Conclusion
p. 123-125
Texte intégral
1Il est toujours difficile, à l’issue d’une longue série de campagnes de fouilles, de dresser un bilan exhaustif des résultats obtenus, d’autant que nombre de données relatives au peuplement musulman dans cette région ont déjà été présentées lors de publications antérieures. Toutefois, l’extension de la zone fouillée depuis une dizaine d’années, l’abondance du mobilier mis au jour et les données obtenues grâce aux diverses analyses réalisées, permettent de mieux retracer l’histoire de cet établissement de la Marche Supérieure d’al-Andalus.
2Une première observation concerne la nature de cet habitat. Il s’agissait là d’une question délicate dans la mesure où il est souvent difficile de faire coïncider les données du terrain avec le vocabulaire des sources, qu’elles soient arabes ou latines. L’affaire n’est pas nouvelle et bien des historiens et des archéologues se sont déjà exprimés sur cette question. Ainsi, comme l’a bien souligné Élisabeth Zadora-Rio dans un article demeuré célèbre, le village des archéologues n’est pas celui des historiens et « la communauté rurale, telle qu’elle apparaît dans les sources écrites… n’est évidemment pas directement accessible à l’archéologie1 ». Quelques années plus tard, François Bougard et Ghislaine Noyé rappelaient justement combien il était difficile « de passer de l’expression physique d’un habitat à la définition de sa catégorie, ou du plan d’une maison au statut de ses habitants2 ».
3Nombre de chercheurs ayant travaillé sur les structures de peuplement en al-Andalus ont été confrontés à la même difficulté, le sens à donner au mot ḥiṣn ayant tout particulièrement fait l’objet de controverses. En l’absence de toute donnée textuelle, il est en effet souvent impossible d’attribuer un nom à un habitat rural islamique. La difficulté est d’autant plus grande que les vocables arabes relatifs à l’habitat se révèlent polysémiques et parfois même interchangeables3. Une ville (madīna) peut être qualifiée de lieu-dit (balad), terme souvent associé à des localités rurales et, à l’inverse, un même établissement rural peut figurer sous des appellations distinctes, comme ḥiṣn, qal‘a, qaṣr ou ṣaḫra. Dans la vallée de l’Èbre, certains toponymes sont même déroutants, comme ḥiṣn al-qaṣr (Alquézar), « la forteresse du château », ou encore ḥiṣn al-qulay‘a (Alcolea de Cinca), « la forteresse du petit château », à moins d’y voir un rapport d’antériorité de l’un par rapport à l’autre ou d’associer résolument le mot ḥiṣn à un territoire et non à un lieu4.
4Par suite de la présence d’un seul propriétaire musulman mentionné dans la donation de l’année 1102, on avait d’abord imaginé que le site constituait une almunia, c’est-à-dire une propriété privée, d’autant que ce personnage occupait une fonction particulière, celle de ṣāḥib al-ṣalāt5. Cette hypothèse se trouvait confortée par la mention d’une almunia citée dans les environs et qui portait un nom très proche, almunia de Abincebala, contraction possible de Ibn Ṣāḥib al-Ṣalāt sous la plume d’un scribe latin6. Toutefois, l’hypothèse d’une propriété privée ne fut pas conservée dans la mesure où c’est naturellement le nom du responsable de la mosquée qui fut retenu par le scribe et non celui d’un des membres de la communauté paysanne, toujours ignorés des sources7. Deux autres hypothèses furent également envisagées : la présence de nombreux silos et de constructions à l’allure de cellules suggérait l’image d’un grenier (albacar) semblable à celui découvert sur le site du Cabezo de la Cobertera à Abarán (Murcie), mais la présence d’activités artisanales et de lieux d’habitation invalida cette hypothèse, tout comme l’abondance du mobilier recueilli, indice d’une fréquentation intense. On avait enfin imaginé que la mosquée et l’habitat qui lui était associé résultaient d’une fondation pieuse, à la manière d’un bien waqf ou ḥabūs, d’autant que ces biens de mainmorte se développèrent en al-Andalus dans le courant du xe siècle8.
5En définitive, et au risque de s’écarter d’un modèle de peuplement observé tant au Levant que dans les montagnes d’Andalousie orientale, le site de Las Sillas apparaît plutôt comme la matérialisation d’une empreinte urbaine en milieu rural. L’ampleur des travaux d’aménagement réalisés, le soin apporté à la construction de la mosquée, l’organisation générale du site et l’importance des structures liées à la conservation des grains sous la forme de multiples silos conduisent même à supposer que cet établissement était initialement destiné au stockage de céréales en vue de répondre à une demande urbaine croissante au cours des xe et xie siècles9. On objectera qu’une telle interprétation rejoint celle d’un albacar évoquée plus haut, à ceci près que le site ne fut jamais seulement un « grenier » tant les traces d’une présence paysanne régulière s’avèrent encore une fois indiscutables.
6Au-delà de toutes ces hypothèses, et à plus forte raison dans le courant du xie siècle, il est finalement permis de considérer le site de Las Sillas comme un village, c’est-à-dire comme un lieu où vécurent durablement des familles paysannes. Loin d’être dépendantes d’un environnement contraignant où l’eau était rare, celles-ci surent s’adapter à ce milieu aride pour pratiquer la céréaliculture, l’élevage, la culture de l’olivier et celle de divers arbres fruitiers, tout en développant des activités artisanales comme la fabrication de tissus et, dans une moindre mesure, le travail des métaux. Au regard des données fournies par l’enquête, tout porte donc à considérer que ces paysans disposaient d’un degré élevé d’autosuffisance. En déduire qu’ils vivaient en autarcie complète au cours du xie siècle serait très excessif et la découverte de nombreuses monnaies de la taifa des émirs hudides de Saragosse, tout comme celle de céramiques à décor verde manganeso et de cuerda seca parcial, en constituent la preuve.
7Une deuxième observation concerne l’identité de ceux qui préludèrent à la fondation de cet établissement, au plus tard vers le milieu du xe siècle. S’il est permis de placer cet événement à l’époque où le lignage muwallad des Banū al-Ṭawīl dominait la région de Huesca, il serait en revanche présomptueux de prétendre découvrir dans les sources arabes les motifs qui furent à l’origine de la construction d’une mosquée et d’un village10. Aucune inscription commémorative n’a été mise au jour, mais on peut légitimement avancer que la fondation d’une mosquée dans l’espace relevant du ḥiṣn de Gabarda était destinée à servir de lieu de culte communautaire aux populations des alentours. On peut également considérer que les constructions du secteur II étaient destinées à abriter les familles paysannes qui exploitaient les terres de la mosquée11 ou que ce nouvel habitat avait pour fonction d’attirer des populations rurales jusque-là essaimées dans de petits hameaux de la vallée du Flumen12.
8Il n’est pas certain que cette incitation ait été immédiatement couronnée de succès tant le mobilier contemporain de la fin de l’époque califale s’avère réduit et limité à quelques constructions. On reste même surpris devant l’étendue des travaux de taille de la roche réalisés par les bâtisseurs au regard des maigres vestiges laissés par cette première phase d’occupation, comme si le projet initial s’était avéré trop ambitieux. De manière significative, plusieurs blocs de grès prêts à être extraits du sol furent même laissés en place puis recouverts par un sol de comblement (UA 62) et il est même permis d’observer qu’une grande partie du versant sud du site fut seulement utilisée comme lieu d’extraction avant d’être employée pour garder des animaux comme l’indiquent plusieurs auges aménagées dans les UA 65, 69 et 80.
9Si les vestiges de l’époque califale demeurent limités, il n’est même pas exclu que le site ait connu un moment de désaffection aux alentours de l’an mil, sous l’effet de troubles ou de possibles agents naturels ayant entraîné l’effondrement de toitures ou de murs13. Par la suite, d’importants réaménagements architecturaux se produisirent dans le courant du xie siècle, comme si l’organisation et la fonction initiale des lieux avaient changé. Ces modifications se manifestèrent principalement sur le versant sud du secteur II sous la forme de sols de remblais destinés à combler des constructions nées de la taille du rocher et de l’extraction de blocs de grès, de portes condamnées au moyen de petits moellons hâtivement appareillés et de murs construits au sein de plusieurs maisons dans lesquels furent réemployées d’anciennes meules. En revanche, les maisons situées dans la partie haute du site et sur le versant nord continuèrent d’être occupées sans la moindre interruption jusqu’à l’extrême fin du xie siècle, comme l’indique la grande quantité de céramiques et de monnaies contemporaines de l’émirat hudide.
10Si l’on en croit les données fournies par la documentation latine, c’est à cette date que les populations musulmanes de Las Sillas désertèrent cet établissement. L’absence de traces de combat ou d’incendie semble indiquer qu’elles abandonnèrent les lieux bien avant l’arrivée des troupes aragonaises. Aucun propriétaire musulman n’y est ensuite mentionné dans les documents du xiie siècle et si l’on peut admettre que des familles paysannes se réfugièrent alors dans certains ḥuṣūn voisins, à l’exemple de Piracés qui résista pendant plus de six mois au roi Pierre Ier (1103), il est permis de supposer qu’à l’image des élites urbaines, la réponse à la pression chrétienne fut la fuite vers le sud. Selon un phénomène de déperchement de l’habitat fréquent lors de la repoblación de la vallée de l’Èbre, les populatores chrétiens qui s’installèrent dans la région délaissèrent l’ancien habitat musulman, pour s’installer à plus de 200 m en contrebas du site, au pied d’une petite fortification à l’intérieur de laquelle fut édifiée une église dédiée à San Pedro, suivant des modes constructifs très proches de l’église San Nicolás de Fraella. Ce n’est que dans le courant de la seconde moitié du xiiie siècle et de manière ponctuelle, voire épisodique, que le site fit l’objet d’une nouvelle fréquentation pendant quelques décennies, avant d’être définitivement abandonné et parcouru depuis par des troupeaux d’ovins des alentours. Mal protégé et délaissé par les autorités locales malgré quelques efforts de restauration à la fin des années quatre-vingt-dix, le site de Las Sillas n’en demeure pas moins l’un des témoins majeurs d’un passé islamique toujours objet de controverses.
Notes de bas de page
1 Zadora-Rio, 1995, p. 149. L’auteur proposait une définition archéologique du village fondée sur plusieurs critères : la présence d’un lieu de culte et d’une zone d’inhumation associée à l’habitat, celle d’artisans, l’existence d’aires à fonctions spécialisées, des plans d’ensemble plus ou moins ordonnés, une similitude remarquable de l’organisation des unités agricoles, la richesse du mobilier (et en particulier l’abondance des objets en métal), la longue durée d’utilisation. Opposant cette vision à celle des historiens, l’auteur rappelait que pour ceux-ci, la définition du village reposait sur d’autres éléments comme l’existence d’une communauté rurale ayant une personnalité juridique, un terroir agraire organisé aux limites connues, et le regroupement en un même lieu d’un certain nombre de fonctions (religieuse, funéraire, défensive, administrative et économique).
2 Bougard, Noyé, 2003.
3 Meouak, 1995. L’auteur écrivait justement que « vouloir faire l’analyse des modes d’occupation et des structures du territoire à l’époque islamique suppose que nous ayons à notre disposition une nomenclature capable de s’appliquer à la réalité, en entendant par réalité celle imposée par le fait du terrain… c’est-à-dire savoir si la mention textuelle reflète la situation rencontrée sur l’établissement par l’archéologue ». Sur la notion de qarya : Mazzoli-Guintard, 2003 ; Sénac, 1992. Plus récemment, Clément, 2007.
4 Au sujet des controverses suscitées par ce mot : Dallière-Benelhadj, 1983 ; Azuar Ruiz, 1982 et Bazzana, Cressier, Guichard, 1988, pp. 17-43.
5 Laliena Corbera, Ortega Ortega, 2018.
6 DMH, doc. no 2 (1103).
7 On laissera de côté l’éventuel rapprochement phonétique de Marcén avec le mot arabe maḫzan (« magasin »).
8 Carballeira Debasa, 2002.
9 La croissance urbaine et l’apparition de faubourgs à partir du ixe siècle constitue un aspect bien mis en évidence par diverses recherches archéologiques (Cressier, García-Arenal, 1998). Il en est de même dans la Marche Supérieure d’al-Andalus, y compris dans le cas de Huesca et de Barbastro, les cités les plus proches de Las Sillas (Escó Sampériz, Sénac, 1987a ; Royo Guillén, Justes Floría, 2006-2008).
10 On rappellera que les membres de ce lignage muwallad furent de grands bâtisseurs. Ainsi, à la fin du ixe siècle, ‘Amrūs b. ‘Umar (873-875) fit restaurer les murailles de Huesca. Quelques décennies plus tard, vers 911, Muḥammad al-Ṭawīl fit à nouveau restaurer les murailles de cette ville. Son fils ‘Amrūs b. Muḥammad fortifia en 918 Barbastro en édifiant des tours et des murailles de pierres. La présence en ces lieux d’un grand appareil à bossage, que l’on observe aussi à Alberuela de Tubo, La Iglesieta et Piracés, montre qu’il s’agit là d’un procédé constructif qui se diffusa ensuite en milieu rural, ce qui conforte la thèse selon laquelle des architectes circulaient à cette époque au service des lignages muwallad-s (Souto Lasala, 1995).
11 Cette fonction n’interdisait pas les paysans d’exploiter leurs propres parcelles de terre.
12 Savoir où résidaient auparavant les populations des alentours reste une question complexe dans la mesure où, comme dans le reste de la Marche Supérieure, les habitats ruraux et le mobilier céramique antérieurs au xe siècle demeurent méconnus. Face à ces lacunes, c’est en direction des établissements mentionnés dans les documents latins des xie et xiie siècles qu’il convient de rechercher les vestiges des premiers temps de l’islamisation des campagnes. À l’échelle régionale, la fréquence de toponymes s’achevant en « en », « ena » ou « ino », comme Callén, Marcén, Grañén, Sariñena, Poleñino, Pompién, dérivés du nom de propriétaires de villae antiques ou tardo-antiques, et que l’on voit réapparaître plusieurs siècles plus tard dans la documentation latine, traduit vraisemblablement le maintien de populations paysannes à proximité des anciennes villae pendant tout le haut Moyen Âge. La réapparition de ces toponymes dans les textes contemporains de la reconquête conduit à émettre l’hypothèse suivant laquelle, lors de la conquête de Huesca (1096), les autorités chrétiennes trouvèrent des listes d’établissements employées par le pouvoir musulman, sans doute pour des motifs fiscaux. Le détail des donations effectuées par le souverain aragonais aux établissements religieux comme à ses guerriers, ainsi que l’impressionnante précision des lieux soumis à la dîme au début du xiie siècle dans la terra nova confortent cette impression, en particulier en ce qui concerne les biens relevant des mosquées (alhobces). Une fois la répartition des biens effectuée, ces documents n’étaient plus utiles et c’est probablement la raison pour laquelle ils ne furent pas conservés par le nouveau pouvoir.
13 Il serait séduisant de mettre en relation cette désaffection momentanée au tournant des xe-xie siècles avec une situation évoquée dans une fatwá rapportée par Abū al-Walīd b. Rušd (m. 1126) qui relate les troubles que causa la fitna dans le Šarq al-Andalus et l’abandon d’une ancienne grande mosquée au profit de celle qui se trouvait dans le ḥiṣn voisin : Lagardère, 1993, pp. 176-177.
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