenit16.
30Ici, une focalisation plus fine (il s’agit, pour ainsi dire, de la petite histoire, mais surtout de l’histoire d’une famille mea genealogia) entraîne le narrateur à souligner la nécessité dans laquelle il se trouve de reprendre un enracinement chronologique déjà utilisé pour ce qu’il nomme l’historia generalis. Dans ce cadre, l’onomastique permet un rapprochement avec le nom lupus, le loup, et l’anecdote étonnante sert la mémoire d’une famille noble qui est celle de Paul Diacre, comme le soulignent les termes employés pour clore l’épisode : « C’est ce Lopichis qui devint mon arrière-arrière-grand-père. Il engendra mon grand-père Archis, Arichis mon père Warnefrid, Warnefrid et sa femme Théodelinde m’engendra moi, Paul, ainsi que mon frère Arichis. Voilà les quelques détails que j’ai voulu raconter sur ma famille avant de reprendre le fil de l’histoire générale. »
31L’épisode, suivi de l’apparition en rêve d’un homme qui est, peut-être, transposition au plan humain de l’animal extraordinaire, inscrit l’histoire familiale dans une errance, précédée d’une captivité, qui trouvent toutes deux au plan personnel chez Paul une actualisation toute particulière.
32Le loup, qui dans le bestiaire revêt d’ordinaire un aspect chthonien et infernal dès l’Antiquité et assume un symbolisme prédateur qu’il doit aux Écritures, est ici présenté comme animal positif, parce qu’il renvoie à un élément lié à l’Europe septentrionale et à l’Italie du Nord. Considéré comme le dévorateur des astres et de la nuit profonde par la mythologie scandinave, le loup, pour certaines zones d’Italie du Nord, est associé à la lumière, au pouvoir royal, comme le laisse entendre le diptyque d’ivoire de Rambona du ixe siècle où l’artiste l’adjoint au Christ17.
33Ce genre de passage, centré sur le je écrivant, nous semble aller dans le même sens que l’autocitation à laquelle se livre Paul Diacre dans son Histoire des Lombards, renvoyant à ses autres œuvres, Vie de Grégoire le Grand ou Geste des évêques de Metz. Il s’agit, dans une écriture où l’intertexte miraculeux est le pivot autour duquel s’articulent le sujet, le lieu et la mémoire, de faire du je scriptor le seul principe d’identité ; c’est le je qui fédère les éclats des différents textes, qui les rassemble par delà la séparation du temps et des œuvres.
34L’écriture passe dans cette œuvre par une mémoire des textes, témoignant à la fois de la continuité du moi et du passage du temps.
Le miracle au service d’un peuple
35Les conquêtes franques sont scandées par la soumission de l’Aquitaine, l’annexion de la Bavière, l’anéantissement du Ring des Avars, l’oppression des Saxons et la prise du royaume lombard dont Charlemagne finit par ceindre la couronne de fer. Toutes ces étapes expansionnistes, les sources franques, en particulier les Annales regni francorum, les présentent comme voulues par Dieu et obtenues avec l’aide divine. Mais que savent les Francs des peuples conquis ? La question a été posée par Rosamond McKitterick en 1999. L’historienne anglaise se demande ce que les Francs connaissaient de fait du monde lombard18. La cour de Charlemagne comptait nombre d’intellectuels lombards, tout spécialement formés à la propagation d’un christianisme dépourvu d’hérésies, propre à combattre l’adoptianisme alors florissant, et à la diffusion des mots d’ordre du nouveau souverain des Lombards. Paulin d’Aquilée, Pierre de Pise ont ainsi côtoyé Paul Diacre dans une cour qu’ils avaient rejointe après l’annexion du royaume lombard.
36Or, on a longtemps soutenu l’idée, reprise par Walter Goffart, que l’Histoire des Lombards avait été composée pour les Lombards. R. McKitterick, tout en mettant en doute cette perspective, émet en retour l’hypothèse d’une œuvre écrite pour les Francs et les Lombards soutenant les Francs19.
37Certains indices, dans l’enquête que nous menons sur les miracles, engagent à lire cette œuvre comme un appel à une forme de réconciliation.
Plaidoyer pour une unité
38L’étroitesse des liens entre phénomènes surnaturels et condition royale, donnée remarquable, pourrait correspondre également à une écriture menée à l’ombre de la production de Grégoire de Tours, premier auteur franc à développer une connexion systématique entre sainteté et royauté, cherchant à travers les récits miraculeux le moyen de déployer une parénèse propre à créer des éléments de miroirs princiers. Nous avons déjà relevé, comme une influence grégorienne, le lien intrinsèque chez Paul Diacre entre récit de miracles et figures royales, que ces dernières soient lombardes ou franques. Or, ne pourrait-on penser que ce qui est à l’œuvre ici est la mise en avant d’un modèle royal, apte à fondre les apports bénéfiques des uns et des autres, lombards et francs, pour servir la conduite de souverains francs en charge désormais du royaume ancestral de Paul ? Car si le fil conducteur de la narration mixta est au livre i comme au livre ii le roi Alboin, Authari aux livres ii et iii, Agilulf aux livres iii et iv, Grimoald aux iv et v, Cunincpert aux livres v et vi, on trouve aussi des passages sur le roi Gontran et les dirigeants francs, cette composition évoquant le principe grégorien (ii Clovis, iii Théodebert, iv Sigebert, v et vi Chilperic et Gontran, roi saint pour Grégoire).
39Or, s’il regarde avec attention la présentation des figures royales lombardes et celle des potentes du monde franc, le lecteur ne peut que constater la prédominance de la personne du fondateur des Pippinides, Arnulf, sur toutes les autres figures et relever le commentaire laudatif qui ouvre son portrait. Arnulf n’est-il pas, comme le montre l’expression « cum caelitus esset dispositum », le précurseur d’un monde carolingien paré de toutes les vertus aux yeux du narrateur20 ? Dans le dernier livre de son ouvrage, porté vers les éléments qui brossent le parcours des Pippinides, notamment de Charles Martel et de son fils Pépin, père de Charlemagne, le narrateur ne manque point de faire ressortir les liens tissés entre le même Pépin et le dernier roi lombard mentionné par l’œuvre de Paul Diacre, le roi Liutprand, comme il a rappelé le soutien octroyé par les Lombards à Charles Martel dans les combats menés par ce dernier contre les Sarrasins21. Le règne de Liutprand est lien entre Lombards et Francs, dans le respect des uns et des autres, passé proposé à un possible avenir politique pour les Carolingiens et les Lombards vaincus. Mais il est un autre lien, plus complexe, celui qu’instaure le récit de miracle. Le récit de miracle, trait commun au cheminement des Lombards et à celui de leurs conquérants, se fait aussi trait d’union entre les Histoires de deux peuples, les Histoires d’un Grégoire et celle que compose Paul Diacre. Enfin, il est le lieu où le narrateur lombard peut se mesurer à des modes d’écriture largement développés en terre tourangelle et poitevine. Il est passerelle entre les prosateurs et poètes de deux peuples.
40Le miracle, vecteur et moyen de rédemption, est au sens propre mis en récit, moins pour le bénéfice des destinataires immédiats intradiégétiques que pour celui du narrateur, voix d’un groupe conquis, espérant une intégration en douceur. Qu’il s’agisse de proposer une image des Lombards ou une image des Francs, l’utilisation du domaine thaumaturgique se fait à des fins politiques, publiques et privées. Un bénéficiaire peut ainsi parfois en cacher un autre, une portée thématique mener à une autre fonction idéologique.
Notes de bas de page
1 M. Van Uytfanghe, « Heiligenverehrung, II (Hagiographie) » et « L’hagiographie : un “genre” chrétien ou antique tardif ? », pp. 135-188. F. Lifshitz, « Beyond positivism and genre : “Hagiographical” texts as historical narrative », pp. 95-113 ; M. Heinzelmann, « Clovis dans le discours hagiographique », pp. 87-88 ; G. Philippart, « Hagiographes et hagiographie, hagiologes et hagiologie : des mots et des concepts », pp. 1-16.
2 M. Heinzelmann, Gregory of Tours, pp. 104-107.
3 Voir également sur Paul Diacre, l’édition de F. Bougard, Histoire des Lombards ; D. Bullough, « Ethnic history ».
4 Voir l’ouvrage de W. Goffart, The Narrators of Barbarian History.
5 Ainsi miraculum est employé en i, 4 ; fabula (ridicula) en i, 8 ; miracula en i, 26 pour parler des miracles de Benoît, relayés par Grégoire le Grand, puis célébrés par Paul.
6 Voir Histoire des Lombards (ci-après HL), iv, 16, dans Paul Diacre [Paolo Diacono], Storia dei Longobardi, éd. E. Bartolini, pp. 159-161. La traduction des textes cités est la nôtre.
7 « L’année suivante mourut le duc Ariulf qui avait succédé, à Spolète, à Faruald. Cet Ariulf s’était battu contre les Byzantins près de Camerinum et avait remporté la victoire. Il demanda alors à ses soldats qui était l’homme qu’il avait vu combattre si vaillamment au cœur de la bataille. Comme ses gens lui répondaient qu’ils n’avaient vu personne se comporter plus courageusement, en dehors du duc, il dit : “Il est sûr et certain que j’ai vu là-bas un homme qui me surpassait largement et en tout point et chaque fois que quelqu’un de l’autre camp voulait me toucher, ce vaillant combattant m’a protégé de son bouclier.” Le duc vint à Spolète, où se trouve la basilique du saint martyr Sabin, basilique dans laquelle repose son vénérable corps. Il demanda à qui appartenait cette demeure si vaste. Des croyants lui répondirent que c’était Sabin, le martyr, qui reposait là, celui que les chrétiens invoquaient généralement à leur secours chaque fois qu’ils partaient combattre l’ennemi. Ariulf, qui était encore à l’époque païen, répondit : “Peut-il se faire qu’un mort prête une aide quelconque à un vivant ?” Sur ces mots, il sauta de son cheval et entra dans la basilique pour la contempler. Pendant que les autres priaient, il se mit à admirer les peintures de la basilique. Et quand il vit la représentation figurée du saint martyr Sabin, aussitôt il jura solennellement que c’était là tout à fait l’allure et l’habillement de l’homme qui l’avait protégé au combat. On comprit alors que le saint martyr Sabin lui avait prêté main forte dans la bataille. »
8 Voir HL, p. 158 : « Tunc etiam signum sanguineum in caelo apparuisse uisum est et quasi hastae sanguineae et lux clarissima per totam noctem. Theudepertus rex Francorum eo tempore cum Clothario patruele suo bellum gerens, eius exercitum uehementer adflixit. »
9 Voir HL, p. 262 : « His temporibus per indictionem octauam luna eclypsin passa est. Solis quoque eclypsis eodem pene tempore, hora diei quasi decima, quinto nonas maias effecta est. Moxque subsecuta grauissima pestis est tribus mensibus, hoc est iulio, augusto et septembrio ; tantaque fuit multitudo morientium, ut etiam parentes cum filiis atque fratres cum sororibus, bini per feretra positi, aput urbem Romam ad sepulchra ducerentur. Pari etiam modo haec pestilentia Ticinum quoque depopulata est, ita ut, cunctis ciuibus per iuga montium seu per diuersa loca fugientibus, in foro et per plateas ciuitatis herbae et frutecta nascerentur. Tuncque uisibiliter multis apparuit, quia bonus et malus angelus noctu per ciuitatem pergerent, et ex iussu boni angeli malus angelus, qui uidebatur uenabulum manu ferre, quotiens de uenabulo ostium cuiuscumque domus percussisset, tot de eadem domo die sequenti homines interirent. Tunc cuidam per reuelationem dictum es quo pestis ipsa prius non quiesceret, quam in basilica beati Petri quae ad Vincula dicitur sancti Sebastiani martyri altarium poneretur. Factumque est, et delatis ab urbe Roma beati Sebastiani martyris reliquiis, mox ut in iam dicta basilica altarium constitutum est, pestis ipsa quieuit. »
10 Voir L’écriture de l’histoire, p. 327.
11 Voir HL, i, 4, pp. 6-8.
12 « Il n’est pas hors de propos, je pense, de laisser un peu de côté le pan de notre récit, et, puisque le propos porte encore sur la Germanie, de relater, sous forme abrégée, un miracle qui jouit là-bas d’une célébrité unanime. Aux confins des terres de Germanie, sur le littoral de l’océan, on voit une grotte au pied d’une éminence rocheuse, où, depuis quand, on ne sait, sept hommes dorment d’un sommeil fort long, intacts non seulement physiquement mais aussi dans leur habillement et, pour avoir traversé tant d’années sans subir la moindre corruption, font l’objet de vénération chez ces nations pourtant farouches et barbares. D’après leur apparence, il est clair qu’il s’agit de Romains. Un homme, poussé par la cupidité, voulut dépouiller l’un d’entre eux et sur le champ, dit-on, perdit ses bras. Et son châtiment terrifia tout le monde, si bien que nul n’osa jamais plus les toucher. On pourrait s’interroger sur les motifs qu’a la providence divine de les conserver intacts pendant si longtemps. Peut-être qu’un jour, puisque, de l’avis général, ils sont chrétiens, ces nations païennes sont-elles appelées à trouver le salut dans leur prédication. »
13 « Parce que nous avons fait mention de Félix, qu’il nous soit loisible d’insérer quelques mots au sujet de Fortunat, un homme vénérable et d’une très grande sagesse, qui, de Félix, avait fait son ami. Fortunat dont nous parlons était né en un lieu qui s’appelle Valdobbiadene. Élevé et formé à Ravenne, il se distingua d’éclatante manière dans l’art de la grammaire, de la rhétorique et de la métrique. Il souffrait d’une douleur très vive aux yeux et son ami Félix, tout pareillement, avait les yeux souffrants. Tous deux se rendirent à la basilique des saints Paul et Jean qui se trouve dans la cité de Ravenne. Il y a, dans cette basilique, un autel édifié en l’honneur du saint confesseur Martin. Il y a une fenêtre à proximité, où l’on a placé une lampe pour donner de la lumière. Sur-le-champ, avec l’huile de cette lampe, Fortunat et Félix touchèrent leurs yeux malades et immédiatement, la douleur disparut et la guérison, qu’ils appelaient de leurs vœux, leur fut accordée. Voilà pourquoi Fortunat eut pour saint Martin une si grande vénération qu’après avoir quitté sa patrie, peu avant l’entrée des Lombards en Italie, il n’eut qu’une hâte, aller à Tours sur la tombe du saint. Et après être venu à Tours, selon son vœu, il gagna Poitiers et s’y installa et y composa les hauts faits de nombreux saints, en prose ou en vers. Pour finir, c’est dans cette ville qu’il fut ordonné prêtre et consacré évêque ; il repose en ce lieu, dans son tombeau, entouré d’honneurs dignes de sa personne. Fortunat écrivit la vie de saint Martin en quatre livres d’hexamètres et composa beaucoup d’autres œuvres, tout particulièrement des hymnes de fêtes et des poèmes adressés à ses amis, en une langue toute de douceur et d’élégance. »
14 « Ad cuius ego tumulum, cum illuc orationis gratia aduentassem, hoc epithaphium, rogatus ab Apro, eiusdem loci abbate, scribendum contexui. / Ingenio clarus, sensu celer, ore suauis, / Cuius dulce melos pagina multa canit, / Fortunatus, apex uatum, uenerabilis actu, / Ausonia genitus, hac tumulatur humo. / Cuius ab ore sacro sanctorum gesta priorum / Discimus : haec monstrant carpere lucis iter. / Felix, quae tantis decoraris, Gallia, gemmis, / Lumine de quarum nox tibi tetra fugit. / Hos modicus prompsi plebeio carmine uersus, / Ne tuus in populis, sancte, lateret honor. / Redde uicem misero : ne iudice spernar ab aequo, / Eximiis meritis posce, beate, precor. / Haec paucis de tanto uiro, ne eius uitam sui ciues funditus ignorarent, delibauimus ; nunc ad historiae seriem reuertamur. »
15 Voir HL, pp. 182-184.
16 « Je me sens poussé, en cet endroit, à interrompre l’histoire générale afin d’y insérer quelques éléments concernant ma lignée, à moi, l’auteur de ces lignes, et puisque la démarche l’exige, à reprendre le déroulé de la narration en revenant un peu en arrière. À l’époque où la nation lombarde vint de Pannonie en Italie, mon arrière-arrière-grand-père Leupchis qui était lombard de naissance fut lui aussi du voyage avec eux. Après avoir vécu un certain nombre d’années en Italie, il mourut, laissant cinq fils encore tout jeunes, qui, à l’époque que nous avons évoquée, furent tous faits prisonniers et emmenés de Frojuli à l’étranger, au pays des Avares. Lorsqu’ils eurent supporté là de nombreuses années durant les misères de la captivité, et alors qu’ils avaient déjà atteint l’âge d’homme, quatre d’entre eux dont nous n’avons pas retenu les noms restèrent dans les liens de la servitude, mais le cinquième frère, du nom de Lopichis, qui devint ensuite mon arrière-grand-père décida, par inspiration, à notre sens, du Seigneur de miséricorde, de secouer le joug de la captivité et de retrouver la liberté en revenant en Italie où il savait que la nation lombarde était installée. Dans sa fuite, il n’avait emporté qu’un arc avec son carquois et un peu de nourriture pour la route. Il ne savait où aller. Alors survint un loup qui devint son compagnon de route et son guide. Comme le loup le précédait, se retournait fréquemment vers lui quand il s’arrêtait et se tenait immobile, le précédait encore quand il se remettait en route, il comprit que le loup lui avait été donné par Dieu pour lui montrer le chemin qu’il ignorait. Lorsqu’ils eurent ainsi cheminé plusieurs jours à travers la montagne déserte, le peu de pain que le voyageur avait emporté vint à lui manquer. Il continua sa route, l’estomac vide, mais il était déliquescent, mourant de faim. Il banda son arc et voulut, de sa flèche, tuer le loup pour en faire son repas. Mais le loup évita le tir et disparut à ses yeux. Le loup l’ayant abandonné, l’autre ne sut où aller, et de plus, la faim lui avait ôté toute force ; désespérant de la vie, il se jeta à terre et s’endormit. Et il vit en rêve un homme qui lui dit : “Lève-toi, toi qui dors ! Prends le chemin du côté où sont tournés tes pieds car c’est là que se trouve l’Italie où tu veux aller.” Lopichis se leva aussitôt et se dirigea du côté dont on lui avait parlé en rêve et eut tôt fait d’arriver en un lieu habité par l’homme. »
17 Voir J. Voisenet, Bêtes et Hommes, pp. 75-78.
18 Voir R. McKitterick, « Paul the Deacon and the Franks ».
19 Ibid., pp. 326-327 : « As an alternative to Goffart’s supposition, I should like to suggest that Paul wrote the Historia Langobardorum as a consequence of the events of 774 for the Carolingians and Lombard supporters of the Carolingians, probably for the Carolingian court in Italy if not at the Frankish court in Francia, and conceivably at the specific request of the Frankish ruler who had asked him to write so much else. »
20 Voir HL, vi, 16, p. 272 : « Hoc tempore aput Gallias Francorum regibus a solita fortitudine et scientia degenerantibus, hi qui maiores domui regalis esse uidebantur administrare regni potentiam et quicquid regibus agere mos est coeperunt ; quippe cum caelitus esse (t) dispositum, ad horum progeniem Francorum transuehi regnum. Fuitque eo tempore maior domus in regio palatio Arnulfus, uir, ut post-modum claruit, Deo amabilis et mirae sanctitatis. Qui post gloriam seculi Christi se seruitio subdens, mirabilis in episcopat extitit, ac demum heremiticam uitam eligens, leprosis uniuersa praebens obsequia, continentissime uixit. De cuius mirabilibus apud Metensem ecclesiam, ubi episcopatum gessit, liber existit, eiusdem miracula et uitae abstinentiam continens. Sed et ego in libro quem de episcopis eiusdem ciuitatis conscripsi flagitante Angelramno, uiro mitissimo et sanctitate praecipuo, praefatae ecclesiae archiepiscopo, de hoc sacratissimo uiro Arnulfo quaedam eius miranda conposui, quae modo superfluum duxi replicare. »
21 Voir en HL, vi, 53, la coutume de la capillaturia, ou coupe de cheveux, par laquelle Liutprand adopta Pépin.
Auteur
Université Paris III
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